La f igure féminine du clown : enjeux et représentations sociales

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La f i gure féminine du clown :
enjeux et représentations sociales
Delphine Cezard
Le clown est d’abord identif ié dans les esprits
comme étant un homme. L’ objectif de ce texte est
de questionner et de dévoiler les différents types et
constructions sociales permettant de parler et de penser
ce qui caractérise une « femme clown » aujourd’hui. Sa
présence, à la fois en continuité avec le passé mais aussi
en rupture par rapport à son histoire sociale de femme
et de clown, est due à un long processus marqué par
de fortes résistances. Simultanément, s’interroger sur
l’ aspect genré du clown pourrait contribuer à maintenir
une scission existante, voire à accentuer cette tendance à
séparer l’ homme et la femme clown en la soulignant.
Y a-t-il d’ailleurs réellement une différence
entre les deux ?
Résumé :
Dr Zen (Émilie Ouellette) © Photographie de Remi Coignard Friedman
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Delphine Cezard
« J’ ai pas de revendications féministes mais j’ en
fais parce que je suis une f ille et que j’ en parle. »
Marie-Aude, clown16
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’il est une image universelle du clown, des a priori, des connotations symboliques fortes, il en est de toute évidence de même
pour la femme clown. Le clown est d’abord identif ié naturellement
dans les esprits comme étant un homme. À partir de ce constat, il
est intéressant de se questionner sur ce qui peut empêcher la femme
d’avoir sa place en tant que clown dans les références communes et
à quel point ce fait est observable de nos jours.
Cependant, s’interroger sur le « genre » du clown pourrait
contribuer à maintenir une scission existante, voire à accentuer la
séparation entre l’ homme et la femme dans leur milieu professionnel. Y a-t-il d’ailleurs réellement une différence entre les deux ? Si
la femme ne possède pas les qualités pour être clown, il reste à analyser ces dernières dans leurs origines sociales, morales, esthétiques,
éthiques…
C’ est au travers de mon regard de femme et de chercheuse qu’ il
me paraît essentiel de se pencher sur la question de la femme clown
d’un point de vue sociologique. Dans cette optique, et comme le
souligne Strauss, « si l’ on s’intéresse aux caractères, aux stratégies,
aux carrières, bref aux identités personnelles, il faut parallèlement
prendre sérieusement en compte les aspects temporels des identi16
Toutes les citations non référencées, suivies ou précédées de la mention
« clown », sont extraites de propos recueillis lors d’entretiens et de rencontres avec des
clowns durant l’ année 2010.
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tés partagées ou collectives » (Strauss, 1992 : 186), il s’agit alors de
regarder de plus près la présence historique de la femme clown tout
en l’ inscrivant dans le parcours plus global de l’ histoire du clown.
L’ objectif étant alors de dévoiler les différents types et
constructions sociales qui s’articulent autour de la femme puis du
clown à partir desquels il est possible de parler de la femme clown
d’aujourd’hui. Sa présence, à la fois en continuité avec le passé mais
aussi en rupture par rapport à son histoire sociale de femme et de
clown, est due à un long processus marqué par de fortes résistances
et de grandes étapes. En effet, les stéréotypes sociaux de la femme
vont se confronter dans un premier temps à ceux du clown, empêchant par la suite la femme de (re)créer librement une identité de
femme, puis de clown, au sein de la société. Après un tel historique,
comment la femme trouve-t-elle sa place dans la société d’aujourd’hui
et comment s’inscrit-elle dans l’ histoire du clown ?
Une apparition féminine discrète
« La trapéziste n’ est pas rare ; l’ écuyère de panneau l’ est
de plus en plus ; la clownesse a toujours fait exception. »
(Rémy, 2002 : 438)
De la création du cirque, en passant par les Auriol et Boswell
de tous pays jusqu’ aux célèbres solos, duos, trios tels que Footit et
Chocolat, Antonet et Beby, Grock, les Fratellini, le clown n’ a eu de
cesse d’être représenté par des hommes tout au long de sa carrière
circassienne. La femme clown, bien que peu de noms célèbres n’ en
fassent état dans l’ histoire du cirque, a pourtant existé. Certaines,
dont nous allons souligner l’ existence, connurent même un certain
succès.
