La théorie de la raison

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E R.
FRANÇOIS-XAVIER CHENET
L A MÉTAPHYSIQUE
DE LA MÉT AP HYSIQU E
Essais et Recherches
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© Françoise Chenet - Philopsis 2008
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E R.
CHAPITRE VII
LA THÉORIE DE LA RAISON
LA DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE :
III. CRITIQUE DE LA THÉOLOGIE RATIONNELLE &
USAGE RÉGULATEUR DE LA RAISON
© Françoise Chenet
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I. La critique de la théologie rationnelle
« La chose essentielle est toujours la moralité : elle est la
chose sacrée et intangible que nous devons préserver, et
elle est aussi la raison et la fin de toutes nos spéculations et
de toutes nos recherches. Toutes les spéculations métaphysiques tendent à cela » (Leçons de métaphysique, trad. Castillo, Le livre de poche, p. 376).
« Au reste, la connaissance de Dieu continue à reposer sur
les mêmes raisons de l'entendement sain que par le passé ;
n'est ôté que le rêve téméraire [schwärmerische Waghalsigkeit] d'en décider par la spéculation […] et la décision est
entièrement remise entre les mains de la morale »
Réfl. 5962 (vers 1785-89).
« La théorie kantienne de la connaissance est bien, comme
on l'a dit, une "théorie athée de la connaissance". Elle est
aussi la première grande théorie agnostique de Dieu, de
l'existence de Dieu, de la croyance en Dieu » BIRAULT, Heidegger et l'expérience de la pensée, 70.
La réfutation des prétendues démonstrations de l'existence de
Dieu dans la Dialectique monopolise trop généralement l'attention
au détriment tant des considérations initiales qui introduisent à la
notion d'Idéal transcendantal d'une part, que de celles, finales, qui
précisent l'usage régulateur indispensable de cette Idée. La critique
de la théologie rationnelle i n'est pas d'abord une mise en cause des
démonstrations de l'existence de Dieu ; elle s'attache prioritairement à comprendre pourquoi la raison forme nécessairement cette Idée
et pourquoi elle est portée à la réaliser.
Avant d'examiner les démonstrations de la theologia rationalis, il faut comprendre ce que nous nous représentons sous ce
concept, comment se constitue l'Idée de Dieu. La façon dont nous
sommes conduits à former ce concept expliquera pourquoi nous
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sommes portés à l'hypostasier, par quelle illusion nous sommes
poussés à le réaliser. Ce n'est pas la critique des démonstrations qui fera ressortir l'illusion au service de laquelle elles fonctionnent. Les paralogismes théologiques ne sont pas les causes de l'illusion transcendantale ; nous sommes incités à des raisonnements paralogiques,
poussés que nous sommes par l'illusion transcendantale. Il ne servirait à
rien de réfuter les démonstrations de l'existence de Dieu (que l'on
pourrait toujours croire susceptibles d'être améliorées) si l'on ne
montrait ce qui est à leur racine. Les démonstrations ne sont pour rien
dans le procès d'objectivation de l'Idée transcendantale ; elle ne sont
pour rien dans la formation même de l'Idée transcendantale ; elles
n'interviennent qu'après.
Idée théologique et Idée cosmologique
La raison opère maintenant une véritable mutation dans son
usage spéculatif. L'inconditionné est désormais cherché hors du
monde sensible. Dieu n'est plus pensé en rapport avec les phénomènes
et la régression empirique de la raison pour rendre compte du conditionné, mais il l'est à partir de concepts a priori. « Aussi longtemps
que nous n'avons pour objets, à travers nos concepts de la raison,
que la totalité des conditions présentes dans le monde sensible […],
nos Idées sont certes transcendantales, mais néanmoins cosmologiques. En revanche, dès que nous situons l'inconditionné […] dans
ce qui est tout à fait en dehors du monde sensible, par conséquent
tout à fait en dehors de toute expérience possible, les Idées deviennent transcendantes : elles ne servent pas seulement à achever l'usage
empirique de la raison […], mais elles s'en scindent totalement [trennen sich gänzlich davon] et se transforment elles-mêmes en objets
dont la matière n'est pas empruntée à l'expérience et dont la réalité
objective ne repose pas non plus sur l'achèvement de la synthèse empirique, mais sur des concepts purs a priori. De telles Idées transcendantales ont un objet purement intelligible [einen bloß intelligibelen Gegenstand] » (A 565/ B 594 ; R 514 ; nous soul.)
L'Idée théologique est très facile à distinguer du concept de
l'entendement. « Ici, à la différence des Idées psychologique et cos© Françoise Chenet
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mologique, la raison ne part pas de l'expérience et n'est pas entraînée [zu trachten verleitet wird] par une gradation des principes à
tendre si possible à l'intégralité de leur série, mais elle effectue une
rupture complète [gänzlich abbricht] et à partir des simples
concepts de ce qui constituerait l'intégralité absolue d'une chose en
général, par conséquent grâce à l'Idée d'un Etre originaire suprêmement parfait, elle descend [herabgeht] à la détermination de la
possibilité et du même coup à celle de la réalité de toutes les autres
choses » cf. Prolégomènes, § 55, p. 125, IV, 348).
