Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Anne-Marie GUIHARD-COSTA et Gilles BOETSCH L’anthropologie du vivant : objets et méthodes Editeur : CNRS GDR 3267 Paris - 2010 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes Avec le soutien de : - La Formation Permanente de la Délégation Provence et Corse du CNRS - Le Réseau Thématique Pluridisciplinaire « Anthropologie biologie des populations actuelles» - CNRS GDR 3267 « L’homme et sa diversité : dynamiques évolutives des populations actuelles Paris - 2010 Copyright photos de couverture : Jeanne -Claudie Larroche Nicole Chapuis-Lucciani, Joëlle Robert-Lamblin Maquette : MAYER Laurent ([email protected]) : Valor Consultants L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 SOMMAIRE Avant-propos Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant Antonio GUERCI Introduction Les champs de l’anthropologie du vivant. Objets et méthodes Anne-Marie GUIHARD-COSTA CHAPITRE I. Anthropologie génétique, démographique et épidémiologique Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ? Morgane GIBERT Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale Laure SEGUREL, Myriam GEORGES, Renaud VITALIS et Evelyne HEYER Anthropologie démographique des populations restreintes : du recueil des données à leur analyse. Exemples dans les populations arctiques Joëlle ROBERT-LAMBLIN Étude biodémographique de deux populations alpines de l’Ancien Dauphiné : L’Argentière la Bessée (France) et Chiomonte (Italie) Marilena GIROTTI, Emma RABINO-MASSA et Gilles BOETSCH. Eléments d’épidémiologie bioanthropologique Alain FROMENT L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 1 CHAPITRE II «Anthropologie de la croissance, normes corporelles et alimentation » Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité Anne-Marie GUIHARD-COSTA Biométrie et Modélisation de la croissance chez l’Immature Loïc LALYS Quantification de la croissance à partir des indices dentaires Fernando RAMIREZ ROZZI Variabilité mondiale des normes corporelles de corpulence, entre pluralité biologique et pluralité sociale Aude BRUS et Gilles BOETSCH L’image du corps chez les Sénégalais. Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie Emmanuel COHEN, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Patrick PASQUET, Lamine GUEYE et Gilles BOETSCH Pratiques alimentaires et croissance du jeune enfant (0-3 ans) en milieu urbain et péri-urbain à Dakar, Sénégal Emilie BUTTARELLI, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI et Lamine GUEYE Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation Chantal CRENN et Anne-Elène DELAVIGNE CHAPITRE III « Anthropologie du vieillissement » L’anthropologie biologique : une approche holistique pour étudier le vieillissement humain Nicole CHAPUIS-LUCCIANI Une approche synchronique du vieillissement : exemple d’étude de la population sénégalaise âgée Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Aissatou SIGNATE, Fatoumata HANE, Enguerran MACIA, Mamadou COUME, Bérengère SALIBA-SERRE et Lamine GUEYE L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 2 De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours… Anne-Marie Ferrandez, Bérengère SALIBA-SERRE et Philipe DE SOUTO BARRETO Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle Philipe DE SOUTO BARRETO et Anne-Marie FERRANDEZ Dialogue interdisciplinaire ? De l’intérêt de l’anthropologie sociale et culturelle dans l’analyse du vieillissement chez les Sénégalais à Marseille. Fatoumata HANE Femmes marocaines âgées vivant seules en région parisienne et bruxelloise. Exemple d’une enquête qualitative comparant les processus d’intégration en Belgique et en France Majda CHERKAOUI et Nicole CHAPUIS-LUCCIANI CHAPITRE IV Outils et modèles La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant Bérengère SALIBA-SERRE « Méthodologie des groupes de discussion focalisés (focus groups) ; intérêt pour l’anthropologie biologique ». Priscilla DUBOZ et Enguerran MACIA Mesure de la composition corporelle par ultrasons : innovation et applications Jean-Claude PINEAU Tomographie assistée par ordinateur (CT) et imagerie par résonance magnétique (MR) pour mieux comprendre et caractériser la croissance et le développent du cerveau et du crâne Fernando VENTRICE Le modèle Primate en anthropologie biologique. Exemple de la reproduction Cécile GARCIA L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 3 Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant Antonio GUERCI “Le devoir de la science normale n’est absolument pas celui de découvrir de nouveaux genres de phénomènes; en effet se sont souvent ceux qui ne pourraient pas s’adapter à un encadrement qui s’échappent complètement. Généralement les chercheurs ne tentent pas d’inventer de nouvelles théories : ils se montrent intolérants envers celles qui ont été inventées par d’autres. La recherche au sein de la science normale s’adresse au contraire à l’articulation de ces phénomènes et de ces théories qui sont déjà fournis par le paradigme“. (Kuhn 1962). Crise Dans le panorama scientifique contemporain ce ne sont pas les réponses qui manquent, mais ce sont plutôt les questions qui font défaut. Il s’agit d’un problème général qui touche la totalité des disciplines et qui met en cause le système de construction du savoir par discipline. La distinction des objets d’étude et des techniques de recherche garantit que chaque discipline puisse et sache (et enfin doive) opérer indépendamment des autres disciplines, en construisant ses propres objets selon des critères internes. Ainsi chaque discipline se trouve, - en interne : à appliquer un ensemble de règles rigides sur un segment toujours plus restreint et contrôlé par le milieu environnant ; - à l’extérieur : à ne pas pouvoir communiquer, ou à communiquer très faiblement, avec les autres disciplines et méthodes sur de mêmes objets scientifiques. L’Anthropologie biologique du vivant n’a pas cette vocation à l’isolement. Le principal problème « interne » de la science « normale » (Kuhn 1962) est la carence d’interprétation. C’est-à-dire que l’on accepte la donnée issue du cadre qui l’a produite, indépendamment de son potentiel critique par rapport aux protocoles et au système théorique sur lesquels se sont basés les essais. En d’autres termes, dans la science normale, les données sont d’autant plus fiables qu’elles correspondent à ce qu’on attend et à ce qu’on veut trouver ; car de toute façon il n’existe pas (ou très peu) de mauvaises données. La crise d’identité actuelle de nombreux anthropologues dérive de leur démarche laborieuse pour trouver une juste place dans le « système recherche » qui manifeste de plus en plus ses limites. Ce ne sont pas les études en anthropologie biologique qui sont en crise, c’est le modèle de recherche actuel tout entier qui l’est (Guerci 2007). Parcellisation des savoirs Considéré dans son sens premier de « discours sur l’homme », la recherche en anthropologie part de quelques considérations fondamentales, parfois banales : - qui sommes-nous ? - d’où venons-nous ? - où allons-nous ? Comme tout ce qui engendre quelque chose de profondément infantile (plus précisément, dans le langage technique, « qui présente une forte néoténie »), ces questions un peu simplettes et un peu trop génériques peuvent dessiner des axes de recherche d’une très grande importance. Il ne s’agit pas, précisons-le tout de suite, de chercher des réponses anthropologiques à des problèmes d’ordre uniquement philosophique mais de savoir maintenir la recherche en vie, en pratiquant « l’art de se poser des questions », ce qui est à l’origine même de la science. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 4 Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant Nous contemplons aujourd’hui un alphabet des savoirs devant lequel nous sommes désormais tous analphabètes. Considérée comme une discipline académique, l’anthropologie souffre d’un mal dont aucun secteur n’est exempt : la fragmentation des savoirs pour satisfaire les répartitions ministérielles des secteurs « scientico-disciplinaires ». Il suffit d’inventorier le nombre de facultés et de cours de licences en Italie, où l’enseignement de l’anthropologie est programmé, pour constater qu’il existe une multitude d’approches où l’anthropologie biologique des populations actuelles est un instrument utile et même un axe portant de la formation. Dans le domaine des disciplines scientifiques, l’anthropologie présente une particularité qui, aujourd’hui, a des difficultés à se transformer en une force et, parfois, cette transformation s’est traduite par un désavantage : c’est sa position irréductiblement à mi-chemin, depuis ses origines, entre les sciences de la vie et les sciences humaines. Cette collocation a eu, dans le temps, un fort impact tant pour l’histoire de la discipline que pour l’évolution de la structuration des sciences de l’homme. Au cours du vingtième siècle, elle s’est trouvée en effet dans une position privilégiée pour réaliser un important revirement : première parmi les sciences humaines, elle a transféré son propre bagage conceptuel non plus seulement vers des « objets externes » (c’est-à-dire vers les populations extra-européennes, « exotiques »), mais vers sa propre société de provenance et d’appartenance. On peut lire ce mouvement de réflexion comme une sorte de théorème de Gödel de nos sciences : les résultats, comme dans le plus célèbre énoncé mathématique, ont été surprenants et ont permit pendant un certain temps un repensement autoréflexif qui a contaminé même d’autres doctrines. Sous certains aspects l’anthropologie est, parmi les sciences humaines, ce que la logique mathématique est aux sciences « dures », et la philosophie aux disciplines humanistes : une sorte de collant universel, une discipline spécifique qui est aussi instrument et présupposé des autres. Sans vouloir pousser trop loin l’analogie, l’anthropologie pourrait constituer une sorte de centre dynamique, un point d’observation en continuel mouvement et l’interface entre ce qui se sait déjà et les lignes de recherche possibles qui restent encore à parcourir. Le status hybride de l’anthropologie pourrait en outre se révéler une excellente piste pour sortir des spécialisations scientifiques excessives. Trop souvent, cette position d’interface est plutôt perçue comme une faiblesse que comme une force, d’où en dérive une sorte d’imitation avec les sciences plus fortes (tant d’un point de vue de l’univocité épistémologique que de la position académique). Il existe dans le monde du vivant au moins une espèce dont le patrimoine naturel ne coïncide pas immédiatement avec le mode de vie, et où le mode de vie modifie profondément le patrimoine même, sans pour cela avancer quelque prétention d’unicité, Homo sapiens conduit à l’extrême, en lui faisant faire un très important saut quantitatif, la tendance progressive à la culture qui caractérise déjà les mammifères supérieurs et les primates. La dépendance actuelle de toute la recherche aux financements (publics ou privés) nous renvoie à une autre question : existent-ils, ou existeront-ils à court terme, des domaines de recherche « neutres » consacrés uniquement à faire progresser le front du savoir ? En étudiant l’espèce Homo sapiens, les données de la génétique, de la sociologie, de la physiologie, de l’histoire, de la médecine, de la géographie, de l’écologie et de la philosophie s’appliquent à un unique objet/sujet (Guerci 2007). Mais ce n’est pas suffisant : elles interagissent entre elles, en allant configurer un modèle d’analyse qui, par rapport au canon classique de la scientificité, introduit une variable très importante : celle de la variabilité historique. Les êtres humains ne constituent pas le résultat déterministe de données déjà disponibles (gènes, situation écologique, facteurs culturels), mais le résultat, en évolution perpétuelle, d’un long processus d’humanisation qui, phylogénétiquement et ontogénétiquement, les transforme et les modèle continuellement, tant dans les réponses L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 5 Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant « culturelles » que « biologiques ».Nous nous confrontons donc à un processus d’anthropopoièse. Le positionnement à mi-chemin entre Sciences de la vie et Sciences de l’homme, combiné à une approche holistique ou systémique, configure donc d’ores et déjà un terrain de dialogue où les données, les théories, les thèses et les problèmes des différentes disciplines pourront se croiser et s’hybrider. Il ne s’agit pas, bien entendu, de revendiquer la possession exclusive et centrale de ce terrain de rencontre, mais d’en discerner les potentialités à une époque où la fragmentation des disciplines devient plus que jamais un problème. Il s’agit, évidemment, d’une politique scientifique à long terme, qui, comme toutes les entreprises de longue haleine, comporte des risques et des incertitudes. Mais aujourd’hui, on perçoit de toutes parts l’exigence pour la recherche de retrouver sa vocation primaire : celle de produire la connaissance au-delà de toute emprise productive. Priorités de la démarche Une des oppositions conceptuelles les plus pernicieuses de l’histoire de l’Occident pèse encore aujourd’hui dans l’organisation académique de l’anthropologie, fondée sur des oppositions entre nature et culture, nature e nurture, inné et acquis. Autour de cette opposition de nombreuses pages ont été écrites mais, et c’est cela qui compte le plus, il ne s’agit absolument pas d’un thème pour penseurs oisifs : n’importe quelle politique d’intervention sociale, de la plus élémentaire à la plus radicale, assume comme base substantielle un axiome naturaliste ou même culturaliste, en se fondant sur une vision précise de l’homme, de son être au monde, de ses potentialités et de ses limites, en agissant en conséquence. Pour cette raison l’anthropologie n’a jamais pu être neutre (et n’y réussit même pas aujourd’hui) par rapport aux choix politiques : quoi qu’on dise sur Homo sapiens suppose aussitôt une réserve – pas toujours dans la direction attendue – en termes de choix sociaux et de vision partagée du monde. Cette situation est vécue par certains comme une malédiction, par d’autres comme une force, mais dans les deux cas il s’agit d’un choix incontournable. Dès que la science occidentale aura définitivement abandonné l’opposition binaire nature/culture, on comprendra alors mieux la façon dont une grande partie des sous-secteurs de la science devra se confronter avec l’anthropologie. Ainsi une discussion neutre sera possible et certains axes de recherche apparaissent déjà particulièrement prometteurs (voir les secular trends, l’anthropologie de la santé, de l’alimentation, du vieillissement...). Dans un processus de ce genre, des opportunités inespérées s’offriront à l’anthropologie biologique du vivant, ainsi qu’à toute autre discipline « généraliste ». Déjà, en 1945, Merleau-Ponty affirmait que l’homme est totalement naturel et totalement culturel, et encore bien avant, Mantegazza (1877) souhaitait l’unitarieté des sciences anthropologiques et avant lui Villari (1871), fondateur de la première chaire d’anthropologie en Italie en 1869, proclamait que l’histoire naturelle de l’homme doit être « la première page de l’histoire ». Le dualisme d’opposition entre nature/culture qui caractérise la pensée et l’action occidentales de ces derniers siècles a été, et est encore, la cause de dégradations scientifique, sociale, environnementale, économique et politique considérables. Heureusement, récemment, un front toujours plus large d’anthropologues s’est fait porteur d’un mouvement qui veut clore ce chapitre dépassé de l’histoire scientifique. Parmi ceux-ci rappelons Descola (2005) pour l’intégralité et l’originalité innovatrices de ses pensées. Les constructions mentales humaines, et occidentales en particulier, sont des édifices dualistes qui fondent leurs racines en dichotomies L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 6 Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant toujours réelles ou sublimées. L’opposition « nature et culture » n’est ni universelle, ni antique : pour de nombreuses populations ce concept est dépourvu de tout sens. Donc, ou nous continuons la voie des opposés « l’un contre l’autre armés» et nous transformons l’anthropologie en une « forme vide d’humanisme » d’une part et en une anthropologie moléculaire d’autre part, ou bien nous affrontons le paradigme d’« une culture de la nature et d’une nature de la culture » (Singleton 2004). Récemment j’ai appris, qu’à la suite de l’intervention d’un anthropologue qui exposait ses recherches sur la biologie du vivant, un interlocuteur peu averti déclara : « Je pensais que cela n’existait plus! ». Cette affirmation, moins prosaïquement et plus correctement, peut être formulée en ces termes: « Mais existe-t-il encore une discipline qui puisse se poser des questions ? ». Dessins: Le razze umane – Luigi Figuier, 1874 Photos: Razze Umane Viventi – Società Editrice Libraria Milano, 1926 Références bibliographiques De la description de la variabilité humaine à la construction d’identités “autres” Corps normalisé corps stigmatisé corps racialisé L’Occident depuis des siècles a construit les autres cultures, sans toutefois se rendre à l’évidence que même sa propre culture est une construction normativisée et le « divers » est normé en fonction de la normalité présumée de l’Occident même. Descriptions et constructions anthropologiques se confondent: l’anthropologie devient anthropopoïèse Antonio Guerci – Chaire d’Anthropologie - DiSA Département de Sciences Anthropologiques et Musée d’Ethnomédecine “A. Scarpa” – Université de Gênes (Italie) L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 DESCOLA (P.) 2005, Par-delà de la nature et culture, Editions Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, Paris, 623 p. GUERCI (A.) 2007, Dall’antropologia all’antropopoiesi. Breve saggio sulle rappresentazioni e costruzioni della variabilità umana, C. Lucisano Editore, Milano, 200 p. KUHN (T.S.) 1962, The Structure of Scientific Revolution, The University of Chicago Press, Chicago, 24 p. MERLEAU-PONTY (M.) 1945, Phénoménologie de la perception, Editions Gallimard, Paris, 59. MANTEGAZZA (P) 1877, L’accentramento della scienza, Lettera al quotidiano La Nazione, del 16 marzo 1877, XIX, n. 75 : 2. VILLARI (P) 1871, Introduction au cours universitaire de l’année académique 1871-1872. SINGLETON (M.) 2004, Critique de l’ethnocentrisme, Parangon, Paris, 79 p. L’auteur Antonio GUERCI -Professeur des universités, Titulaire de la Chaire d’Anthropologie, Directeur du Musée d’Ethnomédecine, Université de Gênes (Gènes, Italie) - Département de Sciences Anthropologiques, Section d’Anthropologie courriel : [email protected] Tél. 0039 010 2095987 7 L’anthropologie du vivant : quelles méthodes pour quelle spécificité ? Anne-Marie GUIHARD-COSTA, UPR 2147 Par nature interdisciplinaire, l’anthropologie biologique a toujours été très liée aux domaines de recherche des disciplines voisines, biomédicales, sociales ou culturelles. Elle en a souvent adopté les méthodologies et les perspectives, au risque, parfois, de s’y fondre. L’investissement croissant des anthropologues dans des problématiques nouvelles en sciences biologiques, environnementales, ou sociales va de pair avec une dispersion thématique qui constitue à la fois la richesse, mais également la faiblesse de l’anthropologie biologique. Et pourtant, l’anthropologie biologique possède une démarche scientifique spécifique, qui traverse la multiplicité de ses champs d’intervention. Le point commun à tous les anthropologues est de partager le même paradigme : celui de l’espace/temps, c’est à dire celui de la diversité et de l’évolution humaine. Dans cette perspective singulière, quel que soit le thème de recherche abordé, l’homme est toujours envisagé en tant qu’être biologique, en total interaction avec son environnement physique, socio-économique et culturel. Pour se développer, l’anthropologie biologique doit s’appuyer sur une de ses caractéristiques essentielles : l’interdisciplinarité. Le caractère holistique de l’anthropologie biologique est en soi une chance pour la connaissance scientifique en général. A une époque où la parcellisation des savoirs et l’hyperspécialisation de la recherche commencent à atteindre leurs propres limites d’efficacité, le développement d’un champ disciplinaire par nature ouvert à tous les aspects de la diversité biologique humaine s’avère particulièrement important sur le plan conceptuel, comme sur le plan méthodologique. L’approche singulière de l’anthropologie biologique procure indéniablement aux disciplines voisines (biologiques, médicales, sociales et écologiques) un regard spécifique sur des objets d’étude communs. De plus, la demande sociétale concernant l’anthropologie biologique est forte. Les interrogations sur l’évolution biologique de notre espèce, son adaptation aux changements rapides de mode de vie et d’alimentation, l’influence des migrations sur l’évolution des flux géniques, les modifications morphologiques ou physiologiques éventuelles du corps humain dans un futur proche ou lointain, entrent dans le champ de la problématique anthropologique. Donner à comprendre la complexité des processus biologiques de transformation de notre espèce en fonction d’un milieu évoluant rapidement, tel est également l’enjeu de notre discipline. Cependant, en France, notre discipline est en crise, en termes de moyens matériels et humains qui lui sont consacrés. Nous ne sommes plus en mesure actuellement de répondre efficacement aux enjeux scientifiques énumérés plus haut. Bien entendu, les moyens à mettre en œuvre relèvent en grande partie des choix de la politique scientifique des institutions et organismes qui structurent et financent la recherche. Il n’en incombe pas moins aux scientifiques eux-mêmes de formuler clairement les priorités et de proposer des actions structurantes aux différents acteurs de la recherche, afin de promouvoir et soutenir les initiatives dans ce champ disciplinaire. C’est dans le cadre de cette démarche volontariste que s’est tenu à Carry le Rouet, du 1 au 4 octobre 2008, l’atelier de formation CNRS: «L’anthropologie biologique du vivant : nouveaux objets, nouvelles méthodes1» , tout à la fois atelier de réflexion sur les évolutions méthodologiques qui traversent notre discipline, et lieu de rencontre pour les acteurs de la recherche. Son but, au-delà de l’état des lieux concernant les nouvelles problématiques et méthodologies émergeantes, était de susciter des interrogations, croiser les points de vue sur des problématiques voisines, et par la même développer les échanges au sein de notre communauté. La présence, au cours de cet atelier, d’une grande partie des doctorants en anthropologie du vivant, invités à présenter leur propre démarche méthodologique, témoignait de cette volonté de développer la discipline en assurant son avenir. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 8 L’anthropologie du vivant : quelles méthodes pour quelle spécificité ? Les textes présentés ici sont le reflet du travail collectif de réflexion effectué au cours de cet atelier. Ils ne prétendent pas apporter une vision exhaustive des méthodologies employées pour l’étude anthropologique de populations actuelles, mais constituent certainement des pistes de travail à approfondir. De même, on ne saurait y trouver un catalogue de techniques plus ou moins spécifiques à l’anthropologie biologique : ce qui a été demandé aux auteurs est de définir des processus méthodologiques, à partir de leur propre expérience de recherche. Ce travail mène évidemment à une certaine hétérogénéité de l’ensemble, que nous n’avons pas cherché à gommer. Bien au contraire, cette diversité traduit parfaitement la multiplicité des approches méthodologiques dans notre discipline, qui est la clef de sa richesse conceptuelle. Le plan général de l’ouvrage est structuré dans une perspective d’utilisation pratique, le lecteur devant pouvoir facilement trouver les informations répondant à sa problématique personnelle. C’est ainsi que les textes des différents auteurs sont regroupés en quatre grands chapitres. Les trois premiers chapitres alimentent la réflexion sur les avancées méthodologiques dans les grands domaines de recherche actuels de l’anthropologie biologique : anthropologie génétique, démographique et épidémiologique, anthropologie de la croissance, normes corporelles et alimentation, anthropologie du vieillissement. Le quatrième chapitre, plus transversal, propose quelques réflexions sur le recueil et l’analyse des données en anthropologie biologique. Le format électronique offre l’avantage certain d’une grande possibilité de diffusion, une gratuité qui permet à tous de pouvoir le consulter. Puisse cet ouvrage électronique, non « figé » dans un support papier, rester temporaire et modifiable, signe d’une recherche toujours vivante. L’auteur Anne-Marie GUIHARD-COSTA Directeur de Recherche au CNRS Directeur de l’UPR « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces ». - UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris, France) courriel : [email protected] Organisateurs : N. Chapuis-Lucciani (UMR 6578), A.M.Guihard-Costa (UPR 2147), Gilles Boëtsch (UMR 6578), la Formation Permanente de la Délégation Provence et Corse du CNRS, le RTP « Anthropologie biologie des populations actuelles ». 1 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 9 Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ? Morgane GIBERT Mots-clés : population, échantillonnage, microévolution Introduction Le terme de « population » est largement employé dans en anthropobiologie, mais que signifie-t-il ? Le présent travail ne vise pas à définir « le » concept de population. L’objectif est plus de souligner que la question fondamentale sur les unités de populations reste largement ouverte et que celles-ci doivent être définies en réponse à la problématique posée. Des années 60 à aujourd’hui : un changement d’échelle Après la seconde guerre, l’abandon de l’approche typologique au profit d’une perspective adaptationniste (Lainé 2000) replace l’étude de l’évolution de l’Homme à l’interface de la biologie et de la culture ; de l’environnement humain, naturel ou anthropisé (Little, Haas 1989). Des projets tels que ceux soutenus par l’International Biological Program puis Man and the Biosphere sont représentatifs de ces recherches où l’évolution des populations humaines est considérée dans sa complexité. L’approche méthodologique est alors pluridisciplinaire et les échelles géographiques considérées plutôt micro-géographiques. Dans ce contexte, les petits groupes (« isolats ») s’imposent à l’intention générale grâce aux progrès de la génétique des populations. Avec le développement des techniques de l’ADN et de la bioinformatique, l’anthropologie biologique se redéfinit (Crawford 2007). On fait place d’avantage à la variation, aux « tendances » statistiques, aux gradients de fréquences (Laine 2000), aux corrélations entre génétique et linguistique (Cavalli-Sforza 1997). On observe alors une tendance à l’étude macrogéographique de la variabilité humaine. 1 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Les contours de la Population : Quelle stratégie d’échantillonnage ? La définition de la population et l’échantillonnage représentent la première étape de toute étude anthropogénétique (Jobling et al. 2004). Si tous les individus de la terre pouvaient être échantillonnés il n’y aurait pas de problème de représentativité. Pour des raisons financières comme éthiques, cela est bien entendu impossible, d’où la nécessité d’une stratégie d’échantillonnage. Le développement d’une échelle micro-géographique vers une échelle macro-géographique se traduit par une évolution des stratégies d’échantillonnage. Du point de vue historique, le terme d’ « isolat » fût créé en 1928 par Wahlund qui considère alors des populations panmictiques dont l’effectif demeure restreint au cours des générations et qui n’échangent entre elles qu’un petit nombre d’individus. En 1929, Dahlberg redéfinira sur une base plus pragmatique le concept d’« isolat », comme étant la population à l’intérieur de laquelle chaque individu a la possibilité de se marier (Sutter, Goux 1961). En fait, la notion même d’isolat apparaît comme relative. Les termes de « population fermée » ou « petites populations » semblent plus appropriés (Jakobi 1984). Dans ce contexte, l’endogamie est le critère de définition de la population. L’étude des « populations fermées » a permis la compréhension de mécanismes de transmission et de microévolution au sein de populations aisément identifiables dans le temps et dans l’espace. Toutefois, il apparaît rapidement que ces modèles sont rares et peu représentatifs de l’ensemble de l’humanité. Les anthropologues se sont alors intéressés aux populations « ouvertes » tout en restant fidèles à leur approche démographique ou biodémographique (Crawford 2004 : 124). En particulier, la méthode généalogique permet de cerner les limites de la population considérée grâce à la reconstitution des histoires individuelles, familiales ou communautaires sur des périodes temporelles plus ou moins longues. 10 Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ? La détermination du cercle des mariages et le calcul de la probabilité d’origine des gènes permettent alors d’évaluer la robustesse des limites attribuées à la « population » (Boëtsch, Sevin 1990). Le recueil des données généalogiques reste cependant long, fastidieux et coûteux pour peu que les terrains soient éloignés. Dès lors, il est tentant de rechercher des critères plus simples de sélection des échantillons. Les premières études biodémographiques ont souligné que le plus souvent, l’individu n’a pas la possibilité de se marier en dehors de certaines limites géographiques, de certains milieux historiques, économiques, sociaux ou religieux (Sutter, Gou 1961). Par la suite, on a pu démontrer une corrélation entre distances génétiques et géographiques puis entre distances génétiques et linguistiques (Cavalli-Sforza et al. 1994). Avec le développement de recherches à l’échelle macro-géographique (Auton et al. 2009), les critères de définition de populations ne s’appuient plus sur la notion d’endogamie mais sur des critères plus larges tels que la proximité géographique, la langue, l’ « ethnie », la religion et la culture (Jobling 2004 : 274). Les individus sélectionnés ne sont plus les membres d’une communauté clairement identifiée mais au contraire des individus échantillonnés aléatoirement sur une aire géographique et/ou au sein d’une population aux contours larges. Echantillon local, échantillon « poolé » : quelle stratégie ? pour quelle problématique ? Selon la stratégie adoptée on peut globalement définir deux types d’échantillons : des échantillons « locaux » définis sur une base biodémographique (stratégies de mariage, généalogies..) et des échantillons « poolés » (ex : prélèvements en milieu hospitalier..) regroupant des individus dispersés au sein d’un groupe culturel et/ou d’une aire géographique large. Selon Ptak et Przeworski (2002), les échantillons « poolés » sont les plus à même de permettre la détection d’un maximum de variabilité. Ils sont donc les plus adéquats pour le développement d’une approche phylogéographique ou la mise en évidence de nouveaux polymorphismes. De même, 2 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Städler et al. (2009) soulignent que les populations « locales » tendant à s’écarter des conditions de panmixie, sont bien moins indiquées que les populations « poolées » pour rechercher le signal d’un évènement démographique ancien. Si l’objectif est la description de l’ensemble de la variabilité ou la reconstruction de l’histoire ancienne et macrogéographique de notre espèce, les échantillons « poolés » sont alors porteurs de précieuses informations. Alors pourquoi rechercher des échantillons locaux, coûteux en temps et en argent ? Le premier argument est celui de la reproductibilité des résultats (Hammer et al. 2003 ; Phillips-Krawczak et al. 2006). Ensuite, les échantillons locaux s’avèrent plus aptes à souligner les sous-structures des « populations » et la complexité de leur histoire comme par exemple, les relations qu’elles ont pu entretenir avec des populations voisines au cours du temps (Gibert et al. 2010). Des positions intermédiaires : la recherche d’un compromis Il existe des positions intermédiaires, qui visent à améliorer l’échantillonnage sans aller jusqu’à l’étude exhaustive de la démographie de la population. La démarche consiste alors à rechercher des traits culturels suffisamment stables et caractéristiques d’une « population » pour pouvoir être considérés comme des caractères héritables. 11 Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ? L’un des traits culturels le plus étudié dans les populations européennes est sans doute le patronyme. Comme le précise Darlu (2004), le nom renvoie dans bien des situations à une histoire généalogique parfois ancienne et à une aire géographique d’origine. Le patronyme en tant qu’élément de la démographie historique s’avère donc un moyen de pénétrer et comprendre la complexité des sociétés et leur évolution dans le temps et dans l’espace. Bowden et al. (2008) montrent bien le potentiel des patronymes pour éliminer les bruits de fond résultant des migrations récentes, souligner des sous-structures et améliorer la compréhension de l’histoire des populations. Toutefois, l’ancienneté des patronymes varie d’une population à l’autre (King, Jobling 2009). Dans ce cas, on peut rechercher d’autres traits culturels susceptibles de traduire un lien de parenté : clans et/ou tribus, lieux de rassemblement des lignées issues d’un même ancêtre. Il faut toutefois considérer ce trait au cas par cas, par exemple le terme de « tribu » ne représente pas en Asie Centrale (Chaix et al. 2006) la même entité que chez les Bédouins du Moyen Orient. On voit bien la difficulté à généraliser sans connaissances préalables des structures de parenté et des stratégies de mariage. 3 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Des positions extrêmes : la classification humaine et ses limites L’augmentation du nombre de marqueurs utilisables a conduit certains chercheurs à s’intéresser (ou se ré-intéresser) à la possibilité d’assigner des individus à de grands groupes et en conséquence de valider de tels groupes « ethniques » ou « continentaux ». La confusion entre ethnies et dèmes (Lainé 2000) est alors poussée à son paroxysme dans certains grands projets internationaux (voir Box 9.2. dans Jobling 2004) où les objectifs biomédicaux surpassent les objectifs anthropologiques, et où la tentation ethno-raciale s’officialise (Foucard 2007). Comme le précisent Fan et al. (2008), la collecte d’échantillons sur une « grande échelle dans différentes régions géologiques et/ou différents groupes ethniques vise à extraire des informations des gènes pour comprendre des phénomènes biologiques de l’être humain ainsi que le mécanisme de la pathogénèse ». L’objet d’étude ici n’est plus la « population » mais le génome. Dans ce contexte, la stratégie d’échantillonnage se base sur le fait que la variabilité observée à l’échelle des continents pourrait contenir des informations sur les pressions de sélection exercées sur différentes parties du génome (Calafell 2003). Dans ce cas, la stratégie ne vise pas à définir les pourtours d’une population pour décrire la variabilité qui la compose, mais à « construire » des groupes de telle sorte que des contours de « population » existent. Le raisonnement est donc circulaire (Hardwood 2008). De telles recherches ont fourni de précieuses informations sur le rôle de la sélection naturelle dans l’évolution de notre espèce, la nature et les causes de la variation des taux de recombinaison, l’étendue et la nature de la variation au sein du génome humaine (Auton 2009 ; Novembre, Di Renzo 2009). Pour autant, s’agissant de l’histoire du peuplement humain et celle d’une possible classification de l’Homme, il reste nécessaire de garder un certain recul quant à ces premiers résultats (Larrouy 2008 ; Long et al. 2009). 12 Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ? Pour reprendre les termes de Jorde et al. (2001), il reste à établir le pont entre l’histoire évolutive et la génétique médicale. Le choix des populations est sans doute un élément clé dans cette démarche. La participation grandissante d’anthropologues à de tels programmes de recherche apporte et apportera de nouveaux éléments de discussion, comme le laisse déjà entrevoir l’organisation de colloques sur ces thématiques en France et ailleurs («DNA Sampling - Strategies & Design», Paris 2007). Conclusion Si l’évolution des techniques (biopuces, séquençage …) permet d’aborder la complexité à l’échelle du génome, l’interprétation de ces données nécessite une démarche intégrative considérant les niveaux supérieurs, ceux de la population et de l’espèce, et la complexité des processus qui les modulent. D’une part, l’étude micro-évolutive des populations peut éclairer l’histoire du peuplement et de la dynamique des populations, notamment pour des échelles plus récentes. D’autre part, l’analyse des sous-structures des populations représente à l’ère du « génomique » un nouvel enjeu de l’anthropologie et de la médecine. En effet, les premières études épidémiologiques menées selon des approches cas-témoin à l’échelle génomique, montrent que la sous-structuration des populations est une des causes majeures de faux positifs (Chen et al. 2009). Ainsi, la prise en compte des sous-structures est donc un paramètre essentiel pour la recherche d’association entre gènes et traits phénotypiques (Tian et al. 2008), ceci incluant les traits résultant de l’adaptation des populations à leur environnement (Excoffier 2009). Remerciements Je remercie ici G. Boëtsch, G. Larrouy et A. Sevin, qui tant sur le terrain qu’en laboratoire ont bien voulu partager leurs connaissances sur la question des « populations ». Photos MG issues du programme ANR jcjc-0115 «Sibérie». 4 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Références bibliographiques AUTON (A.), BRYC (K.), BOYKO (AR.), LOHMUELLER (KE.), NOVEMBRE (J.), REYNOLDS (A.), INDAP (A.), WRIGHT (MH.), DEGENHARDT (J.), GUTENKUNST (R.), KING (KS.), NELSON (MR.), BUSTAMANTE (CD.) 2009, Global distribution of genomic diversity underscores rich complex history of continental human populations, Genome research. 19: 795-803. BOWDEN (G.R.), BALARESQUE (P.), KING (T.E.), HANSEN (Z.), LEE (A.C.), PERGLE-WILSON (G.), HURLEY (E.), ROBERTS (S.J.), WAITE (P.), JESCH (J.), JONES (A.L.), THOMAS (M.G.), HARDING (S.E.), JOBLING (M.A.) 2008, Excavating Past Population Structures by Surname-based Sampling: The genetic legacy of the Vikings in Northwest England. Molecular Biology and Evolution 25(2): 301-09. BOETSCH (G.), SEVIN (A.) 1990, in A. Chaventré et DF. Roberts. (éds.) 