Dès ses débuts, la femme au cirque est rattachée à l’ image de
l’ écuyère danseuse. Elle représentait alors l’ aristocratie, la domination et la maîtrise du corps, ce qui nourrissait les imaginations et
suscitait l’ admiration de beaucoup d’hommes. Comme le souligne
Roland Auguet, « le cirque eut donc le mérite de réinventer le spec-
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tacle du corps, et cela réserva naturellement à la femme un rôle de
premier plan dans ses spectacles » (Auguet, 1974 : 25). Sa présence
d’écuyère ne tranchait pas avec cette force dont elle devait jouir et
Tristan Rémy donne un exemple bien parlant : « Antoinette Loyal,
dite Léris Loyal, l’ écuyère, mimait la femme ivre au cours d’un
numéro d’acrobatie à cheval […]. Mais les protagonistes de cette
pantomime équestre étaient vêtus bourgeoisement. Leur ivresse
au champagne étant une ivresse de riche sans traits communs avec
l’ ébriété du pochard à trognes rouge. » (Rémy, 2002 : 265) Le rôle
clownesque de la femme reste très limité, son ivresse par exemple restant une ivresse maîtrisée, sans dégradation ni altération de
son image sociale de femme scandaleusement belle. Cependant, le
contexte appelant à ce qu’ un clown ne se présente plus seul, les
femmes se sont immiscées parmi les clowns. C’ est ainsi par exemple que Madame de Cairoli deviendra « comédienne » (Ibid. : 280)
auprès de son mari. La femme clown ne l’ a pas été de son gré dans
cet exemple ainsi que celui de Mademoiselle Flora Fernando, qui
« accepta de devenir clownesse » (Ibid. : 344). On observe d’ailleurs
que les rares femmes ayant pu devenir Augustes se défendaient de
le voir comme une vocation, donnant plutôt l’ impression d’y être
contraintes. Ce fait révèle qu’ il n’ était pas acquis qu’ une femme puisse
endosser ce rôle et leur permettait en contrepartie de se préserver des
critiques que cela pourrait susciter. Colette Cosnier-Hélard dans son
article Le Clown et la demoiselle engage une rétrospective tout à fait
éclairante : « C’ est en 1928, qu’ est mentionnée celle qui est sans doute
la première femme clown, Yvette Damoiseau-Spiessert, qui apparaît
dans le trio Léonard au cirque Pinder, et dont on nous dit : « Son
grimage outrancier, ses grosses lunettes, sa défroque d’Auguste la
camouflait si bien que le fait demeura à peu près inconnu du public ».
Retenons le mot « camoufler », comme s’il avait été indispensable de
taire qu’ une femme avait revêtu cette défroque grotesque, comme
s’il importait surtout qu’ elle se f it oublier ». On précise aussi qu’ elle
était f ille de directeur et quand on lui demandait pourquoi ce goût
pour la clownerie, elle répondait « pour suivre [son] mari » (Cosnier-Hélard dans Vigouroux-Frey, 1999 : 68). Il est impossible de
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déterminer si sa réponse relève d’une conviction personnelle mais
elle souligne la vision péjorative que pouvait avoir la femme auprès
de ses pairs, qui plus est dans la société, si elle se mettait à faire (le)
clown.
Il apparaît véritablement diff icile de vouloir être clown au
cirque, outre pour des obligations familiales, lorsque l’ on est une
femme. Les qualités que la société attendait de percevoir chez la
femme artiste se basaient sur son aspect féminin et gracieux. Il leur
fallait alors, quand elles se trouvaient habitées par ce désir très « spécif ique » de devenir Auguste, cacher leur identité sexuelle. C’ est
d’ailleurs pour ces raisons qu’ il est plus aisé de rencontrer des femmes ayant le rôle de clown (en contrepoint de l’ Auguste, le clown
correspond en réalité à ce que nous appelons aujourd’hui « clown
blanc »), qui leur permettait de garder une image très soignée et féminine, idéal-typique de la femme. Ce fut le cas en Angleterre pour
Lulu Crastor, en Allemagne pour Lonny Olchansky, en France pour
Miss Loulou. Il était dans ces cas-là tout à fait possible de trouver
les vertus « féminines » chez la clownesse plutôt que chez l’ Auguste
car le clown se déf init comme possédant un certain charisme qu’ il
doit tant à sa grâce qu’ à son costume et au rôle moral et esthétique
qu’ il représente.