L'Idée de Dieu n'est pas une Idée cosmologique. C'est néanmoins
la quatrième Idée cosmologique qui nous pousse à tenter de faire ce pas
[dringt uns diesen Schritt zu wagen] : « Car l'existence des phénomènes, qui n'est nullement fondée en soi-même [in sich selbst ganz
und gar nicht gegründete], mais qui est toujours conditionnée, nous
invite [fordert uns auf] à nous mettre à la recherche de quelque
chose de distinct de tous les phénomènes, qui soit par conséquent
un objet intelligible à travers lequel cette contingence cesse »
(A 566/ B 594 ; R 514-5). Mais, une fois que nous concevons un
tel objet intelligible, nous devons alors considérer les phénomènes
comme des modes de représentations [Vorstellungsarten] contingents (cf. A 557/B 585 R 509) d'objets intelligibles par des êtres qui
sont eux-mêmes des intelligences ii (pour nous représenter ces objets
intelligibles, nous ne disposons que d'un usage analogique iii des
concepts de l'expérience). Il n'y a véritablement qu'avec cette troisième Idée que nous nous élevons au suprasensible. Le premier pas [erster Schritt] que nous faisons hors du monde sensible nous oblige à
rechercher l'être absolument nécessaire et à en dériver non les phénomènes, mais les choses en tant qu'objets intelligibles (cf. R 515). Avec
l'Idée de Dieu, nous rompons tout lien avec les phénomènes et nous
représentons un être purement intelligible comme fondement de tous les
autres êtres intelligibles.
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1. De l'Idéal transcendantal
« La vérité, c'est que, si nous voulons former a priori un
concept d'une chose en général, donc d'une façon ontologique, nous mettons toujours au principe dans notre pensée
comme concept originaire le concept de l'être le plus réel
de tous » (Progrès, p. 64 ; XX, 302).
a. La genèse de l'Idéal transcendantal
Il faut d'abord expliquer pourquoi et comment la raison est
amenée à former nécessairement ce concept « dont la métaphysique
s'est ensorcelée [hingezaubert hat] on ne sait comment » (Progrès,
p. 65 ; XX, 302) : le concept d'être le plus réel, d'être contenant toutes
les perfections [ens realissimum, ens perfectissimum], pourquoi nous
sommes conduits à former, comme fondement de la possibilité des
choses, l'Idée d'un être contenant en soi toute la réalité, à tenir la possibilité des choses pour dérivée et l'être contenant toute réalité comme réalité originaire.
Des trois Idées de la raison, celle de Dieu est la seule sur la
constitution de laquelle Kant semble revenir ; serait-ce
qu'elle est, des trois Idées, celle dont l'engendrement est le
moins évident ? En fait, le chapitre de l'idéal transcendantal
a la même fonction que le chapitre de la topique de la psychologie rationnelle et celui du système des Idées cosmologiques. Nous l'avons dit : Kant construit en sa nécessité le
triple objet de la métaphysique spéciale et les problèmes
inhérents à chacune des disciplines qui la composent. Pour
les Idées d'âme et de Monde, Kant ne revient pas sur ce
qu'il a établi dans la section du Système des Idées transcendantales, mais a à s'occuper de construire a priori le champ
des questions qui relèvent nécessairement de ces disciplines
spéciales. S'agissant de la théologie rationnelle qui, pour
Kant, ne donne lieu qu'à l'unique question de l'existence de
Dieu (on aurait pu concevoir une théologie rationnelle
ayant à déterminer la nature de cet être à la façon dont la
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psychologie rationnelle entend déterminer a priori la nature
d'un être pensant en général), il n'y a rien de plus à faire
qu'à rappeler comment et pourquoi la raison engendre nécessairement cette Idée, d'autant que ce rappel est indispensable pour comprendre la seule preuve au fond qui
puisse être donnée, comme on le verra, c'est-à-dire la
preuve ontologique par laquelle on montre que l'idéal
transcendantal (l'ens realissimum) doit nécessairement exister, c'est-à-dire ne faire qu'un avec l'ens necessarium, ou
inversement que l'ens necessarium, que conçoit la thèse de
la quatrième antinomie et que réclame notre raison ne peut
être que l'ens realissimum.
L'Idée de Dieu est la représentation de l'unité absolue de la
condition de tous les objets de la pensée en général. L'Idéal
de la raison pure incarne l'exigence rationnelle du syllogisme disjonctif qui poursuit l'agrégat complet des membres
de la division : la totalité. Ici, ironise Schopenhauer, nous
tombons en plein Moyen âge (Le Monde, p. 638-9). Ces
vues, notait-il dans un cahier d'étude de la Critique
(1811 ?), forment dans cette œuvre immortelle une « tache
sur un bel habit [ein Flecken auf einem Prachtgewand] » (!).
L'habitude et l'éducation, le respect du théisme peuvent
seuls expliquer que Kant ait pu prendre pour un phénomène
naturel et nécessaire de l'entendement cette chimère monstrueuse de la scolastique. Kant inverserait totalement le procès effectif de la connaissance, laquelle ne va pas du général au particulier, mais suit le chemin opposé. Schopenhauer nie absolument que nous devions mettre au fondement de la détermination d'un quelconque objet le concept
anselmien d'ens realissimum. Kant prendrait les postulats de
la philosophie scolastique pour les exigences éternelles de
la raison, il érigerait en Idée de la raison une production de
la scolastique médiévale. « En dépit de toute vérité, la représentation grotesque, puisqu'il faut le dire, d'une quintessence de toutes les réalités possibles [y] est présentée
comme une notion essentielle et nécessaire de notre raison.
Pour la déduire, Kant émet cette assertion philosophiquement fausse que notre connaissance des choses particulières
a lieu par une limitation de plus en plus grande de concepts
généraux […] Ici Kant a littéralement renversé la marche de
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notre connaissance et on pourrait lui reprocher d'avoir donné naissance à un charlatanisme philosophique, devenu célèbre de nos jours [cf. Hegel], qui, au lieu de voir dans les
concepts des pensées abstraites des objets, donne au
contraire aux concepts la priorité dans l'ordre du temps et
ne voit dans les objets que des concepts concrets ; ce
monde à l'envers est une arlequinade philosophique »
(ibid., p. 639). – Au moins Kant a-t-il rendu l'inestimable
service d'éliminer le théisme de la philosophie comme
science (Le Monde, p. 641).