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TIAN (C.), GREGERSEN (PK.), SELDIN (MF.) 2008, Accounting for ancestry : population substructure and genome-wide association studies. Human Molecular Genetics 17(2): R142-150. L’auteur Morgane GIBERT Chargée de Recherche au CNRS FRE 2960 Laboratoire d’Anthropologie Moléculaire et Imagerie de Synthèse (Toulouse, France) CNRS, Université de Toulouse couriel : [email protected] Tél : 05-61-14-59-82 6 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 15 Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale Laure SEGUREL, Myriam GEORGES, Renaud VITALIS, Evelyne HEYER Introduction Histoire démographique L’homme a évolué au cours de son histoire en étroite relation avec de nombreuses contraintes de nature aussi bien environnementales que sociales. La répartition de la diversité génétique à l’intérieur des populations et entre elles, aussi appelée structure génétique des populations, est le reflet de tous ces changements. La génétique se révèle être un outil de choix pour comprendre l’histoire des populations, avec deux approches possibles et complémentaires. D’un côté, l’étude de la diversité génétique dans des régions « neutres » du génome (n’influençant pas la survie / reproduction des individus) nous permet de comprendre l’histoire démographique des populations : flux migratoires entre populations, croissance ou goulots d’étranglement, choix de conjoints... D’un autre côté, l’étude de la diversité génétique dans des régions du génome sous sélection (influençant la survie / reproduction des individus) nous parle de l’histoire adaptative des populations : contraintes environnementales, nutritives ou infectieuses... Dans cette étude, nous cherchons à comprendre en quoi, dans les populations humaines, le mode de vie au sens large peut être un facteur d’évolution en tant que tel. Pour cela, notre objectif est de déchiffrer la diversité génétique en Asie Centrale où cohabitent des ethnies au mode de vie contrasté : d’un côté des éleveurs traditionnellement nomades organisés selon un mode de filiation patrilinéaire, (les individus se définissent selon leur ascendance paternelle), les Kirghizes, Kazakhs, Turkmènes et Karakalpaks et, d’un autre côté, des agriculteurs sédentaires organisés de façon bilinéaire (les individus se définissent d’après leur ascendance paternelle et maternelle), les Tadjiks. La comparaison des marqueurs uni-parentaux, le chromosome Y et l’ADN mitochondrial, nous permet de retracer l’histoire démographique des hommes et des femmes, respectivement. Depuis l’étude pionnière de Seielstad et al. (1998) nous savons que les marqueurs uni-parentaux ont une répartition de la diversité génétique différente qui semble refléter des histoires démographiques contrastées entre hommes et femmes. Ces différences sont de plus corrélées à l’organisation sociale des populations dont, entre autres, les pratiques matrimoniales et les règles d’héritage (Oota et al. 2001 ; Hamilton et al. 2005 ; Chaix et al. 2007). Cependant, ces marqueurs ne représentent chacun qu’un unique marqueur non recombinant et leur diversité génétique est affectée par de multiples facteurs confondants, ce qui constitue une importante limite à ces études (Cummins 2001 ; Balloux 2009). Il semble donc maintenant important d’obtenir des données multi-locus (sur les autosomes et le chromosome X) pour mieux apprécier les différences de structure génétique entre hommes et femmes, et caractériser l’influence de l’organisation sociale sur l’histoire démographique sexe-specifique (Balaresque, Jobling 2007 ; Segurel et al, 2008). Ainsi, dans notre étude, la comparaison de données multi-locus entre populations patrilinéaires et bilinéaires nous a permis de mettre en évidence que, dans les populations patrilinéaires, la création / séparation de groupes d’individus habitant ensemble (phénomène de fusion / fission fréquents chez les populations nomades) favorise le regroupement d’hommes apparentés. La diversité génétique est alors fortement réduite au sein des populations pour les hommes, mais non pour les femmes. De manière importante, ces résultats n’ont pas été retrouvé dans les populations bilinéaires, soulignant l’importance de l’organisation sociale comme facteur d’évolution chez l’Homme. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 16 Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale Histoire adaptative Références bibliographiques En parallèle, nous cherchons à retracer l’histoire adaptative de ces populations à travers l’étude de gènes liés à l’alimentation, puisqu’à priori de tels gènes sont affectés par des processus adaptatifs différents entre éleveurs et agriculteurs. Notre but est de mieux comprendre depuis quand, et dans quelle proportion, les populations d’Asie Centrale se sont spécialisées respectivement dans l’élevage et l’agriculture. L’idée est donc ici de chercher des mutations qui ont été favorables dans un mode de vie, mais non dans l’autre, et de dater l’expansion de ces mutations pour connaître la période à laquelle chaque population a effectué une transition d’un mode de vie chasseur-cueilleur vers des modes de production plus spécialisés. Nous avons ainsi étudié la diversité de gènes liés à la digestion de la viande, du lait, des céréales ou des sucres, gènes ayant déjà été identifiés comme affectés par le mode de vie (Caldwell et al. 2004 ; Bersaglieri et al. 2004 ; Perry et al. 2007). Nous avons également récolté des données physiologiques et anthropométriques accompagnées de questionnaires médicaux, sur l’alimentation et l’activité physique, chez des Kirghizes (éleveurs) et des Tadjiks (agriculteurs), en milieu urbain et rural, afin de pouvoir vérifier nos prédictions génétiques sur des données phénotypiques. Nos résultats montrent que les agriculteurs et les éleveurs ont bien subi des pressions de sélection différentes (Segurel, 2010), et d’autres analyses à venir nous permettront de savoir à quelle période correspondent ces nouvelles contraintes associées à une des transitions majeures dans l’histoire de l’Homme, le Néolithique. 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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 17 Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale SEGUREL (L.), MARTINEZ-CRUZ (B.), QUINTANA-MURCI (L.), BALARESQUE (P.), GEORGES (M.), HEGAY (T.), ALDASHEV (A.), NASYROVA (F.), JOBLING (M.A.), HEYER (E.), VITALIS (R.) 2008, Sexspecific genetic structure and social organization in Central Asia: insights from a multi-locus study, PLoS Genet 4(9):e 1000200 SEGUREL (L.) 2010, Mode de vie et diversité génétique dans les populations humaines d’Asie Centrale. These de doctorat, Université Pierre et Marie Curie - Paris VI SEIELSTAD (M.T.), MINCH (E.), CAVALLI-SFORZA (L.L.) 1998, Genetic evidence for a higher female migration rate in humans, Nat Genet 20: 278-80. Les auteurs Laure SEGUREL Chercheure Post doctorante - UMR 7206 «Eco-anthropologie et ethnobiologie»(Paris, France) CNRS - MNHN - Université Denis Diderot Paris 7 courriel : [email protected] Myriam GEORGES Assistante-Ingénieure au CNRS - UMR7206 Eco-anthropologie et Ethnobiologie (Paris, France) CNRS, MNHN, Université Paris7 courriel : [email protected] Renaud VITALIS Chargé de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique - UMR 1062 «Centre de Biologie pour la Gestion des Populations»(Montpellier, France) INRA – IRD – CIRAD – Montpellier SupAgro courriel : [email protected] Evelyne HEYER Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle - UMR 7206 «Eco-anthropologie et ethnobiologie»(Paris, France) CNRS - MNHN - Université Denis Diderot Paris 7 courriel : [email protected] L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 18 Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse. Exemples dans les populations arctiques Joëlle ROBERT-LAMBLIN Mots-clés : anthropologie démographique ; micro-approche ; enquête de terrain ; populations arctiques L’ anthropologie démographique Les recherches en anthropologie démographique constituent un moyen d’appréhender l’adaptation d’un groupe humain à son environnement, par son aptitude à y survivre et à se reproduire. En étudiant des sociétés de dimension réduite (populations actuelles ou historiques, bien délimitées, isolées comme les petits groupes de chasseurs-cueilleurs ou d’autres minorités ethniques), l’anthropologie au sens large du terme s’efforce de prendre en compte l’ensemble des paramètres socioculturels et économiques, de même que les facteurs environnementaux (Boëtsch et al 2007). L’étude des phénomènes démographiques et de leur évolution couvre un large champ de l’histoire des individus et de leur société : naissance, maladie, décès, mariage, reproduction, migration, effectif de population, structure par âge et par sexe, occupation du territoire, mode d’habitat, etc. J’accorderai ici un intérêt particulier à la mortalité et à la fécondité, pour deux raisons essentielles. Les tendances de la mortalité -générale et infantile- sont de bons indicateurs de l’impact de l’environnement, comme de la santé physique et psychique d’une population. L’étude de la natalité et de la fécondité permet de percevoir les changements de comportements au sein du couple et de la famille, ainsi que d’observer l’évolution du patrimoine génétique d’une population. Des exemples seront pris parmi des populations arctiques que j’ai étudiées : les chasseurs de mammifères marins inuit du Groenland de l’est, ainsi que certaines minorités de renniculteurs de Sibérie nord-orientale. Ces communautés qui vivent dans un milieu très contraignant, ont été tardivement atteintes par la colonisation ; les processus de sédentarisation, la médicalisation et la scolarisation, ont entraîné une acculturation accélérée et des changements sociaux majeurs. Au Groenland oriental (Ammassalik et Scoresbysund), mon L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 observation des transitions a pu se faire au moyen d’un suivi sur quarante années : 1967-2007 (Robert-Lamblin 1994 et 2008). Mes enquêtes de terrain ont été complétées en outre par de nombreuses sources (25 recensements nominatifs, anciens et récents, des registres paroissiaux et hospitaliers, les généalogies établies par Robert Gessain, en 1934 et 1966, et une enquête sur la fécondité réalisée par la sage-femme est-groenlandaise Sofie Jorgensen, en 1972). En Sibérie, des enquêtes plus ponctuelles ont été effectuées dans différents groupes ethniques. Description succincte des méthodes Une fois bien définie la population à étudier (population entière ou sélection d’un groupe) et son contexte socio-culturel et environnemental bien précisé, la spécificité de l’approche anthropologique dans le domaine démographique réside dans les méthodes particulières de collecte des données : - enquêtes et entretiens approfondis, adaptés à la population étudiée, et effectués auprès d’individus ou de groupes familiaux situés dans leur propre cadre de vie ; - recoupement des données de l’enquête avec d’autres informations, afin de préciser et compléter les éléments recueillis; - mise en lumière de comportements et opinions, selon les générations ou les groupes socio-économiques; - suivi dans le temps de l’évolution démographique de la communauté (enquêtes sur le long terme); - constitution de généalogies biologiques et reconstruction historique à l’échelle locale. Exemple de l’enquête sur les femmes et la famille L’enquête réalisée auprès des femmes adultes a été menée au moyen de questionnaires préétablis, complétés par des entretiens de type ‘ouverts’. Ces informations recueillies directement auprès des femmes sont en outre accompagnées d’autres provenant d’entretiens conduits auprès de sages-femmes, médecin local, personnel de dispensaires, responsables des affaires sociales… 19 Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse. Exemples dans les populations arctiques Enfin, lorsqu’elles existent, ce qui n’est pas toujours le cas dans les pays en voie de développement, des données d’Etat-civil sont collectées : registres de naissances et de morts, recensements administratifs, données médicales, registres paroissiaux, qui vont venir compléter nos informations, les recouper, pallier les imprécisions ou omissions de l’enquête directe auprès des familles. Le questionnaire d’enquête Schématiquement présentées, les différentes catégories de données recueillies au moyen du questionnaire portent, - sur les femmes : . leur âge aux premières règles, première maternité, dernière maternité et ménopause. L’âge au mariage, au veuvage, ainsi que l’âge à chaque maternité ; . ont-elles des pratiques contraceptives ? Si oui, quelle méthode est utilisée et sur quelle durée ? Quelle est leur conception de la dimension idéale de la famille ? . les techniques d’accouchement sont notées en milieu traditionnel ; . le mode d’alimentation du nourrisson : sein, biberon, ou autres, ainsi que la durée de l’allaitement ; . en outre, le niveau d’éducation et la profession de la femme (et celle du conjoint) constituent des informations importantes. - sur les enfants, les informations recueillies nous indiquent : . le nombre, le sexe et l’intervalle entre les naissances ; . la mortalité fœtale (avortements spontanés ou provoqués), ainsi que la mortalité des enfants à la naissance ou en bas âge, des données souvent sous enregistrées dans les documents administratifs ; . le métissage ; . les personnes ayant la charge des enfants et les cas d’adoption. - concernant les conjoints, nous sommes renseignés sur : . leur origine ethnique et le mode de choix du conjoint ; . le degré de parenté entre époux admis socialement ; . la différence d’âge entre les conjoints ; . l’âge et la cause du décès, le cas échéant. - concernant la cellule familiale, nous apprenons, L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 . si les deux parents vivent ensemble, en tant que célibataires, mariés, divorcés, remariés ; . ou bien s’il s’agit d’une famille monoparentale ; . quel est le rôle (souvent primordial) des grands-parents -maternels ou paternels- dans la famille. - les autres informations recueillies lors de cette enquête permettent encore d’apporter un éclairage utile : . sur l’histoire des migrations des individus ou des familles ; . sur les changements de comportements intervenus entre les différentes générations de femmes, changements souvent en rapport avec un niveau d’éducation supérieur des filles par rapport à leurs mères ; . sur des différences observables entre régions géographiques ou entre groupes ethniques cohabitant dans la même région. Le dépouillement des données recueillies Il comprend le codage des informations contenues dans les réponses au questionnaire et à l’entretien (assurant ainsi l’anonymat et la confidentialité des données personnelles), la constitution d’une base informatisée, puis le suivi du traitement statistique de ces paramètres démographiques replacés dans leur contexte socio-culturel. L’exploitation des résultats On peut procéder à une analyse de type longitudinal, en s’intéressant par exemple à une génération de femmes ayant vécu les mêmes événements pendant une même période de temps, ou bien de type transversal, en observant à un moment donné des femmes de générations différentes. On obtient ainsi une analyse dynamique de l’évolution de la population (Robert-Lamblin 1988), ou au contraire, un cliché instantané de la société étudiée (tableau I, extrait de RobertLamblin 2001). 20 Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse. Exemples dans les populations arctiques Famille Nb d’enfants idéale: nb Groupe d’âge par femme: d’enfants des femmes nb moyen en moyenne (min/max) (min/max) 50 ans et plus 5,7 7,7 1 n = 12 (2/13) (4/10) 40 à 49 ans 3,9 4,9 2 n = 13 (1/10) (2/15) 30 à 39 ans 2,5 3,5 n = 16 (1/4) (2/10) 20 à 29 ans 2,1 3,5 n = 18 (1/4) (2/10) Ensemble femmes 3,3 4,4 3 20 ans et plus (1/13) (2/15) n = 59 * en années et dixièmes d’années Age aux lères Contraception: règles: âge nb de femmes y moyen * ayant eu recours (min/max) 2 10 7 14 33 Age à la lère maternité: âge moyen * (min/max) 15,7 (13/20) 13,6 (11/18) 13 (11/16) 12,5 (11/16) 22,8 (19/27) 23,4 (19/35) 21,6 (17/26) 19,2 (17/24) 13,5 (11/20) 21,5 (17/35) 1 : 7 réponses - 2 : 11 réponses - 3 : 52 réponses Résultats et analyses Le passage de la fécondité naturelle à la fécondité contrôlée ou maîtrisée, avec un suivi de la transition démographique au cours de son déroulement (Chesnais 1986) est un sujet d’intérêt. L’étude de la natalité à Ammassalik, ses trois phases 1/ La période de fécondité naturelle à Ammassalik, sans limitation des naissances : taux de natalité variant de 30 à 40‰ ; 8 à 9 enfants mis au monde par femme, dont 3-4 survivants ; fécondité longue et régulière de 20 à 34 ans ; grossesses tardives fréquentes ; espacement des naissances de 24 à 36 mois, lié à un long allaitement. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Age à la dernière maternité: âge moyen * (min/max) 35 (23/49) 32,6 (24/40) 27,1 2/ Une augmentation de la natalité due à : l’assistance médicale ; la stabilisation des unions après la christianisation (et l’interdiction de divorce) ; le début de libéralisation des moeurs avant le mariage ; la diminution du temps de l’allaitement (donc de l’intervalle intergénésique) et le phénomène de jeunesse de la population influant sur la structure par âge. Entre 1950 et 1959, le taux de natalité varie de 50 à 55‰. En 1965, doublement de la population en 20 ans (sans immigration et avec une émigration non négligeable). 3/ L’introduction de la contraception : programme danois appliqué en 1969 ; diffusion très rapide par les sagesfemmes groenlandaises, auprès de toutes les générations de femmes et dans toutes les localités (figure 1). Figure 1 - Passage de la fécondité naturelle à la fécondité contrôlée : évolution du taux de fécondité par âge des femmes d’Ammassalik, selon la génération et la période (497 femmes recensées en 1976 et suivies jusqu’à décembre 1986) La courbe A correspond à la période précédant la campagne de limitation des naissances (avant 1969) la courbe B, à la période malthusienne. Tableau I - Enquête auprès des femmes des minorités autochtones de Sibérie nord-orientale : premiers résultats de l’enquête sur les femmes et la famille à Berëzovka (Yakoutie) (59 femmes interrogées, âgées de 20 à 77 ans, sur un total de 98 femmes ayant 20 ans et plus, en 2000) 21 Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse. Exemples dans les populations arctiques En deux ans, chute de la natalité de 47‰ à 28‰, puis en 5 ans : à 17‰ (car autorisation d’I.V.G. en 1973). Même s’il y eut par la suite une certaine reprise de la natalité, les comportements se sont modifiés. Les mentalités féminines ont changé en très peu d’années, démontrant une prise de conscience rapide et une mise en pratique immédiate des nouvelles idées, même dans un domaine aussi important et fondamental que la maternité. Les changements récents dans la vie reproductive des femmes se caractérisent par une limitation du nombre d’enfants mis au monde (en moyenne 7,2 enfants dans les années 1960 ; 2,9 en 2005). L’arrêt de la fécondité pendant plusieurs années peut être suivi d’une reprise pour une ou plusieurs grossesses pour des raisons particulières. Les dernières maternités sont moins tardives et partant l’âge moyen des mères à la naissance de leurs enfants moins élevé. Parmi les changements fondamentaux opérés au sein de la famille groenlandaise, les naissances hors mariage sont devenues la règle, mariage et reproduction se sont totalement dissociés. Les unions sont peu stables, séparations et divorces fréquents. Le tableau II (tableau II ) indiquant par qui sont élevés les enfants de moins de 15 ans à deux périodes successives (Robert-Lamblin 1999), reflète cette transformation de la famille. L’évolution de la mortalité 1/ La période des premiers contacts et les problèmes de survie dans un environnement très sévère, se caractérisent par : des accouchements sans sage-femme, sans hygiène ; une mortalité infantile élevée (248 ‰ en 1897-1901) ; un taux de mortalité générale situé autour de 35 ‰. Les décès à l’âge adulte sont dus principalement aux famines, accidents de chasse et de transport, homicides et vendettas chez les hommes, accouchements chez les femmes. 2/ Contacts et colonisation ont entraîné une réduction de la mortalité avec la disparition des famines, l’amélioration de l’hygiène aux accouchements et la baisse de la mortalité infantile dès la formation de sages-femmes, enfin une assistance médicale considérable. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Tableau II - Contexte familial dans lequel étaient élevés, en 1976 et 1990, les enfants d’Ammassalik âgés de 0 à 14 ans Population est-groenlandaise de enfants présents en 1976 la commune d’Ammassalik: enfants âgés de 0 à 14 ans Nb % Enfants habitant avec leurs deux parents : …mariés 550 57 …non mariés 27 2,8 …Total 577 59,8 Habitant avec leur mère : …mariée à un autre homme 53 5,5 …veuve 35 3,6 …divorcée ou séparée 31 3,2 …non mariée 91 9,5 …Total 210 21,8 Habitant avec leur père : …veuf 17 1,8 …divorcé ou séparé 12 1,2 …Total 29 3 Enfants habitant chez leurs grands-parents : …maternels 48 5 …paternels 10 1 …Total 58 6 Habitant chez leurs oncles ou tantes : …maternels 27 2,8 …paternels 12 1,2 …Total 39 4 Habitant chez des parents 16 1,7 éloignés Elevés par d’autres personnes 36 3,7 (placés ou adoptés) Ensemble des enfants âgés de 0 965* 100% à 14 ans *Recensés au 31 décembre 1976 enfants présents en 1990 Nb % 332 112 444 37,6 12,7 50,2 15 17 30 155 217 1,7 1,9 3,4 17,6 24,6 7 25 32 0,8 2,8 3,6 78 18 96 8,8 2 10,9 24 10 34 2,7 1,1 3,8 22 2,5 39 4,4 884** 100% * * Recensés au 31 juillet 1990 22 Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse. Exemples dans les populations arctiques Mais en même temps, de nouvelles causes de mortalité ont fait leur apparition : épidémies mortelles (en l’absence d’immunité) et maux sociaux. Au début du XXè siècle, le taux de mortalité reste très fluctuant, jusqu’au milieu du XXè siècle et l’usage des antibiotiques. Actuellement, le taux de mortalité générale se trouve proche de celui des pays européens (10 à 15‰), mais il existe un effet de la structure par âge de la population qui est jeune. Le taux de mortalité infantile, très en baisse (tableau III), reste cependant encore élevé (32‰) malgré la généralisation des accouchements à l’hôpital. Comme précédemment, cette mortalité est essentiellement périnatale (de la première semaine). En raison de l’assistance médicale et sociale prodiguée aux personnes âgées, l’âge moyen au décès est en progression, mais on constate une inégalité entre les sexes (tableau IV). Un risque nouveau de mort accidentelle ou violente, dû à l’alcoolisme, est apparu dans les années 1960. Dans la période la plus récente, 38% des décès survenus à Ammassalik, sont des morts violentes (accident, suicide et homicide). Tableau III - Evolution de la mortalité infantile dans la population estgroenlandaise d’Ammassalik Années 1942-1946 1947-1951 1952-1956 1957-1961 1962-1966 1967-1971 1972-1976 1977-1981 1982-1986 1997-2001 2002-2006 Taux pour 1.000 157 181 120 114 146 109 84 60 61 34 32 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Tableau IV- Evolution de l’âge moyen au décès, au cours de périodes sans épidémie mortelle, (population est-groenlandaise d’Ammassalik) âge moyen au décès âge moyen au décès (mortalité infantile incluse) (mortalité infantile exclue) Périodes hommes femmes hommes femmes (a) 1937-46 18 21 26 33 (b) 1977-86 22 32 32 41 (c) 1987-96 33 38 38 45 (d) 1997-2006 46 54 47 56 En 2007, la population est composée pour un tiers de jeunes de moins de 15 ans et seulement 7% de celle-ci atteint ou dépasse 60 ans (figure 2), car en dépit de l’assistance médicale et sociale déployée, un certain nombre de facteurs s’opposent toujours à l’élévation de la durée de la vie : des facteurs climatiques, mais aussi économiques et sociaux. On observe le même phénomène dans l’ensemble du Groenland (figure 3), en Alaska, au Canada et en Sibérie. Ces nouvelles causes de mortalité sont révélatrices du malaise psychologique et social que connaissent les populations arctiques. 23 Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse. Exemples dans les populations arctiques Figure 2 - Pyramide des âges de la population d’Ammassalik (née au Groenland), au 1er janvier 2007 Population totale = 2871 individus Figure 3 - Evolution de l’espérance de vie de la population groenlandaise d’après les données statistiques démographiques et médicales E spé rance de v ie à la naissance de la population né e au G roe nland 90 90 80 80 70 70 70 68 60 60 66 50 50 64 40 40 62 30 Ages Ages Sources: Informations de la commune d’Ammassalik et documentation.’Greenland’s Statistics’ Population groenlandaise d'Ammassalik au 01.01.2007 30 20 20 58 10 10 56 0 0 54 -2 0 0 -1 0 0 0 Hommes- N=1450 100 200 Nb d'individus Femmes- N=1421 Le déficit de la classe d’âge 30-35 ans (née en 1970-74) sur la pyramide reflète le fort impact de la campagne en faveur de la contraception lancée en 1969, suivi toutefois par une reprise de la natalité après 1975. Intérêt et limites des méthodes L’approche anthropologique des phénomènes démographiques rend possible une analyse fine de la fécondité et des transformations de la famille, ou encore de l’évolution de la mortalité adulte et infantile, au sein d’une même population, dans un contexte de changements socioculturels. Les enquêtes de longue durée, à passages répétés, permettent notamment d’observer les modalités de la transition démographique au cours même de son déroulement. Elles servent par ailleurs à établir des comparaisons avec d’autres populations partageant des paramètres communs : origine, culture ou environnement. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 H om m es 60 F em m es 52 50 01 958 960 965 970 975 980 985 990 995 000 20 4 - 19 5 9 - 19 6 1 - 19 6 6 - 19 7 1 - 19 7 6 - 19 8 1 - 19 8 6 - 19 9 1 - 19 9 6 - 2 5 9 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 P é rio d e s Une telle démarche rejoint les recherches de certains démographes s’étant orientés vers la ‘micro-approche’ du terrain. On se reportera à la notion d’« observatoires de population », expression désignant toute étude suivant pendant une longue période (plusieurs années ou dizaines d’années) une population entière, clairement délimitée (ville ou ensemble de villages), en recueillant régulièrement des informations sur les événements y survenant (naissances, décès, unions ou ruptures d’union, migrations). Des chercheurs de l’INED ont développé ce concept et ces méthodes, en particulier Gilles Pison (2005) au Sénégal. 24 Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse. Exemples dans les populations arctiques Les généticiens de population et épidémiologistes s’intéressent aux bases de données ainsi constituées pour appuyer leurs propres études. Enfin, les archéologues ou préhistoriens travaillant sur les populations du passé recherchent dans ces analyses des modèles de référence (telles que celles qui concernent les petits groupes de chasseurs-cueilleurs). Toutefois, les limites de l’approche de type micro-démographique apparaissent dans les difficultés rencontrées pour mesurer et quantifier des éléments qualitatifs ou des facteurs explicatifs. De même, la faible dimension des effectifs étudiés peut limiter la portée de certains résultats en amplifiant quelques phénomènes ou en les rendant anecdotiques. Références bibliographiques BOËTSCH (G.), CAZES (M.−H.), DUBOZ (P.), ROBERT−LAMBLIN (J.) 2007, Recherches en anthropologie démographique : le cas des populations restreintes, in A.-M. Guihard Costa, G. Boëtsch, A. Froment, A. Guerci et J. Robert-Lamblin (éds), L’Homme et sa diversité. Perspectives et enjeux de l’Anthropologie biologique, CNRS Editions, Paris, p.83-95. CHESNAIS, (J.-C.) 1986, La transition démographique. Etapes, formes, implications économiques. Paris, PUF, 580 p. PISON (G.) 2005, Population observatories as sources of information on mortality in developing countries. Demographic Research, 13, 13: 301-334. ROBERT-LAMBLIN (J.) 1988, La transition démographique à Ammassalik (Groenland oriental). Bull. et Mém. de la Soc. d’Anthropologie de Paris, t. 5, s. XIV: 267-288. ROBERT- LAMBLIN (J.) 1994, Changements démographiques dans une communauté arctique (Scoresbysund, Groenland oriental) : une étude longitudinale. Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 3-4 : 163-180. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 ROBERT-LAMBLIN (J.) 1999, La famille, le village, la ville : Dynamique du changement social au Groenland oriental de 1960 à 1990. Etudes /Inuit/ Studies, 23,1-2: 35-53. ROBERT- LAMBLIN (J.) 2001, Berëzovka : un « isolat » évène en Yakoutie nord-orientale. Boréales, Revue du Centre de Recherches Inter-Nordiques, 82/85: 57-88. ROBERT-LAMBLIN (J.) 2008, Various aspects of a long-term anthropological survey in Ammassalik (East Greenland). Changes in demographical structure and way of life, Historical and cultural problems of northern countries and regions, Komi, Russian Federation, 4: 51-75. http://www.hcpncr.com/journ408/journ408roblambstatengl03.html L’auteur Joëlle ROBERT-LAMBLIN Directeur de Recherche honoraire au C.N.R.S. - UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris, France) - CNRS courriel : [email protected] 25 Etude biodémographique de deux populations alpines de l’Ancien Dauphiné : L’Argentière la Bessée (Département des Hautes Alpes, France) et Chiomonte (Haute Vallée de Suse, Italie) Marilena GIROTTI, Emma RABINO MASSA ,Gilles BOETSCH liées à une susceptibilité différente aux facteurs climatiques (été/ hiver ; froid / chaud ; humide/sec) même si l’influence de facteurs socio-culturels est présente (Girotti et al 2009 ; Pagezy 2003). Pour les deux populations, nous avons observé une saisonnalité marquée pour les naissances avec des valeurs maximales en hiver et minimales au printemps et des valeurs basses en été. Pour l’Argentière la Bessée, on observe aussi de faibles valeurs en automne (cf. Figure 1), ce qui correspond à une forte fréquence des conceptions au printemps. A l’Argentière la Bessée, les niveaux de conceptions sont plus faibles en hiver qu’à Chiomonte. Cette saisonnalité est probablement liée aux facteurs économiques et culturels, c’est-à-dire aux migrations saisonnières que l’on peut observer en été et en hiver à l’Argentière la Bessée et en été à Chiomonte ; cette dernière étant associée au phénomène de transhumance. Mots-clés : biodémographie, populations alpines, Ancien Dauphiné L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Figure 1: saisonnalité des naissances et des conceptions à Chiomonte et l’Argentière la Bessée S a is o n n a lité d e s n a is s a n c e s e t d e s c o n c e p tio n s 1600 1400 1200 1000 800 600 400 200 A rgentière la B es s ée nais s anc es C hiom onte c onc eptions A rgentière la B es s ée c onc eptions nv ie Fé r vr ie r M ar s Av ril M ai Ju in Ju ille t Se Ao ût pt em b O re ct o No bre ve m Dé br ce e m br e 0 C hiom onte nais s anc es Ja Les études d’anthropologie démographique concernant les populations de Chiomonte (Haute Vallée de Suse, Italie) et de l’Argentière la Bessée (Département des Hautes Alpes, France) s’intègrent dans le projet “Dauphiné” (Boëtsch, Rabino 1996) ; elles visent à montrer comment les événements historiques et économiques ont pu influencer les éléments démographiques (mariages, naissances, décès, migrations) en particulier leur dynamique reproductive et, partant, leur patrimoine génétique. Pour l’Argentière la Bessée, nous avons construit notre corpus de données à partir d’informations concernant les naissances, mariages et décès survenus entre 1690 et 1890. Pour Chiomonte, la période étudiée est un peu plus longue (1670-1935). De 1690 à 1889, nous avons pu effectuer des analyses statistiques sur les décès (7.034 actes à l’Argentière la Bessée et 11.034 actes à Chiomonte) et les naissances (8.382 actes à Argentière la Bessée et 12.055 actes à Chiomonte) A partir de ces données, nous avons pu constater que le solde naturel à l’Argentière la Bessée est demeuré positif pendant toute la période étudiée ; en revanche, à Chiomonte, il est négatif pendant tout le XVIIIème siècle (du fait d’une grave crise de mortalité qui a eu lieu entre la fin de l’année 1690 et le début 1691) et positif durant tout le XIXème siècle. L’étude des décès en fonction de l’âge montre que ceux survenus avant l’âge de 14 ans constituent environ 50% de l’ensemble des décès jusqu’au la première moitié du XIXème siècle dans les deux populations. En ce qui concerne la variabilité saisonnière, on a pu constater des différences importantes en fonction de l’âge: une augmentation des décès en hiver pour les enfants de moins d’un an et pour les personnes de plus de 60 ans ; en revanche, pour les jeunes entre 1-14 ans, une forte augmentation est observée au cours des mois chauds. Ces différences sont 26 Etude biodémographique de deux populations alpines de l’Ancien Dauphiné : L’Argentière la Bessée (Département des Hautes Alpes, France) et Chiomonte (Haute Vallée de Suse, Italie) L’analyse de la structure matrimoniale et la reconstruction de familles revêt une grande importance pour l’étude des processus micro-évolutifs d’une population (Pettener 1995). Pour Chiomonte, nous avons analysé les 749 mariages qui se sont produits entre 1670 et 1729 (cf. Figure 2) par la reconstruction des structures familiales. Nous avons pu mettre en évidence un fort niveau de stabilité des ménages. Ceci nous a permis de connaître l’ensemble de la vie reproductive et la fin de l’union dans 75,7 % des couples et la saisonnalité des événements avec des valeurs minimales de mariages en été (travaux agricoles et pastoraux) au mois de mars (période de Carême) et de décembre (période de l’Avent). La population de Chiomonte, avec un taux de mariages exogames de plus de 20%, était une population sociologiquement et génétiquement bien ouverte sur l’extérieur, ce qui était peu fréquent à l’époque. Figure 2 : Nombre de mariages à Chiomonte (Italie) pendant la période 1670 -1729 M a ria g e s à C h io m o n te 1 6 7 0 -1 7 2 9 35 30 25 20 15 10 5 16 7 16 0 7 16 3 7 16 6 7 16 9 8 16 2 8 16 5 8 16 8 9 16 1 9 16 4 9 17 7 0 17 0 0 17 3 0 17 6 0 17 9 1 17 2 1 17 5 1 17 8 2 17 1 2 17 4 27 0 La population semble avoir répondu de façon différente aux divers événements (économiques, politiques…) comme, par exemple, l’absence de mariages pendant les mois de crise économique qui ont précédé la grave crise de mortalité du 1690-91, suivie, dans les années 1691-94, par une augmentation considérable des premiers mariages comme des remariages visant à rétablir l’équilibre populationnel, en particulier grâce à une fécondité très active. Le nombre moyen d’enfants par couple est en relation avec l’âge de la mère au mariage et la durée du mariage : 1 à 4 enfants si le mariage dure moins de 20 ans, 5 à 8 enfants si le mariage dure plus de 20 ans et que la mère se marie avant 30 ans. L’intervalle intergénésique est lui aussi fortement influencé par la survie de l’enfant précédent ; la mortalité infantile très élevée (250 - 300‰) va donc continuellement influencer cet intervalle ; il est de 20 mois environ si l’enfant précédent meurt dans sa première année de vie et de plus de 30 mois s’il survie au bout d’un an. A ces époques, où la fécondité n’était pas contrôlée, on peut supposer que l’intervalle intergénésique était plus long lorsque la survie dépassait la première année, car il était lié à l’inhibition de la fécondité due à l’allaitement. Enfin, la plupart des familles ont eu une descendance ; cependant la descendance de la génération suivante n’a été assurée que par un petit nombre d’enfants - ceux qui pouvaient atteindre à leur tour l’âge reproductif (Gomila 1969) - du fait d’une mortalité élevée durant l’enfance et l’adolescence. Ces résultats montrent que la natalité, la mortalité et les mariages sont influencés par les facteurs environnementaux, socio-économiques et culturels, mais de façon différente ; en effet la mortalité était, à cette époque surtout influencée par les facteurs environnementaux, alors que ce sont davantage les aspects socio-économiques et culturels qui régulent le comportement matrimoniale et la natalité. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 27 Etude biodémographique de deux populations alpines de l’Ancien Dauphiné : L’Argentière la Bessée (Département des Hautes Alpes, France) et Chiomonte (Haute Vallée de Suse, Italie) Références bibliographiques BOËTSCH (G), RABINO MASSA (E.) 1996, L’histoire biologique des populations du Haut-Dauphiné: programme de recherche proposé par l’Association des Anthropologues de l’Arc Alpin (A4) Antropologia Contemporanea , 19 - 1-4: 1-9. GIROTTI (M), MANGIAPANE (G), BOETSCH (G), RABINO MASSA (E) 2009, Saisonnalité des décès en montagne : approche comparative (Argentière-la-Bessée 05 et Chiomonte) (1690-1889) in : Boëtsch G., Signoli M., Tzortzis S., (éds), La Mort et la Montagne, Edition des Hautes-Alpes, Gap. GOMILA (J.) 1971, Les Bédik (Sénégal oriental). Barrières culturelles et hétérogénéïté biologique. Presse de l’Université, Montréal. PETTENER (D) 1995, Aspetti biodemografici nello studio delle popolazione umane, in F. Facchini (éd.) Antropologia, Evoluzione, uomo, ambiente. UTET, Torino, p. 492-500 PAGEZY (H) 2003, Variations saisonnières, in Anthropologie Biologique - Evolution et biologie humaine, De Boeck & Larcier S. A. (éds), Bruxelles, p. 549-556 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Les auteurs Marilena GIROTTI Doctorante à l’Université de la Méditerranée (France) - Laboratorio di Antropologia- Dipartimento di Biologia Animale e dell’Uomo- Università degli Studi di Torino TORINO (Italie) et - UMR 6578, Unité d’Anthropologie bioculturelle , (Marseille, France) courriel : [email protected] Tél: + 39 011 6704551 - +39 338 666 5663 Emma RABINO-MASSA Professor Laboratorio di Antropologia- Dipartimento di Biologia Animale e dell’Uomo- Università degli Studi di Torino (Turin, Italie) courriel : [email protected] Tél: + 39 011 6704550 Gilles BOETSCH Directeur de recherche au CNRS Directeur de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] 28 Eléments d’épidémiologie bioanthropologique Alain FROMENT Les anthropologies épidémiologiques Mots-clés : médecine darwinienne, anthropologie biomédicale, épidémiologie Problématique Si l’anthropologie biologique a indiscutablement une dette envers la médecine, puisque depuis ses origines, que ce soit en France ou à l’étranger, elle a été créée et animée par des médecins, la réciproque n’est, curieusement, pas vraie : la bioanthropologie n’a en effet, pendant le siècle et demi qui a suivi sa fondation, guère contribué à la médecine. C’est seulement depuis les années 1990 que, sous le nom de médecine darwinienne, s’esquisse une synthèse avec les acquis de l’évolution humaine (Williams, Nesse 1996 ; Stearns, Koella 2008, McKenna et al. 2008; O’Higgins, Elton 2008). A la différence de la médecine classique, la médecine darwinienne s’intéresse au « pourquoi » et non au « comment » de la maladie et raisonne au niveau de l’espèce davantage qu’à celui de l’individu. Car si la maladie procède avant tout du « colloque singulier », d’un problème individuel, la médecine n’a pas érigé en système cette réflexion sur la nature de la maladie en la portant au niveau de l’espèce humaine toute entière, en tant qu’entité zoologique, ni en terme de populations. Il faut pour cela s’éloigner de la recherche d’une causalité immédiate, pour se placer dans une perspective évolutive, notamment en termes d’adaptations (et de mal-adaptations) et de compromis (trade-offs). C’est en parasitologie et en infectiologie que le recours au darwinisme a d’abord abouti à la notion de coévolution entre hôte et pathogènes (Ewald 1996). Et l’épidémiologie, qui ne se limite évidemment pas à l’étude des maladies transmissibles, a de grands bénéfices à tirer de cette perspective évolutionniste, en intégrant les problématiques de l’anthropobiologie, comme la notion de diversité génétique, et les outils de l’éco-anthropologie, basée sur l’approche holistique, les réseaux, la causalité nonlinéaire, pour interpréter les interactions entre l’environnement pathogène et le corps, tant biologique que social (Benoist 1968). L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Dans l’Antiquité, les microbes étaient inconnus mais le rôle pathogène de l’environnement était bien connu, comme en témoigne certaines étymologies (« malaria » mauvais air, « paludisme » maladie du marécage). L’école pastorienne, récusant la notion de génération spontanée, a posé l’équation « un germe une maladie », et mis en évidence l’importance du « terrain », c’est-à-dire des idiosyncrasies individuelles. Avec la période moderne, cette notion est arrimée à la découverte du polymorphisme génétique, mais aussi des « traits de vie » personnels. Au début du XXe siècle, l’anthropologie médicale, ou pathologique, est considérée comme une branche de l’anthropologie physiologique, et donc de la biologie pure. Cette anthropologie physiologique, après l’ouvrage de synthèse de Damon (1975) a évolué vers des champs spécialisés, comme l’adaptation à l’altitude ou, sujet plus négligé, l’endocrinologie comparative. Dans un effort récent, l’anthropologie biomédicale tente d’intégrer l’interaction entre facteurs biologiques et sociaux. Autrefois réunies, les deux Anthropologies, biologique et culturelle, forment à présent deux entités. Pourtant, dans l’espèce humaine, toute maladie, qu’elle soit infectieuse ou non, a son «histoire naturelle», c’est-à-dire un agent, une écologie, un terrain, et un cursus, mais aussi son «histoire sociale», c’est-à-dire le contexte sociologique et économique de son apparition, de sa transmission et de son devenir. Il s’agit donc d’un processus bioculturel toujours complexe et systémique (Froment et al. 2007). C’est en ce sens que, selon l’angle choisi, on peut parler de deux anthropologies médicales, l’une relevant de l’emboîtement de champs appartenant surtout à l’Anthropologie culturelle : Ethnosciences > Ethnobiologie > Ethnomédecine + Ethnopharmacologie (Guerci, Conigliere 2003). Dans ce domaine, les anthropologues de la santé peuvent expliciter leur démarche sans faire appel à la biologie (Fainzang 2001). L’autre acception de l’Anthropologie épidémiologique est du domaine de l’Anthropologie biologique : Ecologie humaine > Ecomédecine > Anthropo-épidémiologie. L’épidémiologie bioanthropologique a pour mission d’intégrer ces deux démarches. 