Cependant, le cirque ne fut pas le seul espace d’expression du
clown. À en juger par son rôle social, le clown est présent au monde
bien avant le cirque car si l’ image du clown est intrinsèquement
liée au cirque, le rôle d’amuseur et de perturbateur se retrouve dans
toutes les civilisations et à toutes les époques. Le rôle des bouffons,
socialement similaire à celui du clown, pouvait être également tenu
par des femmes, bien que les exemples historiques restent rares.
Dans le théâtre antique, les rôles de femmes étaient tenus par des
hommes grâce à l’ usage de masques. Ce n’ est que plus tard, avec
l’ arrivée de la Commedia dell’ arte, que les femmes intégrèrent le
champ du théâtre et plus particulièrement de la comédie et encore,
bien plus tard, des rôles comiques. Pour résumer, il faudrait dire,
ainsi que le fait Colette Cosnier-Hélard, qu’ « il n’ y a pas de clowne,
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comme il n’ y a pas non plus (ou sinon très rarement) de bouffonne,
ni de graciosa. Ainsi, dans la troupe de Molière, le plus souvent, les
rôles de femmes vieilles ou ridicules – sont interprétés par des hommes… » (Cosnier Hélard dans Vigouroux-Frey, 1999 : 68).
Le clown, dans son rôle, semble ne pas supporter de concession, ni même pouvoir assumer un sexe. Il faut oublier son identité
pour pouvoir apprécier pleinement ses qualités maladroites et son
ridicule tapage. De façon similaire à l’ histoire de la femme clown
au cirque, la femme clown hors de la piste a très peu d’existence du
fait que ce rôle est très souvent délégué aux hommes. Pour accéder
à ces rôles, la femme devait impérativement adopter une apparence
où sa féminité et même son genre n’ apparaissaient pas.
La femme clown ou la question de la construction du rôle social
de la femme
« La place inférieure qu’ occupe socialement,
politiquement, économiquement et tout le fourbi
les femmes dans la société française, ça se reproduit
forcément dans un truc comme le clown. »
Françoise, clown.
La question de la place des femmes parmi les clowns renvoie
directement à la question du genre du clown. Il faudrait longuement
s’interroger dans un premier temps sur la nécessité de considérer de
manière générale le clown comme asexué, voire comme suff isamment universel pour être mis au masculin sans autre forme d’intention qu’ un choix grammatical. Line, clown, constate en effet :
« Après, souvent, on me dit « Monsieur ». Peut-être parce qu’ on
dit le clown. Ben ouais, mais c’ est Madame BOUM. Le clown,
ben c’ est la clown. Y’ a beaucoup de gamins qui me disent « Bonjour Monsieur » alors les parents disent « Non tu vois bien que »…
[Rire] ». Souvent, elles sont comparées à des anges, autre forme
d’asexualité. Si l’ on convient donc que le clown est un personnage
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qui ne requiert dans ses conditions d’existence aucun passé ni aucune identité sexuelle, il reste à se questionner non plus sur la force de
neutralité du genre masculin, mais plutôt sur l’ incapacité sociale de
la femme à f igurer en modèle. Ce simple constat amène à considérer le mouvement et la place de la femme dans la société au regard
de celui du clown.
En adaptant ses comportements et créations par rapport aux
attentes que pouvait en avoir le public, le clown a f ini par créer
une image canonique de son action et inversement ; plus le clown
continuait à pérenniser un certain type de « recettes », plus le public
était convaincu qu’ il s’agissait là de son essence. Les prestations
réussies et reconnues par le public furent un encouragement à leur
répétition. La tradition s’est, par ce mouvement incitatif, instaurée
et même si le renouvellement a parfois été l’ ambition de certains
clowns, la base de la représentation était considérée comme essentiellement répétitive. Il est opportun de pouvoir dire que « le comique forge peut-être autant de clichés qu’ il en détruit » (Feuerhahn
et Sylvos, 1997 : 7). Le clown a acquis, à force de reproduction, une
représentation symbolique très forte, qui a f ini par être utilisée à
tout va, et plus le clown disparaissait, plus cette rémanence était
présente jusqu’ à s’ériger en mythe ou en symbole. Le clown s’est
ainsi fait piéger par sa propre réussite. Il s’est nourri d’une esthétique f igée, manipulée par les médias et par l’ art.