Sans suivre pour autant Schopenhauer, on peut se demander si c'est à bon droit que Kant érige en concept nécessaire
de la raison le concept d'omnitudo realitatis / ens realissimum, et si en admettant la légitimité et la nécessité de cette
Idée, un pas essentiel ne se trouve pas fait, qui décide fondamentalement de tout le reste ou qui en réduit considérablement l'importance. L'enjeu majeur, la question métaphysiquement pertinente et décisive, pourrait bien être celle de
la légitimité de l'Idée de Dieu bien plus que celle de la légitimité de la position de son existence. Le Schein transcendantal peut-il consister seulement dans l'objectivation de
cette Idée ? peut-on mettre au-dessus de toute critique l'Idée
d'ens realissimum et ne faire porter la critique que sur le
processus dérivé d'objectivation de cette Idée ? Comment
l'objectivation d'une Idée consistante et nécessaire pourraitelle être absolument illégitime ? La dénonciation du paralogisme qui habite la preuve ontologique paraît vouée à l'inefficacité si l'on reçoit pleinement cette Idée.
Maimon aura été, avec Schopenhauer, l'un des rares philosophes à avoir critiqué la doctrine des Idées en imputant ces
dernières à la seule imagination. Kant n'aurait échappé que
très partiellement au dogmatisme, lequel ne consiste pas
seulement à prétendre déterminer des objets qui ne peuvent
l'être, mais à prétendre que les séries réclament une condition dernière. Kant n'échappe pas au dogmatisme en ce
dernier sens puisqu'il va jusqu'à attribuer à la raison l'exigence de la totalité des conditions et à conserver cette exigence sous forme d'Idée régulatrice. Il est l'esclave de
« l'illusion transcendantale ». Avec sa doctrine des Idées,
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Kant laisse subsister une « ombre de métaphysique »
(cf. Essai d'une logique nouvelle, 1794, sections XII et XIII).
1. L'e xigence de déter minatio n intégrale des c hoses. Le co ncept d 'o mnitu do r ealitat is
Dans la recherche des conditions de la possibilité comme
telle des choses, la raison est nécessairement amenée à faire la supposition (transcendantale) d'un tout du possible dans lequel est compris la matière de toute possibilité.
Pour considérer le possible d'un point de vue simplement logique (comme concept), le principe de déterminabilité (autre dénomination du principe de non contradiction et du tiers exclu) suffit.
Ce n'est plus le cas si nous considérons le principe de la possibilité
des choses. Pour rendre compte de ce qui est effectivement possible,
la comparaison logique entre les prédicats ne suffit plus, il faut une
comparaison transcendantale entre la chose et l'ensemble des prédicats possibles.
Toute chose ne se trouve pas seulement soumise en effet,
comme tout concept, au principe purement logique de déterminabilité [Grundsatz der Bestimmbarkeit] (de deux prédicats contradictoirement opposés donnés, un seul peut lui revenir = principium
exclusi medii), les choses ne peuvent pas trouver le fondement complet de leur possibilité dans la simple absence de contradiction,
toute chose doit être soumise aussi au principe (métaphysique) de la
détermination intégrale [Grundsatz der durchgängigen Bestimmung] : ce qui fait qu'une chose est distincte de toutes les autres,
c'est son rapport à l'ensemble de tous les prédicats possibles ; de
tous les prédicats possibles, en tant qu'ils sont comparés à leurs opposés, un seul doit lui revenir, toute chose doit être rapportée à tous les
prédicats possibles et être déterminée par rapport à eux positivement ou
négativement. La possibilité réelle (vs logique) réclame la détermination intégrale.
La possibilité d'une chose ne peut être définie que par rapport à tous les autres prédicats possibles (cf. la compossibilité leibnizienne). Une définition par des prédicats entre lesquels il n'y a pas
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contradiction ne donne lieu qu'à une possibilité purement logique.
Pour que la possibilité devienne une possibilité réelle, il faut encore
que soit pris en considération le rapport de la chose au tout du possible. Il faut penser chaque chose dans son rapport à la possibilité
dans sa totalité comme condition a priori ; en présupposant cet ensemble global de tous les prédicats des choses en général, on se représente chaque chose telle [wie] qu'elle dériverait sa propre possibilité
de la part qu'elle a dans ce tout du possible [wie es von dem Anteil,
den es an jener gesamten Möglichkeit hat, seine eigene Möglichkeit
ableite] (R 518, trad. insatisfaisante : Kant écrit « wie » et non pas
« als ob »).
Pour penser la possibilité réelle, il faut penser un tout des
possibles, par quoi il convient d'entendre non pas un agrégat, une
juxtaposition, mais leur articulation, leur communauté iv.
Ce tout de la possibilité par rapport auquel peuvent être déterminés tous les prédicats (positifs ou négatifs) d'une chose particulière, qui est nécessaire à la détermination complète de chaque
chose, ne peut être pour nous qu'une Idée. La détermination intégrale est un concept que nous ne pouvons jamais présenter [darstellen] in concreto (R 519), c'est une Idée de la raison, c'est-à-dire que
nous la poursuivons ; c'est une règle que la raison prescrit à l'entendement pour son usage complet (dans son usage constitutif, la raison « réalise » cette prescription d'une détermination complète en
considérant à tort comme donnée la totalité que poursuit la synthèse
disjonctive).
Il faut ici se reporter aux remarques de Kant sur la nature du
jugement disjonctif (cf. A 73-4/ B 98-9 ; R 159).
