La f igure féminine du clown : enjeux et représentations sociales

La f igure féminine du clown :
enjeux et représentations sociales
Delphine Cezard
Résumé :
Le clown est d’abord identif ié dans les esprits
comme étant un homme. L’ objectif de ce texte est
de questionner et de dévoiler les diérents types et
constructions sociales permettant de parler et de penser
ce qui caractérise une « femme clown » aujourd’hui. Sa
présence, à la fois en continuité avec le passé mais aussi
en rupture par rapport à son histoire sociale de femme
et de clown, est due à un long processus marqué par
de fortes résistances. Simultanément, s’interroger sur
l’ aspect genré du clown pourrait contribuer à maintenir
une scission existante, voire à accentuer cette tendance à
séparer l’ homme et la femme clown en la soulignant.
Y a-t-il d’ailleurs réellement une diérence
entre les deux ?
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Dr Zen (Émilie Ouellette) © Photographie de Remi Coignard Friedman
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« J’ ai pas de revendications féministes mais j’ en
fais parce que je suis une f ille et que j’ en parle. »
Marie-Aude, clown16
S’il est une image universelle du clown, des a priori, des conno-
tations symboliques fortes, il en est de toute évidence de même
pour la femme clown. Le clown est d’abord identif ié naturellement
dans les esprits comme étant un homme. À partir de ce constat, il
est intéressant de se questionner sur ce qui peut empêcher la femme
d’avoir sa place en tant que clown dans les références communes et
à quel point ce fait est observable de nos jours.
Cependant, s’interroger sur le « genre » du clown pourrait
contribuer à maintenir une scission existante, voire à accentuer la
séparation entre l’ homme et la femme dans leur milieu profession-
nel. Y a-t-il d’ailleurs réellement une différence entre les deux ? Si
la femme ne possède pas les qualités pour être clown, il reste à ana-
lyser ces dernières dans leurs origines sociales, morales, esthétiques,
éthiques…
C’ est au travers de mon regard de femme et de chercheuse qu’ il
me paraît essentiel de se pencher sur la question de la femme clown
d’un point de vue sociologique. Dans cette optique, et comme le
souligne Strauss, « si l’ on s’intéresse aux caractères, aux stratégies,
aux carrières, bref aux identités personnelles, il faut parallèlement
prendre sérieusement en compte les aspects temporels des identi-
16 Toutes les citations non référencées, suivies ou précédées de la mention
« clown », sont extraites de propos recueillis lors dentretiens et de rencontres avec des
clowns durant l’ année 2010.
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tés partagées ou collectives » (Strauss, 1992 : 186), il s’agit alors de
regarder de plus près la présence historique de la femme clown tout
en l’ inscrivant dans le parcours plus global de l’ histoire du clown.
L’ objectif étant alors de dévoiler les différents types et
constructions sociales qui s’articulent autour de la femme puis du
clown à partir desquels il est possible de parler de la femme clown
d’aujourd’hui. Sa présence, à la fois en continuité avec le passé mais
aussi en rupture par rapport à son histoire sociale de femme et de
clown, est due à un long processus marqué par de fortes résistances
et de grandes étapes. En eet, les stéréotypes sociaux de la femme
vont se confronter dans un premier temps à ceux du clown, empê-
chant par la suite la femme de (re)créer librement une identité de
femme, puis de clown, au sein de la société. Après un tel historique,
comment la femme trouve-t-elle sa place dans la société d’aujourd’hui
et comment s’inscrit-elle dans l’ histoire du clown ?
Une apparition féminine discrète
« La trapéziste n’ est pas rare ; l’ écuyère de panneau l’ est
de plus en plus ; la clownesse a toujours fait exception. »
(Rémy, 2002 : 438)
De la création du cirque, en passant par les Auriol et Boswell
de tous pays jusqu’ aux célèbres solos, duos, trios tels que Footit et
Chocolat, Antonet et Beby, Grock, les Fratellini, le clown n’ a eu de
cesse d’être représenté par des hommes tout au long de sa carrière
circassienne. La femme clown, bien que peu de noms célèbres n’ en
fassent état dans l’ histoire du cirque, a pourtant existé. Certaines,
dont nous allons souligner l’ existence, connurent même un certain
succès.
Dès ses débuts, la femme au cirque est rattachée à l’ image de
l’ écuyère danseuse. Elle représentait alors l’ aristocratie, la domina-
tion et la maîtrise du corps, ce qui nourrissait les imaginations et
suscitait l’ admiration de beaucoup d’hommes. Comme le souligne
Roland Auguet, « le cirque eut donc le mérite de réinventer le spec-
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tacle du corps, et cela réserva naturellement à la femme un rôle de
premier plan dans ses spectacles » (Auguet, 1974 : 25). Sa présence
d’écuyère ne tranchait pas avec cette force dont elle devait jouir et
Tristan Rémy donne un exemple bien parlant : « Antoinette Loyal,
dite Léris Loyal, l’ écuyère, mimait la femme ivre au cours d’un
numéro d’acrobatie à cheval […]. Mais les protagonistes de cette
pantomime équestre étaient vêtus bourgeoisement. Leur ivresse
au champagne étant une ivresse de riche sans traits communs avec
l’ ébriété du pochard à trognes rouge. » (Rémy, 2002 : 265) Le rôle
clownesque de la femme reste très limité, son ivresse par exem-
ple restant une ivresse maîtrisée, sans dégradation ni altération de
son image sociale de femme scandaleusement belle. Cependant, le
contexte appelant à ce qu’ un clown ne se présente plus seul, les
femmes se sont immiscées parmi les clowns. C’ est ainsi par exem-
ple que Madame de Cairoli deviendra « comédienne » (Ibid. : 280)
auprès de son mari. La femme clown ne l’ a pas été de son gré dans
cet exemple ainsi que celui de Mademoiselle Flora Fernando, qui
« accepta de devenir clownesse » (Ibid. : 344). On observe d’ailleurs
que les rares femmes ayant pu devenir Augustes se défendaient de
le voir comme une vocation, donnant plutôt l’ impression d’y être
contraintes. Ce fait révèle qu’ il n’ était pas acquis qu’ une femme puisse
endosser ce rôle et leur permettait en contrepartie de se préserver des
critiques que cela pourrait susciter. Colette Cosnier-Hélard dans son
article Le Clown et la demoiselle engage une rétrospective tout à fait
éclairante : « C’ est en 1928, qu’ est mentionnée celle qui est sans doute
la première femme clown, Yvette Damoiseau-Spiessert, qui apparaît
dans le trio Léonard au cirque Pinder, et dont on nous dit : « Son
grimage outrancier, ses grosses lunettes, sa défroque d’Auguste la
camouait si bien que le fait demeura à peu près inconnu du public ».
Retenons le mot « camoufler », comme s’il avait été indispensable de
taire qu’ une femme avait revêtu cette défroque grotesque, comme
s’il importait surtout qu’ elle se f it oublier ». On précise aussi qu’ elle
était f ille de directeur et quand on lui demandait pourquoi ce goût
pour la clownerie, elle répondait « pour suivre [son] mari » (Cos-
nier-Hélard dans Vigouroux-Frey, 1999 : 68). Il est impossible de
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