La femme, dans un mouvement social identique, s’est souvent
retrouvée à jouer son propre rôle par obligation. Les femmes écuyères ont eu ce rôle parce qu’ elles savaient le soutenir. La femme a
commencé à occuper les premiers rôles que la société lui a accordés.
À force de si bien remplir ces strictes conditions de réalisation sociale, la femme a f ini par complètement s’y conformer. Il n’ est alors
pas étonnant que la société en contrepartie n’ ait pas attendue plus
d’elle en créant des stéréotypes correspondants. Ce raisonnement
amène la question suivante : est-ce parce qu’ elles s’en trouvaient
socialement empêchées qu’ elles n’ ont pu devenir clowns ou tout
simplement parce que leur féminité ne se satisfaisait pas de ce rôle ?
Robert Provine, dans son analyse, souligne que « les hommes se
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lancent plus que les femmes dans des activités qui font rire, et ce
pourrait être une structure universelle. Selon une étude transculturelle de l’ humour menée en Belgique, aux États-Unis et à HongKong, les hommes sont les principaux investigateurs de l’ humour,
et cette tendance existerait déjà à l’ âge de six ans, quand les premières plaisanteries apparaissent » (Provine, 2003 : 37). Il explique
qu’ il est fort probable qu’ une personne soit capable d’adopter une
quantité de rire en fonction de son statut ou de sa situation sociale.
La féminité et ses connotations ne relèvent pas d’un rire spontané
mais distinguéet ne se rapportent pas à sa production mais à sa
consommation. Cette analyse apparaît tout à fait pertinente, au
regard notamment des lectures de Goffman et du rôle social que
chacun d’entre nous prend soin d’appliquer.
Aussi le rire de certaines femmes serait en fait la traduction
de leur désir de plaire et de se montrer dynamiques et celui des
hommes une manière de conf irmer une franche camaraderie ou de
dévoiler leur charme et leur esprit d’entreprise. Ce conditionnement du rire et de sa création/appropriation par la société ainsi que
les rôles qui nous sont attribués ont amené la femme à se détourner
du statut du clown et des différentes traductions qui en découlent,
comme les bouffons, les scapins… Étant donné que le rire apparaît
comme un fait social par excellence, il est logique qu’ il en comporte
toutes les caractéristiques. Le rire, ayant une fonction sociale évidente, se prête aussi à ses processus de création ; il en comporte les
mêmes règles de découpage social et d’organisation. Au même titre
que le vêtement, celui-ci régule et transcrit un désir et une posture
sociale, ce qui amène à considérer de plus près le stéréotype de la
femme et du clown pour pouvoir comprendre ce qui socialement
les oppose.
La femme se retrouve cloisonnée socialement dans un rôle subordonné et très connoté, ce qui dans un premier temps l’ empêche
d’accéder à la neutralité attribuée au clown. Mais peut-on aller plus
loin et avancer que la détermination des rôles sociaux de la femme
et de l’ homme dans nos sociétés est un frein à ce que les femmes
deviennent clowns et soient légitimes dans ce rôle ?
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Incompatibilité des stéréotypes
« Parce que je pense que le fait de transgresser, le fait
d’aller dans la vulgarité, d’aller dans les zones de
tabous, c’ est pas du tout la place de la femme, a priori,
dans la société. »
Caroline, clown.
Il apparaît clairement que l’ identité sociale de la femme, notamment de sa « féminité », puisque c’ est ce qui la caractérise, ne
correspond pas à celle attendue chez le clown. Effectivement, c’ est
d’abord pour des questions identitaires relatives au genre féminin
que cette incompatibilité se fait jour. En contrepartie, c’ est aussi
parce que le clown lui-même a construit son image en écho à une
identité masculine marquée. Ainsi, les diff icultés rencontrées par la
femme de cirque et plus précisément lorsqu’ elle est clown font lien
avec son parcours artistique et social en général et avec son statut
face aux hommes.