Pour qu'une détermination complète soit possible, il faut
supposer que l'on puisse opérer disjonctivement dans le
champ des possibles, ce qui suppose que ce dernier forme
une totalité. Il faut supposer qu'à toute détermination = X
d'un être est opposable une détermination = non-X qui soit
contradictoire avec elle et qui puisse donc être exclue de sa
définition. La détermination complète suppose que l'on
puisse opérer disjonctivement dans le champ des possibles
(tiers exclu) et cette opération disjonctive n'est possible que
si le champ des possibles forme une totalité articulée. La
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disjonction n'est possible que sur fond de communauté. Les
opposés ne s'excluent que dans la mesure où ils remplissent
ensemble la sphère du possible - cf. les trois hypothèses : le
monde existe en vertu du hasard ou d'une nécessité interne
ou d'une nécessité externe. Chacune de ces propositions
occupe une partie de la sphère de la connaissance possible
sur l'existence d'un monde en général « tandis que toutes
ensemble elles en occupent la sphère entière. Exclure la
connaissance de l'une de ces sphères, c'est la placer dans
l'une des autres, et au contraire, la placer dans une sphère,
c'est l'exclure des autres » (R 159) Il ne peut y avoir de détermination complète que si le principe du tiers exclu peut
s'appliquer et cela ne se peut que si les possibles entretiennent entre eux un certain rapport de communauté.
2. Le co ncept d 'ens realissi mum
L'Idée de l'ensemble de toute possibilité se trouve donc être la
condition de la détermination complète de chaque chose. Comme
fondement de la détermination complète de chaque chose, cette Idée
est une Idée parfaitement déterminée ; à première vue, elle paraît certes indéterminée : il semble en effet que nous ne pensions par là
qu'un ensemble de tous les prédicats possibles en général, mais, à la
réflexion, cette Idée en tant que concept primitif exclut une foule de
prédicats parce qu'ils ne peuvent être que dérivés. Cette Idée constitue un concept complètement déterminé a priori et forme ainsi le
concept d'un objet singulier complètement déterminé par la simple
idée, qu'il faut donc appeler un idéal de la raison pure. L'idéal est ce
qui est tout à fait déterminé par l'Idée seule, c'est la réalisation complète d'une Idée (ainsi le sage stoïcien est-il un idéal : un homme
correspondant pleinement à l'Idée de la sagesse). L'idéal sert de prototype à la détermination complète de la copie, c'est une règle suivant laquelle juger (sans pour autant attribuer une réalité objective à
ce qu'il représente).
Le substrat idéal de toute possibilité ne peut contenir en effet que
des prédicats positifs. Seuls les prédicats positifs désignent des réalités,
la négation signifie un simple manque, les prédicats négatifs ne désignent que la privation (cf. table du rien, le « nihil privativum »,
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obscurité = manque de lumière). L'ensemble de toute possibilité
comme concept primitif ne peut représenter que des prédicats positifs, il doit être représenté comme l'ensemble de toute réalité, la réalité totale [All der Realität, Inbegriff aller Realitäten]. La raison
forme ainsi l'Idée d'un objet unique dont tous les autres dérivent.
(La réalité est ici catégorie de qualité, pas de celle de modalité : la réalité est la catégorie correspondant au jugement affirmatif ; rappelons qu'elle signifie la choséité, la détermination prédicative).
On ne peut en effet concevoir de négation sans avoir d'abord
posé l'affirmation opposée comme fondement : tous les concepts de
négations constituent des concepts dérivés, la détermination complète a
donc pour fondement dans notre raison un substratum transcendantal contenant toute la provision de matière d'où peuvent être tirés tous les prédicats possibles des choses, un tout de la réalité (omnitudo realitatis) dont les négations ne sont que les bornes. Toutes les
négations sont des bornes [Schranken] qui ont pour fondement ce
qui est sans bornes : le tout [das Unbeschränkte : das All]. Toutes
les négations, qui sont les seuls prédicats par lesquels tout le reste se distingue de l'être souverainement réel [allerrealste Wesen, ens realissimum] v, sont des limitations de la réalité la plus haute ; elles la supposent. « Toute la diversité des choses est seulement une manière
tout aussi diverse de limiter le concept de la suprême réalité, qui est
leur substratum commun, de même que toutes les figures ne sont
possibles que comme des manières diverses de limiter l'espace infini » (A 578/B 606 ; R 522). En tant qu'il n'y a rien au-dessus de
lui, cet être originaire [Urwesen, ens originarium] porte le nom d'être
suprême [ens supremum], en tant que tout lui est soumis comme
conditionné, il porte le nom d'être des êtres [ens entium].
Penser Dieu comme ens originarium, c'est le penser comme
l'unique être qui ne soit pas un être dérivé ; le penser
comme ens summun, c'est le penser comme être ayant
toute la réalité (ens realissimum) ; penser Dieu comme ens
entium, c'est le penser comme source de tous les autres
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êtres (cf. Leçons sur la théorie philosophique de la religion,
trad. Castillo, Le livre de poche, 1993, p. 75-6).
Comme les Progrès de la métaphysique l'expliquent : « si
nous voulons former a priori un concept d'une chose en général, donc de façon ontologique, nous mettons toujours au
principe de notre pensée comme concept originaire le
concept de l'être le plus réel de tous ; car une négation,
comme détermination d'une chose, n'est jamais qu'une représentation dérivée, puisqu'on ne peut la penser comme
suppression (remotio) sans avoir pensé auparavant la réalité
qui lui est opposée (positio seu reale) ; ainsi quand nous faisons [à tort] de cette condition subjective de la pensée la
condition objective de la possibilité des choses mêmes, toutes les négations doivent être considérées comme de simples limites de l'ensemble intégral [Allinbegriff] des réalités,
par conséquent toutes choses […] doivent être considérées
comme simplement dérivées de ce dernier » (p. 64-5 ; XX,
302) Omnis determinatio est negatio, omnis negatio est limitatio. L'illimité donc est nécessairement au fondement de la
représentation de toute détermination.
Quoique, dans une « première esquisse grossière » [im ersten
rohen Schattenrisse], la dérivation [Ableitung] des possibles à partir
de cet être originaire ait pu être présentée comme une limitation
[Einschränkung] de sa suprême réalité et en quelque sorte comme
sa division [Teilung], ce rapport ne doit en aucun cas être pensé de
cette manière : cela reviendrait en effet à faire de l'être originaire
l'agrégat des êtres dérivés [abgeleitete Wesen]. La suprême réalité est
au principe de la possibilité de toute chose comme fondement
[Grund] et non pas comme ensemble [Inbegriff], la diversité des
choses ne repose pas sur la limitation [Einschränkung] de cet être
originaire, mais « sur le déploiement complet de ce qui en découle [auf seiner vollständigen Folge beruhen] ».