29 Eléments d’épidémiologie bioanthropologique Concepts de l’épidémiologie L’épidémiologie, tant descriptive qu’analytique, a besoin d’indicateurs, tels que la prévalence (nombre de cas au sein de la population) et l’incidence (nombre de cas/habitants/ unité de temps, un élément qui traduit mieux l’évolution d’un processus pathologique). En épidémiologie anthropologique on incorpore à ces indicateurs les caractères anthropologiques biologiques (démiques) et culturels (ethniques) afin d’aboutir à des modélisations plus réalistes qu’avec l’épidémiologie médicale classique. Dans une perspective historique et anthropologique, c’est toute l’épidémiologie de l’hominisation) qui est passée en revue, les transitions démographique, culturelle, alimentaire, épidémiologique, déclinant un véritable phénomène d’auto-domestication. Un des enjeux est de tester la résilience des sociétés au changement. Depuis Charles Nicolle (1932) on sait que les maladies infectieuses apparaissent et disparaissent spontanément. Sous le terme d’éco-anthropologie, nous entendons un processus selon lequel l’enquête médicale est englobée dans une démarche intégrative combinant l’anthropologie biologique (la diversité et la microévolution dans l’espèce humaine), qui sert de socle, mais aussi l’anthropologie culturelle, et la pensée écologique de type systémique. * La composante culturelle : dans les travaux épidémiologiques traditionnels, les relations entre l’homme et le milieu ne sont souvent analysées qu’en termes d’interactions physiques (Gillett 1985). Ainsi, l’exposition à la malnutrition, aux eaux contaminées ou aux piqûres d’insectes, est bien sûr fonction des ressources alimentaires ou des exigences écologiques des pathogènes, mais elle dépend aussi d’un facteur de vulnérabilité lié à l’occupation de l’espace, au type d’activité, au sexe, à l’âge, etc. Or la connaissance de ces facteurs de comportements, dans leur temporalité et dans leur spatialité, est indispensable, non seulement pour comprendre la répartition des pathologies, mais surtout pour asseoir les stratégies de lutte sur des L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 bases culturelles appropriées. Il faut en particulier admettre que les attitudes et comportements sont gouvernés par une part d’arbitraire qui échappe à la rationalité (Garine 1990). * L’introduction de la pensée écologique dans la réflexion médicale, spécialement dans le domaine de la santé publique (McElroy, Townsend 1985) : l’approche écologique est systémique et entreprend de décrire, analyser et comparer les interactions existant dans les différents milieux, compte- tenu des contraintes spécifiques de chaque milieu. Elle est modélisable et se fait aussi bien au niveau macro que micro-écologique. La pertinence des concepts de pathocénose (Grmek, 1983 : ensemble des maladies s’influençant réciproquement, dans un milieu et une population donnés), de son corollaire la parasitocénose, et de méta-population (Grenfell,Harwood 1997), doit être mise à l’épreuve des faits. Cette démarche implique une étude épidémiologique fine des différents groupes humains, en fonction de leurs activités, de leur rapport à l’environnement, et des réseaux d’échanges économiques dans lesquels ils sont insérés. Conclusion L’anthropologie biologique et la médecine ont un passé et un futur communs. Le poids des diverses maladies qui affectent l’organisme, qu’elles soient issues de l’environnement ou des pratiques socioculturelles, constitue une force de sélection majeure dans la genèse de la diversité humaine. Depuis quelques années la médecine darwinienne d’une part, l’anthropologie biomédicale de l’autre, bâtissent un outil interdisciplinaire pour expliquer le pourquoi et le comment de la maladie.Au sein de ce cadre conceptuel, l’épidémiologie anthropologique développe deux notions prometteuses, celle de pathocénose et celle de transition épidémiologique. Ce que l’on pourrait nommer l’écomédecine procède d’une approche globale, qui considère non plus «la» maladie, mais l’Homme, dans son environnement, avec toutes «ses» maladies, considérées comme un ensemble, et bien sûr, sa culture. L’interrogation spécifique portera sur 30 Eléments d’épidémiologie bioanthropologique les conséquences sanitaires des changements récents dans les rapports Homme-milieu, sous l’influence de ce que l’on appelle globalement la «modernisation», c’est-à-dire les transitions que vivent la plupart des sociétés rurales (Wirsing, 1985 ; Swedlund, Armelagos 1990). Au total, l’évolution des systèmes de production, la transformation des paysages, et leurs conséquences sanitaires seront traitées dans la perspective de l’écologie humaine, c’est-à-dire de l’analyse des processus bio-culturels de la relation homme-milieu (Hens et al. 1998). C’est la double notion de plasticité et d’adaptitude (aptitude à l’adaptation), par rapport à l’environnement, et de variabilité (dans le temps et dans l’espace, intra et inter-populationnelle), qui trace le cadre de la diversité humaine, laquelle servira de base à une analyse comparative. Références bibliographiques BENOIST (J.) 1968. Esquisse d’une biologie de l’homme social. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 59 p. DAMON (A.) (ed.) 1975, Physiological Anthropology. Oxford University Press, Oxford. EWALD (P. W.) 1996, Evolution of Infectious Disease. Oxford University Press, Oxford. FAINZANG (S.) 2001, L’anthropologie médicale dans les sociétés occidentales. Récents développements et nouvelles problématiques. Sciences Sociales et Santé, 19 : 5-28. FROMENT (A.), BLEY (D.), ENEL (C.) 2007, Anthropologie épidémiologique: la dimension médicale de l’écologie humaine. In: Guihard-Costa A.M., Boetsch G., Froment A., Guerci A. & RobertLamblin J. 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WIRSING (R.) 1985, The health of traditional societies and the effects of acculturation. Current Anthropology 26: 303-322. L’auteur Alain FROMENT Directeur de recherche à l’IRD - UMR 208 «patrimoines locaux (Paris, France) IRD et MNHN courriel : [email protected] 31 Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité Anne-Marie GUIHARD-COSTA Mots-clés : croissance, modélisation, variabilité, norme La croissance : des processus universels, une chronologie individuelle Les courbes de croissance biométrique peuvent être décomposées en une série d’étapes correspondant à des phases de développement endocrino-physiologiques. Ainsi dans la période postnatale il est habituel de décomposer la courbe moyenne de croissance staturale en plusieurs phases distinctes (fig. 1) correspondant à des profils de productions hormonales différents. La puberté constitue l’événement physiologique majeur conditionnant la cinétique de croissance au cours de la deuxième partie de l’enfance. Figure 1 – Courbe staturale de la naissance à l’âge adulte chez le garçon, avec indication des principales hormones impliquées dans la régulation de la croissance Ces phases de croissance sont communes à tous les individus immatures, et correspondent aux processus maturatifs nécessaires à la formation de l’individu adulte. Cependant, si les étapes de la croissance sont universelles, leur chronologie est individuelle. Même chez des individus parfaitement sains, la cinétique de croissance varie fortement d’un individu à l’autre. Un exemple peut en être donné en ce qui concerne la croissance fœtale. Une étude prospective longitudinale (Guihard-Costa et al, 2000), portant sur 24 fœtus nés à terme et en bonne santé, a montré que la cinétique de croissance, au troisième trimestre gestationnel était très variable d’un enfant à l’autre (fig. 2), sans que cette variabilité n’aboutisse à une quelconque pathologie à la naissance. Figure 2 – Variabilité des cinétiques de croissance chez le fœtus au troisième trimestre gestationnel. Cette variabilité de croissance, observable non seulement entre populations géographiquement éloignées, mais également au sein d’un échantillon restreint (voir exemple ci-dessus) complique singulièrement l’appréciation qualitative et quantitative des L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 32 Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité processus de croissance. La clef de cette évaluation, et le sujet majeur de débat entre auxologues concerne les critères de choix des référentiels applicables. Comment choisir les standards de croissance les plus fiables possibles ? Comment utiliser ces standards pour l’appréciation de la croissance d’un sujet donné ? construire les courbes. Ceci conduit à relativiser l’importance de la modélisation au profit d’une plus grande attention portée à la qualité des mesures. • Le mode de construction mathématique des courbes standards (calcul des paramètres statistiques de la variation, mode de lissage des courbes) est souvent effectué différemment d’une étude à l’autre. Même à qualité de mesure équivalente, ces variations méthodologiques peuvent avoir des conséquences importantes sur le tracé des courbes de croissance (fig 3). Multiplicité des standards de croissance. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Figure 3 – Influence du mode de lissage des données brutes sur la fiabilité des standards de croissance. B A curves of percentiles without smoothing 4500 curves of percentiles without smoothing 4500 2nd order polynomial fit 3rd order polynomial fit 90th perc. 90th perc. 50th perc. 3500 n = 12286 10th perc. 2500 1500 50th perc. Birth weight (g) Birth weight (g) Dans la littérature, quel que soit le paramètre biométrique étudié, il existe un grand nombre de courbes de croissance de référence, ces courbes standards pouvant différer beaucoup les unes des autres. Cette hétérogénéité des standards de croissance mondiaux a deux causes : la diversité des méthodes utilisées pour leur élaboration, et les différences de structure des populations étudiées. >La diversité des modes de construction des standards de croissance Elle concerne tous les stades méthodologiques, du choix de la taille de l’échantillon au choix du modèle mathématique de lissage des courbes : • Certaines courbes standards sont construites à partir de quelques centaines de sujets, d’autres en réunissent plusieurs centaines de milliers. Un effectif important, constitué d’une « méta-population » provenant de plusieurs centres de recueils de données, peut sembler préférable, mais cette solution, en accroissant la diversité populationnelle, peut diminuer la sensibilité de détection des cas pathologiques dans un contexte particulier. • Le mode de recueil des données peut également être très différent d’un standard à l’autre, avec des variations importantes dans les techniques et la précision des mesures. Une étude récente (Pineau et al 2008), montre qu’en ce qui concerne les standards prénataux, la variabilité de mesure entre observateurs est plus déterminante dans la construction du standard que le choix du modèle mathématique utilisé pour 3500 n = 12286 10th perc. 2500 1500 Weeks Weeks 500 500 26 28 30 32 34 36 38 40 42 26 28 30 32 34 36 38 40 42 A : lissage des percentiles bruts (en bleu) par une modèle polynomial d’ordre 2 (en orange) : la proportion des enfants hypotrophiques est sous estimée après 36 semaines (partie coloriée en jaune) B : lissage des percentiles par une modèle polynomial d’ordre 3 : la sensibilité des courbes de percentiles est améliorée (les percentiles lissés (en orange) modélisent bien les percentiles bruts (en bleu) Données (1980-1990) provenant de la Maternité de Clamart (92) (Pr E. Papiernik) 33 2 Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité La détermination des «seuils» de normalité peut s’en trouver affectée. Pour remédier à ces inconsistances méthodologiques, de nombreux protocoles de construction de standards ont été proposés (Borghi et al 2006, Preece, Baynes 1978, Ward et al 2001). Il n’en reste pas moins que l’uniformisation des procédés de construction des standards est loin d’être acquise, comme en témoignent, par exemple, les innombrables formules d’estimation du poids fœtal (Dudley 2005). >La diversité des populations utilisées pour la construction des standards Si les problèmes de «construction» des référentiels sont importants, et pas toujours explicités dans la littérature, ils restent négligeables par rapport à la question centrale de leur représentativité. Les disparités génétiques, sociologiques et médicales, créent une mosaïque de sous unités populationnelles distinctes. La question se pose alors de savoir s’il convient d’utiliser des «normes» de croissance pour chacun de ces sous-groupes, ou un nombre restreint de normes à valeur universelle. Les choix ne sont pas neutres sur le plan conceptuel, et peuvent être lourds de conséquence. Par exemple, dans le domaine de la santé publique, la décision d’appliquer les normes de croissance des pays développés aux pays en voie de développement peut conduire à une surestimation des retards de croissance. Mais, à l’inverse, n’utiliser que des normes locales élaborées à partir de populations à forte morbidité revient à sous estimer le nombre d’enfants «en défaut de croissance». Par ailleurs, on ne peut nier l’existence de différences de «potentialités» génétiques entre groupes humains, comme l’attestent les corrélations de taille parents-enfants. Comment alors rendre compte de la complexité de la variabilité de croissance normale au sein d’une population par définition hétérogène ? Doit-on établir des normes en fonction de la taille des parents ? Doit-on, au contraire, choisir une population de référence la plus large possible, à l’échelle d’un pays au risque d’augmenter la variabilité, et donc de diminuer la sensibilité des standards? Le problème de l’efficacité de standards universaux a été et est encore âprement débattu (Onis et al 2007, Wang et al 2006). Les standards de croissance pourraient être idéalement L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 établis à partir d’une population de référence locale. Cette solution est certainement la plus fiable, moyennant quelques précautions méthodologiques, mais elle nécessite un investissement pratique parfois difficile à réaliser, et la nécessité d’un renouvellement fréquent en fonction des changements populationnels. L’autre solution consiste à choisir un standard de croissance parmi ceux de la littérature. Ce choix ne peut s’opérer uniquement sur des critères de fiabilité méthodologique, mais doit pondérer les avantages respectifs des différents standards disponibles en matière de spécificité et de sensibilité. Utilisation pratique des standards de croissance Quelle que soit la rigueur avec lequel un standard a été établi, son utilisation pratique - c’est à dire son utilisation pour l’estimation individuelle de l’âge ou de la qualité de la croissance d’un individu - se heurte à deux difficultés : - Quel seuil doit-on prendre en compte pour délimiter la croissance pathologique de la croissance normale ? 5ème percentile ? 10ème percentile ? – 2 écart-types ? Les usages sont très variables d’une discipline médicale à l’autre, d’une variable biométrique à l’autre, et selon les centres d’études. Ceci montre la part d’arbitraire qui entoure la notion de « normalité » de croissance, l’évaluation biométrique n’étant qu’un des éléments d’appréciation du développement individuel. - Comment évaluer correctement la croissance d’un individu à partir de standards de croissance moyens ? La comparaison, à un âge donné, des dimensions d’un sujet avec des valeurs de référence suffit-elle à détecter toute anomalie de la croissance ? L‘utilisation des courbes standards pour la surveillance individuelle de la croissance sous-tend un préjugé implicite : tous les enfants eutrophiques possèdent les mêmes types de courbe de croissance, la variabilité inter-individuelle restant faible. En réalité, la diversité des cinétiques de croissance chez l’enfant sain rend impossible l’appréciation de la qualité de la croissance à partir de mesures 34 Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité isolées, à des instants donnés. L’estimation de la croissance ne peut qu’être dynamique. Au delà de cette représentation statique de la variabilité intrapopulationnelle de croissance, le rôle de l’anthropologie biologique est d’évaluer l’importance des variations individuelles de croissance chez l’enfant normal, et leur signification en termes d’adaptabilité aux contraintes environnementales et biologiques. Références bibliographiques BORGHI (E.), DE ONIS (M.), GARZA (C.), VAN DEN BROECCK (J.), FRONGILLO (E.A.), GRUMMER-STRAWN (L.) 2006, Multicentre Growth Reference Study Group. Construction of the World Health Organisation child growth standards: selection of methods for attained growth curves. Statistics and Medicine 25: 247-65. DUDLEY (N.J.) 2005, A systematic review of the ultrasound estimation of fetal weight. Ultrasound in Obstetrics and Gynecology 25:80-89 GUIHARD-COSTA (A.M.), DROULLÉ (P.), THIEBAUGEORGES (O.), HASCOËT (J.M.) 2000, A longitudinal study of fetal growth variability. 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American Journal of Physical Anthropology 116: 246-50 L’auteur Anne-Marie GUIHARD-COSTA Directeur de Recherche au CNRS Directeur de l’UPR « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces ». - UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris, France) courriel : [email protected] 35 Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature. Loïc LALYS Mots-clés : Croissance humaine, Biométrie, Ontogénèse, Immature. L’éventail des problématiques, des concepts et des connaissances répondant du domaine de l’Anthropologie est vaste, s’étendant autant sur des notions culturelles que biologiques, où l’évolution, l’adaptabilité et la diversité de l’Homme actuel vont pouvoir être appréhendées. En tant que science holistique, l’Anthropologie va étudier l’Homme dans sa globalité, en le considérant comme une entité unique et indivisible dont les multiples facettes créent et consolident son unité. L’Anthropologie va donc devoir comprendre l’Homme dans son ensemble, dans l’espace et dans le temps, avec le caractère multidisciplinaire, voire transdisciplinaire, qui définit la discipline. L’anthropologie de la croissance intègre tous les concepts précédemment évoqués. C’est ainsi que le temps, l’espace et l’environnement peuvent avoir une influence qui doit être maîtrisée en anthropologie de la croissance. L’environnement est ici un élément majeur, l’ensemble des éléments liés aux conditions environnementales pouvant être des sources potentielles de modification de l’objet d’étude (Rona 2000). Les environnements socio-culturel et socio-économique sont autant de paramètres qui, au même titre que la nutrition et les pathologies, vont avoir une influence notable sur la croissance. Les problématiques concernant l’enfant seront souvent différentes de celles concernant l’Homme adulte, et des thématiques propres à l’enfant se posent indiscutablement. La croissance humaine résulte de la combinaison des processus de maturation et de modification de la taille. Pour modéliser les phénomènes de croissance, l’outil de référence est la biométrie. En prenant en compte des éléments biologiques, comportementaux ou physiologiques uniques et propres à chaque individu, les études biométriques sont une source d’informations indispensable à la constitution de bases de données sur la croissance. Elles connaissent d’ailleurs de nos jours un véritable renouveau et un engouement sans L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 précédent, notamment dans le domaine de l’identification et de l’authentification des individus. En ce qui concerne l’anthropologie biologique, la biométrie se présente comme un instrument de définition de la croissance humaine et de sa variabilité d’ordre spatiale et temporelle, qui résulte de facteurs génétiques, environnementaux et sociaux. Elle est donc indispensable pour réaliser la modélisation des phénomènes de croissance dans les populations actuelles. Constitution de bases de données biométriques Nos travaux s’inscrivent donc dans cette démarche de modélisation des phénomènes de croissance chez l’immature, grâce aux méthodes biométriques. La croissance garde la biométrie comme premier outil et intègre toujours une composante sociale et environnementale (Guihard-Costa et al. 2007). Notre approche sur l’étude des phénomènes de croissance a donc été développée dans cet esprit complémentaire entre les données biologiques et environnementales et s’articule selon les deux axes principaux : la biométrie radiologique, d’une part, et la somatométrie, d’autre part. La première partie de cette banque de données est constituée de données de biométrie radiologique obtenues à partir des radiographies des os de la main et des os longs du corps humain. Pour cela, un recueil de radiographies a été effectué au sein des hôpitaux marseillais de l’Assistance Publique (A.P.-H.M.). Ces radiographies, réalisées sur des individus de moins de 20 ans dans un contexte de traumatologie, répondent à des critères d’inclusion particuliers et à un protocole strict de prise du cliché, notamment avec une distance foyer-objet fixe. Ces clichés radiographiques ont été numérisés en favorisant la qualité de l’image ; ce qui nous a permis de réaliser différentes mesures avec, comme principe initial, de simuler numériquement les mesures anthropologiques prises sur une planche ostéométrique et ce, en inscrivant l’os à mesurer dans le plus petit rectangle possible (cf figure 1). Au total, près de 5000 images numérisées ont été analysées selon une méthodologie novatrice, validée statistiquement (Lalys et al. 2007). L’ensemble 36 Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature. de ces données a permis d’obtenir de précieuses informations sur la croissance osseuse des différents os étudiés : os de la main, de l’avantbras et de la jambe. Figure 1 : Biométrie radiologique et relevé des mesures sur le 2e métacarpe d’un individu immature. Marseille (A.P.-H.M.) et de différents d’établissements scolaires. Près de 2000 enfants de la région marseillaise, tous âgés de 3 à 15 ans, ont ainsi été mesurés (cf. figure 2) au cours de notre campagne. Le protocole de mesures comprenait 39 paramètres à relever directement, répondant tous aux besoins spécifiques de nos travaux, avec notamment des mesures prises en position assise et debout. Cette campagne de mesure a permis l’obtention d’un corpus de près de 80 000 données somatométriques. Figure 2 : Relevé de mesures au cours de la campagne d’acquisition de données somatométriques La seconde partie de cette banque de données est constituée d’informations somatométriques sur la croissance des différents segments corporels. L’acquisition de ces données a été faite au cours d’une campagne de mesures réalisée au sein des services pédiatriques de post urgences des Hôpitaux de L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 37 Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature. Modélisation de la croissance et ses applications La modélisation de la croissance obtenue par l’intermédiaire de ces données présente de nombreuses applications dans différents champs d’étude de l’Anthropologie biologique. L’exploitation des données recueillies sur la biométrie radiologique des os de la main et de l’avantbras a notamment permis d’établir différents modèles de régression afin de déterminer l’âge des individus immatures. En effet, l’estimation de l’âge est très souvent requise dans un contexte médico-légal, pour rechercher l’âge d’un individu vivant, soumis à une procédure judiciaire, et dont l’identité est inconnue. En effet, le système judiciaire demande très souvent une estimation pour ces individus dont l’âge est inconnu, afin d’engager les procédures judiciaires adaptées. En anthropologie médicolégale, la détermination de l’âge peut également trouver des applications dans des procédures d’identification d’un squelette ou d’un cadavre classé sous X. Enfin, en anthropologie des populations du passé, les techniques de détermination revêtent un intérêt tout particulier pour la réalisation de profils paléodémographiques, véritables sources d’informations des populations historiques étudiées (Signoli et al. 2004). Comme nous l’expliquions précédemment, la variabilité de la croissance s’inscrit dans une dimension spatiale et temporelle et, à ce titre, il est nécessaire d’actualiser les référentiels de croissance en tenant compte de leur adaptation aux populations concernées. La banque de données biométriques que nous avons réalisée et qui est encore aujourd’hui en cours d’exploitation, apporte des informations actuelles sur une population française, dont les derniers référentiels complets datent de plus de 30 ans (Sempé 1971 ; Sempé et al 1979). L’ensemble des paramètres biométriques relevés pourra faire l’objet de courbes de croissance spécifiques, à partir des analyses statistiques de nos données (cf. figure 3). L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Figure 3 : Représentation graphique des 5e, 25e, 50e, 75e et 95e percentiles de la stature chez les individus masculins de notre échantillon d’enfants mesurés au cours de notre campagne d’acquisition de données somatométriques Comme nous l’avons déjà précisé, les études biométriques que nous avons menées sont indispensables pour étudier les changements morphologiques et morphométriques externes liés à la croissance. En modélisant la croissance, elles permettent également de modéliser géométriquement le corps de l’enfant. Ce type de recherche présente de nombreuses applications pratiques comme l’amélioration de la protection de l’être humain au cours des accidents de la route, développées en collaboration avec le Laboratoire de Biomécanique Appliquée (UMR T24-INRETS/Université de la Méditerranée). De nombreux outils informatiques permettant la simulation du comportement du corps humain au cours d’un choc sont ainsi de plus en plus développés. Ils sont utilisés pour mieux comprendre à la fois les sollicitations dynamiques sur le conducteur ou les passagers au cours d’un accident, mais surtout l’ensemble des mécanismes 38 Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature. lésionnels qui en découle. La simulation numérique du comportement de l’homme soumis à un impact demande d’avoir développé au préalable des modèles mathématiques du corps humain, ou de segments corporels, suffisamment bio-fidèles afin de permettre des études des traumatismes grâce à des simulations en 3D. La mise en œuvre de tels modèles est particulièrement complexe car elle nécessite une connaissance précise des caractéristiques géométriques des éléments à modéliser mais également des propriétés mécaniques des matériaux biologiques impliqués. La tâche est rendue encore plus ardue lorsqu’elle concerne l’enfant, puisque d’importantes difficultés se posent comme l’acquisition de données géométriques. Les applications et les projets dans ce domaine sont nombreux et font appel à de multiples collaborations, tant dans le domaine scientifique que médical, au niveau national et international. Cette modélisation du corps de l’enfant est réalisée sur la base des travaux du projet européen HUMOS (HUman MOdel for Safety) avec la perspective d’être complétée à terme avec l’étude des traumatismes des enfants en situation de choc automobile. Cela permettra de déterminer de manière exhaustive l’ensemble des traumatismes les plus fréquemment rencontrés et, par voie de conséquence, l’ensemble des zones lésionnelles potentielles chez les enfants, en fonction des différentes classes d’âge. Ces résultats constituent une solide base de travail pour connaître plus précisément les mécanismes lésionnels et définir ensuite des situations d’accidents et de traumatismes caractéristiques (Serre et al. 2006). Les résultats attendus permettront d’une part d’évaluer les défauts de certains systèmes de sécurité et, d’autre part, de poser les bases des configurations lésionnelles pour lesquelles il est impératif d’améliorer les systèmes de sécurité existants. De plus, il sera possible d’évaluer l’adaptabilité des systèmes de sécurité (ceinture de sécurité, airbag, rehausseur, sièges auto, etc.) et de confort au regard de la morphologie des enfants. Les risques lésionnels induits en cas de choix d’équipement inappropriés pourront être ainsi déterminés. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Perspectives En définitive, les perspectives de nos travaux de recherche s’inscrivent dans trois axes différents qui font appel à la biométrie humaine. Le premier axe concerne l’ensemble des perspectives possibles dans le domaine de l’estimation de l’âge des individus immatures en anthropologie du vivant, mais également en anthropologie des populations du passé et médico-légale. Une validation devra être réalisée par l’application de l’ensemble des formules retenues sur une population d’individus immatures d’âge et de sexe connus. Afin de prendre en considération la variabilité inter-populationnelle des phénomènes de croissance, cette validation pourra se faire sur différentes populations actuelles, notamment par la mise en place de collaborations tant nationales qu’internationales. De plus, cette validation pourra également se faire sur une population immature du passé, d’âge et de sexe connus (Hunt, Albanese 2005). Cela nous permettra en outre de juger de la pertinence de nos résultats par comparaison avec les méthodes classiquement utilisées en anthropologie, basées sur l’étude des longueurs diaphysaires (Sundick 1978 ; Stloukal, Hanakova 1978) Le deuxième axe porte sur une problématique d’évaluation de la variabilité synchronique de la croissance. Pour cela, des projets internationaux devront être menés, en établissant un protocole d’acquisition de données somatométriques ainsi qu’une étude radiologique sur la maturation osseuse et dentaire. Ces travaux permettront de mettre en évidence une éventuelle différence dans le rythme des processus de croissance entre les différentes populations. Enfin le dernier axe concerne l’évaluation de la variabilité diachronique de la croissance à travers la comparaison de nos résultats avec ceux de travaux particulièrement important dans le domaine, comme l’étude longitudinale des enfants de Châteauponsac (Brus et al. 2005) ou de Paris (Deheeger, Rolland-Cachera 2004) Les résultats 39 Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature. obtenus permettront d’apprécier l’évolution de la croissance au cours du temps en confirmant la thèse de nombreux auteurs (Hauspie et al. 1996, 1997 ; Papai et al. 2006) ainsi que l’inadéquation des référentiels de croissance classiquement utilisés aux populations actuelles. Références bibliographiques BRUS (A.), HAUSPIE (R.), PANUEL (M.), BOËTSCH (G.) 2005, Analyses auxologiques de données longitudinales féminines (Châteauponsac, Limousin, France), Anthropo 11: 177-187. 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L’auteur Loïc LALYS Chargé de Recherche au CNRS - UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces. » (Paris, France) courriel : [email protected] 40 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires Fernando RAMIREZ ROZZI Mots-clés : émail, lignes de croissance, durée de formation, hypoplasie La croissance chez l’homme moderne dure deux fois plus de temps que chez le chimpanzé. Par rapport à sa taille et au poids de son cerveau, l’homme est le mammifère qui présente la croissance la plus longue, caractérisée par une étape juvénile prolongée. Pourquoi, quand et de quelle manière cette croissance prolongée s’est-elle mise en place au cours de l’évolution des hominidés ? Ces questions sont centrales dans les nouvelles disciplines de l’anthropologie comme « evo-devo » (evolutionary development). Les études de la croissance chez les espèces fossiles se sont heurtées pendant des années à un obstacle qui semblait insurmontable, à savoir l’attribution d’un âge précis à un évènement donné de la vie de l’individu. Des travaux réalisés au cours des vingt dernières années ont démontré que l’éruption dentaire est complètement intégrée à la croissance générale de l’individu et que le développement dentaire est un moyen exceptionnel pour calibrer la croissance des individus (tableau 1) (Smith 1989 a et b ; 1992 ; Smith et al. 1994 ; voir Robson, Wood 2008). Tableau 1 : Rapport entre les variables de croissance et l’âge d’éruption de la première molaire chez les primates Variables de croissance Longueur cycle Femelle maturité sex. Age de sevrage Longueur gestation Intervalle e/ naissances Age femelle 1° naissance Mâle maturité sex. N 12 13 14 18 16 8 9 N : nombre d’éspèces L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 r 0,28 0,86 0,93 0,85 0,82 0,93 0,93 D’après Smith 1992 pente 0,09 1,06 1,07 0,24 0,66 0,76 0,76 De plus, l’existence de lignes de croissance à l’intérieur de l’émail permet d’attribuer des durées précises aux étapes de la formation dentaire (figure 1) (Ramirez Rozzi 1998). Figure 1 : Coupe schématique d’une molaire montrant la disposition des lignes de croissance dans l’émail et les deux parties de la couronne. De cette manière, les analyses de la microanatomie de l’émail dentaire ont permis de caractériser la croissance des espèces d’hominidés fossiles, de commencer à comprendre les processus sous-jacents et d’avancer des hypothèses sur le rôle adaptatif de différents types de croissance. Lignes de croissance dans l’émail dentaire Succinctement, rappelons que l’émail se forme selon deux directions, une verticale résultant de la formation des prismes par la sécrétion des améloblastes (cellules productrices de la matrice de l’émail) depuis l’union de l’émail avec la dentine jusqu’à la surface dentaire, l’autre, horizontale par l’inclusion de nouveaux améloblastes actifs au front de formation de la matrice de l’émail (matrice qui, par la suite, se minéralise et devient l’émail tel qu’il apparaît dans une dent en éruption). L’émail dentaire présente deux types de lignes de croissance qui sont intimement liées aux 41 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires processus de formation. Les striations-transversales correspondent à des lignes plus ou moins transversales à l’axe des prismes qui résultent d’un changement dans la composition minérale des prismes dû à l’activité circadienne des améloblastes. Elles présentent donc une périodicité journalière et la distance entre elles correspond à la quantité d’émail formé par un améloblaste en une journée (taux de sécrétion d’émail). Les stries de Retzius sont des lignes qui apparaissent, dans la coupe longitudinale d’une dent, comme délimitant des couches successives de l’émail aux alentours des cuspides et des couches en imbrication sur les faces latérales de la couronne. Elles représentent les pas successifs du front de formation de la matrice de l’émail. Leur périodicité est donnée par le nombre de striations-transversales qui les séparent et est comprise entre 6 à 11 chez l’homme moderne. On pense que la périodicité des stries est la même pour toutes les dents d’un même individu. Selon la disposition des stries, la couronne dentaire se divise en une partie cuspale dans laquelle les stries ne sont pas en contact avec la surface de l’émail et en une partie latérale dans laquelle les stries rejoignent la surface de l’émail et forment de faibles dépressions nommées périkymaties (figure 1). La durée de formation des couronnes peut être obtenue avec plusieurs méthodes, mais on utilise principalement une méthode pour la partie cuspale et un autre pour la partie latérale. Dans la première, le cours des prismes est suivi depuis la dentine jusqu’à la surface de l’émail et on compte le nombre de striations transversales ; si ceci n’est pas possible, la longueur du prisme est divisée par la distance moyenne entre les striations-transversales et on obtient la durée de formation en jours (figure 2). Pour la partie latérale, le nombre de stries est multiplié par leur périodicité. L’addition de la durée des deux parties permet de connaître la durée de formation de la couronne. Il est important de signaler que la formation de l’émail ne commence, ni ne finit, simultanément dans toutes les cuspides. Il est donc très important de signaler l’endroit où le décompte des lignes de croissance est effectué et de tenir compte du décalage de formation entre les cuspides. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Figure 2 : Email cuspale. L’orientation générale des prismes est indiquée par les lignes en pointillé et les striations transversales par les flèches noires. Les flèches blanches signalent des bandes à l’intérieur de l’émail, qui correspondent parfois aux stries de Retzius. Hominidés du Plio-Pléistocène La croissance prolongée chez l’humain et la croissance raccourcie chez les grands singes ont été les références de comparaison pour les hominidés fossiles à qui l’on a assigné une formation dentaire de type humain ou de type chimpanzé selon l’écart, long pour le premier et court pour le second, entre l’éruption de la première incisive et celle de la première molaire (Bromage, Dean 1985). Nous savons aujourd’hui que si l’écart entre l’éruption de ces deux types dentaires rappelle plutôt celui des chimpanzés, la formation dentaire des hominidés fossiles est particulière et que, s’il existe des similitudes entres les espèces fossiles, on découvre que chaque espèce d’hominidé présente une formation dentaire caractéristique. Il semblerait que la durée de formation des molaires n’est pas inférieure à deux ans 42 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires et ne dépasse guère trois ans chez les hominidés et les grands singes ; les différences dans la morphologie et surtout dans la taille entre les espèces résultent du concours des relations particulières pour chaque espèce entre le taux de sécrétion de l’émail, le nombre d’améloblastes actifs à chaque étape et la durée de vie active des améloblastes (figures 3 et 4) (Lacruz et al. 2008). Figure 4 : Rapport entre le taux de sécrétion de la partie cuspale et la mégadontie chez les hominidés. La mégadontie est le rapport entre la taille des molaires et la taille du corps ; les valeurs élevées indiquent que les dents sont de taille considérable. Il existe une forte corrélation (P<0,01) entre le taux de sécrétion et la mégadontie, ce qui révèle que la quantité d’émail sécrété par jour joue un rôle très important dans la taille des couronnes dentaires, peut-être plus important que la durée de formation. D’après Lacruz et al. 2008. Figure 3 : Variation du taux de sécrétion de l’émail selon les espèces d’hominidés. IC : intervalle de confiance. D’après Lacruz et al. 2008. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 43 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires Néandertaliens et hommes modernes L’observation des lignes de croissance dans l’émail requiert que les dents soient naturellement cassées ou sectionnées, ce qui constitue une limitation importante à ce type d’étude. Le développement du synchrotron et son utilisation pour l’étude de la croissance dentaire chez les hominidés fossiles permet ce type d’analyse sans avoir à sectionner les dents (Smith, Tafforeau 2008). Cependant, l’accès au synchrotron est très limité et n’est donc réservé qu’à des cas ponctuels (Smith et al. 2007, 2007). A la différence des dents des hominidés du Plio-pléistocène, les dents des hommes fossiles du Pléistocène moyen et final sont rarement cassées. L’étude de la croissance dentaire doit donc être effectuée à partir des périkymaties. La partie latérale (où les périkymaties sont présentes) comprenant un pourcentage élevé de la couronne des Figure 5 : Distribution des périkymaties dans les dents antérieures. La hauteur de la couronne a été divisée en déciles pour éviter l’effet de taille. Le nombre moyen de périkymaties est donné pour chaque décile (N° Pk). Le nombre de périkymaties augmente vers le collet dans toutes les espèces, mais l’augmentation est beaucoup plus marquée chez H. sapiens du Paléolithique supérieur. Chez les néandertaliens, près du collet, le nombre de périkymaties est plus bas que chez H. heidelbergensis, leur ancêtre, ce qui suggère que la formation dentaire chez les néandertaliens s’est spécialisée en sens opposé à celle de H. sapiens. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 incisives et des canines, l’étude du nombre et de la disposition des périkymaties a été réalisée sur ces types dentaires (figure 5) (Ramirez Rozzi, Bermudez de Castro 2004). Le faible nombre de périkymaties chez les néandertaliens indique que la durée de formation des dents antérieures était courte. Comme le rapport entre les étapes de formation de tous les types dentaires chez les néandertaliens ressemble à celui chez l’homme moderne (Tompkins 1996), une durée de formation raccourcie dans les dents antérieures doit forcement être accompagnée par une durée de formation courte dans les autres types dentaires. Les travaux effectués au synchrotron ont aussi suggéré que les hommes modernes du Paléolithique Supérieur présentaient une formation dentaire et donc une croissance prolongée tandis que les néandertaliens avaient une croissance plus rapide (Smith et al. 2007 ; 2007). Cependant, il est important de signaler que certaines populations actuelles d’hommes modernes (figure 6) présentent un nombre faible Figure 6 : Distribution des périkymaties dans l’incisive latérale inférieure chez l’homme moderne. Tandis que les européens actuels et du moyen âge montrent un nombre semblable de périkymaties, les pygmées de l’Afrique de l’ouest présente un nombre moins élevé de périkymaties près du collet. 44 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires de lignes de croissance suggérant probablement une croissance plus courte que celle des hommes modernes du Paléolithique Supérieure et que ce sont les populations européennes ou africaines, avec un mode de vie occidental, qui ont servi pour établir les standards actuels de croissances. La question reste ouverte pour des populations qui gardent encore un mode de vie traditionnel, pour lesquelles les registres des naissances sont peu fiables ce qui rend les études de croissance difficilement abordables. Hypoplasies Les études des lignes de croissance dans l’émail ont bouleversé l’étude des hypoplasies, marqueurs de stress à la surface des couronnes. En effet, classiquement, l’emplacement de l’hypoplasie dans la hauteur de la couronne était obtenu afin d’estimer l’âge auquel le moment de stress avait eu lieu chez l’individu. Par exemple, si l’hypoplasie se situait à mihauteur d’une première incisive supérieure dont la durée de formation de la couronne est de 4,3 ans, le stress était arrivé à l’âge de 2,5 ans (2,15 ans de formation de la couronne plus 0,35 ans pour la période entre la naissance et la première sécrétion d’émail sur ce type de dent). Or nous savons que la durée de formation des couronnes comprend une zone que la hauteur de la dent ne prend pas en compte et qu’elle ne s’effectue pas de façon régulière. La méthode classique conduit à des résultats erronés (figure 7). Les hypoplasies linéaires qui résultent d’un arrêt précoce de l’activité des améloblastes se présentent comme une bande plus ou moins horizontale autour de la couronne en suivant le parcours des périkymaties. Les hypoplasies comprennent une ou plusieurs périkymaties bien délimitées. De ce fait, le moment du stress peut être parfaitement obtenu en effectuant le décompte des lignes de croissance dans l’émail (Cunha et al. 2004). Des figures indiquant l’âge individuel pour chaque décile de la hauteur des dents antérieures ont été publiées par Reid et Dean (2006) et sont très utiles pour dater approximativement le stress quand le décompte des lignes de croissance ne peut être effectué directement sur la dent analysée. Notons cependant que ces figures ont été établies pour une population particulière et L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 que leur utilisation pour d’autres populations comporte probablement un certain biais. Figure 7 : Dans un schéma de la première incisive supérieure, la hauteur de la couronne a été divisée en déciles et l’âge correspondant à chaque décile a été indiqué (d’après Reid, Dean 2006). Une hypoplasie produite vers l’âge de 2,5 ans se placerait à la limite inférieure du 6° décile, donc elle a lieu quand 60% de la hauteur de la couronne a été formé. La durée de formation de la première incisive supérieure est de 4,33 ans en moyenne. Si la méthode classique est employée pour estimer l’âge auquel cette hypoplasie s’est produite, le 60% de la hauteur indiquerait qu’elle a eu lieu au moment où la dent était formée à 60%, c’est-à-dire 2,6 ans. Si l’on ajoute l’intervalle qui sépare la naissance du début de formation de la dent (0,44 ans) on estimera que l’hypoplasie a été produite à l’âge de 3 ans, ce qui est faux. Étant donné que l’hypoplasie a été formée à 2,5 ans, le résultat obtenu avec la méthode classique s’écarte d’un 20%, ce qui est considérable. Conclusion L’évolution de la croissance mais aussi la variation de la croissance entre les populations actuelles sont des champs d’étude largement ouverts. Le paramètre de formation dentaire qui donne le plus d’information sur la croissance d’un individu n’est pas connu avec certitude, mais pourrait être l’éruption dentaire (Robson, Wood 2008). 45 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires La diversité des processus observés chez les hominidés fossiles appelle à une plus large compréhension de différents types de croissance et de leur probable rôle adaptatif. L’étude des populations actuelles, en plus de sa valeur intrinsèque, pourra largement éclaircir ces aspects. Références bibliographiques BROMAGE (T.G.), DEAN (M.C.) 1985, Re-evaluation of the age at death of Plio-Pleistocene fossil hominids, Nature 317: 525-528. CUNHA (E.), RAMIREZ ROZZI (F.V.), BERMUDEZ DE CASTRO (J.M.), MARTINON-TORRES (M.), WASTERLAIN (S.N.), SARMIENTO (S.) 2004, A new look into enamel hypoplasias: evidence from the Sima de los Huesos Middle Pleistocene site, Am. J. Phys. Anthropol. 125: 220231. 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L’auteur Fernando RAMIREZ ROZZI Directeur de Recherche au CNRS - UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris, France) - CNRS courriel : [email protected] tél : 33 1 43 13 56 09 46 Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question Aude BRUS, Gilles BOETSCH Mots-clés : surpoids, obésité, variabilité inter populationnelle, norme bio-médicale Définition du statut nutritionnel d’un individu Ces dernières décennies, les pays industrialisés ont connu une alarmante augmentation des prévalences du surpoids et de l’obésité, tant chez les enfants que chez les adultes. Ce problème n’est cependant pas exclusivement occidental, les statistiques devenant également inquiétantes dans de nombreux pays dits « émergents », où il a par exemple été constaté que les prévalences du surpoids chez les jeunes femmes étaient supérieures à celles de la sous nutrition (Mendez et al. 2005). Ce phénomène est d’ailleurs observé autant dans les régions rurales que dans les zones urbaines. L’Organisation Mondiale de la Santé (1998) classifie désormais l’obésité parmi les maladies épidémiques. Cette maladie chronique est devenue un enjeu majeur en santé publique car elle est associée à des risques de morbidité et de mortalité élevés avec d’importants enjeux en termes de financements sanitaires. Afin de facilement repérer les individus à risques et mesurer l’étendue de l’épidémie, l’OMS a proposé en 1995 une classification établie à partir de l’Indice de Masse Corporelle (IMC). Des valeurs-seuils permettent de répartir les sujets en trois grands groupes: les individus en insuffisance pondérale (IMC inférieur à 18,5 kg/m²), ceux qui sont dans la « norme » (IMC entre 18,5 et 24,9 kg/m²), et ceux qui présentent une surcharge pondérale (surpoids si IMC entre 25 et 29,9 kg/m² et obésité au-delà de 30 kg/m²). Ces recommandations sont applicables sur tous les individus adultes quels que soient le genre, l’âge et l’origine géographique. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Construction d’une norme clinique quantitative en question Nous pouvons nous interroger sur la pertinence de la norme appliquée, et notamment sur la méthodologie de sa construction scientifique. L’obésité est médicalement définie comme une accumulation excessive et anormale de réserves adipeuses, dépassant 25% du poids chez les hommes et 30% chez les femmes. Cet excédent de graisses est associé à une augmentation des facteurs de risques sanitaires (Basdevant 2004). Diverses méthodes permettent d’évaluer le pourcentage de masse grasse corporelle d’un individu : l’absorption biphotonique à rayons X (ou DEXA), des techniques d’imagerie médicale (tomodensitométrie ou imagerie par résonnance magnétique), impédancemétrie,… Cependant, toutes sont assez coûteuses et entraînent une logistique lourde et sont donc difficilement applicables sur le terrain sur de grands échantillons. Le consensus s’est alors accordé sur l’utilisation de l’IMC. Cet indice, conçu initialement par Quêtelet en Belgique en 1835 (Quêtelet 1835), a été retenu car c’est un rapport défini à partir de mesures simples, fiables et reproductibles, de plus, bien corrélé à l’adiposité (Garrow, Webster 1985). Il est cependant reconnu que cet outil présente plusieurs limites. Il ne permet pas, par exemple, de connaître la répartition des graisses, notamment le pourcentage de graisse abdominale, pourtant significativement impliqué dans les risques de maladies chroniques ultérieures (OMS 1995). La détermination des limites définissant surpoids et obésité est par ailleurs issue d’études épidémiologiques qui s’intéressaient aux associations observables entre l’IMC et l’augmentation de la prévalence de maladies chroniques telles que des cardiopathies ou le diabète. Ces études, menées uniquement auprès de cohortes 47 Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question d’individus dits « caucasiens » (i.e. « européens »), ont montré qu’endessous de 19 kg/m² et au-dessus de 31 kg/m², les risques de mortalité étaient élevés. La communauté scientifique s’est ensuite rapidement accordée sur les valeurs-seuils que nous connaissons désormais et l’OMS a publié ses directives, « universellement » applicables, en 1995. Face à l’expansion rapide des problèmes de surcharges pondérales et à la nécessité de cerner efficacement l’état de santé des populations, cette classification, certes rigide mais pratique, a facilement été adoptée. Lors de l’établissement de cette nouvelle norme, les intérêts scientifiques se sont donc centrés sur les risques sanitaires associés à un excès pondéral, délaissant la problématique de la représentativité des échantillons d’étude et de l’applicabilité de telles références à toutes les populations. des « caucasiens ». A contrario, les populations chinoises, thaïs, indonésiennes et enfin éthiopiennes avaient des IMC inférieurs à celui du groupe de référence. L’application d’une même valeur-seuil clinique sur estime donc les risques associés à un excès de masse grasse dans le premier groupe populationnel, et au contraire les sous estime dans le second. Figure 1 : Variation de l’IMC à genre, âge et composition corporelle identiques dans différentes populations, d’après Deurenberg et al. (1998). Cependant, les relations entre l’IMC et le pourcentage de masse grasse dans le corps, et donc avec les risques sanitaires associés, présente une grande variabilité inter populationnelle. L’application d’une norme unique, applicable à toutes les populations du globe, est donc débattue. Une variabilité inter populationnelle Pour comparer les relations entre l’IMC et le pourcentage de masse grasse dans différentes populations, deux types d’approches existent : soit, à partir d’un pourcentage de masse grasse fixe, les auteurs définissent les IMC correspondants, soit à l’inverse, à partir d’un IMC donné, ils déterminent le pourcentage de masse grasse correspondant dans divers groupes. Deurenberg et al. (1998), s’appuyant sur 32 études publiées, ont comparé les variations de l’IMC dans sept populations, à genre, âge et pourcentage de masse grasse identiques (fig. 1). L’échantillon des « caucasiens », regroupant des américains, des australiens et des européens, a servi de groupe de référence pour les analyses. Il est apparu que, pour une proportion de masse grasse égale, les polynésiens et les noirs américains présentaient des IMC significativement supérieurs à celui L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 48 Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question D’autres études corroborent ces observations. Ainsi Wang et al. (1994) ont comparé la composition corporelle de deux groupes de new-yorkais : les uns « caucasiens » et les autres d’origine asiatique (chinois, japonais, coréens et philippins). Ils ont constaté que, à genre et âge identiques, les individus asiatiques présentaient un IMC plus bas mais une proportion de graisses dans le corps plus élevée que les caucasiens. De nombreux pays asiatiques présentent ainsi une faible prévalence d’obésité mais des taux élevés de maladies liées à un excès pondéral significatif (risques cardio vasculaires, hypertension ou diabète de type 2 par exemple) (Cho 2002 ; Kim et al. 2004). Ces tendances ont également été observées en Chine (He et al. 2001 ; Lear et al. 2007), à Singapour (Deurenberg et al.., 2000), au Japon (Gallagher et al. 2000 ; Kagawa et al. 2006), en Indonésie (Gurrici et al. 1998), ou encore à Taiwan (Chang et al. 2003). Mis à part les travaux de Deurenberg et al. (1995 ; 1998), les études concernant les populations africaines sont peu nombreuses. Rush et al. (2007) ont comparé deux groupes de femmes sud-africaines : les unes noires et les autres d’origine européenne. Ils ont constaté, à l’instar de Deurenberg et al. (1998), qu’à pourcentage de masse grasse identique, les femmes noires présentaient un IMC inférieur aux femmes d’origine européenne. Luke et al. (1997) ont, quant à eux, comparé deux populations américaines possédant un héritage génétique africain (Etats-Unis et Jamaïque) et une population du Nigéria et ont démontré que, pour un IMC égal à 25 kg/ m², les Nigérians présentaient un pourcentage de masse grasse plus faible que les américains (respectivement 16,4% et 25,8%). Les travaux de Rush et al. (2007) corroborent également les résultats de Deurenberg et al.. (2008) concernant la population polynésienne. Ils ont en effet comparé la variabilité de la relation entre l’IMC et la composition corporelle en NouvelleZélande, séparant les femmes d’origine européenne, maori, pacifique et indo-asiatique. Ils ont ainsi montré que, à composition corporelle identique, les femmes L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 polynésiennes présentaient des IMC significativement supérieurs à celui des femmes d’origine européenne. Craig et al.. (2001) ont suivi la même démarche en rapprochant un échantillon de polynésiens des îles du Tonga avec des Australiens d’origine européenne. Tant chez les femmes que chez les hommes, les IMC correspondants à une même composition corporelle sont plus élevés dans le groupe du Tonga. Ainsi, la relation entre l’IMC et la composition corporelle présente une grande variabilité inter populationnelle. Les prévalences définies à partir de la classification de l’OMS peuvent donner une image biaisée des risques sanitaires réels. En effet, une sur-estimation ou au contraire une sous-estimation des prévalences modifiera le degré d’alarme et se répercutera directement sur les modalités des plans d’action en santé publique. Des modulations des limites ont donc été proposées selon les populations considérées : un abaissement dans l’ensemble des populations asiatiques : 23 kg/m² pour le surpoids et 27,5 kg/m² pour l’obésité (OMS 2004) ; et au contraire une élévation dans les populations polynésiennes : 28-29 kg/m² pour le surpoids et au-delà de 35 kg/m² pour l’obésité (Craig et al. 2001) Respecter de la variabilité humaine Nous pouvons nous interroger sur la pertinence des différences « inter ethnies » fréquemment signalées dans la littérature. Dans différentes études, deux critères ont été utilisées pour différencier les diverses populations : la localisation géographique sur le globe, chaque population étant alors déterminée par un territoire (Deurenberg et al. 1998 ; Craig et al. 2001), ou un critère généalogique, les origines des aïeuls déterminant la population d’appartenance (Wang et al. 1994 ; Rush et al. 2007). La définition d’une population se limite donc soit à un facteur écologique très généraliste soit à un facteur génétique qualifié par l’ascendance « ethnique ». 49 Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question Cette « typologie » des individus se révèle insatisfaisante car elle paraît rigide et fixiste, ignorant toutes les dimensions culturelles et comportementales induites par la notion de population. La variable « population géographique » n’est pas en effet informative car elle englobe un pool de facteurs éco-sociaux très différents d’une région à l’autre : les environnements physiques (climat ou niveau d’urbanisation) diffèrent, les comportements alimentaires varient (en termes d’apports caloriques journaliers, d’aliments de base ou de mode de préparation par exemple), le niveau d’activité physique et les dépenses énergétiques sont différents, les contextes socio-économiques, politiques et religieux sont divers. Une approche davantage holistique de la variabilité inter populationnelle paraît nécessaire car cette dernière résulte de l’interaction entre des caractères intrinsèques et un large éventail de facteurs extrinsèques. L’individu ne peut pas être résumé à un assemblage de liaisons simples, il est le résultat d’un « processus » caractérisé par un grand nombre de variables aléatoires (Guerci et al. 2007). Enfin, le choix entre une norme identique pour tous ou un standard spécifique à chaque population est une problématique commune à tous les champs de recherche qui s’appuient sur la mesure du corps. Cette question est par exemple particulièrement aigüe dans le domaine de la croissance. Référentiels locaux et internationaux coexistent et finalement se complètent au quotidien : les référentiels internationaux de l’OMS permettent de standardiser les études et de comparer les modalités de croissance entre populations, les standards locaux semblent quant à eux plus appropriés pour suivre la croissance et évaluer l’état de santé d’un individu dans un contexte clinique quotidien. Il reste dans tous les cas nécessaire de rester attentif lors de la sélection du modèle normatif auquel nous nous référons car ce choix influencera à terme les politiques de santé et de prévention, ainsi que les moyens financiers engagés. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Références bibliographiques BASDEVANT (A.) 2004, Définitions et classifications des obésités, in A. Basdevant et B. Guy-Grand (éd.), Médecine de l’obésité, Flammarion, Paris, p. 3-7. 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France : (0033) 06 62 47 54 86 Gilles BOETSCH Directeur de recherche au CNRS Directeur de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] 51 L’image du corps chez les Sénégalais : Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie Emmanuel COHEN, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Patrick PASQUET, Lamine GUEYE, Gilles BOETSCH Mots-clés : Corps, obésité, représentations, transition Contexte de l’étude Depuis plusieurs années, les pays du Sud constituent le siège d’une urbanisation croissante, rendue possible par des exodes ruraux massifs similaires à ceux observés dans les pays occidentaux au 19ème siècle (Veron 2007). Ils constituent l’étape achevée d’une transition démographique, épidémiologique et nutritionnelle mondiale (Pison 2008 ; Omran 1971 ; Popkin 1999). Dans ces pays, une espérance de vie croissante et un environnement urbain édifié nouveau avec ses propres composantes : pauvreté, pollution, restauration rapide, surdensité démographique, etc… (Maire, Delpeuch 2004 ; McMickael 2000), génère un contexte dans lequel les maladies infectieuses coexistent avec des maladies chroniques non transmissibles de plus en plus fréquentes (Maire et al 2002), à l’instar des pays occidentaux durant le siècle dernier (Knapp 2000). La surcharge pondérale, plus particulièrement l’obésité, constitue l’un des indicateurs les plus marquants de ce changement (Delpeuch, Maire 1997). Depuis plusieurs années, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) considère l’obésité comme une pandémie qui touche aussi bien les pays industrialisés que les pays du Sud (WHO 2003). Le développement technique et industriel favorise l’expansion de milieux urbains où la sédentarité y est plus prononcée qu’en zone rurale et les ressources alimentaires disponibles pour les populations y sont plus caloriques. Ces caractéristiques environnementales faciliteraient l’émergence et la propagation de l’obésité au sein de toutes les populations humaines (Popkin, Gordon-Larsen 2004). L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Paradoxalement, alors que la culture occidentale s’adonne à un culte très prononcé pour la minceur (Fischler, 1999), le mode de vie actuel de la population occidentale entraîne une augmentation de la prévalence du surpoids et de l’obésité jamais observée à une telle échelle jusqu’à présent (Eaton 2000 ; Popkin, Doak 1998). Cette exigence accrue vis-à-vis de l’apparence physique, particulièrement la minceur, génère des troubles de l’image corporelle (Cash 1996) qui ont des conséquences considérables sur la santé mentale des populations occidentales, notamment chez les jeunes (Cash et al 2004). A fortiori, les individus en surcharge pondérale semblent largement affectés par ces troubles psychologiques ; en effet, ils développent bien souvent, en plus de pathologies cardiovasculaires et métaboliques, des syndromes psychiques nécessitant une prise en charge médicale (Wadden, Stunkard 1985). Pourtant, malgré cette mondialisation de la culture occidentale (Latouche 1992), et des normes corporelles comme la minceur qui lui sont associées, des disparités culturelles et des antagonismes demeurent au sein du globe (Diouf 2004). Les pays du Sud, en particulier les pays africains (Metcalf et al 2000 ; Craig et al 1999 ; Holdsworth et al 2004 ; Siervo et al 2006) valorisent l’embonpoint, comme les populations européennes jusqu’au début du siècle dernier (Nahoum 1979). Selon le genre, il représente la réussite sociale, le pouvoir ainsi que la santé et la fertilité (de Garine, Pollock 1995 ; Sylla 1985). Contrairement à ce qu’on observe dans les pays occidentaux, les troubles de l’image corporelle associés au rejet de l’adiposité sont rares en Afrique (Miller, Pumariega 2001 ; Szabo 1999) ; plus encore, cette valorisation traditionnelle de l’embonpoint est considérée par certains auteurs comme un facteur facilitant le développement de l’obésité et de ses pathologies associées (Flynn, Fitzgibbon 1998 ; Duda et al, 2006), au même titre que les facteurs environnementaux précédemment cités. Néanmoins, en zone urbaine africaine, une « occidentalisation » récente du mode de vie est en cours. Elle agit aussi bien sur l’environnement physique des individus : augmentation de la masse 52 L’image du corps chez les Sénégalais : Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie pondérale liée à une composition nutritive des aliments plus calorique et des dépenses énergétiques quotidiennes plus faibles (Mufunda, Chatora 2006 ; Pasquet et al 2003), que sur leur univers social : perceptions et gestion du corps tournées vers la minceur (Diagne 1992), modèles vestimentaires en mutation (Bambara 2004), représentations traditionnelles de la santé et de l’esthétisme en renégociation perpétuelle (Fassin 1992 ; Amouzou 2009 ; Ndiaye 2009 ). Un certain nombre de mécanismes relatifs aux zones urbaines : système médical, scolaire et médiatique (Figures 1 et 2), Figure 1. Modèle de mannequinat Figure 2. Campagne de sensibilisation sur la surcharge actuel dominant en Afrique pondérale à Yaoundé (Cameroun, mars 2007). (AMINA, n°423, 2005). auraient tendance à infléchir ces représentations positives de l’embonpoint (Toriola et al 1996 ; Kishwar 1995 ; Szabo, Allwood 2006) et générer un espace social ambivalent ou coexistent en un même lieu représentations traditionnelles et modernes du corps. De même, les populations d’origine africaine vivant dans les pays du « Nord » comme les Etats-Unis ou la GrandeBretagne, tout en conservant une spécificité culturelle (Becker et al 1999 ; Viner et al 2006), semblent fortement influencées par le système de représentations occidentales (Snooks, Hall 2002). L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Problématique En considérant l’image corporelle comme à la fois porte d’entrée du système de valeurs et de représentations d’une société donnée et indicateur de cette transition mondiale des modes de vie, nous tenterons d’évaluer l’impact de l’acculturation occidentale via le système médiatique, scolaire et médical, sur le système de valeur africain. Nous prendrons le cas de la population sénégalaise, largement influencée par la culture occidentale (Fougeyrollas 1963 ; Diop 2002), en confrontant trois milieux contrastés, les zones rurale et urbaine sénégalaises (Dakar), et une zone urbaine française (Paris). Derrière l’analyse des perceptions et pratiques corporelles, il s’agira de mettre en évidence le contenu symbolique des catégories mobilisées par les individus pour appréhender le corps, cellesci se résumant souvent à la santé et à l’esthétisme, et d’évaluer leur schéma de renégociation dans ce contexte de recomposition culturelle. Au-delà de l’acculturation symbolique et sociale, prégnante au Sénégal (Ndiaye 2007), nous nous penchons sur les aspects physiques et environnementaux de cette acculturation occidentale. La prévalence croissante de l’obésité en milieu urbain africain et sénégalais (Maire et al 1992) constitue l’un des indicateurs les plus flagrants de cette transition structurelle des modes de vie. Dans ce contexte social dynamique, les perceptions sociales de la santé et de l’esthétisme que nous cherchons à décrire, se projettent sur un corps physiquement en mutation. Il s’agit alors d’évaluer l’impact de cette transition des représentations, mais aussi de l’évolution de l’écologie humaine associée à cette transition épidémiologique et nutritionnelle, sur le contenu des catégories émiques définissant le corps chez les Sénégalais. 53 L’image du corps chez les Sénégalais : Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie Méthodologie > Etude qualitative Enquête ethnologique. Nous menons une enquête qualitative ethnologique, dans les trois milieux d’étude : rural/urbain sénégalais et français (région parisienne), en respectant la méthodologie classique préconisée en anthropologie sociale (Copans 2005), pour rendre compte des représentations et pratiques qui tournent autour du corps et des dimensions que nous lui jugeons associées, tels l’esthétisme et la santé. Nous travaillons de manière approfondie sur les conceptions populaires, les discours et les termes vernaculaires associés à ces notions, ainsi que l’impact sur ces dernières de l’acculturation occidentale émergente en zone urbaine. Nous décryptons les notions élémentaires : pouvoir, fertilité, maladie etc…, qui implicitement bâtissent le socle du système de représentations et de valeurs des Sénégalais en matière de corps, et évaluons les mécanismes sociaux issus de l’environnement urbain pouvant agir sur celui-ci. Nous orientons aussi notre démarche sur le rapport psychosocial du corps des Sénégalais en anticipant un impact probable de ce contexte dynamique de représentations sociales, entre valorisation et rejet de l’embonpoint, sur les processus de négociation psychoaffectifs du corps. mettrons en évidence les normes sénégalaises vis-à-vis du corps, les tendances dynamiques et évolutives de ces schémas corporels dans ce contexte transitionnel, et les approches psychosociales potentiellement ambivalentes vis-à-vis de certains morphotypes : maigreur, minceur, grosseur, obésité, etc.... Nous avons construit notre questionnaire en nous appuyant sur un protocole de validation reconnu scientifiquement (Vallerand 1989 ; Jaeschye, Guyatt 1990), et nous l’associons à un système de planches de photographies (Harris et al 2008 ; Cohen, Pasquet 2010) qui permettront d’évaluer avec précision les perceptions corporelles des enquêtés (Figure 3). A terme, nous croiserons les caractéristiques biomédicales de notre échantillon représentatif, évaluées par le bilan bio-anthropologique, aux normes émiques sénégalaises relatives aux perceptions du corps, décrite par nos enquêtes socio-anthropologiques, pour rendre compte de la réalité bio-culturelle sénégalaise. Figure 3. Exemple de planche photographique (Cohen, Pasquet 2010). > Etude quantitative Anthropobiologie. Dans une étude quantitative, nous effectuons un ensemble de mesures anthropométriques et biologiques sur un échantillon représentatif d’adultes dans nos trois milieux, qui nous permettront d’entrevoir le statut des Sénégalais vis-à-vis de l’obésité et de ses pathologies principales associées (diabète de type 2 et hypertension artérielle). Enquête socio-anthropologique et ethno-psychologique. Nous menons une enquête socio-anthropologique et ethnopsychologique quantitative pour évaluer, à grande échelle, les schémas généraux d’appréhension du corps des Sénégalais sur un plan socioculturel et psychosocial. Comme pour l’enquête précédente, mais d’une manière quantitative, nous L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 54 L’image du corps chez les Sénégalais : Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie Références bibliographiques AMOUZOU (E.) 2009, L’impact de la culture occidentale sur les cultures africaines, L’ Harmattan, Paris, 190 p. BAMBARA (S.) 2004, La sociologie du corps : L’habillement des jeunes à Dakar, Université Cheikh Anta Diop, Dakar (Mémoire de maîtrise). BECKER (D.M.), YANEK (L.R.), KOFFMAN (D.M.), BRONNER (Y.C.) 1999, Body image preferences among urban African Americans and whites from low income communities, Ethn Dis 9: 377-386. CASH (T.F.) 1996, The treatment of body image disturbances, in J.K. 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Les auteurs Emmanuel COHEN Doctorant à l’Université de la Méditerranée (Marseille, France) UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] Nicole CHAPUIS-LUCCIANI Directeur de Recherche au CNRS Directeur - adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] Patrick PASQUET Directeur de recherche au CNRS - UMR7206 Eco-anthropologie et Ethnobiologie (Paris, France) CNRS, MNHN, Université Paris7 courriel : [email protected] Lamine GUEYE Professeur des Universités Praticien Hospitalier Responsable de l’Unité de Neurophysiologie clinique, Service de Neurologie CHU Fann Dakar Directeur par intérim de l’UFR Sciences de la Santé UGB Saint-Louis (Sénégal) Directeur-Adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» - UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) - Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine, Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) courriel : [email protected] Gilles BOETSCH Directeur de recherche au CNRS Directeur de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 57 ETUDE DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET DE LA CROISSANCE DU JEUNE ENFANT (0-3 ANS), EN MILIEU URBAIN ET PÉRIURBAIN À DAKAR, SÉNÉGAL Emilie BUTTARELLI, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Lamine GUEYE Mots-clés : alimentation, croissance, jeune enfant, Sénégal FIGURE 1. Mère et enfant, en salle des urgences de l’Hôpital Aristide Le Dantec, Dakar, Sénégal, mai 2009. (Photo Emilie Buttarelli) Problématique > Le contexte sénégalais En Afrique sub-saharienne, la malnutrition constitue un problème persistant qui affecte les jeunes enfants. C’est à partir de trois indicateurs anthropométriques que l’Organisation Mondiale de la Santé a élaboré de nouvelles normes de croissance (MGRS/WHO 2006 ; 2007). Il s’agit du poids-pour-âge (mesure de la norme pondérale), de la taille-pour-âge (mesure spécifique du retard de croissance) et du poids-pour-taille (mesure spécifique de la maigreur ou L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 émaciation). Pour ces indicateurs anthropométriques, une valeur inférieure à moins 2 écarts-type sur les courbes de l’OMS, révèle un état de malnutrition chez l’enfant. Dans certains pays africains (Kenya, Ethiopie, Burkina Faso) des études concernant les pratiques alimentaires ont montré que l’utilisation d’un indice de diversité alimentaire permettait de corréler significativement pratiques alimentaires et mesures anthropométriques - poids, taille, périmètre brachial - (Onyango et al, 1998 ; Arimond, Ruel 2002 ; Sawadogo et al, 2006). Une vaste étude nationale réalisée au Sénégal, l’Enquête Démographique et de Santé 2005 (EDS IV 2005), (Ndiaye, Ayad 2006) a dressé un portrait nutritionnel des enfants sénégalais en définissant la malnutrition en termes anthropométriques et la question de l’alimentation en termes de consommation de groupes d’aliments. Cette étude n’établit cependant pas de lien direct entre malnutrition et pratiques alimentaires et par conséquent ne permet pas de déterminer précisément l’impact de l’alimentation sur la croissance de l’enfant. Par ailleurs, certaines études réalisées au Sénégal détaillent la consommation d’aliments particuliers tels que les produits céréaliers ou le lait caillé (Dillon, 1989). D’autres mettent en évidence l’existence de carences en vitamines dans l’alimentation de l’enfant (Diouf et al, 2002). Cependant, aucune étude systématique sur l’alimentation du jeune enfant dakarois, permettant d’apprécier simultanément qualité du régime et mesures anthropométriques correspondantes, n’a été entreprise. Or la possibilité d’établir des corrélations directes entre croissance (mesures anthropométriques) et alimentation (pratiques et diversité alimentaire) est un outil important dans l’évaluation et la compréhension globale de la persistance de déséquilibres alimentaires. Nécessité d’une étude pluridisciplinaire en milieu urbain La persistance de déséquilibres nutritionnels, en dépit d’une amélioration des conditions de vie en milieu urbain au Sénégal (EDS 58 ETUDE DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET DE LA CROISSANCE DU JEUNE ENFANT (0-3 ANS), EN MILIEU URBAIN ET PÉRIURBAIN À DAKAR, SÉNÉGAL IV 2005), doit inciter à étudier l’influence effective des facteurs socioculturels. Etablir un bilan systématique et actualisé de l’alimentation du jeune enfant à Dakar constitue une étape préliminaire indispensable. La ville de Dakar présente aujourd’hui un milieu urbain hétérogène, caractérisé par des écarts socio-économiques entre habitants du centre ville et néo-urbains des banlieues en pleine expansion (Kennedy, Nantel 2006). Réaliser une étude comparative sur l’alimentation et la croissance du jeune enfant dans ce milieu urbain, haut lieu de disparités socioéconomiques, doit permettre de cerner l’importance persistante du facteur socio-économique, mais également de déterminer des invariants culturels. L’analyse des comportements et la mesure quantitative de la diversité alimentaire forment en effet un prisme d’entrée multiple pour la compréhension de la persistance des déséquilibres alimentaires. La principale question auquel doit répondre l’étude est la suivante : existe-t-il aujourd’hui des pratiques alimentaires différentielles urbain/ périurbain ou un « menu » similaire pour tous, en dépit de contrastes économiques ? Cette recherche doit permettre également d’élaborer un référentiel de croissance actualisé, sur la base d’un échantillon de 2200 enfants sains sénégalais, de la naissance à l’âge de 36 mois. Il s’agit d’une étude transversale réalisée selon le protocole de l’OMS (MGRS/ WHO 2006 ; 2007) dont les résultats donneront un aperçu pertinent de la croissance réelle des enfants dakarois. des revenus et un accès élargi à la consommation) et d’une connaissance certaine du message bio-médical actuel. D’autre part, le fait socio-économique est peut-être à l’origine de la persistance du fait culturel : les « interdits » alimentaires reposent souvent sur des denrées rares ou chères (viande, œufs…). Nous supposons qu’une redéfinition précise et très détaillée du statut socio-économique d’une famille sénégalaise permettrait de mieux saisir l’impact direct du facteur socio-économique. Un interdit (ou une restriction) alimentaire n’est-elle pas le fait d’une adaptation culturelle à une contrainte environnementale et socio-économique ? FIGURE 2. Plat traditionnel sénégalais : ceebu jën (bu xonq) ou riz (rouge) au poisson frais. Dakar, Sénégal, décembre 2008. (Photo Emilie Buttarelli) Problématique Concernant les comportements et pratiques alimentaires Les représentations relatives à l’alimentation et aux aliments (proscriptions/prescriptions alimentaires, croyances, traditions culinaires) ont toujours un impact important sur les pratiques alimentaires et par conséquent sur la persistance de déséquilibres. D’une part, fait culturel et tradition continuent d’exercer une influence déterminante sur la consommation, en dépit d’une urbanisation croissante (caractérisée par une augmentation L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 59 ETUDE DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET DE LA CROISSANCE DU JEUNE ENFANT (0-3 ANS), EN MILIEU URBAIN ET PÉRIURBAIN À DAKAR, SÉNÉGAL > Concernant le lien entre alimentation et croissance de l’enfant Un indice synthétique des pratiques alimentaires (indice de diversité et de variété alimentaire) est un moyen simple de mesurer la qualité globale du régime de l’enfant. On peut supposer l’existence d’une corrélation positive de cet indice avec le statut nutritionnel de l’enfant, exprimé en indicateurs anthropométriques. Méthodes Dans le cadre de cette recherche sur la croissance et l’alimentation du jeune enfant de la naissance à 3 ans, nous avons opté pour la combinaison de trois méthodes : quantitative, semi-quantitative et qualitative. Une première étape est constituée par la prise de mesures anthropométriques chez la mère (poids et taille) et chez l’enfant (poids, taille, périmètre brachial et périmètre crânien). L’évaluation du statut nutritionnel de l’enfant s’effectue par les indices Taille-Âge (TA), PoidsTaille (PT) et Poids-Âge (P-A) exprimés en z-scores. Des données socio-démographiques, socio-économiques et familiales (conditions de vie et type d’habitat, niveau d’éducation des parents et suivi sanitaire) sont recueillies par questionnaire en face à face. Ce questionnaire comporte également un volet alimentaire : pratiques d’allaitement et de sevrage, fréquence de consommation de groupes d’aliments, perceptions et représentations autour de l’alimentation de l’enfant. Nous avons également choisi d’élaborer un indice des pratiques alimentaires du jeune enfant sénégalais intégrant des variables sur les pratiques de nutrition de l’enfant (pratiques d’allaitement, utilisation d’un biberon…) ainsi que des scores de variété alimentaire (SVA) et de diversité alimentaire (SDA). Cette approche des pratiques alimentaires en terme de scoring est complétée par une phase qualitative d’observation participante au sein de familles d’enfants sélectionnés en fonction de leur statut nutritionnel et/ou socio-économique afin d’observer en temps réel l’alimentation effective du jeune enfant sur une journée. