L’engagement en faveur des droits humains dans
l’Islam moderne*
Khaled Abou El Fadl
De tous les enjeux moraux auxquels l’Islam se trouve confronté à l’époque
moderne, celui des droits humains est le plus grand. Ce n’est pas que l’Islam,
par rapport à d’autres traditions religieuses, tende à davantage induire ou
provoquer un certain dédain à l’égard des droits des êtres humains, voire
leur violation. En fait, la tradition islamique a donné naissance à des concepts
et des institutions propres à contribuer au développement systématique
d’engagements moraux et sociaux en faveur des droits humains. Mais
cette problématique épineuse pour la tradition islamique s’inscrit dans la
dynamique historique particulière à laquelle les musulmans ont dû faire
face à l’époque moderne. Des réalités politiques, telles que le colonialisme,
la persistance de gouvernements despotiques, autoritaires et extrêmement
interventionnistes, l’image répandue – et la réalité – d’un Occident
hypocrite en matière de droits humains, et l’émergence et la prolifération de
mouvements suprématistes revendiquant un exceptionnalisme moral dans
l’Islam moderne, ont contribué à des modes d’interprétation et de pratique
contraires à un engagement en faveur des droits humains.1
Ces développements politiques, parmi d’autres, ont mené à un
désengagement moral aggravé et même à une certaine insensibilité
vis-à-vis de la souffrance humaine, même lorsque cette souffrance est
infligée au nom de Dieu. En clair, au cours de l’ère moderne, la tradition
humaniste de l’Islam a fait l’objet d’une dévaluation et d’attaques
systématiques et a connu un phénomène que l’on pourrait qualifier de
vulgarisation des doctrines normatives et des systèmes de croyances
islamiques. C’est pourquoi l’étude de la relation de l’Islam au concept
* Cet article est la version abrégée d’un article publié dans Human Rights and Responsibilities
sous la direction de Joseph Runzo et Nancy Martin, Oxford : Oneworld Publications, 2003.
Musawah tient à remercier le professeur Abou El Fadl pour son aimable autorisation de publier
cette version abrégée. Pour lire l’article dans son intégralité et ses longues notes de fin de
document, veuillez consulter l’original.
Avis de recherche : Égalité et justice dans les familles musulmanes
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des droits humains pose la question cruciale de l’autodéfinition de l’Islam :
que représentera l’Islam à l’époque moderne ? Quelles associations
symboliques la tradition islamique éveillera-t-elle dans l’esprit des
musulmans et des non-musulmans ? Se posera également la question
corollaire de la relation entre l’Islam moderne et sa propre tradition
humaniste : dans quelle mesure l’Islam moderne adhère-t-il à l’expérience
historique de l’humanisme islamique et la met-il en valeur ?2
Ces derniers temps, et depuis bien avant la catastrophe du 11
septembre, de nombreux événements qui sont apparus aux yeux du monde
comme choquants et même scandaleux, rongent les sociétés musulmanes.
La condamnation à mort de Salman Rushdie suite à la publication des Versets
sataniques, la lapidation et l’emprisonnement de victimes de viol au Pakistan
et au Nigeria, la flagellation, lapidation et décapitation publique de délinquants
au Soudan, en Iran et en Arabie saoudite, les humiliations auxquelles le Taliban
soumet les femmes, la destruction des statues de Bouddha en Afghanistan,
les violences sexuelles dont sont victimes les employées domestiques en
Arabie saoudite, l’excommunication d’écrivains en Égypte, le massacre de
civils lors d’attentats-suicides, le massacre de 400 pèlerins de la Mecque par
la police saoudienne en 1987, les prises d’otages en Iran et au Liban, la mort
d’au moins 14 écolières dans un incendie à la Mecque en 2002 parce qu’on
leur avait interdit de fuir l’école en flammes sans leur voile, et le traitement
dégradant que les femmes subissent en Arabie saoudite, notamment
l’interdiction de conduire… La liste est encore longue de ces événements
qui heurtent la morale et semblent s’égrener tel un interminable chapelet
d’horreurs perpétrées dans le monde musulman moderne.
Cet article n’a pas nécessairement pour objet d’expliquer les raisons
sociopolitiques de la prolifération de tels actes d’horreur dans le monde
musulman actuel. De plus, s’il est vrai que j’aborde la tradition islamique
d’un point de vue intérieur, je n’ai pas pour objectif de justifier ou défendre
l’Islam en prouvant que les croyances islamiques sont compatibles avec
les droits humains. Pour des raisons que j’expliquerai plus loin, je pense
qu’une telle démarche serait intellectuellement malhonnête et, en définitive,
L’engagement en faveur des droits humains dans l’Islam moderne 113
ni efficace ni convaincante. Cet article vise, en revanche, à analyser les
principaux points de tension qui existent entre la tradition islamique et
le système de croyances concernant les droits humains et à étudier les
possibilités de conciliation normative des deux traditions morales.
J’identifierai certains des principaux obstacles à un sérieux engagement
islamique en la matière et j’analyserai les possibilités pour la doctrine
islamique d’élaborer et de concrétiser une vision des droits humains. Cet
article portera sur les potentialités, à savoir les aspects doctrinaux de la
pensée musulmane susceptibles de légitimer, favoriser ou subvertir la
mise en pratique des droits humains dans les cultures musulmanes. En
principe, des potentialités doctrinales existent à l’état latent jusqu’à leur
appropriation et exploitation par une pensée systématique, avec le concours
d’une accumulation de pratiques sociales, dans le but de construire une
culture qui respecte et défend les droits humains. Cet article portera sur
les potentialités ou concepts doctrinaux issus des activités d’interprétation
des érudits musulmans (surtout les juristes), et non sur les pratiques
sociopolitiques concrètes de l’histoire de l’Islam.