Il y a néanmoins une certaine ambiguïté dans le concept
kantien de Dieu, pris tantôt dans le sens d'ensemble incluant toutes les réalités (tout de l'être, omnitudo realitatis,
Inbegriff aller Möglichkeiten), tantôt comme principe de
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toutes les réalités (être souverainement réel, être suprême,
fondement des choses, Grund aller Möglichkeiten).
La nature spinoziste de « l'Idéal de la raison » est très nette
si l'on considère qu'il est aux possibilités ce que sont à l'espace, un espace déterminé ou une figure (R 521-2), qu'il
contient toutes les possibilités en lui et non pas sous lui, tout
comme l'espace contient ses propres « parties ». « Ce qui
fait toute la diversité des choses, ce n'est qu'une manière
également diverse de limiter le concept de réalité suprême
qui est leur substratum commun ; pareillement, toutes les figures ne sont possibles qu'à titre de manières différentes de
limiter l'espace infini » Il est très clair, dans ce passage, que,
pour Kant comme pour Spinoza, omnis determinatio est negatio… Cf. la page des Progrès citée ci-dessus. Le concept
de l'être le plus réel de tous, précise Kant, « contient la matière première dont peuvent être faites toutes les autres choses possibles, tel le bloc de marbre dont on peut faire un
nombre infini de statues, ayant en commun de n'être possibles que par limitation (une certaine partie du tout séparée
du reste, donc uniquement par négation). […] ce Dieu métaphysique (ens realissimum) peut bien être soupçonné (en
dépit de toutes les protestations contre le spinozisme) de ne
faire qu'un avec un tout des êtres existants » (p. 64-5 ; XX,
302).
Nous pensons nécessairement l'omnitudo realitatis sous la
forme d'un être singulier et originaire (principe de la possibilité des
choses). L'Idée d'omnitudo realitatis est la représentation d'un être
(singulier), comprenant « en soi » tous ses prédicats, et non « sous
soi » à la manière d'un concept ; nous ne nous représentons pas, en
effet, le tout de la réalité comme la somme de toutes les réalités, le
résultat de leur agrégation, mais comme ce dont elles procèdent, à titre
de négations déterminées. Il doit être conçu comme un, comme simple :
chaque être dérivé le suppose et ne peut le constituer. Le concept
d'un tel être, un, simple, suffisant à tout [allgenugsam], éternel, est
celui de Dieu conçu dans le sens transcendantal (R 523) vi. Il est le
prototype de toutes choses qui, comme des copies défectueuses, tirent de
lui la matière de leur possibilité s'en rapprochant plus ou moins en
demeurent toujours infiniment éloignées (cf. R 521).
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Le concept de Dieu n'est donc pas seulement une Idée de la
raison pure, il est l'Idéal de la raison pure. C'est de cette façon que
toute la possibilité des choses est regardée comme dérivée et que ce qui
contient en soi toute la réalité est regardé comme originaire.
Le concept de Dieu est le concept d'un être singulier : on ne
peut pas plus parler de dieux que de mondes, d'espaces et
de temps, d'expériences (cf. Opus postumum, éd. Marty,
PUF, p. 196). Dieu est unique est une proposition identique
(ibid., p. 220).
On peut douter qu'une pareille interprétation théologique
du concept d'omnitudo realitatis s'impose nécessairement à
la raison. Kant paraît aller bien vite en besogne et transformer le concept logique permettant de penser la communauté des possibles en concept théologique d'un être dont tous
les autres dépendraient dans leur existence comme dans
leurs propriétés, possédant de façon suréminente toutes les
perfections, par rapport auquel tous les êtres seraient ontologiquement déficients. A cet égard, il ne suffit peut-être pas
de critiquer la réalisation de cette Idée en faisant valoir que
la raison n'a besoin que de cette Idée, aucunement de la
position de l'existence de l'être correspondant à cette Idée ;
peut-être faudrait-il d'abord critiquer le gauchissement proprement théologique de cette Idée. On ne trouve chez Kant
aucune distance critique à l'égard de la façon dont l'idéal
de la raison devient le Dieu de la théologie avant même que
la réalisation de cet idéal ne s'engage subrepticement. Ne
peut-on penser que cet Idéal n'est réalisé que parce qu'il est
discutablement identifié au Dieu de la théologie ?
b. L'apparence dialectique
Cet être n'est posé par la raison que comme concept, aucunement comme réalité ; il est une simple fiction [bloße Erdichtung]. Sa
réalité n'est pas du tout nécessaire à la détermination complète des
choses en général, seule cette Idée est nécessaire à cette fin. « Il est
évident que la raison, dans ce but, c'est-à-dire pour se représenter
simplement la nécessaire détermination intégrale des choses, ne
suppose pas l'existence d'un tel être conforme à l'Idéal, mais seule© Françoise Chenet
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ment l'Idée de cet être, pour dériver d'une totalité inconditionnée
de la détermination intégrale la totalité conditionnée, c'est-à-dire
celle qui est limitée » (A 578/B 606 ; R 521).
Kant y insiste fortement : la raison n'a besoin que d'une
idée, pas d'une position d'existence : « il est évident que la
raison, dans ce but, c'est-à-dire pour se représenter simplement la nécessaire détermination intégrale des choses, ne
présuppose pas l'existence d'un tel être conforme à l'idéal,
mais seulement d'idée d'un tel être [nicht die Existenz, sondern nur die Idee] » (A 577/B 605 ; R 521). « Reste que tout
cela ne désigne pas le rapport objectif d'un objet effectivement réel à d'autres choses : il ne s'agit que du rapport de
l'Idée à des concepts, et nous sommes ainsi laissés dans une
complète ignorance pour ce qui touche l'existence d'un être
d'une éminence si exceptionnelle » (A 579/B 607 ; R 522).