Le clown représente la dégradation sociale, l’ impureté, si bien
que parfois son image est proche du clochard. L’ une des étymologies avancée, « clod », signif iant paysan, rustaud, conf irmerait ce
rapprochement. La femme aurait-elle pu endosser le rôle du perdant, de celui qui reçoit la honte et le rire moqueur de son public ?
Le rôle de celui qui montre une partie cachée des choses et qui se
permet toutes sortes de transgression ? Pour cela, il faut inspirer la
sympathie ou la pitié, peut-être les deux… et force est de reconnaître que ce ne sont pas les qualités sociales, morales et esthétiques
attendues chez une femme. Peut-être que si la femme s’était permise
de décevoir les attentes sociales attribuées à la féminité idéal-typique qu’ elle se doit de porter, elle n’ aurait pas fait rire du tout et
aurait certainement plus déchaîné des réactions violentes ou dédaigneuses.
Le clown véhicule par ailleurs une image de vulgarité et de
virilité déçue. Chez les Indiens Zunis, les clowns portent des simu-
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lacres de pénis et encourage les débordements érotiques. Annick
Le Moal-Sommaire propose dans son ouvrage une approche des
questionnements anthropologiques qui entourent les clowns chamans, « ces médiateurs thérapeutiques venus d’ailleurs » (Le MoalSommaire, 2005 : 616). L’ usage du masque implique une possibilité
de permutation sexuelle et en est le principal enjeu. Dans ce cas, la
ritualité de l’ homme permet de se défaire par cette voie de la présence de la femme en se repliant sur sa propre identité. La femme
est alors plutôt exclue de ces rites, qui prônent bien souvent l’ usage
de la scatologie ou de l’ objet phallique dans tout ce qu’ il permet
sauvagement de libérer. Jean-Bernard Bonange dit à ce propos que
« ce point de vue est conforté par les interprétations psychanalytiques mettant en avant l’ immaturité de l’ Auguste qui n’ aurait pas
atteint le stade de la sexualité génitale : son comportement serait
plutôt en rapport avec les stades oral, anal et phallique ou bien
caractéristique de la période de latence » (Bonange, 1998 : 35). Le
clown, avec son nez rouge, n’ est pas sans rappeler son lien avec les
ivrognes. A-t-on jamais rit d’une femme alcoolique ? Comme le
souligne justement Eugène Dupreel, « l’ homme travesti en femme
excite notre hilarité, la femme habillée en homme plaît ou déplaît,
mais ne fait pas rire » (Dupreel, 1928 : 248). Le rire a lui-même été
longtemps perçu comme un dérèglement esthétique car incontrôlé
et bassement corporel. Autrefois, l’ éducation des f illes se devait
stricte et le rire était châtié, le goût de la plaisanterie étant luimême attribué à la grossièreté masculine.
Il faut bien alors que le clown continue à être ce qu’ il fut aux
yeux de quelques générations pour que certains croient encore à
cette identité car « les déf initions sont toujours incarnées, c’ est-àdire que des individus concrets et des groupes d’individus servent
à déf inir cette réalité » (Berger et Luckmann, 2006 : 204). Nombre de personnes ne semblent pas vouloir abandonner cette image
d’Epinal et continuent d’aller au cirque en espérant trouver ce qu’ ils
imaginent de lui.
Il est évident, au vu de la pression sociale encline à créer une
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f igure de la femme en contradiction avec celle du clown, que l’ arrivée des femmes clowns devait se faire par la petite porte. Les
premières investigatrices contemporaines se sont heurtées à cette
construction sociale. Annie Fratellini a dit devoir « faire disparaître
la femme dès [qu’ elle] évoquai[t] le clown » (Fratellini, 1989 : 141).
Elle se souvient encore que les articles de presse titraient « Trop
jolie pour être clown » (Ibid. : 142), comme s’il lui était toujours
impossible de trancher face à cette incompatibilité des représentations de la féminité. En décrivant la réaction de son père face à son
choix de devenir clown, Annie Fratellini souligne les réactions parfois vives liée à son sexe, et nous montre qu’ elles peuvent émaner au
sein de sa famille et de la grande famille du cirque : « Il fut étonné
de nous voir partir, Pierre et moi, clown et Auguste d’un nouveau
genre, tels qu’ il n’ en avait jamais vu. Incrédule sur mon identité.