L’une des forces de la doctrine, en particulier de la doctrine religieuse
et théologique, réside dans le fait qu’elle ne doit pas nécessairement rester
confinée à une pratique sociohistorique ou sociopolitique particulière. Une
doctrine religieuse peut s’inspirer d’agglomérations et d’accumulations des
pratiques historiques, et se reconstruire et se réinventer à des fins sociales
et politiques entièrement nouvelles. J’admets faire preuve d’un certain
optimisme quant aux possibilités de réinterprétation de la doctrine religieuse
en vue d’inventer de nouvelles traditions sociopolitiques sans forcément
sacrifier l’authenticité tant dans le fond que dans la forme. En d’autres
termes, je suis convaincu que, même si l’Islam n’a pas connu une tradition
des droits humains semblable à celle qui s’est développée en Occident, il
reste possible, moyennant une détermination intellectuelle suffisante, de la
rigueur analytique et un engagement social, de revendiquer et finalement
construire une telle tradition.3 Cela veut dire que, sans entièrement le
déterminer, le passé influence l’avenir et que, si l’on ne croyait absolument
Avis de recherche : Égalité et justice dans les familles musulmanes
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pas à la transmissibilité des idées et à la possibilité de greffes culturelles, il serait
vain de parler d’une possible relation entre l’Islam et les droits humains.
I. Le colonialisme, l’apologétique et le discours islamique
des droits humains
Le concept des droits humains a acquis une insigne importance symbolique
dans le monde moderne. Sur le plan politique, qu’elles violent régulièrement,
dans les faits, les droits de leurs citoyens ou non, la plupart des nations
feignent de respecter une version des droits humains. Au cours des 50
dernières années, les droits humains sont devenus un élément important
des relations internationales au fil de la mondialisation des préoccupations
et des discours en la matière. Depuis l’adoption générale de la dite Charte
internationale des droits de l’homme, l’idée de droits humains s’est érigée
en symbole fort permettant désormais d’exercer une pression morale sur les
gouvernements pour qu’ils fassent preuve de davantage de retenue dans
leurs relations avec leurs citoyens.
De façon significative, dans le cas musulman, le mouvement des droits
humains a, pour ainsi dire, fait des émules dans les milieux indigènes. Il
n’est donc pas rare de constater que le langage des droits humains permet
d’exprimer un dissentiment et des exigences à l’égard des gouvernements
locaux. Les militants des droits des femmes dans le monde musulman,
en particulier, citent souvent des règles et obligations internationales pour
faire pression sur leurs gouvernements nationaux.4 Mais, à part un soutien
localisé et une appropriation du langage et des concepts des droits humains
internationaux par certains militants dans la formulation de leurs exigences
sociales et politiques, les pays musulmans connaissent une dynamique
assez différente.
Malgré la participation active de pays tels que l’Égypte, le Liban
et la Tunisie à la rédaction de plusieurs documents internationaux
aux aspirations ambitieuses sur les droits humains, les tensions sont
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demeurées vives entre le droit islamique traditionnel et les exigences
normatives des droits humains, notamment en ce qui concerne les lois
sur le statut personnel, l’égalité des droits pour les femmes, la liberté
religieuse ainsi que les peines islamiques sévères pour des délits
comme le vol, l’adultère et l’apostasie.5 Cependant, la principale réponse
intellectuelle et théologique à la problématique des droits humains
internationaux a suivi un modèle qui s’est profondément incrusté depuis
les assauts du colonialisme et les critiques sarcastiques d’orientalistes
contre la tradition et les systèmes de croyances islamiques.
Non seulement le colonialisme – et son inséparable orientalisme – a-t-
il largement contribué à saper les fondements des institutions traditionnelles
de l’enseignement et du droit musulmans, mais il a aussi gravement remis en
question les épistémologies musulmanes traditionnelles du savoir et le sens
des valeurs morales.6 Bien que le droit international des droits humains fût
inscrit dans divers traités à une époque où la plupart des pays musulmans
avaient acquis leur indépendance politique, les expériences du colonialisme
et du post-colonialisme ont fortement influencé la réponse intellectuelle
musulmane, et ce à plus d’un titre. Les concepts occidentaux des droits humains
ne sont pas d’abord apparus aux musulmans sous la forme de la Déclaration
universelle des droits de l’homme (DUDH) de 1948 ou de conventions
internationales négociées. Ceux-ci ont plutôt rencontré de tels concepts dans
l’idéologie du « fardeau de l’homme blanc » ou de la « mission civilisatrice »
de l’époque coloniale et dans la tradition européenne du droit naturel qui
était souvent invoquée pour justifier les politiques impérialistes dans le
monde musulman.7
Cette expérience a eu une influence considérable sur le sens des
droits humains dans l’imaginaire social musulman et sur le développement
des discours islamiques sur le sujet. Surtout, aux yeux des intellectuels
musulmans, les droits humains sont apparus comme un domaine on ne peut
plus politique et miné par l’hypocrisie généralisée de l’Occident. Du fait de
l’importante politisation de la question des droits humains, le domaine s’est,
assez fréquemment, transformé en terrain d’affrontement des tendances
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