Cette Idée ne doit pas être hypostasiée, « car c'était uniquement comme le concept de toute réalité que la raison le
mettait au fondement de la détermination intégrale des choses en général, sans exiger que toute cette réalité soit donnée objectivement et constitue elle-même une chose »
(A 580/ B 608 ; R 523).
En 1763, dans l'Unique fondement possible d'une preuve
de l'existence de Dieu, Kant interprétait les choses à l'opposé et faisait de ce procédé de la raison une preuve de l'existence de Dieu. Mais si Kant rompt formellement avec la
doctrine de 1763, Dieu n'en reste pas moins en 1781 le
même en son concept : celui de fondement originaire des
choses.
Comment en venons-nous à attribuer une réalité objective à
cette fiction, à supposer cette réalité suprême contenue dans un
premier être particulier, à faire de ce fondement idéal un fondement
réel ? Par quelle illusion et subreption faisons-nous donc de cet Idéal
une chose et admettons-nous comme un être réel une simple création de la pensée ?
L'Analytique en fournit la réponse. L'apparence naît de l'application du principe de détermination complète aux objets des sens :
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il faut que la matière des objets soit donnée – faute de quoi rien ne
serait pensé –, mais l'objet ne peut être pensé que comme complètement déterminé, ce qui implique qu'il soit comparé à tous les prédicats du phénomène et représenté par eux affirmativement ou négativement. Comme le réel doit être donné (faute de quoi il ne saurait
être conçu) et que ce en quoi le réel de tous les phénomènes est donné
est l'unique expérience qui embrasse tout [die einige allbefassende Erfahrung], la matière de la possibilité de tous les objets des sens doit être
supposée comme donnée dans un ensemble sur la limitation seule duquel peut reposer la possibilité des objets empiriques. Appliqué aux objets des sens, le principe de détermination complète a pour conséquence que « rien n'est pour nous un objet, s'il ne suppose pas le
concept global de toute réalité empirique [Inbegriff aller empirischen Realität], comme condition de sa possibilité » (A 582/B 611 ;
R 524).
« Selon une illusion naturelle [nach einer natürlichen Illusion],
nous voyons alors en cela un principe qui devrait valoir pour toutes
les choses en général, alors qu'il ne vaut à proprement parler que
pour celles qui sont données comme objets de nos sens. Par voie de
conséquence, le principe empirique de nos concepts de la possibilité des
choses en tant que phénomènes devient, à travers la mise entre parenthèses de cette restriction [Weglassung dieser Einschränkung], un
principe transcendantal de la possibilité des choses en général » (ibid.,
nous soul.).
Faute de faire une différence entre la réalité empirique et les
choses en général, nous convertissons en principe transcendantal de
possibilité des choses en général un simple principe de connaissance. Nous hypostasions cette Idée de « l'ensemble de toute la réalité » :
1/ Objectivation. Nous transformons [verwandeln] dialectiquement une unité distributive en une unité collective ; c'est-à-dire
que nous en faisons un usage constitutif et prenons pour la connaissance d'une unité donnée une unité simplement proposée, ce dont
nous ne devons faire qu'un usage régulateur ; les Idées n'ont en effet
pour but que de diriger l'entendement vers un certain but qui fait
converger les lignes de direction que suivent toutes ses règles vers un
point qui n'est qu'un focus imaginarius, un foyer imaginaire servant
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à procurer à ses règles la plus grande unité avec la plus grande extension (voir infra).
2° Hypostatisation proprement dite. Nous pensons cette unité
donnée sous la forme d'une chose singulière [als ein einzelnes Ding]
contenant toute la réalité empirique que nous plaçons au sommet
de la possibilité de toutes les choses ; nous la faisons exister comme
quelque chose qui n'existe pas seulement en pensée mais comme un
objet réel en dehors du sujet pensant.
Nous lisons ce passage à partir de la note. Il y a une certaine différence entre le corps du texte et la note de la
p. R 524. Le corps du texte ne fait état que d'un processus
d'hypostatisation à l'intérieur duquel sont distingués deux
aspects ; dans la note, Kant distingue entre la réalisation et
l'hypostatisation. Du point de vue de la note, nous réalisons
cet idéal, c'est-à-dire que nous transformons [verwandeln]
d'abord en un objet [dieses Ideal wir also… realisiert, d. h.
zum Objekt gemacht, R 524 n., ] ce « tout de la réalité » qui
n'est pourtant qu'une simple représentation, puis nous l'hypostasions [zuerst realisiert, darauf hypostasiert], c'est-à-dire
que nous pensons une chose singulière [als ein einzelnes
Ding] contenant toute la réalité empirique que nous plaçons
au sommet de la possibilité de toutes les choses ; nous la
faisons exister comme quelque chose qui n'existe pas seulement en pensée mais comme un objet réel en dehors du
sujet pensant. Enfin, par un progrès naturel de la raison vers
l'achèvement de l'unité, nous la personnifions et faisons résider le principe suprême de toute possibilité dans un entendement suprême.
Une réalité transcendantale est d'abord donnée à cette Idée
(réalisation) ; elle est ensuite hypostasiée sous la forme d'un
être particulier, pour finir cet être particulier est personnifié
(l'ens summum devient summa intelligentia). Tel est le processus de subreption par lequel la raison va du principe de
détermination complète à l'affirmation de l'intelligence divine comme principe des possibles. Le déisme constitue la
première étape de ce procès d'hypostatisation qui s'achève
dans le théisme (cf. les définitions de ces termes, R 553).
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c. L'intérêt cosmologique, raison de l'apparence transcendantale :
l'exigence d'un ens necessarium
Avant d'aborder les preuves, il faut restituer la marche naturelle [der natürliche Gang] de la raison humaine qui fournit leur
motif et leur matière aux preuves.