Comment une femme pouvait-elle être clown ? Comment pouvaitelle arriver à faire rire ? (Ibid. : 155) » S’il y a tant de diff iculté à aller
au-delà, aujourd’hui encore, de ces identités idéal-typiques de la
femme, c’ est bien qu’ elles doivent être ancrées très profondément
dans les sociétés, à tel point qu’ on ne les distingue plus d’un phénomène naturel. La présence féminine chez les humoristes, les clowns
est encore peu visible et est soulignée par son aspect sexué, tant
l’ exception fait la règle. Dans l’ ouvrage de Jean-Michel Ribes, qui
balaye le paysage contemporain des initiateurs de rire et d’humour,
une toute petite rubrique, destinée aux femmes, est intitulée : « Muses amusantes ». La femme représente la muse, celle qui inspire, et
non celle qui est inspirée donc en capacité de faire rire et d’avoir un
rôle actif. Par ailleurs, notons qu’ elle n’ est déf inie que par l’ adjectif
« amusante », quelque peu gentil et désuet. Sept femmes sont citées
dans tout l’ ouvrage, dont deux pour leur « joie ».
Une femme ne peut-elle vraiment faire le clown qu’ en se déguisant en homme ? Car enf in, au vu de cette étude, ce n’ est pas parce
que le clown doit être asexué que les femmes se sont cachées mais
plutôt parce qu’ il leur fallait calquer leur comique sur un comique
établi par rapport à un modèle masculin.
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L’ identité du clown se heurte dès lors à l’ identité de la femme, à moins que ces deux ne fassent l’ objet d’un renouvellement.
Aujourd’hui, la femme clown a-t-elle des chances d’exister en dehors de ces cadres stricts de la reproduction historique et sociale
imposée de fait ?
Aujourd’hui : quelle émancipation possible ?
« C’ est pas une place qui est naturelle pour la société.
Après, ça a le côté, je pense, hyper positif, du fait de
prendre une place nouvelle et du coup de se dire que ce
qu’ on amène est assez libérateur pour plein de gens,
plein de femmes en tout cas. »
Caroline, clown.
Si les schémas esthétiques, symboliques et moraux imposés par
la société ne conviennent que très peu à la réalisation de la femme
clown, il faut qu’ elle cherche à investir d’autres chemins. L’ arrivée
de nouveaux clowns et de nouvelles pistes de travail témoigne de cet
engouement à créer une nouvelle image du clown, dans laquelle la
femme a enf in toute sa place. Il serait opportun de citer Jean-Marc
Reiser : « Les femmes qui veulent être l’ égale des hommes manquent sérieusement d’ambition. » (Reiser dans Ribes, 2007 : 10) Il
s’agit pour la femme d’être présente et de créer une place sans pour
autant copier le modèle masculin.
De nouvelles voies ont été ouvertes dans nos sociétés, d’abord
par l’ arrivée de femmes donnant de nouvelles caractéristiques à la
féminité, proches de celles liées aux hommes. Ainsi, dans cet exemple tiré de la biographie de Howard Buten, « Hanna venait de New
York, c’ était une dure, une intellectuelle féministe. Il lui avait fallu
du culot pour créer un personnage de femme clown réellement féminin » (Buten, 2005 : 66), le culot, vertu d’ordinaire attribuée à la
masculinité, fait l’ objet d’une réappropriation par la femme. Le fait
que « les f illes ayant de l’ humour se perçoivent elles-mêmes (selon le
test) comme étant plus proches du stéréotype du rôle masculin que
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de celui de leur propre sexe » (Ziv, 2002 : 213) se conf irme alors.
L’ émergence des humoristes a permis aux femmes de s’imposer davantage. Elles peuvent jouer dans ce cadre-là de leur point de vue de
femmes mais tranchent de manière générale avec les convenances et
les stéréotypes féminins, à moins qu’ elles ne jouent le rôle attendu
de la femme, comme c’ est le cas dans beaucoup d’exploitations humoristiques basées sur les couples telles que les sketches d’Un gars/
Une f ille ou les spectacles de Michèle Laroque et Pierre Palmade.