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Zones d’intervention et population d’étude L’enquête se déroule dans la ville de Dakar, sur deux sites, d’une part en centre urbain « ancien » au sein du Centre de Protection Maternelle et Infantile de Médina (commune de Dakar) et d’autre part, au Centre de Santé Dominique, en milieu périurbain (commune de Pikine-Guédiawaye). L’échantillon d’étude est constitué de 2 200 individus : 1100 filles et 1100 garçons répartis en 22 classes d’âge comprenant 50 individus par classe d’âge (25 filles/25 garçons). FIGURE 3. Grand, petit, rond : les enfants de Dakar (Photo Nicole Chapuis-Lucciani) Résultats attendus Cette étude permettra d’établir un bilan systématique et actualisé des pratiques alimentaires du jeune enfant à Dakar. Elle permettra de déterminer l’impact relatif des facteurs culturels, 60 ETUDE DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET DE LA CROISSANCE DU JEUNE ENFANT (0-3 ANS), EN MILIEU URBAIN ET PÉRIURBAIN À DAKAR, SÉNÉGAL religieux, socio-démographiques et environnementaux sur les pratiques alimentaires. Nous validerons l’indice synthétique des pratiques alimentaires du jeune enfant estimant la qualité globale du régime alimentaire, indice déjà utilisé dans d’autres pays d’Afrique comme par exemple au Burkina Faso (Sawadogo et al, 2006). Une corrélation positive de cet indice au statut nutritionnel de l’enfant (mesuré anthropométriquement) est attendue. Une base de données pluridisciplinaires sur l’alimentation et la croissance du jeune enfant, de la naissance à l’âge de 3 ans, sera mise en place. Cette étude donnera également la situation actuelle de la croissance d’un vaste échantillon d’enfants dakarois en bonne santé. FIGURE 4. Réunions d’enfants au village de Dougar (Photo Nicole Chapuis-Lucciani) L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Références bibliographiques ARIMOND (M.), RUEL (T.) 2002, Progress in developing an infant and child feeding index: an example using the Ethiopia Demographic and Health Survey 2000, Food Consumption and Nutrition Division Discussion paper n°143, International Food Policy Research Institute, Washington, USA. DILLON (J.C.) 1989, « Les produits céréaliers dans l’alimentation de sevrage du jeune enfant en Afrique », Céréales en régions chaudes, AUPELF-UREF, Ed. John Libbey Eurotext, Paris. DIOUF S., DIAGNE I., MOREIRA C., SIGNATE SY., FAYE O., NDIAYE O., SYLLA A., DIALLO I., THIAM D., DIOP B., THIAM I., GAYE I., SARR M., FALL M. 2002, «Integrated treatment of iron deficiency, vitamin A deficiency and intestinal parasitic diseases: impact on Senegalese children’s growth », Archives Pédiatriques, 2002, 9 (1):102-103. 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Note : cette étude est soutenue par la Fondation Nestlé (bourse de recherche 2010-2011 obtenue par Emilie Buttarelli) Les auteurs Emilie BUTTARELLI Doctorante à l’Université de la Méditerranée (Marseille, France) UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] Nicole CHAPUIS-LUCCIANI Directeur de Recherche au CNRS Directeur - adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] Lamine GUEYE Professeur des Universités Praticien Hospitalier Responsable de l’Unité de Neurophysiologie clinique, Service de Neurologie CHU Fann Dakar Directeur par intérim de l’UFR Sciences de la Santé UGB Saint-Louis (Sénégal) Directeur-Adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» - UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) - Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine, Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) courriel : [email protected] L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 62 Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation Chantal CRENN, Anne-Elène DELAVIGNE Mots-clés : alimentation, système alimentaire, anthropologie, méthodologie Introduction L’anthropologie de l’alimentation s’est constituée tardivement et lentement en spécialité (Hubert, Crenn 2006). Le contexte social actuel a joué dans son développement et son succès : interrogations vis-à-vis des problèmes de santé liés à l’alimentation, dans le cadre occidental (obésité, cancer) comme dans le cadre des pays du sud (développement des maladies chroniques), interrogations sur le modèle occidental d’alimentation face aux crises sanitaires et sociales (épizooties comme celle de la « vache folle ») ou en lien avec la notion de « développement durable » ou encore sous l’influence de l’idée de mondialisation. Anthropologues, psychologues, historiens, sociologues, géographes se sont maintenant saisis de ce domaine, engageant un dialogue dépassant ces disciplines. Le lien entre biologie et alimentation (Mennel et al 1992) mérite également d’être interrogé car c’est par lui que, pendant longtemps, la question alimentaire a été traitée. Ceux qui se sont penchés sur ce phénomène ont eu tendance à considérer les aliments uniquement comme permettant de faire fonctionner « la machine-corps ». Or, c’est l’aspect non nutritionnel qui constitue l’objet de recherche de l’anthropologie de l’alimentation. Elle consiste en la mise en place d’un dispositif d’observation scientifique de phénomènes d’ordre symbolique, émotionnel mais aussi culturel, économique et social et qui, paradoxalement, occupent une place centrale dans l’état nutritionnel et ce, de manière universelle. dans le champ de l’alimentation sans nous appuyer sur cette notion qui a été schématisée par plusieurs auteurs (J. Goody, J. Barrau, I. de Garine, A. Hubert, J.-P. Poulain …). Nous retiendrons, pour cet article, le schéma d’Annie Hubert qui nous semble posséder une valeur heuristique et pédagogique certaine (Hubert 1991). Il place au centre de son système l’individu, ce qui nous semble en anthropologie sociale être au cœur de notre investigation même si, comme le montre Annie Hubert (cf. figure 1), il est à resituer dans différents niveaux interdépendants. Figure 1 : Schéma d’un système alimentaire centré sur l’individu proposé par A. Hubert (1991) La notion de système alimentaire A la suite de Marcel Mauss, les anthropologues considèrent l’alimentation comme un « fait social total » et évoquent en filigrane la notion de « système alimentaire » sur laquelle nous allons insister. En effet, il nous a semblé impossible d’envisager la méthodologie de la recherche L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 63 Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation Intérêt de l’utilisation des méthodes d’anthropologie sociale L’alimentation nécessite une anthropologie du privé, une anthropologie de l’intime et de la longue durée L’alimentation et la cuisine relèvent de la sphère domestique et de l’intime et c’est une caractéristique majeure influençant fortement les conditions des enquêtes. Les méthodes développées par l’anthropologie sociale sont particulièrement bien adaptées pour gagner la confiance d’une famille, d’un individu, d’un groupe, d’un réseau (constituant l’unité d’observation abordable pour un chercheur et au centre de laquelle il se situe). Pour ce faire, l’anthropologue de l’alimentation adopte donc une méthode spécifique d’observation : « le terrain ». L’observation dite « participante », la proximité recherchée avec les enquêté(e)s, l’intérêt à faire émerger le point de vue propre à ses interlocuteurs(trices) et à lui donner du sens, la durée longue d’investigation et l’implication de l’enquêteur(trice) en sont autant d’aspects. C’est lorsqu’on atteint un certain seuil de familiarité (grâce à l’immersion et la longue durée) avec un lieu d’observation que l’on peut cesser d’interroger les personnes que l’on étudie. Les entretiens semi-directifs (relation de « face à face ») se révèlent utiles dans un premier temps car ils permettent d’éviter les contre-sens, de dépasser la simple description, et d’interroger le lien entre discursif et pratiques. Car l’anthropologue ne cherche pas à constituer des données chiffrées ni à émettre des statistiques mais à rendre compte de la complexité des habitudes alimentaires prises entre leurs dimensions symboliques et socio-économiques articulant besoins nutritionnels, habitudes régionales, nationales, ethniques, familiales, âge de la vie, statut social, genre, etc... Le sociologue Jean-Pierre Poulain rappelle combien l’étude des prises alimentaires par les grandes enquêtes utilisant des données déclaratives se heurte à la difficulté méthodologique « de l’objectivation des pratiques » (Poulain 2001 : 103-104). Seule une collecte de données à partir de la méthodologie de l’observation et sollicitant les représentations des personnes (par les entretiens) permet de produire des données fiables. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 L’articulation des données « micro » et « macro » L’anthropologie sociale doit ainsi savoir sortir de sa pratique méthodologique principale pour donner accès aux forces structurelles (les dimensions économiques, politiques) et à la dimension diachronique. En effet, la dimension économique de l’alimentation ne doit pas être négligée. C’est ce que montrent, dans un autre champ, M. Selim et L. Bazin (2001). Ils restituent au social et au culturel leur importance, mais en montrant en quelque sorte comment l’économique les modifie, voire les transforme. Dans le champ de l’alimentation, le cas des restaurants ou des commerces dits « ethniques » (dans le cadre d’une économie globalisée), par exemple, montre comment ces restaurants travaillent autant l’imaginaire des autochtones que des allochtones (Raulin 2000 ; Régnier 2004). Il est donc nécessaire de replacer les individus et groupe étudiés dans les systèmes de production, de distribution, d’approvisionnement, d’auto-production dans lesquels ils se situent. De la même manière, alors que les anthropologues sont très fréquemment sollicités pour répondre à des « questions de société », il est fondamental de resituer les individus et le groupe étudié dans les campagnes de prévention ou les programmes de santé et ainsi d’aborder le contexte idéologique de la demande institutionnelle (Fassin, Memmi 2004). Description succincte de la méthode Les données ethnographiques Après avoir défini un thème de départ (Beaud, Weber 2003) qui va servir de cadre de réflexion pour démarrer la pré-enquête puis l’enquête, il s’agit, concrètement, d’effectuer la transcription complète des conversations et entretiens enregistrés mais aussi de tenir un journal de terrain où toutes les informations observées et vécues par le(la) chercheur(e) peuvent être recueillies. Son utilisation nécessite de la rigueur pour constater la régularité des faits et des pratiques alimentaires observées (il faut dater, noter 64 Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation l’heure) et décrire l’environnement dans lequel les observations sont effectuées (descriptions des lieux, déplacement des personnes). Le journal de terrain permet également de noter les mots, les expressions significatives employées au cours d’un repas, d’un achat ou d’une préparation culinaire… Décrire les modes de consommation (Raulin 1999), c’est aussi relever les propos qui sont au cœur des interactions alimentaires. Ne pas noter les paroles, c’est manquer le sens des actions qu’on observe. Enfin, il est fondamental de rédiger dans ce journal de terrain les réflexions personnelles et les effets induits par la présence des anthropologues sur le déroulement de l’observation. Nous pensons par exemple à l’offre invariable du plat national au moment de nos observations au Sénégal ou l’exhibition au contraire de plats exotiques face à l’ethnologue française au Danemark, perçue en vis-àvis de la renommée de la gastronomie française et de la dévalorisation du modèle culinaire propre (Delavigne 2002), informations nécessaires aussi pour interroger l’ethnocentrisme du/de la chercheur(e). Que ce soit à partir des observations ou des entretiens, nous procédons à un découpage par thème. Ensuite nous analysons le contenu recueilli en fonction du thème de départ et du cadre conceptuel dans lequel nous nous inscrivons (la lecture d’ouvrages théoriques et de terrain est nécessaire). Si possible nous effectuons des enquêtes comparatives qui sont constitutives de la méthode anthropologique et peuvent être considérées comme un équivalent de l’expérimentation. Dans le cas de l’alimentation on peut comparer les « systèmes alimentaires » entre eux par exemple : environnement physique et social et types d’agricultures, techniques de récoltes et stockages, cuissons, politiques alimentaires etc … En anthropologie, la comparaison a une vertu heuristique ; comparer est intimement lié à la généralisation (« conférer du sens à la diversité » selon Françoise Héritier-Augé (1988) mais aussi au fait de dégager des structures pertinentes tout en restant vigilants quant aux spécificités des populations étudiées. Comme le souligne Pierre Bouvier (2000) « l’approche comparative dégage les processus contradictoires d’unifications et de diversification ». En anthropologie de l’alimentation nous accordons de l’importance à cet aspect L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 contradictoire qui est, à notre avis, l’élément créateur de la démarche comparative. L’analyse des faits A partir de tous les éléments pris en compte conjointement (histoire, économie, rapports hiérarchiques, rapports Nord/Sud, par exemple) et à partir des données ethnographiques recueillies sur le terrain, nous parviendrons à la définition d’un « système alimentaire ». Une fois le système alimentaire, au sein duquel se trouvent les personnes concernées par l’enquête, observé, décrit, et replacé dans 1’ensemble de la société, il faudra tenter d’analyser la signification de toutes les actions et éléments qui s’y imbriquent : production et acquisition des aliments, techniques de stockage et de transformation, repas, habitudes alimentaires du groupe et des catégories d’individus, transmission et apprentissage, rôle des aliments dans la vie sociale, religieuse, économique et politique. Nous tenterons alors de mettre en évidence la manière dont, à travers ce système, un groupe exprime ses valeurs, sa structure sociale et ses croyances. Dans cette approche, nous considérons la nourriture comme 1’instrument d’une expression sociale. C’est concevoir 1’aliment comme un symbole pris dans des rapports sociaux. L’anthropologie de l’alimentation, avec sa démarche scientifique de terrain, permet de mettre en évidence comment les comportements alimentaires ont une logique interne, souvent non biologique, et compréhensible à 1’analyse. Conclusion : les recherches en anthropologie de l’alimentation ; au carrefour de l’interdisciplinarité On l’aura bien compris, les enquêtes sont qualitatives et se basent sur la recherche de régularité mais aussi de singularités. Les données recueillies sont fines et fiables du fait de l’implication du chercheur sur la longue durée mais aussi à cause du phénomène de saturation pris en compte (Berthaux 2005). L’avantage de ce type d’enquête tient à l’accès à des données inaccessibles lors d’enquête quantitatives menées à grande échelle… L’inconvénient est le temps 65 Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation (et de ce fait le coût) nécessaire pour recueillir ces données de l’intime. Cette méthode de recherche en anthropologie sociale par l’alimentation s’accommode fort utilement de l’interdisciplinarité car elle permet, on l’a vu, une interprétation fine grâce à des enquêtes qualitatives basées sur des pratiques réelles et non construites par les enquêteurs mais elle permet également d’affiner des résultats quantitatifs comme l’ont démontré Guy de Thé et Annie Hubert (1988) dans le cas de la recherche effectuée sur le cancer du rhino pharynx. Références bibliographiques ALTHABE (G.) 1990, Ethnologie du contemporain et enquête de terrain, Terrain 14 : 126-131. BEAUD (S.) 1995, L’usage de l’entretien en sciences sociales. 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THE (G. de), HUBERT (A.) 1988, Modes de Vie et Cancers, Editions Robert Laffont, Paris, 320 p. 66 Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation Les auteurs Chantal CRENN Maitre de Conférence en Anthropologie sociale Université de Bordeaux III UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] Anne-Elène DELAVIGNE Chercheure Post-Doctorante UMR 7206 « Eco-anthropologie et Ethnobiologie » (Paris, France) CNRS/MNHN courriel : [email protected] L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 67 L’anthropologie biologique : une approche holistique pour étudier le vieillissement humain. Nicole CHAPUIS-LUCCIANI Vieillissement de la population, vieillissement individuel Mots-clés : vieillissement, longévité, adaptabilité, transition démographique L’augmentation généralisée de la durée de vie humaine et son corollaire, le vieillissement, sont des phénomènes récents dans l’histoire de l’humanité. Cette situation rend l’étude du vieillissement et de la longévité particulièrement pertinente pour l’anthropologue car elle modifie un certain nombre de paramètres au niveau de l’espèce. En effet, la durée pendant laquelle le corps vieillit s’allonge et de nouvelles pathologies liées à la dégénérescence se développent en particulier dans des populations jusqu’alors confrontées à des problèmes de surnatalité et de pathologies infectieuses. Le vieillissement est un processus biologique évolutif, complexe et multifactoriel, continuellement en interaction avec l’environnement physique, social et culturel dans lequel vivent les populations. Le phénomène de vieillissement transforme aussi l’organisation sociale institutionnelle et familiale. L’anthropologie aborde l’étude des rythmes de vieillissement par une approche synchronique (comparaison de populations vivant dans des milieux différents) ou diachronique par l’étude des transitions biologiques et socio-culturelles telles que celles accompagnant la ménopause ou la retraite. Cet état de fait interroge l’anthropologue qui étudie l’adaptabilité et la variabilité humaine dans ses dimensions temporelle et spatiale. - Comment l’humain s’adapte à une durée de vie plus longue sur les plans biologique et socio-culturel? - Quels facteurs environnementaux influencent sa durée de vie? - Comment les populations « gèrent » ce phénomène sur le plan de la santé, et sur les plans social et économique? La complexité des processus de vieillissement et la démarche holiste propre à l’anthropologie biologique impliquent l’apport de disciplines connexes : les sciences biologiques, médicales, humaines et sociales. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Le phénomène de vieillissement populationnel est lié à l’augmentation de l’espérance de vie, à la baisse de la natalité. Le vieillissement comporte des différences marquées selon les grandes régions écogéographiques en fonction des particularités et des contraintes du milieu physique et socio-économique. En effet, ces paramètres démographiques varient en fonction de facteurs tels que : - le niveau de vie et de revenus (PIB par habitant), - le niveau d’accès aux soins et à l’éducation de la population, - les politiques de santé et de régulation des naissances menées par les gouvernements, - le degré d’urbanisation et les mouvements de populations (migrations de/vers l’étranger), - l’organisation de la famille, etc… Les figures 1 et 2, réalisées d’après des données recueillies pour le « Rapport Mondial sur le Développement Humain » (Walkins 2005), illustrent bien ces interactions. Figure 1 : Espérance de vie en fonction du PIB pour 163 pays (Extrait de ChapuisLucciani, Drusini 2007). 68 L’anthropologie biologique : une approche holistique pour étudier le vieillissement humain. Figure 2 : Indice synthétique de fécondité en fonction du pourcentage de population urbaine pour 163 pays (Extrait de Chapuis-Lucciani, Drusini 2007). Il y a donc continuellement interactions, imbrications, entre les processus biologiques et l’environnement et l’on ne peut pas analyser le rythme biologique du vieillissement sans prendre en compte le contexte de vie si l’on veut comprendre et interpréter les processus adaptatifs. Etudier un processus complexe et évolutif Au niveau de l’individu, le vieillissement est un processus bio-culturel. En effet, pour l’anthropologue qui étudie les populations vivantes, l’Homme est un être biologique vivant dans un environnement physique et socioéconomique particulier dans lequel il grandit et vieillit, se nourrit et se reproduit. Cet être est aussi doté de capacités cognitives et d’affects qu’il développe au sein d’un système social organisé. Le vieillissement biologique commence dès la naissance et se termine à la mort de l’individu. L’OMS le définit comme un « processus graduel et irréversible de modification des structures et des fonctions de l’organisme résultant du passage du temps ». Tout au long de sa vie, les processus biologiques qui gouvernent la croissance et le vieillissement de l’individu sont dépendants de son mode de vie et en particulier de ses conduites alimentaires, de son suivi médical et de ses activités professionnelles, sociales et personnelles. Ces processus sont liés à l’environnement physique dans lequel il vit et à son niveau économique et son niveau d’éducation. Ils sont aussi influencés par la perception que l’individu a de son corps et par ses représentations sociales et culturelles. Et quand le corps n’est plus à l’optimum de ses capacités fonctionnelles, les perceptions psychologiques et les représentations sociales sont des facteurs encore plus importants pour la survie de l’individu. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Les organes et les structures biologiques « vieillissent » à des rythmes différents. Il n’y a pas de norme liée à l’âge chronologique qui pourrait servir de référentiel pour mesurer le vieillissement comme c’est le cas lorsque l’on étudie la croissance. En effet, si l’on considère par exemple les signes apparents de vieillissement que sont les cheveux blancs, ou les rides, on voit bien que leur apparition est très variable dans le temps selon les individus ou les populations, des facteurs tant génétiques qu’environnementaux induisant une variabilité très importante. Le vieillissement biologique « normal », c’est-à-dire « non pathologique », s’accompagne d’un certain nombre de pertes, de dégénérescences anatomiques et fonctionnelles entraînant des déficits et pouvant conduire à des incapacités voire des handicaps. De plus, avec l’avancée en âge, la prévalence de pathologies chroniques augmente : diabète, hypertension, maladies cardiovasculaires, ostéoporose, cancers…. Ces pathologies, plus ou moins invalidantes, sont généralement évolutives et nécessitent la mise en place de processus d’adaptation de la part des personnes concernées mais aussi de leur entourage, c’est-à-dire de la famille et des institutions. La difficulté de l’étude du vieillissement vient donc de la complexité des processus biologiques qui l’accompagnent. L’anthropologue doit alors choisir de recueillir un certain nombre d’indicateurs significatifs de l’état de santé, et de sa dégradation, en rapport avec l’aspect fonctionnel de l’organisme (par exemple, la force musculaire, la vision …) ainsi que des indicateurs de facteurs de risque et de morbidité (surcharge pondérale ou dénutrition, présence de pathologies 69 L’anthropologie biologique : une approche holistique pour étudier le vieillissement humain. chroniques évolutives). Ces indicateurs sont associés à des facteurs psychologiques informant de la perception, du vécu du vieillissement. La définition de la « qualité de vie » par l’OMS (OMS 2004) correspond bien aux facteurs à prendre en compte dans la mesure du vieillissement. La qualité de vie est considérée comme « la perception qu’a une personne de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs du lieu où elle vit, par rapport à ses objectifs, attentes, normes et préoccupations. Il s’agit d’un large champ conceptuel, englobant de manière complexe la santé physique de la personne, son état psychologique, son niveau d’indépendance, ses relations sociales, ses croyances personnelles et sa relation avec les spécificités de son environnement » (OMS, 2004). Cette définition, certes très large, donc nécessairement consensuelle, prend bien en compte l’ensemble des facteurs de bien-être et permet de déterminer des indicateurs sur différents plans. La qualité de la vie des personnes âgées est largement déterminée par leur capacité à conserver autonomie et indépendance. Ces deux derniers concepts dépendent tout autant de l’état de santé physique de la personne (présence ou non de pathologies handicapantes) que de sa place dans la société (la dépendance est un concept social qui varie selon les pays et les cultures) (Henrard, 1996 ; Caradec, 2001 ; Tubiana, 2003 ; Davis et Friedrich, 2004 ; Macia et al. 2007). Les modes d’approche Afin d’appréhender le processus de vieillissement dans sa complexité, les approches s’opèrent à différents niveaux : - Par une approche synchronique : au niveau des populations, sont comparés les modes de vie des populations de différents pays et, au sein d’une même population, ceux des ruraux, des urbains et des personnes qui ont émigré dans un autre pays. - Par une approche diachronique : en analysant les transitions (et les ruptures) biologiques et/ou socio-économiques (par exemple handicap, veuvage …) et les transmissions intergénérationnelles de savoirs et de pratiques. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 L’approche synchronique Cette approche peut être intra-populationnelle. Elle permet d’analyser l’évolution des processus de vieillissement au sein d’une population en fonction du lieu de vie, urbain ou rural, qui implique des modes de vie différents ou/et un niveau socio-économique et un accès aux soins contrastés (Drusini, 2000 ; Fortunato, Drusini 2005 ; ChapuisLucciani et al. 2009). Cette approche est particulièrement appropriée pour étudier les populations impliquées dans le processus de transition démographique ou pour mesurer l’influence de l’urbanisation sur les besoins socio-sanitaires des personnes âgées (cf. par exemple Coumé 2000, au Sénégal). Les processus de migration à l’intérieur d’un pays (exode rurale) et vers d’autres pays, qui engendrent des modifications rapides des modes de vie, susceptibles d’influencer les différentes dimensions du vieillissement, fournissent aussi des sujets pertinents pour étudier l’impact de l’environnement et du mode de vie sur une population, sans biais liés aux facteurs génétiques (Schulz et al, 2006 ; El Bcheraoui, Chapuis-Lucciani 2008). L’approche comparative peut aussi être inter-populationnelle. Ses objectifs sont d’étudier le rythme du processus biologique de vieillissement dans différents pays en fonction des modes de vie, des différences socio-culturelles, économiques et politiques, mais aussi de confronter les conceptions du vieillissement et de la vie au grand âge très différentes dans les pays occidentaux et les pays africains et asiatiques où les « vieux » sont considérés comme des sages (Bâ, 1972 ; Thomas, 1983 ; Launer, Harris 1996 ; Puijalon, Trincaz 2000 ; Willcox et al., 2002). En effet, les relations entre l’état de santé des personnes âgées et les facteurs psycho-sociaux et culturels : valorisation sociale ou au contraire stigmatisation, estime de soi, force du réseau familial ou relationnel vs institutionnel, sont appropriées à étudier dans le cadre de l’anthropologie biologique (Hausdorff et al. 1999 ; Davis et Friedrich, 2004 ; Macia et al. 2009). 70 L’anthropologie biologique : une approche holistique pour étudier le vieillissement humain. L’approche diachronique Conclusion Il s’agit d’étudier les transitions et les ruptures qui surviennent au cours de la vie, les phénomènes biologiques comme la ménopause (et l’andropause) et l’apparition de pathologies chroniques (maladies cardio-vasculaires et endocriniennes, handicaps moteurs ou perceptifs, etc …) qui entraînent des changements de mode de vie (conduites alimentaires et observance des médications en particulier). Il en va de même en ce qui concerne l’analyse des transformations et des adaptations du mode de vie dues à des changements socioéconomiques tels que le passage à la retraite, le veuvage ou le changement de domicile (par exemple, l’entrée dans une institution pour personnes âgées). (Sundquist, Johansson 1998 ; Macia et al. 2008) Un autre thème d’étude concerne les personnes âgées immigrées, qui, au moment de la retraite, n’ont plus le choix de « rentrer au pays » essentiellement pour des raisons de santé, mais aussi pour des raisons socio-économiques et culturelles, et cumulent les complications de la vieillesse : vulnérabilité due à la pénibilité de leur activité professionnelle, mauvaises conditions de logement, isolement familial et culturel (Muñoz, 1999 ; Attias-Donfut, 2006). Intéressantes aussi sont les études portant sur les migrants qui effectuent des allers et retours entre le pays d’origine et le pays d’immigration ; elles permettent d’appréhender les « bricolages culturels » caractérisant leurs modes de vie et leurs pratiques sanitaires. Une autre approche consiste à étudier l’évolution des modes de vie au cours des générations afin de mettre en exergue les transmissions de savoir, de savoir-faire et de savoir-être entre les générations. L’étude des conduites alimentaires, en particulier en relation avec certaines maladies chroniques telles que le diabète ou l’hypertension, et des pratiques de santé (suivi médical, observance, hygiène bucco-dentaire) sont des objets d’études particulièrement pertinents (par exemple, Crenn 2003). Pour bien comprendre le caractère évolutif et la diversité du processus de vieillissement, l’anthropobiologiste doit donc interroger le corps. Il mesure sa taille, son poids, sa capacité respiratoire, son acuité visuelle et auditive, son état bucco-dentaire, sa force musculaire, il inventorie ses pathologies … Ces indicateurs donnent une « image » de son état de santé physique qu’il met en perspective avec des indicateurs environnementaux et socio-économiques et des indicateurs d’identité sociale et psychologique, reflets de son bienêtre et de sa qualité de vie. Les approches, synchronique ou diachronique, sont réalisées par des méthodes qualitatives et quantitatives dont nous verrons des illustrations dans d’autres articles de cet ouvrage. Enfin, l’interdisciplinarité est une nécessité pour aborder d’étude du vieillissement dans sa complexité. Son étude ne peut en effet se faire que dans une démarche holiste impliquant l’apport de disciplines connexes tant au sein de l’anthropologie biologique que des autres domaines scientifiques. Différentes sous-disciplines anthropologiques sont impliquées dans le thème du vieillissement : l’anthropologie démographique, l’anthropologie de la santé, l’alimentation et la nutrition, la morphologie et l’anthropologie des représentations du corps. Enfin, d’autres domaines scientifiques entrent en interaction étroite avec le champ de l’anthropologie du vieillissement : la biologie et la médecine (gériatrie, rhumatologie, dermatologie, endocrinologie, stomatologie, ophtalmologie…), l’épidémiologie et la santé publique, la démographie, la sociologie et la psychologie sociale. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 71 L’anthropologie biologique : une approche holistique pour étudier le vieillissement humain. Références bibliographiques ATTIAS-DONFUT (C.) 2006, L’enracinement. Enquête sur le vieillissement des immigrés en France, Armand Colin, Paris, 358 p. BA (A.A.) 1972, Aspects de la civilisation africaine, Présence Africaine, Paris, 140 p. CARADEC (V.) 2001, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, Nathan Université, Saint-Germain-du-Puy. CHAPUIS-LUCCIANI (N.), DRUSINI (A.) 2007. Anthropologie du vieillissement et de la longévité. In L’homme et sa diversité. 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Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Fatoumata HANE, Aissatou SIGNATE, Enguerran MACIA, Mamadou COUME, Bérengère SALIBA-SERRE, Lamine GUEYE Mots-clés : vieillissement, population sénégalaise, transition démographique, migrations Contexte de l’étude Le vieillissement est un processus multifactoriel et évolutif tant au plan biologique que socio-économique et culturel. L’intérêt d’étudier la population sénégalaise par une approche anthropobiologique tient au fait qu’elle est confrontée à trois phénomènes démographiques concomitants impulsant des modes de vie et des états sanitaires nouveaux. En effet le pays est dans une dynamique de transition démographique entrainant une augmentation de la population âgée. Le deuxième phénomène est l’urbanisation massive en particulier vers la capitale. Enfin, le pays est confronté à une émigration importante essentiellement vers les pays occidentaux. Le vieillissement de la population entraîne l’apparition de pathologies chroniques évolutives liées à l’âge (cardio-vasculaires, bronchopulmonaires, ostéo-articulaires, métaboliques, oncologiques, neuropsychiatriques …) pouvant évoluer vers des incapacités fonctionnelles. Ce phénomène sanitaire est accentué par l’urbanisation qui provoque changements alimentaires et sédentarisation et favorise ainsi l’émergence des pathologies cardio-vasculaires et métaboliques. Comme d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal subit en effet la transition nutritionnelle (Maire, Delpeuch 2004). Avec l’amélioration des revenus et l’urbanisation croissante, les régimes riches en sucres complexes et en fibres font place progressivement à des régimes énergétiques denses, riches en lipides et sucres simples. Si la ville propose une plus grande diversité dans l’offre alimentaire, cette diversité implique l’apport d’aliments industriels plus caloriques. De plus, comme le montre une étude réalisée au Cameroun les urbains L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 dépensent moins d’énergie que les ruraux ; le bilan énergétique des ruraux reste à peu près équilibré, alors qu’il est en moyenne en excès chez les urbains, compte tenu de leur fort taux de sédentarité (Pasquet et al. 2003). Enfin, ces trois phénomènes démographiques transforment non seulement les modes de vie et les pathologies mais aussi la structure et l’organisation de la famille. En Afrique sub-saharienne, c’est le principe d’aînesse qui régit une organisation hiérarchique de la famille et les enfants ont la charge de leurs parents âgés. Au Sénégal, les personnes âgées sont perçues positivement, respectés, l’avancée en âge apportant expérience et sagesse alors que dans les pays occidentaux le vieillissement est socialement dévalorisé (Trincaz 1998 ; Puijalon, Trincaz 2000 ; Macia et al. 2007). Si les représentations liées aux valeurs sociales « traditionnelles » perdurent, cette conception sociale pourrait être battue en brèche par les changements démographiques actuels : migrations des jeunes vers les villes et l’occident, augmentation de la proportion d’âgés, baisse de la natalité. Les vieux seront alors moins entourés et que dire de ceux qui vieillissent en occident sans famille proche. Problématique Les phénomènes de vieillissement de la population et l’urbanisation sont des processus récents au Sénégal. De plus, la forte migration des ruraux vers les villes sénégalaises, en particulier vers la capitale Dakar et vers l’étranger, donne l’opportunité de comparer une population vivant dans des environnements de vie contrastés (rural, urbain, France) et de mettre en évidence une possible influence de l’environnement (et du mode de vie associé) sur la santé, comme cela a été montré chez les Pima du Mexique (Schulz et al. 2006). Par ailleurs, les pathologies cardio-vasculaires et métaboliques sont 74 Une approche synchronique du vieillissement : exemple d’étude de la population sénégalaise âgée. actuellement reconnues comme un problème de santé publique au Sénégal. Cependant peu d’études récentes portent sur ces pathologies et leurs facteurs de risque (Kane et al. 1995 ; Holdsworth et al. 2004 ; Fezeu et al. 2006 ; Duboz et al. 2010 ; Macia et al. 2010), d’où la nécessité de faire un état des lieux de l’état de santé des âgés le plus souvent atteint de pluri-pathologies. La prise en charge médicale et sociale des âgés est différente selon le lieu de vie. Le milieu rural sénégalais quoique très bien structuré sur le plan sanitaire (des centres de santé sont répartis sur tout le territoire) souffre d’un déficit chronique de médecins ; les soins sont très fréquemment donnés par des infirmiers. En France, les migrants bénéficient de l’assurance maladie ; mais sont-ils pour autant bien suivis médicalement quand ils sont atteints de pathologies chroniques ? Enfin, sur le plan familial et social, tant institutionnel qu’informel, quelles conséquences va avoir le passage de la famille élargie à la famille restreinte en particulier en ville et dans les pays d’immigration quand les âgés seront atteints d’handicaps nécessitant une prise en charge particulière ? Objectifs Le premier objectif de cette étude est de mesurer l’impact de l’urbanisation et de la migration sur une population génétiquement homogène au sens anthropologique du terme (dans ce cas, 4 grands-parents sénégalais) en comparant des populations vivant dans des environnements de vie différenciés : au Sénégal (milieu rural / milieu urbain) et en France. Le deuxième objectif est de faire un état des lieux de la santé des personnes âgées sénégalaises, de leur suivi médical, de leur mode de vie et de leur environnement familial et social. Enfin, le troisième objectif porte sur les perceptions du vieillissement et de la vieillesse : nous faisons l’hypothèse que le lieu de vie peut influer sur cette perception, les Sénégalais vivant en France peuvent subir l’influence de la société occidentale dans laquelle ils vivent. Les urbains vivants dans leur pays peuvent aussi sentir l’influence de la « modernité » L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 à l’occidentale (influence de l’individualisation des modes de vie, mais aussi des médias sur les jeunes générations). Au Maroc, par exemple, une perception négative de la vieillesse commence à apparaître en milieu urbain (Macia et al. 2009). Méthodes Pour répondre à ces objectifs nous avons utilisé une méthode comparative : des échantillons de population prélevés dans des milieux différenciés (rural, urbain, étranger). Nous avons associé des mesures anthropométriques, permettant de mesurer l’état physique, à un questionnaire au cours duquel nous avons recueilli des indicateurs socio-démographiques, socioéconomiques, sanitaires et alimentaires ainsi que des informations concernant la perception de la santé, du corps, du vieillissement et de la vieillesse. Cette méthode est utilisée, au sein de notre équipe, pour étudier les populations âgées de plusieurs pays (El Bcheraoui, ChapuisLucciani 2008 ; Chapuis-Lucciani et al. 2009a ; 2009b ; ChapuisLucciani 2010). La population d’étude est répartie en plusieurs lieux d’enquête : Dakar et banlieue, trois villages sénégalais (Dougar, Rao et Toubab Dialaw) et Marseille. Toutes les personnes enquêtées sont soumises à un entretien en face à face fondé sur un questionnaire composé de questions fermées et de questions ouvertes. Les informations recueillies au cours du questionnaire portent sur : - des indicateurs socio-économiques (niveau d’études, professions exercées au cours de la vie active, activité, chômage, préretraite ou retraite, revenus, origine et composition de la famille, pratique d’une religion…) - des indicateurs d’insertion sociale (vie en famille nucléaire ou élargie, réseau familial et amical, intégration dans le quartier …) - des indicateurs psycho-sociaux (test d’estime de soi, autoperception de la santé, auto-perception du vieillissement). 