Ce n'est pas, en vérité, essentiellement l'exigence de détermination complète du phénomène qui conduit à la théologie transcendantale ! L'exigence de détermination complète du phénomène
ne conduit qu'à penser un ens realissimum, ens entium, fondement
des essences. En fait, c'est parce que la raison est à la recherche,
comme on le voit avec la quatrième Idée cosmologique, d'un fondement des existences, qu'elle va admettre un être réel. L'intérêt cosmologique – que Kant semblait neutraliser en ce qui concerne l'Idée de
Dieu –, s'avère finalement prépondérant : écarté comme origine de
l'Idée de Dieu, l'intérêt cosmologique apparaît déterminant comme
raison pour laquelle nous en posons l'existence. Nous ne sommes pas
essentiellement portés à attribuer une réalité à Dieu au seul titre de
fondement des essences des choses ; nous ne sommes véritablement
portés à attribuer une réalité à Dieu qu'à titre de fondement des existences, qu'à titre d'être nécessaire, fondement d'existences contingentes.
« En dépit de ce besoin pressant [dringenden Bedürfnis]
qu'éprouve la raison de supposer quelque chose qui puisse servir de
fondement à l'entendement pour la détermination intégrale de ses
concepts, elle remarque tout de même pourtant beaucoup trop facilement ce qu'a d'idéal et de purement fictif [bloß Gedichtete] une
pareille supposition pour pouvoir être persuadée d'admettre d'emblée, comme un être effectivement réel, une simple créature engendrée spontanément [ein bloßes Selbstgeschöpf] par sa pensée, si elle
n'était pas par poussée [gedrungen] par un autre biais à rechercher
quelque part un point où se reposer dans la régression du conditionné, qui est donné, vers l'inconditionné, lequel certes n'est pas
en soi et d'après son simple concept donné comme effectivement
réel, mais peut seul achever la série des conditions rapportées à leurs
fondements » (A 557/ B 612 ; R 525).
Il serait facile de se retenir d'objectiver l'Idéal transcendantal,
cette subreption n'aurait pas lieu si le concept d'omnitudo realitatis
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ne rencontrait pas celui d'ens necessarium, si le concept d'omnitudo
realitatis ne se présentait précisément comme le moyen opportun
pour déterminer le concept, autrement vide, d'existence absolument nécessaire (cf. la quatrième Idée cosmologique). Si impérieux que soit,
en effet, le besoin qu'a la raison de supposer un ens realissimum, elle
se rendrait compte de ce qu'il y a de fictif dans cette supposition et
de ce qu'elle ne peut admettre immédiatement comme un être réel
une simple création de sa pensée, si elle n'était convaincue que le
contingent ne peut exister que moyennant une cause, et qu'il faut, à
terme, admettre un être absolument nécessaire. « Tel est l'argument
sur lequel la raison fonde sa progression vers l'être originaire [Urwesen] » (R 525).
Kant ne trouve rien à redire à la pensée d'un être souverainement réel, parfait, en tant que tel. La critique kantienne
ne montrera pas d'impossibilité à affirmer l'existence d'un
être souverainement réel. Toute sa critique porte sur l'impossibilité de penser un être comme existant nécessairement. C'est l'Idée d'existence nécessaire [ens necessarium]
qui fait problème, pas du tout celle d'être souverainement
réel [ens realissimum].
Au fondement de toute la marche de la raison qui la mène à
poser l'existence de Dieu, il y a cette conviction qu'il doit exister
quelque chose d'absolument nécessaire et le problème n'est que de savoir quelle peut bien être cette chose. Or il semble que ce dont le
concept renferme la raison de toutes choses, que le concept d'ens
realissimum donc, soit l'être auquel convient la nécessité absolue et
la raison conclut ainsi que l'Etre suprême, comme principe fondamental de toutes choses, existe d'une manière absolument nécessaire
(cf. R 527).
« Quand la raison s'enquiert du concept d'un être qui corresponde à un tel privilège [Vorzug], quant à l'existence, tel que la nécessité inconditionnée, ce n'est pas pour conclure dès lors a priori du
concept de cet être à son existence […], c'est seulement pour trouver,
parmi tous les concepts des choses possibles, celui qui ne contient
en lui rien qui entre en conflit [nichts Widerstreitendes] avec la nécessité absolue. Car, qu'il doive exister quelque chose d'absolument
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nécessaire, elle le tient déjà pour établi. Si dès lors elle peut mettre
de côté [wegschaffen] tout ce qui ne s'accorde pas avec cette nécessité, à l'exception d'une chose, cette chose est l'être absolument nécessaire, que l'on puisse ou non alors en concevoir la nécessité, c'està-dire la dériver de son concept seul [aus seinem Begriffe allein
ableiten können]. » (A 585/B 613 ; R 525-6), nous soul.)