Une nouvelle vague de femmes et de clowns arrive, portant avec elle
la possibilité d’aller au-delà de tous ces clichés et parfois de pouvoir les exploiter. Tel est le cas pour les clowns en hôpital, composés
majoritairement de femmes, plus nombreuses que les hommes dans
cette fonction. Caroline Simonds a été en France le porte-parole de
ce nouveau mouvement dont les attributs ne sont pas sans rappeler
les qualités féminines liées à l’ enfant, la douceur, la joie, le soin… :
« N’ avons-nous pas nous aussi droit au rire, à l’ oubli de tout ce stress
qui nous entoure et nous habite si souvent ? Oui, mille fois oui, nous
revendiquons ce besoin de gaîté, de fraîcheur, ce vent de folie douce
qui souffle deux fois par semaine dans le service. Nous voulons, nous
aussi, faire des bêtises, nous déguiser, chanter des chansons, guérir et
faire rire ces enfants que nous faisons trop souvent pleurer. » (Paret,
2002 : 43) C’ est bien parce que la femme ne correspond aujourd’hui
que très peu à ce stéréotype que des pistes se créent. Comme le souligne Avner Ziv, « les f illes humoristiques semblent avoir le courage
de s’éloigner de ce stéréotype et peut-être même, elles se moquent
de la manière dont elles « devraient » être. Il faut certainement avoir
du courage pour s’aff irmer différemment des rôles « attendus » » (Ziv,
2002 : 212). Beaucoup de femmes s’émancipent, que ce soit en reprenant à leur compte les traits caractéristiques des hommes, ou bien
en recréant une féminité aff irmée et voulue. Tel est le cas présenté
par Marta Dvorak qui a travaillé sur le stand up canadien : « Il est
clair que S. Shamas parle au nom des femmes, et c’ est justement
son point de vue de femme qui fait rire [car comme S. Shamas fait
remarquer à Adrienne Clarkson, commentatrice de la CBC, aucune
d’entre nous ne ressemble à l’ image par laquelle on peint les femmes
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en général dans les arts ou dans les médias] » (Vigouroux-Frey, 1999 :
98). Florence Foresti, humoriste reconnue comme préférée par les
Français, avoue qu’ il faut être un peu garçon pour faire rire (Val,
2008 : 4). Ce sont ces points de vue de femmes clowns ainsi que leur
personnalité qui permettent de porter une autre féminité, consciente
de celle qui a pu longtemps habiter les esprits, et qui participera à
l’ élaboration d’autres stéréotypes et d’autres clowns. Car ce sont souvent « des choix esthétiques […] qui décident de la vie ou de la mort
des œuvres. Mieux, ils décident de la vie ou de la mort de genres tout
entiers » (Becker, 1988 : 232).
L’ étude de la f igure du clown nous parle en détail des mécanismes en jeu dans la construction sociale de l’ identité, dans ce cas
précisément d’un archétype. Les femmes sont soumises à cette même
loi et n’ échappent pas à la construction d’images et de références
perçues comme des attributs intrinsèques et « naturels » de la féminité. Dans le cas des femmes clowns, l’ antithèse est claire et peut
conduire certains à considérer que le clown a disparu, dénaturé, et
que la femme va trop loin, porteuse d’une nouvelle féminité souvent
taxée de « féminisme ». Cependant, les changements intervenus au
fur et à mesure du temps dans ces deux notions les ont dernièrement
rapprochées et permettent désormais une plus grande liberté de création et d’expression.
Le clown est donc une f igure sociale par excellence. Qui plus
est, il est soumis à l’ entier jugement de son public, qui décide de sa
vie ou de sa mort. Son rôle, étant également de mettre en cause et
parfois de défaire certaines constructions sociales, entre parfois en
contradiction avec cette dépendance. La femme peut renouveler son
image et donner à voir une autre forme de féminité à l’ aide de son jeu
clownesque, mais toujours dans l’ esprit de ne pas aller à l’ encontre
de son nécessaire public. Peut-être que le clown apporte le décalage
permettant toutes les extravagances subversives sans en courir les risques et en subir les dommages, toujours caché derrière le nez rouge
de la plaisanterie…
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La f igure féminine du clown : enjeux et représentations sociales
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Dr Zen (Émilie Ouellette) © Photographie de Remi Coignard Friedman
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