75 Une approche synchronique du vieillissement : exemple d’étude de la population sénégalaise âgée. - des indicateurs d’activité : participation à des activités sociales, sportives, intellectuelles ou artistiques. - un état des pathologies chroniques connues (diabète, maladies cardiovasculaires, obésité…) et accidents anciens et récents (opérations, fractures …) - un état du suivi médical : fréquence des visites médicales généralistes et spécialistes, soins bucco-dentaires (entretien de la denture, appareillage, prothèses), soins de la vision (fréquence des contrôles de la vue, port de lunettes adaptées, chirurgie de la cataracte…), soins de l’audition (fréquence des contrôles auditifs, appareillage), fréquentation des tradi-praticiens. - un état de l’usage et de l’accès aux médicaments, des types de médicaments utilisés (médicaments industriels, phytothérapie….) L’entretien est suivi de la prise de mesures anthropométriques (taille, poids, tour de taille, tour de hanche, périmètre brachial, force de préhension, état dentaire, pression artérielle, vision de prés et de loin, état dentaire). Intérêt et limites de la méthode L’approche que nous avons adoptée est synchronique. Nous avons comparé des échantillons d’une population vivant dans des environnements différents. L’intérêt de la méthode comparative est qu’elle ne nécessite pas des échantillons aussi importants que les études épidémiologiques pour obtenir des données statistiques valides. Les enquêtes sont réalisées par des médecins et des socioanthropologues sénégalais dans la langue la plus couramment parlée par les enquêtés (Wolof ou Français). Elles sont effectuées en face à face et sont suivies de prises de mesures. Cela permet d’avoir des données plus fiables que les enquêtes par téléphones ou par écrit (prises de mesures pas possibles dans ce cas). Les questions fermées impliquant un commentaire sont systématiquement suivies de questions ouvertes (par exemple, la question «A votre avis, les gens perçoivent les L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 personnes âgées de façon : plutôt positive / plutôt négative / neutre» est suivie de la question « pourquoi »). Cette méthode permet d’obtenir des données quantitatives associées à des données qualitatives visant à interpréter les réponses codées (Macia et al. 2007, 2009). Enfin, il n’y a très rarement des données manquantes (contrairement à ce qui est souvent observé dans les enquêtes de masse). Cependant, les limites de cette démarche sont que nous sommes confrontés, comme pour tout type d’enquête, aux limites du déclaratif concernant les pathologies déclarées ; il serait utile de pouvoir pratiquer des examens biologiques et des explorations fonctionnelles dans la mesure où beaucoup d’enquêtés ne bénéficient pas régulièrement d’un suivi médical correct. Seules les prises de pression artérielle ont été effectuées dans le cadre de cette étude pour des raisons financières. Remerciements Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un contrat de l’Institut National de Prévention et d’Education pour la Santé (INPES) et d’un programme du CNRS (ACI “Constructions, normes et écarts” No. 045398) Références bibliographiques CHAPUIS-LUCCIANI (N.) 2010, L’anthropologie biologique : une approche holistique pour étudier le vieillissement humain, in ChapuisLucciani N., Guihard-Costa A.-M., Boëtsch G. (éds.), L’anthropologie du vivant : objets et méthodes. CHAPUIS-LUCCIANI (N.), GUEYE (L.), COUMÉ (M.), MACIA (E.), HANE (F.), SALIBA-SERRE (B.) 2009a, Obesity, overweight and hypertension in the Senegalese elderly living in Senegal and in France. Influence of migration, Obesity, 17, Supplement 2: S164 76 Une approche synchronique du vieillissement : exemple d’étude de la population sénégalaise âgée. CHAPUIS-LUCCIANI (N.), LAHMAM (A.), ABOUSSAD (A.), MELLOUKI (N.), NAJIH (A.), BOETSCH (G.), BAALI (A.) 2009b, Influence de l’environnement socio-culturel et du lieu de vie sur l’état de santé des Marocains âgés de 50 ans et plus, Communication au colloque du GALF 2009, Biologie, environnements et comportements des populations humaines : passé, présent, futur, Bordeaux : 27-29 mai 2009. DUBOZ (P.), MACIA (E.), GUEYE (L.), CHAPUIS-LUCCIANI (N.) 2010, Migrations internes, auto-évaluation de la santé, hypertension artérielle et obésité à Dakar (Sénégal), Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris (sous-presse) EL BCHERAOUI (C.), CHAPUIS-LUCCIANI (N.) 2008, Obesity in the Lebanese elderly: prevalence, relative risks and anthropometric measurements, Lebanese Medical Journal, 56 (3): 174-180. FEZEU (L.), BALKAU (B.), KENGNE (A.P.), SOBNGWI (E.), MBANYA (J.C.) 2006, Metabolic syndrome in a sub-Saharan African setting: Central obesity may be the key determinant. 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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 MACIA (E.), LAHMAM (A.), BAALI (A.), CHAPUIS-LUCCIANI (N.) 2009, Perception of age stereotypes and self-perception of aging: a comparison of French and Moroccan population, Journal of CrossCultural Gerontology 24 (4): 391-410. DOI 10.1007/s10823-0099103-0 MAIRE (B.), DELPEUCH (F.) 2004, La transition nutritionnelle, l’alimentation et les villes dans les pays en développement. Cahiers d’Etudes et de Recherches Francophones / Agricultures, 13(1): 2330. PASQUET (P.), TEMGOUA (L.S.), MELAMAN-SEGO (F.), FROMENT (A.), RIKONG-ADIE (H.) 2003, Prevalence of overweight and obesity for urban adults in Cameroon. Annals of Human Biology, 30: 551562 PUIJALON (B.), et TRINCAZ (J.) 2000, Le droit de vieillir, Fayard, Paris SCHULZ (L.O.), BENNETT (P.H.), RAVUSSIN (E.), KIDD (J.R.), KIDD (K.K.), ESPARZA (J.), VALENCIA (M.E.) 2006. 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Fatoumata HANE Enseignante Chercheure - UMR 912 SE4S «Sciences économiques et sociales, Sociétés et Santé» (Marseille, Dakar) IRD/ ANRS - UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) Assistante à l’Université de Ziguinchor (Sénégal) courriel : [email protected] Aissatou SIGNATE Docteur en médecine - Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine, Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] Bérengère SALIBA-SERRE Ingénieur d’Étude en Statistique au CNRS - UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle ; CNRS, Université de la Méditerranée, EFS (Marseille, France) courriel : [email protected] Lamine GUEYE Professeur des Universités Praticien Hospitalier Responsable de l’Unité de Neurophysiologie clinique, Service de Neurologie CHU Fann Dakar Directeur par intérim de l’UFR Sciences de la Santé UGB Saint-Louis (Sénégal) Directeur-Adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» - UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) - Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine, Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) courriel : [email protected] Enguerran MACIA Chargé de Recherche au CNRS - UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] Tél : 06 79 65 27 45 Mamadou COUME Gériatre Médecin Chef du Centre de Gériatrie Gérontologie de l’Institution de Prévoyance Retraite du Sénégal Chef de Clinique Assistant Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine, Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) et UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 78 De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours… Anne-Marie FERRANDEZ, Bérengère SALIBA-SERRE, Philipe BARRETO Mots-clés : vieillissement, activité physique, limitations fonctionnelles, sondage aléatoire stratifié à allocation proportionnelle Cet article se propose de décrire l’enchainement méthodologique utilisé pour étudier une problématique anthropologique donnée. L’exemple choisi concernera la question suivante : « Quels sont les effets de l’exercice physique sur l’amélioration de la santé et du bien-être, et sur la réduction des limitations fonctionnelles, chez les personnes âgées ?». Présentation du domaine scientifique dont relève la méthodologie utilisée La problématique concerne l’anthropologie biologique et culturelle, et plus particulièrement l’anthropologie du vieillissement. Elle s’inscrit dans un contexte où l’individu est compris dans sa dimension à la fois physiologique, psychologique et sociale. L’aspect pluridisciplinaire de la question posée laisse présager de la multiplicité des méthodes qui pourront être mises en œuvre pour répondre à cette problématique. Choix et Intérêts de la méthode Plusieurs types d’observables sont impliqués, aussi bien quantitatifs que qualitatifs. Nous utiliserons donc plusieurs méthodes. De plus la question est complexe : elle interroge clairement sur les « effets de … ». Il faudra donc mettre en évidence une relation de cause à effet. On commencera par tester des associations. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Description succincte de la méthode La suite méthodologique peut être résumée de la façon suivante : * Choix d’une population et échantillonnage * Enquête au moyen d’un questionnaire – Recherches d’associations et – Constitution d’un vivier * Construction de trois groupes – Homogènes sur des variables choisies * Recherche d’intervention – Effet de groupe – Effets avant-après (court terme, long terme) Observons plus en détail chacune de ces étapes. > Choix d’une population et échantillonnage La réalisation de l’enquête implique de travailler à partir d’un échantillon de la population d’intérêt et donc de réfléchir à l’élaboration d’un plan de sondage. La population, pour cette étude, est celle des adhérentes et adhérents à la Mutuelle Générale de l’Education Nationale des Bouches-Du-Rhône (MGEN-13) en 2007, âgés de 60 ans ou plus et résidant à Marseille, hors institutions spécialisées. La base de sondage a été obtenue directement auprès de la MGEN-13, à partir de la liste de tous ses adhérents. La taille de la population d’intérêt définie ci-dessus s’élevait alors à 8533 individus. En fonction du problème posé et des éléments disponibles au moment de l’enquête, notamment de l’information disponible dans la base de sondage, nous avons alors été amenés à choisir une méthode de sondage nous permettant de construire un échantillon aléatoire d’individus. Cet échantillon devait correspondre aux caractéristiques que nous avons choisies. Ainsi, nous avons sélectionné un échantillon de 1000 personnes par la méthode du sondage aléatoire stratifié à allocation proportionnelle. Cette méthode de sondage consiste en un tirage aléatoire multiple. 79 De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours… Son principe est le suivant: - On stratifie l’échantillon selon les variables choisies. Dans notre cas, la population d’intérêt est partitionnée en 10 sous-ensembles appelés strates. Elle a en effet été préalablement stratifiée sur le sexe (2 classes), et l’âge (5 classes : 60-64 ans, 65-69 ans, 70-74 ans, 75-79 ans, 80 ans et plus). - On applique un taux de sondage identique dans chacune des 10 strates. - On effectue au sein de chacune des 10 strates, la méthode du tri aléatoire. - Ainsi l’échantillon représente la population strate par strate et constitue un modèle réduit de la population d’intérêt. > Enquête au moyen d’un questionnaire Les données nécessaires à l’étude ont été recueillies grâce à des auto-questionnaires envoyés à domicile par courrier postal auprès de l’échantillon de 1000 personnes. Cet auto-questionnaire comporte plusieurs volets : – Les caractéristiques socio-démographiques – La santé perçue et la santé générale – La satisfaction corporelle : apparence et forme physique – La limitation fonctionnelle – L’activité physique : intensité, fréquence et durée sur les 7 jours précédents Au total, 1000 adhérents de la MGEN-13 ont été sollicités par courrier pour aboutir à un échantillon de 535 répondants. Le taux de participation (rapport entre le nombre d’individus ayant renvoyé leur auto-questionnaire et le nombre d’individus à qui un questionnaire a été envoyé) s’élève donc à 53,5%. Les caractéristiques (sexe et âge) des répondants ont été comparées à celles de la population d’intérêt. La répartition similaire par classes d’âge et sexe et le taux de sondage identique dans chaque strate laisse penser que les non-répondants et les répondants ne différaient pas suivant le sexe et l’âge (cf tableau I). L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 La constitution d’un tel vivier représente une étape essentielle pour mettre en place la recherche d’intervention. Ainsi, à la fin du questionnaire, on demandait à l’enquêté s’il était d’accord ou non pour participer à une recherche ultérieure : la recherche d’intervention. La formulation était la suivante : « Un petit nombre de personnes interrogées dans cette enquête seront invitées à participer à une recherche ultérieure, où l’on tentera d’établir de façon précise l’effet d’un exercice physique ou intellectuel, pratiqué au club des retraités de la MGEN-13, sur la santé et le bien-être ». Tableau I. Comparaison entre la répartition par strate des répondants et de la population mère Sexe hommes femmes Population (N=8533) Age n % 60-64 765 9 65-69 709 8,3 70-74 562 6,6 75-79 364 4,3 80 et plus 421 4,9 60-64 1519 17,8 65-69 1370 16,1 70-74 1026 12 75-79 683 8 80 et plus 1114 13,1 Répondants (n=535) n % 44 8,2 46 8,6 37 6,9 30 5,6 30 5,6 101 18,9 84 15,7 62 11,6 36 6,7 64 12 > Construction des trois groupes Le but est de constituer des groupes appariés sur la base du sexe, de l’âge, de la CSP et de toute autre variable apparue comme pertinente lors de la première phase de l’étude, au sein desquels on réalisera des tirages aléatoires. 80 De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours… > Recherche d’intervention Parmi les 535 répondants, un peu moins de la moitié (250), a accepté de participer à cette recherche et 60 individus participeront effectivement à la recherche d’intervention dont le but est, rappelons-le, de tester les effets de l’exercice physique sur la santé, le bien-être, et les capacités fonctionnelles. Nous mettons en place une recherche d’intervention où l’on explore à l’échelon individuel, dans un suivi longitudinal, les progrès en six mois d’un groupe « expérimental » par rapport à un groupe « témoin » ou « contrôle ». Il s’agit de tester, sur des variables choisies, les effets « AvantAprès » chez des personnes qui pratiquent, au sein du club des retraités MGEN-13, un exercice soit physique soit intellectuel, soit ne font aucun exercice en collectif. Les effectifs envisagés pour les trois groupes ainsi définis seront respectivement de 24, 24 et 12. Il faudra toutefois éviter certains biais possibles comme le biais de «préférence» qui consisterait à attribuer chaque individu dans le groupe qu’il aurait choisi. > Analyses statistiques En ce qui concerne le traitement statistique des informations collectées, nous envisageons de commencer par une approche exploratoire multidimensionnelle dont le but est d’observer et décrire les données. Les méthodes statistiques que nous utilisons alors pour traiter les données sont principalement exploratoires comme l’analyse en Composantes Principales (ACP) qui nécessite des variables continues, l’Analyse des Correspondances Multiples (ACM) qui nécessite des variables qualitatives ou l’Analyse Factorielle Multiple (AFM) qui est une synthèse de l’ACP et de l’ACM et qui nécessite des groupes de variables. La démarche statistique sera ensuite explicative. Des analyses de régressions seront mises en œuvre, tout cela en fonction de la nature et de la structure des données. Les principales analyses envisagées seront : * Des régressions linéaires - Une variable quantitative expliquée par une ou plusieurs L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 variables quantitatives ou qualitatives * Des régressions logistiques (binaires ou polytomiques) - Une variable qualitative expliquée par une ou plusieurs variables (quantitatives ou qualitatives) * Des régressions PLS - Technique permettant de contourner certains obstacles de la régression linéaire Avantages et limites de la méthode Le parcours que nous décrivons montre concrètement la démarche pas à pas, suivie par le chercheur successivement confronté aux limites de chaque méthode, et à l’éventuelle nécessité d’en choisir une plus appropriée. Références bibliographiques Publications récentes des auteurs sur le sujet FERRANDEZ (A.M.), BARRETO (P.S.), VENTELOU (B.), SALIBASERRE (B.), DAVIN (B.), THIEBAUT (S.) 2008, Âge et sédentarité : la pratique de l’activité physique comme source de disparités de santé face au vieillissement. Revue d’Epidémiologie et de Santé Publique 56S: S356–S375. BARRETO (P.S.), FERRANDEZ (A.M.) 2007, Le processus incapacitant au cours du vieillissement : rôle de l’exercice/activité physique. Bulletins et Mémoire de la Société d’Anthropologie de Paris 19(3-4): 221-232 BARRETO (P.S.), MACIA (E.), CHAPUIS-LUCCIANI (N.), FERRANDEZ (A.M.) 2009, Exercise and aging: relationships between functional fitness, body mass index and psychosocial variables, Bulletins et Mémoire de la Société d’Anthropologie de Paris 21(1-2): 79-91. 81 De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours… > On pourra consulter : Pour les techniques statistiques SAPORTA (G.) 2006, Probabilités, analyses des données et statistiques, Editions Technip, Paris, 656 p. En ce qui concerne les ACP, ACM ESCOFFIER (B.), PAGES (J.) 2008, Analyses factorielles simples et multiples : Objectifs, méthodes et interprétation, Dunod, Paris, 318 p. En ce qui concerne les régressions logistiques HOSMER (D. W.), LEMESHOW (S.) 2000, Applied logistic regression, John Wiley and sons, New York, 397 p. BOUYER (J.), HEMON (D.), CORDIER (S.), DERRIENNIC (F.), STÜCKER (I.), STENGEL (B.), CLAVEL (J.) 1995, Epidémiologie. Principes et méthodes quantitatives, Editions INSERM, Paris, 498 p. En ce qui concerne le sondage aléatoire stratifié à allocation proportionnelle ARDILLY (P.) 2006, Les techniques de sondage, Editions Technip, Paris, 311 p. Les auteurs Anne-Marie FERRANDEZ Chargée de recherche CNRS - UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle (Marseille, France) CNRS, Université de la Méditerranée, EFS courriel : [email protected] Bérengère SALIBA-SERRE Ingénieur d’Étude en Statistique au CNRS - UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle ; CNRS, Université de la Méditerranée, EFS (Marseille, France) courriel : [email protected] Philipe DE SOUTO BARRETO Master scientifique en «Activité physique et santé»; Master scientifique en «Anthropologie Biologique»; Doctorant l’Université de la Méditerranée UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle (Marseille, France) CNRS, Université de la Méditerranée, EFS courriel : [email protected] En ce qui concerne les régressions linéaires MOTULSKY (H.) 2002, Biostatique : une approche intuitive, De Boeck & Larcier, Bruxelles, 484 p. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 82 Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle Philipe DE SOUTO BARRETO, Anne-Marie FERRANDEZ Mots-clés : aînés, limitation physique, validité, santé Problématique Pour qu’un individu puisse vivre de façon indépendante, il doit pouvoir réaliser quotidiennement certaines activités. Selon Graf (2008) celles-ci peuvent faire appel aux capacités physiques (e.g., marcher quelques centaines de mètres) comme aux capacités cognitives (e.g., utiliser le téléphone, gérer l’argent). Les activités instrumentales de la vie quotidienne (AIVQ) font partie de ces activités (Hayakawa et al., 2010). Il existe plusieurs échelles d’AIVQ qui ont été élaborées afin d’évaluer les limitations fonctionnelles, c’est-à-dire les limitations dans la réalisation de ces activités. L’échelle la plus connue, et souvent utilisée dans des études avec des personnes âgées (≥ 60 ans) est l’échelle de Lawton, qui évalue les capacités pour utiliser le téléphone, faire les courses, faire la cuisine, faire le ménage, laver le linge, utiliser des transports publics, prendre les médicaments, et gérer l’argent (Louis, 2010). Comme l’échelle de Lawton, les échelles d’AIVQ (Han et al., 2009 ; Oliveira et al., 2009 par exemple) évaluent généralement aussi bien des activités plutôt physiques (e.g., marcher dans la rue, activités ménagères) que d’autres activités plutôt cognitives (e.g., gérer l’argent). Néanmoins, à notre connaissance, aucune échelle d’AIVQ n’évalue la capacité cardiorespiratoire, l’aptitude musculaire, et la souplesse, ces trois capacités physiques étant les principales à subir un déclin au cours du vieillissement (Barreto et Ferrandez, 2007). Malgré l’enjeu important que représente la mesure des limitations physiques fonctionnelles d’une population, peu d’échelles AIVQ ont été scientifiquement validées (Han et al., 2009). Pour qu’un outil soit considéré comme valide, plusieurs procédures doivent être réalisées. La validité de critère est l’une des procédures les plus importantes, et consiste à référer l’outil qu’on souhaite valider à l’outil «gold standard», c’est-à-dire L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 l’outil de mesure considéré comme le plus approprié à ce que l’on souhaite mesurer. Dans le domaine des limitations physiques fonctionnelles, il peut s’agir de mesures objectives comme par exemple la force de préhension de la main, mesurée à l’aide d’un dynamomètre, la souplesse articulaire mesurée à l’aide d’un goniomètre, ou la capacité cardiorespiratoire, évaluée au moyen de l’ergo-spiromètre. La validité concurrente consiste à comparer l’outil que l’on souhaite valider à un autre outil similaire déjà validé dans la littérature, qui mesure les mêmes variables. La validité de construit, ou discriminante, consiste à vérifier si l’outil de mesure est capable de discriminer des groupes. Ainsi, par exemple, un outil de mesure des limitations physiques fonctionnelles doit, à priori, être capable de discriminer des individus selon le sexe, et selon des tranches d’âge (par exemple, 60-70 ans, 70-80 ans, et > 80 ans) car il est connu que les femmes sont fonctionnellement plus limitées que les hommes (Park et al. 2010), et que les limitations physiques fonctionnelles augmentent au cours du vieillissement (Stuck et al., 1999). La validité de contenu s’appuie sur le jugement d’experts qui considèrent que les items de l’outil qu’on souhaite valider mesurent bien les aspects qu’il prétend mesurer. Dans le cas des validations d’échelles, un test de cohérence interne est utilisé afin de vérifier que tous les items de l’échelle sont significativement corrélés entre eux. La répétabilité test-retest d’un outil permet de vérifier sa stabilité dans le temps. Enfin, on peut obtenir des informations supplémentaires sur la validité d’un outil, en analysant l’association entre mesures obtenues au moyen de cet outil, et d’autres variables, reconnues dans la littérature comme étant liées à ce que mesure cet outil qu’on souhaite valider ; c’est la validité convergente. L’objectif de cette étude est de proposer une échelle d’Activités Instrumentales Physiques de la Vie Quotidienne (AIPVQ) qui évalue les principales capacités physiques qui subissent des déclins avec le vieillissement, et de présenter quelques éléments de validation de cette échelle sur une population de personnes âgées en France. 83 Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle Problématique >Participants Un échantillon composé de 54 personnes âgées de 61 à 87 ans (moyenne = 69,9 ans ± 6,8), dont 13 hommes et 41 femmes, ont participé à cette étude. Ces personnes faisaient partie d’un club de seniors à Marseille. Chaque participant a signé un formulaire de consentement éclairé. >Procédures Chaque participant a rempli un questionnaire complet, comprenant l’échelle AIPVQ, des échelles de satisfaction corporelle et d’estime de soi, le nombre de maladies chroniques, le poids, la stature, et des questions sur les activités physiques. Parmi les 54 participants, 38 d’entre eux ont à nouveau rempli l’AIPVQ à une semaine d’intervalle. >Variables - L’échelle d’AIPVQ Les limitations fonctionnelles ont été évaluées par l’AIPVQ (voir Annexe 1). Cette échelle est composée de huit activités (e.g., faire l’entretien ménager, monter un étage d’escalier), pour lesquelles la personne doit indiquer si elle est capable de la réaliser, et avec quelle difficulté. Le degré de difficulté est noté de 0 à 3, ce qui donne un score AIPVQ qui peut varier de 0 à 24, les scores les plus élevés correspondant aux limitations physiques fonctionnelles les plus importantes. - Les autres variables Les participants ont rapporté la durée, la fréquence, et l’intensité des activités physiques réalisées dans les 7 derniers jours. Le produit de ces trois mesures constitue le volume d’activité physique ; c’est une variable continue. Les participants ont aussi rempli une échelle de «satisfaction avec la fonction physique» (ESF) comprenant 5 items (e.g., « dans les 4 dernières semaines, quel était votre degré de satisfaction concernant votre forme physique générale ? »), et dont le score total varie de 5 à 25 (le score le plus élevé correspondant à une meilleure satisfaction), et une échelle d’estime de soi comprenant 19 items (e.g., « en général, j’ai confiance en moi »), et dont le score total L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 peut varier de 19 à 95 (le score le plus élevé correspondant à une meilleure estime de soi). Les participants ont rapporté le nombre de maladies chroniques diagnostiquées par un médecin. L’Indice de Masse Corporelle (IMC) a été calculé en divisant le poids (kg) par la taille (mètres) au carré (kg/m2). >Analyses Statistiques La cohérence interne a été analysée à l’aide du test d’Alpha de Cronbach, et à l’aide de corrélations item-échelle. La répétabilité testretest a été évaluée en utilisant le test de corrélation de Spearman. Pour la validité de construit, nous avons examiné, à l’aide du test de Wilcoxon pour échantillons indépendants, si le score AIPVQ était différent entre hommes et femmes, et, à l’aide du test de KruskalWallis, si les scores étaient différents entre les 3 tranches d’âge (6069, 70-79, ≥ 80 ans). Des corrélations de Spearman (one-tailed) ont été utilisées pour tester les associations entre le score AIPVQ, d’une part, et l’âge, le volume d’activité physique, l’IMC, le score à l’ESF, et l’estime de soi, d’autre part. Résultat L’échelle AIPVQ a présenté une bonne cohérence interne (α = 0,86). Chacun des items de l’AIPVQ a été bien corrélé à l’échelle, avec des coefficients qui variaient de 0,53 à 0,81. La répétabilité test-retest de cette échelle a été acceptable (r = 0,58, p < 0,001). En ce qui concerne la validité de construit, l’AIPVQ a été capable de discriminer les individus selon leur tranche d’âge (p=0,001) : les individus de 6069 ans avaient une médiane de 0,25, ceux de 70-79 ans une médiane de 0,71, et enfin ceux de 80 ans ou plus une médiane de 5,7. De plus, le score à l’AIPVQ a été positivement corrélé à l’âge (r = 0,54, p < 0,001), et négativement corrélé au volume d’activité physique (r = -0,46, p < 0,001). Il n’y a pas eu de différence liée au sexe dans le score AIPVQ (p = 0,87). Aucune corrélation significative n’a été trouvée entre d’une part l’AIPVQ, et d’autre part l’IMC (p=0,14), le score à l’ESF (p=0,13), et l’estime de soi (p=0,23). 84 Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle Discussion Références bibliographiques Cette étude a proposé une nouvelle échelle de mesure des activités instrumentales physiques de la vie quotidienne, et a testé sa validation sur plusieurs points. La validité de construit, la cohérence interne, la répétabilité test-retest, ainsi que la validité convergente ont été vérifiées. Le fait que l’échelle n’ait pas pu discriminer les hommes des femmes, alors qu’il est connu que ces dernières présentent plus de limitations fonctionnelles (Park et al. 2010) peut être lié au fait que les participantes à cette étude étaient probablement plus en forme et plus actives physiquement que des femmes du même âge non impliquées dans un club de seniors. Un autre point important concerne la validité de contenu, c’est-à-dire le fait que les items mesurent bien ce que l’on souhaite mesurer. Il est à noter que les activités qui composent cette échelle ont été sélectionnées sur la base des échelles utilisées dans d’autres études (Baumgartner et al., 2004 ; Gill et al., 2004 ; Hoyemans et al., 1996 ; Lawton, 1988 ; Shigematsu et Tanaka., 2000). De plus, même si l’avis d’experts dans le domaine des limitations physiques au cours du vieillissement n’a pas été demandé pour construire l’AIPVQ, un des auteurs (PSB) a de l’expérience dans l’évaluation de la condition physique fonctionnelle des personnes âgées. En conclusion, l’échelle que nous proposons présente l’intérêt d’aborder des activités qui demandent des efforts au niveau des diverses capacités physiques concernées par le vieillissement, à savoir, la souplesse (hémicorps supérieur et inférieur), la force musculaire (membres supérieurs et inférieurs), et l’endurance cardiorespiratoire (Barreto et Ferrandez, 2007). Cette échelle AIPVQ présente de bonnes qualités métrologiques. Cependant certaines confirmations sont nécessaires pour la validation complète de cette échelle, principalement en ce qui concerne la validité de critère et la validité concurrente. BARRETO (P.S,), FERRANDEZ (A.-M.), 2007, Le processus incapacitant au cours du vieillissement : rôle de l’exercice/activité physique. Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris 19 (3-4) : 221-232 BAUMGARTNER (R.N.), WAYNE (S.J.), WATERS (D.L.) et al., 2004, Sarcopenic Obesity Predicts Instrumental Activities of Daily Living Disability in the Elderly, Obesity Research, 12(12) : 1995-2004. GILL (T.M.), BAKER (D.I.), GOTTSCHALK (M.), et al., 2004, A Prehabilitation Program for the Prevention of Functional Decline: Effect on Higher-Level Physical Function, Arch Phys Med Rehabil, 85: 1043-1049. GRAF (C. ), 2008, The Lawton instrumental activities of daily living scale, Am J Nurs. Apr, 108(4): 52-62. HAN (C.W.), LEE (E.J.), KOHZUKI (M.), 2009, Validity and reliability of the Frenchay Activities Index for community-dwelling elderly in South Korea, Tohoku J Exp Med., 217(3):163-8 HAYAKAWA (T.), OKAMURA (T.), OKAYAMA (A.), KANDA (H.), WATANABE (M.), KITA (Y.), MIURA (K.), UESHIMA (H.), 2010, Relationship between 5-year decline in instrumental activity of daily living and accumulation of cardiovascular risk factors: NIPPON DATA90, J Atheroscler Thromb. 17(1) : 64-72 HOEYMANS (N.), FESKENS (E.J.M.), VAN DE BOS (G.A.M.), KROMHOUT (D.), 1996, Measuring functional status: Crosssectional and longitudinal associations between performance and self-report (Zutphen Elderly Study 1990–1993). J Clin Epidemiol, 49: 1103–1110. LAWTON (M.P.), 1988, Instrumental Activities of Daily Living (IADL) Scale: Self-reported version, Psychopharmacol Bull, 24(4) :789–91. LOUIS (E.D.), 2010, Functional correlates of lower cognitive test scores in essential tremor, Mov Disord., 25(4) : 481-5. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 85 Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle OLIVEIRA, (M.R.M.), FOGAÇA, (K.C.P.), LEANDRO-MERHI, (V.A.), 2009, Nutritional status and functional capacity of hospitalized elderly, Nutrition Journal, 8 : 54 PARK (S.M.), JANG (S.N.), KIM (D.H.), 2010, Gender differences as factors in successful ageing: a focus on socioeconomic status, J Biosoc Sci. 42(1) : 99-111. SHIGEMATSU (Y.), TANAKA (K.), 2000, Age scale for assessing functional fitness in older Japanese ambulatory women, Aging Clin. Exp. Res. 12 : 256–263. STUCK (A.E.), WALTHERT (J.M.), NIKOLAUS (T.), BULA (C.J.), HOHMANN (C.),( BECK (J.C.), 1999, Risk factors for functional status decline in community-living elderly people: a systematic literature review, Social Science and Medicine , 48 : 445-469. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Les auteurs Philipe DE SOUTO BARRETO Master scientifique en «Activité physique et santé»; Master scientifique en «Anthropologie Biologique»; Doctorant l’Université de la Méditerranée UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle (Marseille, France) CNRS, Université de la Méditerranée, EFS courriel : [email protected] Anne-Marie FERRANDEZ Chargée de recherche CNRS - UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle (Marseille, France) CNRS, Université de la Méditerranée, EFS courriel : [email protected] 86 Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle Annexe 1. Echelle d’Activités Instrumentales Physiques de la Vie Quotidienne (AIPVQ) Les questions suivantes cherchent à mesurer votre aptitude à réaliser quelques activités du quotidien. Indiquez dans quelle mesure vous êtes physiquement capable de réaliser ces activités, même si vous ne les faites pas souvent. Pour chacune des activités, dites-moi si vous êtes physiquement capable de la réaliser : seul, sans aucune difficulté ; seul, avec quelque difficulté ; seul, avec beaucoup de difficulté ; avec l’aide de quelqu’un ou pas capable de l’exécuter. seul, sans aucune difficulté 1. Porter les paquets de courses d’environ 5 kilos 2. Faire l’entretien ménager (ménage, rangement) 3. Etendre le bras au-dessus du niveau de l’épaule 4. Se pencher, s’agenouiller ou s’accroupir 5. Marcher environ 500 mètres sans s’arrêter 6. Marcher environ 1 km sans s’arrêter 7. Monter un étage d’escalier 8. Monter plusieurs étages d’escalier 87 L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 seul, avec quelque difficulté seul, avec avec l’aide de beaucoup quelqu’un ou de difficulté pas capable Dialogue interdisciplinaire ? De l’intérêt de l’anthropologie sociale et culturelle dans l’analyse du vieillissement chez les Sénégalais à Marseille. Fatoumata HANE Conditions de vie et perception du vieillissement Mots-clés : Anthropologie, sénégalais, vieillissement, migration Introduction Traiter des modes de vie des sénégalais âgés de plus de 55 ans à Marseille oblige à aborder à la fois la problématique du vieillissement et de celle de la migration ou plus simplement de la question du vieillissement en situation de migration. Ces deux champs de réflexion ont commencé à émerger en sciences sociales depuis près d’une décennie. Pourtant, le vieillissement tout comme la migration constituent des objets pluridisciplinaires par excellence parce que mettant en jeu différentes logiques, sociales, économiques, etc. Ainsi, articuler une démarche qualitative, classique en anthropologie sociale à des mesures biologiques s’inscrivait dans une dynamique interdisciplinaire permettant d’analyser en profondeur et de documenter finement les effets du vieillissement sur les trajectoires ou les parcours migratoires des Sénégalais. L’objectif de ce propos est donc de montrer, à travers les modes de vie et la perception du vieillissement des Sénégalais à Marseille, l’intérêt de croiser différentes démarches dans l’analyse de thématiques transversales comme le vieillissement et la migration. Méthodes Nous avons utilisé une démarche classique en anthropologie sociale à savoir des entretiens semi directifs et des observations dans les milieux de vie [domiciles et foyers SONACOTRA]. Les entretiens ont été traités manuellement par analyse de contenu tandis que les questionnaires ont été analysés par régression linéaire. A ces outils, s’ajoutait un questionnaire plutôt quantitatif avec des mesures anthropométriques administré par un médecin. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Chez les populations sénégalaises âgées vivant à Marseille, la migration apparaît comme un processus évolutif que le vieillissement vient fortement influencer. Les personnes rencontrées passent d’une migration de travail à une migration sociale [ici entendue en termes de bénéfices et d’avantages sociaux résultant de leur condition de personne âgée] et sanitaire. La migration initialement pensée comme temporaire, finit par être définitive mais ponctuée souvent par des allers-retours entre la France et le Sénégal. L’importance des politiques de prise en charge sociale et sanitaire, notamment avec les logements sociaux et la gratuité des soins, justifie le choix de rester en France où tout au moins la nécessité de faire des allers-retours entre leur pays d’origine et Marseille. A cela s’ajoute une prise en charge économique prenant la forme de diverses aides ou de pensions de retraites. En effet ces mécanismes sociaux, de même que les systèmes de soins, sont jugés plus performants en France qu’au Sénégal où les institutions d’assistance publique n’existent pas. Tout le monde ne peut pas prétendre à la pension de retraite ; la gratuité des soins aux personnes âgées de plus de 60 ans n’est décidée que depuis près d’un an et peine à être appliquée pour des raisons économiques. Cependant, il est nécessaire de préciser que la disponibilité de l’offre de soins n’est pas gage de bonne santé chez les migrants âgés sénégalais. Les données quantitatives confirment d’ailleurs cette situation. Près de 60% des personnes enquêtées souffraient d’hypertension artérielle méconnue ou mal suivie (ChapuisLucciani et al. 2008). Ces personnes n’hésitaient pas à demander au médecin enquêteur des prescriptions médicamenteuses ou des médicaments. Le choix des recours thérapeutiques est souvent guidé par l’accessibilité supposée ou réelle (langue, connaissance des pathologies tropicales….) du médecin (le généraliste, le médecin de quartier) mais aussi sur recommandation d’un membre du groupe d’appartenance sociale. Le recours aux spécialistes reste très limité, comme le montrait d’ailleurs C. Attias Donfut (2006). 88 Dialogue interdisciplinaire ? De l’intérêt de l’anthropologie sociale et culturelle dans l’analyse du vieillissement chez les Sénégalais à Marseille. Ceci nous conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle les Sénégalais âgés vivant à Marseille sont dans une forme de déconnexion institutionnelle qui se traduit par un accès limité aux structures de santé. Il semble en effet que, parmi les Sénégalais qui font le choix de rester en France, certains d’entre eux vivent dans des conditions acceptables (dans une maison et sont régulièrement visités par leur famille), tandis que d’autres se retrouvent en situation d’exclusion sociale ou d’isolement. Ainsi, aux problèmes liés aux mauvaises conditions de logement (hôtels meublés, foyers) et au faible niveau de revenus, se superposent d’autres contraintes exacerbées par le vieillissement à savoir une mauvaise santé et un isolement dû au détachement du monde du travail. Ainsi que l’écrivait E. Temine, commentant l’oeuvre d’A. Sayad parlant de la mystification de la condition d’émigré : « On y échappe [à la mystification] tout naturellement lorsque l’on s’établit durablement, lorsque se rompent, les uns après les autres, les liens qui rattachent à la condition d’origine, lorsque les liens familiaux se distendent, tout cela est bien connu… on y échappe aussi plus simplement quand on perd cette condition de travailleur » (Temine 1999 :272). En effet, au fil du temps, surtout au moment de la retraite, les réseaux de solidarité et de sociabilité s’effritent parce que basés sur la condition de travailleur et un certain pouvoir économique. Pour faire face à l’exclusion et à l’isolement, la plupart des Sénégalais s’investissent dans les associations culturelles et religieuses où des formes de sociabilités primaires (prise de repas en groupe, organisation de groupes de prières, etc.) sont encore maintenues. Cependant, bien que certains soient dans des conditions de vie difficiles en foyer, la plupart des Sénégalais refusent l’idée de vivre en maison de retraite. En effet, ces dernières sont perçues comme déshumanisantes et très éloignées de la réalité culturelle sénégalaise car renforçant l’image négative et l’inutilité du vieux à écarter de la vie sociale. Cette image négative de la personne âgée est très éloignée de la perception d’un vieux valorisé, vivant en famille et bénéficiant d’un statut social privilégié du fait de son âge. Ce statut social privilégié est renforcé dans le pays d’origine par le pouvoir économique réel ou supposé du migrant. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 En définitive, les modes de vie des Sénégalais âgés à Marseille sont marqués par une forme de migration alternative du fait des allers retours réguliers entre leur pays d’origine et leur société d’accueil. Ils se situent ainsi dans un double registre de références identitaires et culturelles : ils sont doublement valorisés au Sénégal par la migration, signe de réussite sociale et par leur pouvoir économique mais déclassés et souvent isolés en France. Références bibliographiques ATTIAS-DONFUT (C.) 2006, L’enracinement. Enquête sur le vieillissement des immigrés en France. Armand Colin, Paris, 357 p. CHAPUIS-LUCCIANI (N.), CRENN (C.), SIGNATÉ (A.), HANE (F.), MACIA (E.), COUMÉ (M.), SALIBA-SERRE (B.), BOETSCH (G.), GUEYE (L.) 2008, État de santé et mode de vie des Sénégalais âgés Comparaison selon leur lieu de vie, rural et urbain au Sénégal, et urbain en France. Actes du Congrès national des Observatoires régionaux de la Santé 2008. « Les inégalités de santé. Nouveaux savoirs, nouveaux enjeux politiques ». www.congresors-inegalitesdesante.fr TEMINE (E.) 1999, Comprendre l’immigration. Quelques notes en mémoire d’Abdelmaleek Sayad, un sociologue hors du commun. Revue du Monde Musulman et de la méditerranée, N°85-87 : 265273. L’auteur Fatoumata HANE Enseignante Chercheure - UMR 912 SE4S «Sciences économiques et sociales, Sociétés et Santé» (Marseille, Dakar) IRD/ ANRS - UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) Assistante à l’Université de Ziguinchor (Sénégal) courriel : [email protected] 89 Femmes marocaines âgées vivant seules en région parisienne et bruxelloise. Intérêt d’une enquête qualitative comparant les processus d’intégration en Belgique et en France Majda CHERKAOUI, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI problèmes auxquels sont confrontées les personnes âgées qui sont Mots-clés : vieillissement, immigration, femmes marocaines, enquête qualitative Les migrations ont de tout temps constitué un sujet de préoccupation, tant pour les pays d’origine que pour les pays d’accueil. Le débat au sein de la Seconde Conférence de Démographie qui a eu lieu à Bruxelles en novembre 2008 s’est focalisé sur le rôle que pouvait jouer l’immigration afin d’atténuer les effets du vieillissement démographique en Europe (Spidla 2008). En effet, agir sur la variable immigration, plutôt que sur le taux de fécondité, afin de contrecarrer les évolutions démographiques, présente l’avantage d’avoir un effet immédiat. L’idée d’un recours à l’immigration afin de combattre les effets du vieillissement démographique a souvent été avancée. Cependant, les premières vagues d’immigration, celles qui ont participé à la reconstruction et au développement des pays d’Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ont maintenant vieilli. Le vieillissement des immigrés (Gallou 2007) pose une question sociale qui suscite de vifs débats car elle implique des enjeux politiques et sociaux importants. Cette évolution démographique va poser bon nombre de problématiques liées à la prise en charge de cette catégorie de personnes, en particulier celui de l’accès à la retraite, puisqu’elles se sont « enracinées » (Attias-Donfut et al. 2006 ). Se centrer sur les problèmes que rencontrent les personnes âgées immigrées implique que ceux-ci soient abordés à plusieurs niveaux, celui de l’individu sur le plan social, économique, psychologique et de la santé, mais aussi au niveau de l’histoire de la migration et des politiques gouvernementales mises en œuvre. Les différences observées entre les deux pays, France et Belgique, sont importantes et riches d’enseignement mais elles possèdent également des similarités en terme de besoins, de façons d’aborder cette problématique et en termes de L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 trop souvent dans des situations de paupérisation et ignorées. Certes, la question du vieillissement de la population immigrée en France n’est pas récente. Elle prend cependant une acuité particulière depuis les années quatre-vingt, en lien avec la prise de conscience du vieillissement général de la population. On rappellera que 12 millions de personnes ont aujourd’hui plus de 60 ans en France, représentant 21% de la population. Elles seront 17 millions en 2020, soit plus de 27%. En 2015, 40% de la population sera âgée de plus de 50 ans (source : Ministère des Affaires Sociales, Secrétariat d’Etat aux Personnes Agées, mars 2003). Dès lors que l’on aborde le vieillissement et le devenir des femmes âgées, ces femmes qui ont accompagné les vagues migratoires, les travaux sont inexistants. Ce que l’on sait, c’est que leur vieillissement fait apparaître un ensemble de difficultés auxquelles elles se trouvent confrontées. A ce jour, nous ne disposons pas de statistiques précises quant à leur nombre, leur situation sociale, leur état de santé, leurs projets propres et leurs conditions de vie et nous n’avons aucune donnée qualitative sur les femmes» mentionne le Rapport du Haut Conseil de l’Intégration en 2005. Dans le meilleur des cas certaines de ces femmes vont accéder à la retraite, mais la plupart d’entre elles n’auront pas de droits parce qu’elles ont travaillé de façon épisodique et pas toujours officiellement. A notre connaissance, une seule étude est consacrée à la vieillesse des femmes marocaines en France (Lmadani 2001). Cette étude met en évidence les difficultés de vie auquel ces femmes âgées confrontées. Même si d’autres recherches sur la sphère familiale et sur l’école font référence indirectement aux femmes, le champ des recherches est encore vierge comme si la présence de ces femmes était passée sous silence ; ce sont des actrices invisibles et invisibilisées de la sphère publique. En effet, l’immigration est d’abord considérée principalement comme une immigration du conjoint où les femmes sont d’abord objet d’invisibilisation. Ces femmes ont accompagné les vagues migratoires mais n’ont eu d’existence, dans 90 Femmes marocaines âgées vivant seules en région parisienne et bruxelloise. Intérêt d’une enquête qualitative comparant les processus d’intégration en Belgique et en France la majorité des cas, qu’à travers leurs époux et n’avaient de statut juridique que celui du conjoint. Les droits dont elles étaient bénéficiaires sont des droits dérivés qui ne leur accordaient aucune réelle autonomie. La plupart des recherches se sont focalisées sur l’immigration des hommes et n’ont fait que rarement référence aux femmes parce qu’on imaginait la présence des immigrés comme temporaire, essentiellement masculine et liée à la période de la vie active des individus, qui repartiraient, au plus tard, à l’âge de la retraite vivre dans leur pays. Si bien que l’immigration a souvent été traitée sous l’angle du retour ou non au pays de la personne, une fois l’âge de la retraite atteint » (Attias-Donfut et al. 2006). Par ailleurs, le renversement actuel de la conjoncture économique a fait émerger progressivement une « nouvelle question sociale » qui souligne l’extension quasi structurelle de la précarité et de la vulnérabilité sociale des femmes, amplifiée chez les femmes immigrées. Des chercheurs historiens et sociologues ont réalisé, à la demande du Fond d’Action Social (FAS) des travaux sur le vieillissement des immigrés résidant dans les institutions, notamment les foyers de travailleurs, dont les plus connues sont ceux de Noiriel (1992) et de Samaoli (2003). Or, nombreux sont ceux qui vivent hors institution, en particulier les femmes. La vieillesse des femmes nous interpelle ; la manière d’être accompagné dans leur identité sociale et culturelle, la volonté manifeste de demeurer fidèle à leur communauté d’origine et d’être soutenue dans ce qu’elles estiment être le plus important à ce moment crucial de leur vie, pose problème parce que nul ne les a anticipés. Aujourd’hui, veuves ou abandonnées, elles vivent souvent déchirées, acculturées, dans une réelle pauvreté qu’elles n’arrivent pas à exprimer. Les migrants marocains ont fait le choix de rester et ont abandonné l’illusion du retour définitif dans leur pays origine (Schaeffer 2001). La plupart ont fait le choix d’être inhumées dans leur pays d’origine et ont contracté une assurance pour le rapatriement du corps en cas de décès par le biais de l’ouverture d’un compte bancaire au Maroc. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Parce que la vision des politiques publiques a maintenu vivace l’idée d’un caractère temporaire de la présence immigrée, les questions relatives au traitement même du vieillissement de ces populations : santé, accès aux droits et à la retraite, adaptation des logements au handicap … ont été, de ce fait, ignorés. En effet, aux difficultés économiques et sociales liées à leur histoire de vie, vont s’ajouter les problèmes de santé inhérents au vieillissement physique. Comment utilisent-elles l’offre de soin ; comment se soignent-elles ; quelle perception ont-elles de la maladie et de la vieillesse ? Une enquête qualitative portant sur le mode de vie, la santé, la perception de bien-être et la projection dans l’avenir de femmes vivant seules en France et en Belgique devrait permettre de mieux cerner le vécu et les perspectives d’une fraction particulièrement vulnérable de cette population issue de l’immigration que sont les femmes âgées veuves, divorcées ou abandonnées. Elle permettra aussi de comparer les modes d’intégration dans ces deux pays d’Europe. Objectifs Au cours de cette enquête, nous cherchons à mesurer et à évaluer les perspectives de vie de ces femmes isolées, les mécanismes de défenses adaptatifs qu’elles mobilisent pour faire face à un environnement souvent perçu hostile à leur égard. Quelle représentation ont-elles de leur vieillesse dans le pays de l’exil ? Qu’est ce qui les motive à rester en France ? Quelles sont leurs réalisations, leurs souhaits et leurs aspirations ? Comment se projettent-elles dans le futur aussi bien immédiat que lointain ? Comment font-elles face à leur solitude ? S’inscrivent-elles dans un réseau ? Qui les prend en charge ? Quelles sont les réponses institutionnelles apportées par les pays d’accueil en l’occurrence la France et la Belgique ? 91 Femmes marocaines âgées vivant seules en région parisienne et bruxelloise. Intérêt d’une enquête qualitative comparant les processus d’intégration en Belgique et en France Nous analysons de manière qualitative les marqueurs des processus d’intégration à travers les trajectoires de vie des femmes. Pour ce faire, nous interrogeons leur situation familiale, leur parcours professionnel, résidentiel, leur état de santé, leurs comportements alimentaires, leur pratique religieuse, les relations entretenues avec leur pays d’origine et le choix de leur lieu d’enterrement. Méthode Cinquante femmes ont été sollicitées pour cette étude, mais beaucoup ont refusé de participer à l’étude par inquiétude d’éventuelles conséquences institutionnelles mais aussi par pudeur et honte. L’échantillon retenu est composé de vingt et une femmes âgées entre 50 et 62 ans, issues de la communauté marocaine, vivant seules à leur domicile, dans deux grandes villes européennes, onze à Paris et dix à Bruxelles. La méthodologie choisie est celle du récit de vie et de l’entretien semi-directif, outils et moyens d’investigation les mieux appropriés, car permettant la mise en confiance de la personne enquêtée. Tous les entretiens ont été réalisés en arabe, langue maitrisée par l’enquêtrice. Pour l’échantillon parisien, nous avons effectué des entretiens individuels à domicile afin d’éviter de heurter la sensibilité et la pudeur de ces femmes qui ont beaucoup de mal à parler de leur mal-être, de leurs déchirements et de leurs souffrances. A Bruxelles, les enquêtes ont eu lieu au sein d’associations de femmes marocaines ; nous avons employé la méthode du focus group pour huit femmes (un groupe de trois et un groupe de cinq) ; deux femmes ont préféré les entretiens individuels. Références bibliographiques ATTIAS-DONFUT (C.), DAVEAU (P.), GALLOU (R.), ROZENKIER (A.), WOLFF (F.-C.) 2006, L’enracinement, Armand Colin, Paris, 350 p. GALLOU (R.) 2007, La vieillesse des immigrés isolés ou inactifs en France, La documentation française, coll. Etudes et recherches, Paris, 171 p. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 LMADANI (F. A. B.) 2001, Les femmes marocaines et le vieillissement en terre d’immigration. Confluences Méditerranée, 39, http:// confluences.ifrance.com/textes/39lmadani.htm NOIRIEL (G) 1992, Le vieillissement des immigrés en Région Parisienne, Etude réalisée avec la coordination de GUICHARD (E) et LECHIEN (A-M) pour le Fond d’Action Sociale, 601 p. Rapport du Haut Conseil de l’Intégration 2005, La condition sociale des travailleurs immigrés âgés 52 pages SAMAOLI (O.) 2007, Retraite et vieillesse des immigrés en France, L’Harmattan, Paris, 252 p. SCHAEFFER (F.) 2001, Mythe du retour et réalité de l’entre-deux. La retraite en France, ou au Maroc, Revue Européenne des Migrations Internationales, 17 (1) : 165-176. SPIDLA (V.) 2008, Opening speech. “Second European Demography Forum. Better societies for families and older people”. Bruxelles, 2425 Novembre, 2008 Les auteurs Majda CHERKAOUI Doctorante à l’Université de la Méditerranée (Marseille, France) UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle ; CNRS, Université de la Méditerranée, EFS courriel : [email protected] Nicole CHAPUIS-LUCCIANI Directeur de Recherche au CNRS Directeur - adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] 92 La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant Bérengère SALIBA-SERRE Mots-clés : modèle statistique, régression linéaire, régression logistique Présentation du domaine scientifique dans lequel la méthode que vous présentez est utilisée La modélisation statistique est un outil fondamental en Anthropologie du Vivant : elle permet de répondre à de nombreuses problématiques inhérentes à la discipline, et ce, aussi bien d’un point de vue explicatif que d’un point de vue prédictif. Dans ce document, les objectifs sont les suivants : * Introduire le concept de modèle * Faire découvrir les méthodes statistiques classiques appliquées à l’anthropologie biologique du vivant * Insister sur l’importance de la nature et de la structure des données dans le choix de l’outil statistique * Savoir lire et interpréter les résultats issus d’un modèle de régression de régression logistique Dans ce document, il s’agit principalement de familiariser le lecteur au concept de modèle statistique. Ainsi la formalisation mathématique sera abordée de façon succincte. Intérêts de l’utilisation de la méthode En statistique, l’approche exploratoire est fondamentale mais n’est pas suffisante. Elle est très souvent complétée par la mise en œuvre de modélisations statistiques. Par exemple, on recherche les facteurs associés à une pathologie particulière, ou bien on souhaite prédire l’appartenance à l’un des deux sexes à partir de mesures anthropométriques. Dans ces deux cas, la mise en œuvre d’un modèle statistique est incontournable. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Description succincte de la méthode, avantages et limites de la méthode Un préalable indispensable à toute modélisation consiste à réaliser des tâches d’exploration, de contrôle et de préparation des données. Ces tâches sont fondamentales car la qualité des résultats obtenus en dépend fortement. Chaque individu d’une population est décrit par un ensemble de caractéristiques appelées variables ou caractères. Il en existe différents types : Les variables quantitatives (numériques) sont des variables dont les valeurs peuvent s’additionner, se moyenner. Leurs modalités sont des nombres réels. Une variable quantitative peut être : - continue : elle prend alors des valeurs quelconques dans un intervalle (ex: le poids, la taille…) ou - discrète : ses valeurs isolées (ex : le nombre d’enfants…). Les variables qualitatives sont des variables dont on ne peut pas additionner, moyenner les valeurs. On parle de variable binaire lorsque la variable présente 2 modalités (ou catégories) et de variable polytomique lorsqu’elle comprend plus de 2 modalités. Une variable qualitative polytomique est dite ordinale s’il existe un ordre naturel entre les différentes catégories de la variable (ex: le niveau de satisfaction, les classes d’âge) et nominale lorsqu’il n’existe pas d’ordre naturel entre les différentes catégories de la variable (ex: catégorie socio-professionnelle,...). Une fois les tâches d’exploration, de contrôle et de préparation des données effectuées, il est maintenant question de procéder à la modélisation. Etablir un modèle c’est formaliser de façon mathématique un phénomène, un comportement, dans le but d’en reproduire le fonctionnement pour permettre de comprendre (on parle alors de démarche explicative) ou de prédire, agir (on parle alors de démarche prédictive, décisionnelle). La modélisation consiste à décrire sous la forme d’équations mathématiques des phénomènes de la vie courante. Elle consiste à expliquer une variable par une ou 93 La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant plusieurs autres variables et permet également d’établir des prédictions. Dans ce qui suit, on décrira le modèle classique de régression linéaire et on présentera ensuite de façon détaillée un modèle couramment utilisé en anthropologie du vivant : le modèle de régression logistique. On illustrera cette méthode à travers un exemple concret : la recherche des facteurs socio-économiques associés à la dépression chez la femme, ou autrement dit, la probabilité de se déclarer dépressive. Dans toute modélisation statistique, la variable dépendante est la variable que l’on cherche à expliquer ou à prédire à l’aide d’une ou plusieurs variables indépendantes. Suivant la démarche envisagée (prédictive ou explicative), le champ d’application ou le logiciel utilisé, la terminologie associée à ces deux types de variables peut être diverse. Tableau I. le charabia du statisticien variable à expliquer variable dépendante variable expliquée variable à prédire variable d’intérêt variable réponse variable cible outcome target Y … variable(s) explicative(s) variable indépendante variable de contrôle régresseur prédicteur covariable input Xi … * Estimation des paramètres du modèle * Analyse de l’adéquation du modèle aux données *Validation Il est utile de rappeler qu’un « bon » modèle est un modèle qui fournit une description raisonnable. Il doit être parcimonieux et interprétable. Présentons maintenant le modèle classique de régression linéaire. Une régression est dite simple si elle comporte une seule variable explicative. Elle est dite multiple si elle en comporte au moins deux. Le modèle de régression linéaire Quelques exemples de régression linéaire * En anthropologie génétique • Expression de la relation entre la co-sanguinité moyenne et la probabilité de mariage isonyme * En anthropologie du vieillissement • Expression de la relation entre la durée de l’activité physique et le score de limitation fonctionnelle chez les personnes âgées. La régression linéaire simple consiste à expliquer la variation d’une variable quantitative Y par une autre variable X. Soit la droite d’équation Y= β0+ β1X. La régression linéaire simple consiste à déterminer une estimation des valeurs α et β. Elle consiste à rechercher la « droite des moindres carrés » qui passe « le plus près possible » de toutes les observations. Illustrons par un exemple : Le but est d’étudier comment le poids varie en fonction de la taille et, si une relation linéaire a un sens. Il s’agit d’une relation linéaire simple car une seule variable explicative (la taille) est utilisée. La stratégie de modélisation peut être résumée de la façon suivante : * Choix de la variable dépendante * Choix du modèle : la nature de la variable dépendante conditionne ce choix * Sélection et détermination des variables explicatives (théorie, littérature) L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 94 La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant Figure 1. Régression linéaire du poids sur la taille chez les filles (n=111) D’après les données de Lewis T. and Taylor L.R. (1967). Introduction to Experimental Ecology, New York: Academic Press, Inc.. Tableau II- Résultats de la régression linéaire du poids sur la taille chez les filles (n=111) Paramètre Valeur Ecart-type t de Student Pr > t Borne inférieure 95% Borne supérieure 95% Constante -153,13 21,248 -7,207 < 0,0001 -195,242 -111,016 Taille 4,164 0,351 11,878 < 0,0001 3,469 4,858 D’après les données de Lewis T. and Taylor L.R. (1967). Introduction to Experimental Ecology, New York: Academic Press, Inc.. L’équation du modèle s’écrit alors: poids = -153.129+4.164 x taille En conclusion, la taille permet d’expliquer 56% de la variabilité du poids (cf. coefficient R²). Pour expliquer la variabilité restante, d’autres sources de variabilité, comme l’âge, devront donc être prises en compte dans le modèle. Ce qui nous amène au modèle de Régression Linéaire Multiple (RLM). L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 La régression linéaire multiple permet de rechercher si un groupe de variables (quantitatives ou qualitatives) permet d’expliquer la variation d’une variable continue. Elle permet en outre d’évaluer le rôle de chacune des variables explicatives. Elle peut être appliquée dans différents buts : * Pour explorer la relation entre plusieurs variables afin de trouver, parmi les variables X, celles qui influencent Y * Pour ajuster des données. On est principalement intéressé par l’effet d’une variable particulière mais on veut ajuster les données pour les différences en fonction d’autres variables * Pour établir une équation permettant de prédire Y à partir de plusieurs variables X On a mesuré sur n individus p variables. Soit Y la variable à expliquer et les Xj (j=1,…,p) les variables explicatives. On cherche à reconstruire Y à partir des Xj par une formule linéaire du type : Yi=β0+β1Xi1+β2Xi2+...+β0Xip+ei i=1,.....,n où les ei désignent des résidus aléatoires indépendants et identiquement distribués (loi normale de moyenne nulle et de variance σ²). Remarque importante : en présence de variables explicatives qualitatives, il faudra veiller à raisonner en termes d’indicatrices. Conditions de validité des régressions linéaires * En RLM, le nombre d’observations doit être impérativement supérieur au nombre de variables explicatives (n>p) * Homogénéité des variances (homoscédasticité) * Absence d’auto-corrélation (résidus) * Normalité des distributions * Normalité des résidus * Absence de colinéarité entre les variables explicatives Mais il existe une technique permettant de contourner certains obstacles de la régression linéaire… … La régression PLS (Partial Least Squares) Cette méthode peut être envisagée dans les situations suivantes : * Lorsque les variables explicatives sont plus nombreuses que les observations 95 La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant * Lorsque les variables explicatives sont corrélées entre elles, même fortement corrélées * En présence de nombreuses données manquantes Cette méthode consiste à réaliser un compromis entre deux objectifs : maximiser la variance expliquée des prédicteurs Xi (principe de l’Analyse en Composantes Principales) et maximiser la corrélation entre les Xi et la variable à expliquer Y (principe de la régression linéaire). Elle repose sur un algorithme rapide qui consiste à une succession de régressions linéaires simples. Elle remplace l’espace initial des (nombreuses) variables explicatives par un espace de faible dimensionnalité, c’est à dire par un petit nombre de facteurs qui sont construits l’un après l’autre de façon itérative. Le modèle de régression logistique binaire Quelques exemples de régression logistique binaire * En anthropologie du vieillissement • recherche des facteurs socio-démographiques associés à une Perception du Soi Vieillissant négative * En anthropologie épidémiologique • recherche des facteurs associés à l’obésité Il s’agit d’un modèle permettant d’exprimer la relation entre une variable qualitative à deux classes (d’où le terme binaire) et une ou plusieurs variables qui peuvent être quantitatives ou qualitatives. Quelques notions utiles • La fonction de lien, fonction qui relie la moyenne à la combinaison linéaire des variables explicatives est le logit. Son expression est la suivante : p logit p = ln 1-p où p est défini sur ]0 ; 1[ • L’Odds Ratio (OR), ou rapport des côtes est une mesure d’association. Il est égal à l’exponentielle du coefficient soit OR=eβ. • OR=1 : il n’y a pas d’association • L’association n’est pas significative si le 1 est dans l’intervalle de confiance • OR ≠ 1 : il y a une association L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 • OR >1 : l’association est positive • OR <1 : l’association est négative Illustration du modèle de régression logistique multiple Tableau III- Facteurs associés à la dépression chez la femme (n=12488) Coefficient OR IC à 95% p Age 0,143 Age au carré -0,001 1,154 [1,110;1,200] <0,001 0,999 [0,998; 0,999] <0,001 - 1 0,271 1,311 [0,994; 1,730] 0,056 Revenu par Unité de Consommation supérieur au seuil de pauvreté en dessous du seuil de pauvreté Catégorie socio-professionnelle cadre - 1 ouvrier 0,566 1,761 [1,196; 2,594] 0,004 employé 0,63 1,878 [1,331; 2,650] <0,001 artisan ou commerçant 0,375 1,36 [0,873; 2,119] 0,174 professions intermédiaires 0,288 1,133 [0,912; 1,950] 0,138 - 1 chômeur 0,563 1,756 [1,270; 2,430] <0,001 retraité 0,406 1,501 [1,105; 2,038] 0,009 autre inactif 0,624 1,867 [1,459; 2,389] <0,001 [1,684; 3,295] <0,001 Occupation actuelle actif occupé Composition du ménage - 1 personne seule 0,857 2,356 couple sans enfant 0,109 1,115 [0,809; 1,537] 0,056 couple avec 1 enfant 0,22 1,246 [0,898; 1,728] 0,188 -0,346 0,708 [0,449; 1,116] 0,137 famille monoparentale 0,445 1,56 [1,082; 2,250] 0,017 autre -0,186 0,83 [0,465; 1,482] 0,529 non - 1 oui 0,699 2,013 [1,558 ; 2,600] <0,001 [1,008;1,634] 0,043 couple avec 2 enfants couple avec 3 enfants ou plus Comorbidité physique Lieu de résidence France hors région PACA région PACA - 1 0,25 1,284 D’après SALIBA B., VENTELOU B., VERGER P., «La santé des ménages pauvres en Provence-Alpes-Côte d.Azur», SUD INSEE l’essentiel n°97, octobre 2006. 96 La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant Le modèle présenté dans le tableau III permet de préciser l’impact des différents facteurs associés à la dépression : sexe, âge, revenu, catégorie socioprofessionnelle, statut, composition du ménage, lieu de résidence, comorbidité physique. A âge identique, la situation de référence (en italique dans le Tableau III), correspond à une femme ayant des revenus supérieurs au seuil de pauvreté, active occupée, cadre, sans comorbidité physique, vivant en couple avec deux enfants, hors région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Lecture du tableau : chez les femmes, toutes choses égales par ailleurs, relativement à une active occupée, une femme au chômage a une probabilité de déclarer être dépressive majorée de 76 % (un coefficient multiplicatif, dit Odds Ratio, de 1,76). Les éléments ci-après (liste non exhaustive) permettent de juger de la qualité de l’ajustement et de valider le modèle de régression logistique : * Test d’adéquation du modèle (Hosmer et Lemeshow) * Aire sous la courbe ROC (Receiver Operating Characteristic) * Matrice de confusion (appelée aussi table de classification) * Validation (échantillon test, échantillon d’apprentissage) La courbe ROC est un tracé de la sensibilité (capacité à prédire un événement correctement) en fonction de la spécificité (capacité à prédire un non-événement correctement). Elle permet de visualiser le pouvoir discriminant d’un modèle. Puis l’aire sous la courbe est proche de 1, meilleur est le modèle. Si la variable à expliquer comporte plus de 2 modalités, il faudra alors avoir recours à une régression logistique polytomique. Celleci peut être ordinale si les modalités de la variable à expliquer sont ordonnées ou nominale si elles ne le sont pas. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Références bibliographiques AGRESTI (A.) 1990, Categorical Data Analysis, New York: John Wiley & Sons, Inc. HOSMER (D.W.), LEMESHOW (S.) 1989, Applied Logistic Regression, John Wiley & Sons, Inc., New York TUFFERY (S.) 2007, Data Mining et statistique décisionnelle. Ed. Technip, MOTULSKY (H.J.) 2002, Biostatistique, une approche intuitive. De Boeck Université, Paris, 484 p. TENENHAUS (M.) 1998. La régression PLS, théorie et pratique. Ed. Technip, Paris. 254p. L’auteur Bérengère SALIBA-SERRE Ingénieur d’Étude en Statistique au CNRS - UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle ; CNRS, Université de la Méditerranée, EFS (Marseille, France) courriel : [email protected] 97 Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique Priscilla DUBOZ, Enguerran MACIA Mots-clés : focus groups, anthropologie biologique, qualité de vie, Afrique Dans les études anthropobiologiques, la mesure est bien souvent la règle. Crânes, os longs, plis cutanés, force de préhension, mais aussi activité physique, auto-évaluation de la santé, bien-être subjectif… Tout peut, et surtout doit, être mesuré, calculé et catégorisé afin de fournir la vision la plus objective possible de l’homme. L’anthropologie biologique n’est pas seule à s’inscrire dans cette tendance positiviste puisque l’ensemble des sciences biomédicales, la psychologie sociale et certains courants de la sociologie sont également dominés par cette « raison calculante » (Boëtsch et Chevé, 2006). Ainsi en anthropologie biologique, les thèmes de recherche sont généralement traités en soumettant les hypothèses à l’épreuve des chiffres et des analyses statistiques. Réalisées sur des échantillons représentatifs des populations, ces études ont souvent recours à l’utilisation de mesures anthropométriques, biologiques et d’échelles « validées », qu’elles soient psychosociales ou de santé. Au moment de la rédaction du questionnaire se posent alors deux principales questions d’ordre méthodologique : quelles échelles et quelles mesures utiliser ? Sont-elles adaptées à la population d’étude ? Ces questions sont d’autant plus importantes pour l’anthropologue travaillant en contexte non occidental que la quasitotalité de ces échelles et mesures ont été développées en Europe ou en Amérique du Nord. Ainsi, lors d’études nouvelles réalisées en Afrique de l’Ouest par exemple, il est indispensable d’avoir une bonne compréhension des notions étudiées avant de procéder à leur mesure. C’est alors qu’une démarche qualitative s’impose, à la fois comme préalable nécessaire à la mesure adéquate des notions étudiées, mais aussi comme alternative épistémologique indispensable à la compréhension de ces notions en milieu Ouest Africain. Parmi les méthodes qualitatives les plus utilisées, les groupes de discussion focalisés ou focus groups paraissent particulièrement adaptés à la démarche anthropobiologique. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Nous détaillerons ici cette méthode et illustrerons ses intérêts à travers une étude réalisée sur la qualité de vie à Dakar, capitale du Sénégal (Macia et al. 2010). Définition, avantages et inconvénients des focus groups Le groupe de discussion focalisé peut être défini comme « une technique d’entrevue qui réunit de six à douze participants et un animateur, dans le cadre d’une discussion structurée, sur un sujet particulier » (Geoffrion 2003). Cette technique repose sur la dynamique de groupe, sans chercher à faire valoir un point de vue. Il ne s’agit pas d’imposer un questionnaire précis aux individus réunis, mais de leur donner l’occasion d’exprimer leurs représentations de la réalité sociale. Ces entrevues de groupes sont principalement employées pour (1) identifier les dimensions d’une notion peu étudiée dans un contexte social et environnemental particulier (par exemple, les dimensions de la qualité de vie subjective à Dakar), (2) construire et/ou valider des questionnaires (en réunissant, par exemple, un comité d’experts), (3) identifier les principales questions de recherche à approfondir, (4) confirmer des hypothèses (Morgan 1988). Dans le champ de la qualité de vie, les deux méthodes qualitatives les plus répandues sont les entretiens semi-directifs (e.g. Rubin, Rubin 1995) et les groupes de discussion focalisés (e.g. Morgan, Krueger 1993). Cette dernière méthode a été retenue dans nos travaux de recherche sur la qualité de vie au Sénégal pour plusieurs raisons (Macia et al. 2010). Tout d’abord, l’avantage principal des focus groups est que cette méthode est la seule à permettre les interactions entre participants, favorisant ainsi la confrontation de leurs opinions et de leurs expériences personnelles. Selon Poupart (1997), ces entrevues de groupe créent des situations propices à l’émergence de discours spontanés. Elles permettent au chercheur d’accéder à une grande richesse narrative en un temps relativement restreint (e.g. Lehoux et al. 2006), tout en lui laissant la possibilité de garder une position de recul nécessaire à tout effort d’objectivation. Enfin, les groupes 98 Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique de discussion focalisés constituent une méthode tout à fait appropriée à l’exploration de thématiques peu étudiées (Bender, Ewbank 1994), telle que la qualité de vie subjective à Dakar. Cependant, comme toute méthodologie, les groupes de discussion focalisés présentent également des inconvénients. Ainsi, la dynamique de groupe peut parfois ne pas être favorable à la pertinence des échanges. Certains participants peuvent, par exemple, être réticents à s’exprimer ; d’autres peuvent avoir tendance à imposer leur point de vue ; d’autres enfin peuvent constamment se rallier à la majorité (Geoffrion 2003). En outre, selon l’expérience et l’habileté de l’animateur, ce dernier peut influencer la dynamique de groupe par sa manière de formuler les questions de relance ou en introduisant ses opinions personnelles. Afin de limiter ces biais, il convient d’attacher une importance particulière au recrutement des participants, au déroulement des entrevues (prise de parole par chaque participant) et à la neutralité de l’animateur en utilisant des techniques non-directives et de reformulation. Méthodologie des focus groups >La constitution des groupes La préparation d’un groupe de discussion focalisé doit tenir compte de trois facteurs déterminants : la durée de l’entrevue, le nombre de groupes et de participants et les relations (ou absence de relation) préalables entre les participants. Notons dès à présent qu’un groupe de discussion focalisé n’est jamais suffisant puisque la dynamique d’un seul groupe ne peut répondre aux objectifs de l’ensemble d’une recherche. Selon la plupart des auteurs, la durée optimale d’un focus group se situe entre une et deux heures (e.g. Morgan 1988 ; Geoffrion 2003), cette durée permettant aux participants de trouver leurs marques les uns par rapport aux autres sans que la lassitude ne se fasse sentir. Par ailleurs, il est admis que l’effectif idéal d’un groupe de discussion focalisé se situe entre six et huit participants, ceci permettant à chaque individu de participer L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 activement à la discussion et à cette dernière de rester construite et organisée (Morgan 1998). Cependant, concernant des recherches portant sur des populations peu étudiées, certains auteurs suggèrent de constituer des groupes d’une dizaine de personnes environ (Bender, Ewbank 1994) alors que d’autres préfèrent constituer des groupes plus restreints (e.g. Amiga et al. 1992). Ainsi, pour notre étude chaque groupe de discussion focalisé comprenait entre 5 et 6 participants. Enfin, bien que certaines thématiques puissent conduire les chercheurs à constituer des groupes de discussion dans lesquels les individus se connaissent, le plus souvent, l’inverse est recommandé (Geoffrion 2003). La question de l’hétérogénéité ou de l’homogénéité des groupes de discussion focalisés reste encore débattue dans la littérature (Morgan, 1998). Ce choix dépend à la fois de la thématique de recherche et du contexte social dans lequel se situe l’enquête. Au Sénégal par exemple et pour notre thématique, compte tenu du fonctionnement de la société – domination des hommes sur les femmes, des aînés sur les cadets (Balandier 1974 ; Ndiaye, Ayad 2006) – les groupes de discussion focalisés doivent être constitués de manière à être homogènes en genre et en âge. Par ailleurs, afin de stimuler des discussions entre individus partageant des conditions matérielles similaires, nous avons également préféré distinguer les catégories socioprofessionnelles (élevée/faible). Ainsi, dans les enquêtes menées à Dakar, huit groupes de discussion homogènes en âge, genre et CSP ont été constitués afin d’étudier les dimensions émiques des concepts de qualité de vie dans cette population. >Le déroulement des entretiens Lors des entretiens, une attention particulière doit être portée à la création d’un climat de confiance avec les participants. Il est par exemple nécessaire de leur signifier, avant le début de la discussion, qu’ils sont les pourvoyeurs de savoir, qu’il n’y a ni de bonnes ni de mauvaises réponses et qu’ils peuvent donc s’exprimer en totale liberté. Par ailleurs, durant les groupes de discussion, le rôle de l’animateur est primordial. C’est en effet à lui que revient la responsabilité d’orienter 99 Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique et de relancer la discussion. Pour cela, certains auteurs suggèrent de préparer préalablement un guide d’entretien (e.g. Bender et Ewbank, 1994). L’animateur est le plus souvent secondé par un observateur, notant les comportements non verbaux et vérifiant le bon fonctionnement des enregistrements. Chaque groupe de discussion focalisé doit être enregistré et retranscrit dans son intégralité. Pour terminer notons que, théoriquement et dans le milieu de la recherche, les participants contribuent gratuitement à ces entrevues de groupe. Dans notre étude nous avons uniquement dédommagé les participants pour leurs frais de transport. >Méthodes d’analyse des données Diverses méthodes permettent d’analyser les discours recueillis par focus groups, notamment l’interactionnisme symbolique (Mead 1934), la grounded theory (Glaser, Strauss 1967) ou encore la méthode d’analyse qualitative thématique développée par Mason (1996). Nous ne détaillerons ici que cette dernière méthode, particulièrement adaptée à l’identification des dimensions d’une notion ou d’un concept que l’on souhaite par la suite mesurer. Cette méthode analytique est constituée de deux phases. La première phase concerne l’identification des thèmes; la seconde est interprétative et conceptuelle. -Analyse thématique Cette phase de l’analyse comprend plusieurs étapes. Tout d’abord, à partir des verbatim obtenus, les thèmes – ici, les dimensions émiques de la qualité de vie – doivent être identifiés par lecture et relecture des entretiens. Deux chercheurs travaillent alors indépendamment, identifiant et nommant les dimensions dans les discours. Ce processus est dénommé indexation. Les chercheurs proposent alors une liste de thèmes. Après discussion, ils trouvent un accord quant à ces dimensions. Les citations les illustrant le mieux sont sélectionnées durant ce processus. - Analyse conceptuelle L’analyse conceptuelle est décrite comme plus subjective que l’analyse thématique (Nicolson, Anderson 2003) et consiste en une interprétation des discours, une lecture « entre les L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 lignes », influencée par la subjectivité et le parcours des chercheurs eux-mêmes. Par exemple, dans notre étude, l’impact des tensions entre individualisme et holisme – féconde thématique anthropologique – sur le bien-être des individus a émergé des lectures et relectures des entretiens. Ceci a donc constitué le cœur de cette partie de l’analyse. Exemple de résultats : la qualité de vie subjective à Dakar (Sénégal) Malgré l’absence de consensus concernant la définition du concept1de qualité de vie, deux points semblent aujourd’hui émerger de la foisonnante littérature sur cette thématique : (1) la qualité de vie d’un individu ne peut être évaluée que par lui-même (e.g. Bowling et al. 2002 ; Cella 1998 ; Haas 1999 ; O’Boyle et al. 1992), (2) la qualité de vie est un concept multidimensionnel (Brock 1999 ; Camfield, Ruta 2007 ; Narayan et al. 2000 ; WHOQOL Group 1998a, 1998b). Cependant, aucun consensus ne semble pouvoir être trouvé quant à la nature même de ses dimensions. A vrai dire, ces dernières diffèrent certainement selon les cultures, comme l’indique clairement la définition de l’OMS (WHOQOL 1998b) : « [la qualité de vie étant] la perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lequel il vit, en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes ». Au Sénégal, la qualité de vie subjective des individus n’avait, avant notre enquête, jamais été étudiée. Ainsi, l’objectif principal de notre étude qualitative était de était définir la signification de ce concept à Dakar (cf. Macia et al. 2010 pour plus de détails). Dans ce but, huit focus groups, homogènes en âge (30-35 et 50-55 ans), genre, et catégorie socio-professionnelle (élevée/basse) ont été réalisés 1 Notre approche de la qualité de vie nous conduit à la définir davantage comme une notion que comme un concept. Cependant, la grande majorité des auteurs ne font pas cette distinction et emploient le terme de concept. 100 Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique afin de répondre à cet objectif. La qualité de vie est apparue comme multidimensionnelle dans l’ensemble des discussions, mais tous les groupes n’insistaient pas sur les mêmes dimensions, indiquant que les préoccupations principales des individus différaient selon leur âge, genre et catégorie socioprofessionnelle. Pour chaque groupe, les définitions les plus représentatives de la qualité de vie sont présentées dans le Tableau 1. Figure 1 : Variation de l’IMC à genre, âge et composition corporelle identiques dans différentes populations, d’après Deurenberg et al. (1998). Groupe Caractéristiques des participants Définition de la qualité de vie Groupe 1 Femmes, 50-55 ans, CSP* élevées Pour moi, c’est la santé avec beaucoup de paix. Et il ne faut pas se faire trop de soucis. Groupe 2 Femmes, 50-55 ans, CSP faibles Pour avoir une bonne qualité de vie, il faut avoir une bonne santé et que tes proches soient aussi en bonne santé. Que tu aies à manger, que tu aies à boire. Groupe 3 Hommes, 50-55 ans, CSP élevées Donc, pour avoir une bonne qualité de vie, il faut que les trois choses soient présentes : avoir de l’argent, avoir une maison et tout ce qui va avec ; être en bonne santé, quand tu es malade, que tu puisses te soigner, quand un de tes proches est malade, que tu puisses le soigner ; avoir la paix. C’est les trois choses que je vois. Groupe 4 Hommes, 50-55 ans, CSP faibles En premier, il faut avoir la santé, bien se porter. Et puis il faut avoir les moyens. Groupe 5 Femmes, 30-35 ans, CSP élevées Avoir un boulot déjà, avoir un bon mari [rires]. Y’a aussi la santé. Groupe 6 Femmes, 30-35 ans, CSP faibles C’est être en paix, avoir une bonne situation, se contenter de ce que l’on a. Groupe 7 Hommes, 30-35 ans, CSP élevées Je trouve que tout ça tourne autour d’un aspect économique, parce que quand tu n’as pas assez d’argent, tu ne peux pas aspirer à une hygiène de vie assez élevée. Groupe 8 Hommes, 30-35 ans, CSP faibles Etre en bonne santé, avoir un bon travail, pouvoir satisfaire ses envies. * CSP = catégorie socioprofessionnelle L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 >Analyse thématique L’analyse thématique des discours recueillis a permis d’identifier quatre dimensions de la qualité de vie. Il s’agit de la santé physique, des conditions matérielles, des relations sociales et des caractéristiques psychologiques individuelles. Dans tous les groupes, sans exception, la santé physique est apparue comme une dimension fondamentale de la qualité de vie. Par ailleurs, entretenir de bonnes relations avec les membres de sa famille et avoir une famille unie constituait également une condition nécessaire au maintien d’une bonne qualité de vie. Bien entendu, les conditions matérielles d’existence constituaient aussi une dimension de la qualité de vie pour l’ensemble des individus rencontrés. Enfin, si les problèmes de santé physique, les mauvaises relations sociales et le manque de moyens financiers ont été décrits comme étant à l’origine d’une mauvaise qualité de vie, les individus rencontrés ont toujours précisé que l’impact de ces manques sur le bien-être dépendait de caractéristiques psychologiques individuelles. Ainsi, en dehors des facteurs déclencheurs décrits précédemment, certaines personnes seraient plus anxieuses et se feraient plus de soucis que d’autres, ce qui affecterait leur qualité de vie. >Analyse conceptuelle L’analyse conceptuelle fut consacrée à l’impact des tensions entre holisme et individualisme sur la qualité de vie des Dakarois. Sans entrer dans les détails signalons simplement que cette analyse était directement en lien avec les questions d’âge et de rapports entre les générations à Dakar. En effet, l’aînesse constituant un des piliers de l’organisation sociale et familiale (Balandier, 1974), les aînés sont indéniablement au Sénégal les détenteurs des valeurs traditionnelles et les garants du maintien des habitus communautaires. C’est bien entendu principalement sur les jeunes que ce pouvoir et contrôle des aînés s’exercent, des jeunes qui aspirent à davantage de liberté d’action et d’expression, en accord avec les processus de modernisation et d’individualisation en cours à Dakar. Ce pouvoir – et devoir – de contrôle des aînés est précisément apparu à l’origine 101 Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique d’un sentiment de frustration pour de nombreux jeunes qui souhaiteraient pouvoir exprimer leur individualité avec plus de latitude que ce que les générations précédentes leur permettent. C’est ainsi que leur qualité de vie semblait affectée par les mécanismes répressifs du processus d’individualisation dont la pérennité est assurée par les générations plus âgées. Intérêt des focus groups pour les enquêtes quantitatives Pour terminer cette illustration de l’intérêt des focus groups en anthropologie biologique, il semble nécessaire d’indiquer comment cette enquête qualitative a permis de modeler la phase quantitative qui l’a suivi. C’est en effet grâce à cette phase qualitative que nous avons pu élaborer le questionnaire permettant de mesurer la qualité de vie – ou plus précisément ses quatre dimensions – dans la capitale sénégalaise. Ainsi, le questionnaire SF-12 (Gandek et al. 1998) a été adapté et validé sur la population Dakaroise afin de mesurer la « qualité de vie liée à la santé ». Le bien-être matériel a été évalué à l’aide d’une question simple tirée d’études déjà réalisées en Afrique de l’Ouest (Razafindrakoto, Roubaud 2006). Le bien-être social, quant à lui, a été évalué par cinq questions ouvertes permettant de coder a posteriori la qualité des relations avec la famille au sein du foyer, la famille en dehors du foyer, les amis, les voisins et les collègues. Enfin, la dimension psychologique de la qualité de vie a été évaluée par l’échelle de satisfaction de vie (Diener et al. 1985), adaptée et validée sur la population sénégalaise par un comité d’experts. Conclusion Lorsqu’un concept ou une notion peu étudiée doit être mesurée, il est essentiel de comprendre a priori ce que signifie ce concept ou cette notion. Dans cette optique, les groupes de discussions focalisés constituent une méthode d’investigation qualitative rapide, fournissant une grande richesse narrative par les interactions qu’elle permet entre les participants. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Dans l’étude réalisée au Sénégal par les auteurs, ces focus groups ont tout d’abord permis d’identifier les dimensions de la qualité de vie dans la population sénégalaise. Ils ont également permis de tester la pertinence de l’utilisation, au Sénégal, d’échelles mesurant la qualité de vie dans les populations validées en contexte occidental. Ils ont enfin permis d’adapter ces échelles aux réalités de la population sénégalaise. Cette méthode est donc fort intéressante pour les anthropobiologistes, qui peuvent l’utiliser dans le but d’analyser les dimensions de notions peu étudiées et de valider les échelles par lesquelles ils entendent mesurer ces notions. Les focus groups sont aussi particulièrement adaptés à la confirmation d’hypothèses issues d’enquête quantitatives. 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Ce projet a permis de développer simultanément une recherche fondamentale et appliquée en anthropologie biologique. Sur le plan épidémiologique, il était nécessaire de mesurer la composition corporelle d’une façon non invasive puisque la connaissance de la simple valeur du poids, exprimé en kilogrammes, reste insuffisante. La mesure de la composition corporelle à travers les compartiments corporels - eau corporelle totale, masse maigre et masse grasse segmentaire et totale - permet une meilleure gestion du poids. La connaissance précise des différents compartiments corporels peut avoir une incidence sur le mode de vie des personnes saines. Elle permet d’envisager un suivi plus rationnel des individus dans le cadre de régimes diététiques pouvant générer à terme une réduction des coûts de santé publique (Ziegler, Debry, 1998 ; Andreyeva et al. 2004). Cette mesure offre en effet une aide à la prévention du risque de certaines pathologies comme les maladies cardio-vasculaires. Dans les différents secteurs de santé potentiellement intéressés par ce type d’appareillage, il est essentiel de connaître une estimation du rapport entre la graisse péri-viscérale et la graisse périphérique en particulier pour un dépistage du risque cardio-vasculaire (Von-Ebeyn et al. 2003; Goran 1999 ; Roemmich et al. 1999). La mesure de la masse grasse, de la masse maigre et du contenu hydrique, associée à une connaissance du profil clinique et psychologique des individus, peut contribuer à l’amélioration de la santé et aussi de la qualité de vie (WHO 1998). Par exemple, l’estimation de la composition corporelle, à travers la connaissance des différents compartiments corporels et de leurs variations intra individuelles au cours du temps, est utile, sur des périodes L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 courtes (par exemple 4 à 5 semaines), pour le suivi des sportifs ou le suivi des femmes enceintes (environ 9 mois) ou sur des périodes plus longues comme pour les sujets obèses (de 6 mois à 2 ans) et au cours du vieillissement. 1- Mesure de la composition corporelle par ultrasons chez les athlètes de haut niveau Dans le cadre de la préparation physique des sportifs de haut niveau, il est recommandé d’évaluer les possibilités individuelles de fluctuations de poids et leurs conséquences sur la composition corporelle afin d’optimiser les performances lors des compétitions (Hendler et al. 1995 ; Mourier et al. 1997; Nindl et al. 1996). Dans les disciplines sportives à catégories de poids, les instances fédérales internationales ont établi et fixé des catégories de poids chez les athlètes selon leur discipline. Vis à vis de ces catégories, les athlètes peuvent être défavorisés au regard de leur poids corporel sachant que, pour augmenter leur chance de réussite en compétition, les athlètes doivent se situer à la limite supérieure du poids de leur catégorie (Horswill et al. 1990 ; Park et al. 1990). Signalons que la plupart du temps, quelques semaines avant la compétition, les athlètes sont au-dessus et parfois très au-dessus des limites de poids supérieures imposées par le règlement fédéral. Dans cette perspective une étude a été réalisée en collaboration avec l’Institut National des Sports et de l’Education Physique de Paris (INSEP) en vue de comparer la précision du pourcentage de graisse (MG%) entre la technique ultrasonore que nous avons utilisée avec notre appareillage portable et la technique de référence : l’absorptiométrie DEXA. Les pourcentages de graisse estimés par ultrasons restent très fortement corrélés avec ceux obtenus par DEXA (R>0.96) pour les athlètes de sexe masculin et féminin. Dans notre étude, l’erreur totale (TE) comprise entre 0.89 et 1.03 prouve le haut degré de précision de la technique ultrasonore (Lohman, 1996). Les méthodes décrites par Bland et Altman (1986) ont été utilisées pour examiner la précision des erreurs individuelles d’estimation de la 105 Mesure de la composition corporelle par ultrasons : innovation et applications masse grasse entre la technique ultrasonore et la technique DEXA. La faible amplitude [-2,5 MG% ; +2,5 MG%] observée des écarts résiduels individuels du pourcentage de graisse entre la technique ultrasonore et l’absorptiométrie DEXA met en évidence un haut niveau de précision de notre technique ultrasonore. Nous observons de plus une très bonne symétrie des dispersions autour de la moyenne des écarts du pourcentage de graisse d’autant plus que ces dispersions des écarts individuels du pourcentage de graisse ne présentent pas de biais. (Pineau et al. 2009). La méthode ultrasonore est une technique non invasive plus accessible en routine et moins onéreuse que les examens d’absorptiométrie à rayons X. 2- Technique ultrasonore appliquée à la mesure de la masse grasse chez les adolescents obèses La mesure de la masse grasse corporelle a été déterminée par une technique ultrasonore sur une population de 94 adolescents obèses (57 filles et 37 garçons), âgés de 12 à 19 ans, et pour lesquels l’I.M.C est supérieur à 30 kg.m-2. Parmi ces adolescents, 39% sont atteints d’obésité de classe I, 28% de classe II et 33% de classe III. Pour chaque adolescent recruté à la consultation de médecine interne, nous avons procédé à un examen d’absorptiométrie à rayons X (DEXA), qui constitue notre mesure de référence (Plank et al. 2005). De façon simultanée, nous avons déterminé la masse grasse totale (MG) à partir d’une technique ultrasonore qui nécessite, pour calculer cette masse grasse, le recueil de données anthropométriques : poids, stature et périmètres au niveau ombilical et à mi-cuisse. Nous avons obtenu de très fortes liaisons entre la MG mesurée par ultrasons versus DEXA, chez les filles (r=0.907) comme chez les garçons (r=0.975), l’erreur standard d’estimation SEE est respectivement de 3.6 kg et de 2.5 kg. Nous avons pu également vérifier, que, sur un sous-effectif de 24 adolescents obèses, la technique ultrasonore est beaucoup plus précise que la technique des plis cutanés pour estimer la MG car l’erreur standard d’estimation (SEE) est de 2.7 kg avec la technique ultrasonore alors qu’elle atteint 12.7 kg avec la méthode des plis cutanés. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Dans le cadre d’un programme multidisciplinaire (Dao et al. 2004) nous avons établi, sur 13 adolescents, qu’une diminution de la MG mesurée par DEXA accompagnée d’une réduction sensible du poids est étroitement liée (r=0.97) à une diminution de la MG mesurée par ultrasons. 3- Relation entre la prise de poids et la prise de masse grasse chez la femme enceinte pendant la durée de gestation Le contrôle de la prise de poids maternel est nécessaire pour éviter les déséquilibres nutritionnels ainsi que les risques de survenue d’une complication vasculaire pouvant avoir une incidence sur le développement du fœtus (Abrams et al. 1995 ; Cogswell et al. 1995). La prise de poids excessive au cours de la grossesse a des effets délétères sur le déroulement de la grossesse et de l’accouchement (Kielgman, Gross 1985 ; Scholl et al. 1990). La présente étude, réalisée en collaboration avec la Clinique Montplaisir à Lyon sur une période de 18 mois, a pour but de mettre notre appareillage ultrasonore portable à la disposition des médecins radiologues et obstétriciens afin de quantifier la prise de masse grasse associée à la prise de poids chez la femme enceinte pendant toute la durée de gestation. Les mesures des épaisseurs de graisse sous-cutanée à mi-cuisse et au niveau ombilical dorsal seront recueillies par la même infirmière à 5 reprises : au début de la gestation, au cours des trois examens échographiques standards et après l’accouchement. D’une façon simultanée, une série de mesures anthropométriques ainsi que les caractéristiques socio-culturelles seront relevées systématiquement sur l’échantillon total. 106 Mesure de la composition corporelle par ultrasons : innovation et applications Perspectives Notre appareillage portable peut être utilisé chez les sportifs de haut niveau dans différentes situations. A court terme, juste après un entraînement ou dans la même journée, une perte de poids correspond à une perte d’eau. A moyen ou à long terme, une perte de poids sans modification de la masse grasse totale se traduit par une baisse du volume hydrique contenu dans la masse maigre. A l’inverse toute augmentation du poids sans modification de la masse grasse correspond à une augmentation de la masse musculaire, le volume hydrique au repos restant assez stable chez un même individu. Dans cette perspective, la grande précision de l’estimation de la masse grasse à partir de notre appareillage portable constitue une aide précieuse pour l’entraîneur et le médecin. Cette technique représente un outil indispensable pour optimiser la préparation physique des athlètes à travers un suivi longitudinal. Cette technique portable ultrasonore peut également être utilisée avec succès en épidémiologie. En effet, elle présente de nombreux avantages tant sur le plan de la fiabilité, de la reproductibilité, de la précision pour effectuer Exemple d’un relevé de mesure le dépistage et le suivi d’adolescents obèses puisqu’en France ce sont 11.3% d’adultes qui sont obèses soit 5.3 millions de personnes. Une application particulièrement originale est envisagée avec cette technique ultrasonore dans le domaine de l’obstétrique. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 L’objectif principal de cette étude consiste à analyser l’évolution de la masse grasse en fonction de l’évolution du poids corporel et des caractéristiques socio-culturelles de la mère sans aucun risque pour les patientes ni pour les fœtus. Références bibliographiques ABRAMS (B.), CARMICHAEL (S.), SELVIN (S.) 1995, Factors associated with the pattern of maternal weight gain during pregnancy, Obstet Gynecol 86:170-176. 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L’auteur Jean-Claude PINEAU Directeur de recherche au CNRS - UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces. » (Paris, France) courriel : [email protected] Tel: 01 43 13 56 83 108 Computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR) imaging to better understand and characterize brain and cranium growth and development. Fernando VENTRICE The human brain is a very complex organ that presents several unsolved enigmas, its evolution being perhaps the most intriguing one. This topic is deeply related to the evolution of our own species, and that is the reason why several paleoanthropologists are trying at present to understand the process that gave origin to human brain. Unfortunately, this organ is formed by soft tissue which is not sensitive to the fossilization process. Therefore, we must deal with indirect evidences to infer brain evolution from the fossil record: (1) the well known cranial capacity; the impressiones gyrorum of the different brain gyri and sulci (i.e. lunate sulcus, perisylvian asymmetries); the petalia patterns; and the anatomical compared studies on brains of extant primates (Holloway 1996; Semendeferi et al. 1997; Falk 2006; Schoenemann 2006). Consequently, the fossil record provides only endocranial information. To better understand the clues provided by this information on our brain evolution, it is essential to determine the existing relationship between the brain and the endocranium, and how this relationship develops throughout the maturation process in our species. Nowadays we have new methodologies to address this question. In this short manuscript two scanning techniques, which may help to better understand and characterize growth and development of human brain and cranium, will be detailed. These two techniques are computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR) imaging (Guy, Ffytche 2005). Their physics principles will be formulated, with special attention being paid on the advantages and disadvantages of each technique and their corresponding differences. At the same time, a brief explanation on how their results can be quantified to answer research hypothesis will be given. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 The basic physics principle of CT scanning is the reconstruction of an object internal structure from different projections, which are based on X-rays emitted towards the object from different angles. The object presents a variety of absorption rates depending on its constituent tissues. For this reason, when all projections are integrated, CT images are much sharper than X-rays, showing a higher definition not only in bone structures but also in soft tissues (Hsieh 2009). The MR physics principles are based on the resonance capacity of certain atoms, particularly the protons. When an object is exposed to a strong magnetic field, the small magnetic fields produced by the protons get positioned in a particular direction. After a radiofrequency pulse application, an exciting and relaxing response of the protons is obtained. This response is called resonance, and can be measured and quantified to determine the type of tissue that is being analyzed (Brown, Semelka 2003). In the human body, the molecule responsible for most of this kind of resonance is water (H2O), since it contains two protons and is present in the tissues in a high percentage. To highlight the differences between these two scanning techniques is useful to compare the image stacks obtained through each of them. On the one hand, a typical axial head CT image set contains 275 axial images of 512 x 512 pixels, which are obtained in a scanning session lasting 15 seconds and have a voxel resolution equal to 0.5 x 0.5 x 0.5 mm. This volumetric CT stack occupies 144 Megabytes. On the other hand, a sagittal head MR image set would contain 120 sagittal images of 256 x 256 pixels, with a voxel size equal to 1.5 x 1 x 1 mm, in a scanning session that lasts 10 to 15 minutes. This kind of MR stack occupies 16 Megabytes. With this information in mind it is evident that CT images are scanned faster and have a much higher resolution than MR images. So, what is the advantage of MR over CT? Since these imaging techniques extract different information from 109 Computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR) imaging to better understand and characterize brain and cranium growth and development. the same structure, the choice of the most suitable one will depend on the nature of the study that is being performed. For example, in a head CT image, the bones appears white and very clear because they absorb large quantities of X-rays; grease and other soft tissues absorb less quantities of X-rays and appear in a gray scale; and finally, the air absorbs very little radiation, with hollow structures appearing black (Figure 1). Figure 1: Coronal (upper left), horizontal (upper right) and sagittal (lower left) cranium CT images. Three dimensional (3D) reconstruction of cranium (lower right) L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 On the other hand, in a head MR image, the bone structures are shown black because of their lack of water, but the soft tissues of the brain can be clearly recognized with high detail: gray matter, white matter and cerebrospinal fluid (Figure 2). Figure 2: Coronal (upper left), horizontal (upper right) and sagittal (lower left) head MR. 3D reconstruction of cortical brain tissue (lower right) generated using an automatic algorithm for brain extraction. 110 Computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR) imaging to better understand and characterize brain and cranium growth and development. Hence, if the objective of the research is to detect a bone fracture or to describe cranium growth, a CT scan should be made. But if the objective is to characterize the brain development, find a certain gyri or discriminate between gray and white matter, a MR scan should be performed. Other important differences arise when it is taken into account the nature of the object to be studied. For example, as it was mentioned above, MR scan can only be done with objects containing water; also, ferromagnetic objects cannot be studied with this technique because of the presence of a strong magnetic field. On the other hand, the CT scan of living humans makes necessary the design of protocols that minimize their exposition time to ionizing radiations. The main differences between these two techniques are presented in Table I. Table I: Main differences between CT and MR scans. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 As it was shown, CT and MR scanning techniques offer valuable and complementary information on the different structures that constitute the studied object. However, as they are solely imaging procedures, they do not provide quantified data; to obtain this, it is necessary to apply complementary techniques. The most simple and straightforward of these is the volume measure of different structures by segmentation procedures: (i) semiautomatic thresholding segmentation to measure endocranial volume from CT head images (Jiang et al.2007), or (ii) segmentation based on algorithms that can extract, for example, gray matter, white matter, and cerebrospinal fluid from MR brain images (Smith, 2002). Another group of techniques that allows the obtaining of size and shape information from images includes geometric morphometric analysis (Bookstein, 1991; Rohlf, Marcus 1993; Zelditch et al. 2004), and voxelbased morphometric analysis (Ashburner, Friston 2000). The latter enables the estimate of differences between scanned images (e.g.: to compare what brain region grows faster). In conclusion, the imaging techniques are important tools that can be used to answer a variety of hypothesis and address different aspects of the human brain and its evolution. Particularly, the interest of my research lies in using these two techniques, as well as their complementary ones, to characterize the growth and development of the human brain and endocranium, with special emphasis on the ontogenetic evolution of the relationship between these two structures. This body of knowledge may shed some light on our interpretations of the indirect evidences we have about the human brain evolution. 111 Computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR) imaging to better understand and characterize brain and cranium growth and development. Références bibliographiques ASHBURNER (J.), FRISTON (K.J.) 2000, Voxel-Based Morphometry - The Methods, Neuroimage 11: 805-821. BOOKSTEIN (F.L.) 1991, Morphometric Tools for Landmark Data: Geometry and Biology, Cambridge University Press. 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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 L’auteur Fernando VENTRICE Doctorant - Anthropological Institute, University of Zürich (UZH) (Zurich, Suisse) - UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris, France) courriel : [email protected] 112 Le modèle Primate en anthropologie biologique : Exemple de la reproduction Cécile GARCIA Les domaines de la santé humaine dans lesquels Mots-clés : approche comparative, reproduction, babouins, macaques Les primates humains et non-humains partagent une longue histoire évolutive depuis plus de 6 millions d’années (–cf. Figure 1) Figure 1 : Phylogénie des primates (estimation à partir des restes fossiles) Modifié d’après Page et al. 2001 Photos : N. Rowe, The pictorial guide to the living primates 1996 Cette histoire commune permet de répondre à des questions concernant l’homme en étudiant les pressions de sélection et les adaptations des primates non-humains actuels. Cette approche comparative inclut des comparaisons entre différentes espèces de primates et entre différentes populations de la même espèce. La primatologie permet, en considérant des aspects comportementaux, physiologiques et anatomiques, de mieux comprendre l’évolution des Hominidés et leur adaptation à des conditions environnementales changeant au cours du temps. Par ailleurs, les études menées sur l’adaptation des grandes fonctions chez l’homme se heurtent inévitablement à des limitations éthiques mais peuvent être affinées grâce à des travaux comparatifs chez les primates non-humains. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 les primates non-humains sont utilisés en tant que modèles biologiques sont très variés. Nous citerons à titre d’exemple les thèmes suivants : la génomique fonctionnelle, la locomotion, les maladies infectieuses, l’endocrinologie de la reproduction et la ménopause, le vieillissement, les maladies coronariennes, et l’obésité (Shively, Clarkson 2009). L’étude des primates non-humains et de leurs adaptations physiologiques et comportementales aux contraintes environnementales, par une démarche intégrative et comparative, est une approche assez novatrice en France mais qui s’intègre pleinement dans le champ disciplinaire de l’anthropologie biologique. Plusieurs espèces de primates, telles que les babouins, les macaques ou les chimpanzés constituent des modèles biologiques appropriés car ils sont assez proches physiologiquement et phylogénétiquement de l’espèce humaine pour que les conclusions puissent être transposables. De plus, les études réalisées chez ces espèces permettent de répondre beaucoup plus rapidement que dans l’espèce humaine à des questions relatives à l’acclimatation et à l’adaptabilité de différentes fonctions biologiques. Les primates non-humains, et spécifiquement les primates de l’Ancien monde (macaques, babouins…), sont notamment largement utilisés pour les recherches sur la fonction de reproduction car le cycle menstruel chez ces espèces est similaire à celui observé chez la femme en termes de durée, de variabilité, et de profil de sécrétion des hormones sexuelles (Stevens 1997 ; Wasser et al. 1998 ; Martin 2007). Dans l’espèce humaine, comme chez les autres mammifères et en particulier les primates de l’Ancien monde, la fonction de reproduction est limitée par des facteurs biologiques influencés à divers degrés par des facteurs environnementaux, auxquels s’ajoute potentiellement l’interaction non négligeable des facteurs sociaux et culturels. C’est dans ce contexte que nous avons développé une recherche ayant pour objectifs de déterminer l’impact de différents facteurs environnementaux (disponibilité alimentaire, stress psychosocial…) sur la régulation de la fonction de reproduction, la flexibilité des 113 Le modèle Primate en anthropologie biologique : Exemple de la reproduction aptitudes reproductives et le vieillissement reproductif des primates. Afin d’envisager la fonction de reproduction dans une perspective pluridisciplinaire, nous avons développé plusieurs types de méthodologies issues des sciences biologiques et comportementales pour les appliquer à des questions relevant du champ de l’anthropologie biologique. Nous avons notamment utilisé des méthodes d’observations comportementales, des techniques anthropométriques (Garcia et al. 2006, 2009a), des analyses isotopiques (Garcia et al. 2004) et des analyses hormonales (Garcia et al. 2009b) chez des populations de babouins et de macaques. Ces différentes méthodologies nous ont permis de dégager plusieurs résultats importants : - Les stratégies adaptatives qu’utilisent les femelles babouins de notre échantillon pour couvrir les coûts énergétiques de la lactation sont similaires à celles utilisées par l’homme. En effet, il semble qu’une augmentation modérée des apports énergétiques couplée à une réduction de l’activité physique constituent les principales adaptations comportementales utilisées pour faire face aux contraintes énergétiques imposées par la lactation. Ces données confirment que l’hyperphagie lactationnelle des primates humains ou non-humains est modérée comparée à celle d’autres espèces de mammifères. Nos données confirment également que, chez les primates, le stress énergétique de la lactation par unité de temps est faible comparé à celui de la plupart des mammifères de taille similaire (Dufour, Sauther 2002). - Le rang de dominance au sein de la hiérarchie du groupe social explique une grande partie des différences de fertilité observées chez les femelles babouins. Les femelles de bas rang social mettent plus de temps à retrouver une cyclicité ovarienne (cf. Figure 2) et ont des intervalles entre naissances plus longs que les femelles de haut rang social. Les mécanismes nutritionnels et les comportements alimentaires ne semblent pas jouer un rôle prépondérant dans la relation entre la dominance et la reproduction et nos résultats indiquent plutôt que, dans ce contexte, le stress social pourrait être le mécanisme principal interférant avec la régulation de la fonction de reproduction (Garcia et al. 2006, 2008). L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Figure 2 : Comparaison des courbes de survie pour la durée d’aménorrhée du post-partum (APP) chez des femelles babouin de haut rang et de bas rang social. - Les paramètres anthropométriques liés au bébé, tels que son poids ou sa croissance, influencent fortement le déroulement des événements reproducteurs. En effet, les femelles babouins avec des bébés plus lourds mettent moins de temps à reprendre des cycles (Garcia et al. 2006). De plus, nous avons montré que les bébés devaient atteindre un poids seuil situé aux alentours de 2 kg avant que la mère ne puisse reprendre un cycle menstruel (cf. Figure 3) ce qui indique que le profil de croissance post-natale est un facteur déterminant du succès reproducteur maternel (Garcia et al. 2009a). 114 Le modèle Primate en anthropologie biologique : Exemple de la reproduction Figure 3 : Masse du bébé babouin à la fin de l’aménorrhée du post-partum. Le poids seuil de 2kg (range 1.5 – 2.5 kg) est indiqué par l’aire en pointillés. (Modifié d’après Garcia et al. 2009a) Références bibliographiques DUFOUR (D.L.), SAUTHER (M.L.) 2002, Comparative and evolutionary dimensions of the energetics of human pregnancy and lactation, American Journal of Human Biology 14: 584-602. GARCIA (C.), ROSETTA (L.), ANCEL (A.), LEE (P.C.), CALOIN (M.) 2004, Kinetics of stable isotope and body composition in olive baboons (Papio anubis) estimated by deuterium dilution space: a pilot study, Journal of Medical Primatology 33: 146-151. GARCIA (C.), LEE (P.C.), ROSETTA (L.) 2006, Dominance and reproductive rates in captive female olive baboons (Papio anubis), American Journal of Physical Anthropology 131(1): 6472. GARCIA (C.), LEE (P.C.), ROSETTA (L.) 2008, Impact of social environment on variation in menstrual cycle length in captive female olive baboons (Papio anubis), Reproduction 135(1): 89-97. 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