Parce qu'elle est d'abord persuadée de l'existence de quelque
être nécessaire, la raison croit reconnaître cet être dans le concept
d'un être étant en soi la condition suffisante de tout le reste, c'est-àdire dans le concept d'un être qui contient toute réalité. Le concept
d'ens realissimum permet de remplir le concept d'ens necessarium qui
autrement resterait vide. Il semble que ce dont le concept renferme
la raison de toutes choses soit, par là même [eben darum], l'être à
qui convient la nécessité absolue : puisqu'il possède par lui-même
toutes les conditions de tout le possible, il n'a lui-même besoin
d'aucune condition et semble même ne pas pouvoir en admettre ;
ce concept satisfait au moins en partie [wenigstens in einem Stücke]
au concept de nécessité inconditionnée, ce que ne fait pas tout autre
concept qui ne montre pas semblable indépendance à l'égard de
toutes les conditions ultérieures, quoiqu'il soit vrai que l'on ne
puisse pas affirmer que ce qui ne renferme pas en soi la condition
suprême et parfaite sous tous les rapports doive être, par là même,
conditionné quant à son existence, en d'autres termes : qu'à un être
limité répugne la nécessité absolue. N'empêche que manque à l'être
ne renfermant pas la raison de toutes choses « la caractéristique unique [das einzige Merkmal] qui est celle de l'existence inconditionnée, et grâce à laquelle la raison est en mesure de reconnaître à l'aide
d'un concept a priori, un être quelconque comme inconditionné
[als unbedingt zu erkennen] » (R 526). Le concept d'ens realissimum
est seulement « parmi tous les concepts de choses possibles, celui
qui conviendrait le mieux [würde sich am besten schicken] au
concept d'un être inconditionnellement nécessaire ». Comme le
concept d'être absolument nécessaire nous est imposé par la raison,
nous nous voyons forcés [genötigt] d'admettre le concept d'ens realissimum, même s'il ne nous satisfait pas pleinement [wenn er nicht
völlig genugtut] « parce que nous ne pouvons pas laisser se dissiper
au gré du vent l'existence d'un être nécessaire » (R 526).
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Si l'on doit décider [Entschließung] où placer l'existence nécessaire une fois admise l'existence de quelque être nécessaire, on ne
peut faire de choix plus convenable [kann man nicht schicklicher wählen], mais s'il s'agit seulement d'apprécier [wenn es bloß um Beurteilung zu tun ist] ce que l'on sait exactement de ce problème, sans
se flatter seulement de savoir, il en va tout autrement, « il s'en faut
de beaucoup que le raisonnement précédent se montre dans une
posture aussi avantageuse, et il a besoin que la faveur supplée à son
manque de titres légitimes [bedarf Gunst, um den Mangel seiner
Rechtsansprüche zu ersetzen] ». Admettons en effet que l'on doive
regarder comme un être absolument inconditionné un être qui contient toute réalité, rien ne prouve que seul un être de ce genre puisse
être inconditionné, que le concept d'un être limité répugne pour cela
même à la nécessité absolue. Si je ne rencontre pas l'inconditionné
dans le concept de cet être, on ne peut en conclure que son existence doive être par là même conditionnée [eben darum bedingt
sein müsse] ; des êtres peuvent être nécessaires quoique nous ne
puissions conclure leur nécessité du concept général que nous en
avons.
En dépit de son insuffisance [Unzulänglichkeit] objective, cet
argument a néanmoins une autorité – mais qu'elle tirera d'une
« addition pratique [durch einen praktischen Zusatz] ». Au niveau
de la spéculation, nous devrions rester dans l'irrésolution. Mais,
parce que des obligations tout à fait rigoureuses seraient sans réalité
pour leur application à nous-mêmes et sans mobiles [ohne Triebfedern] si nous ne supposions un être suprême capable de procurer aux
lois pratiques leur effet et leur influence [Wirkung und Nachdruck],
pour des raisons pratiques, nous devrons regarder comme l'être absolument inconditionné l'être qui contient toute réalité. Dans ce passage
peu remarqué, mais dont il y a maints exemples dans la Critique, on
trouve l'annonce, dès 1781, du chapitre du Canon de la raison
pure. Ce qui ne peut être établi sur le terrain spéculatif devra être
admis sur le terrain pratique : nous aurons sur ce terrain « l'obligation [eine Verbindlichkeit] de suivre les concepts vii [den Begriffen
zu folgen] qui, bien qu'ils ne puissent être objectivement suffisants,
sont pourtant prépondérants [überwiegend], d'après la mesure de
notre raison, et en comparaison desquels nous ne connaissons en
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tout cas rien de meilleur ni de plus convaincant » (A 589/ B 617 ;
R 528).
Pour transcendantal que soit l'argument qui nous conduit du
contingent au nécessaire, il est conforme au sens commun le plus
vulgaire [dem gemeinsten Menschensinne angemessen] : où donc
placer la causalité suprême [die oberste Kausalität] sinon dans ce qui
est aussi la plus haute causalité [die höchste Kausalität], c'est-à-dire
dans l'être renfermant originairement en soi la raison suffisante de
tout effet possible, dont le concept est déterminé par la perfection
infinie ? Nous tenons donc cette cause suprême pour absolument
nécessaire parce que nous nous élevons nécessairement à elle et que
nous ne voyons aucune raison [keinen Grund] de remonter encore
au-dessus d'elle. Aussi tous les peuples ont-ils été conduits du polythéisme au monothéisme, non par la réflexion et de profondes réflexions [Nachdenken und tiefe Spekulation], mais tout simplement
par la marche naturelle du sens commun s'éclairant peu à peu [sondern nur ein nach und nach verständlich gewordener natürlicher
Gang des gemeinen Verstandes] (R 529).
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2. Examen des preuves servant à conclure à l'existence de
Dieu
Kant ne procède pas ici à un inventaire factuel, s'exposant à
un oubli ou laissant toujours ouvert l'espoir, pour les dogmatiques
(le wolffien Sulzer, mort en 1779, cf. R 621) – ou la menace, pour
la philosophie critique – de la découverte ultérieure d'une nouvelle
voie encore insoupçonnée ; il explore le champ des preuves possibles
(« il n'y en a pas et il ne peut pas y en avoir d'autres [mehr gibt es
ihrer nicht, und mehr kann es auch nicht geben », « alle Wege :
entweder…, oder…, oder »]). Dieu ne peut être prouvé que par le
concept de choses en général, ou par l'expérience de quelque existence en
général, par une expérience indéterminée ou par une expérience déterminée. Si ces trois voies s'avèrent fermées, il n'y a plus aucune
preuve tirée de la raison simplement spéculative en faveur d'un être
correspondant à notre Idée transcendantale.
Les preuves possibles de l'existence de l'ens realissimum se
ramènent à trois : physico-théologique [on conclut de l'expérience
déterminée et de la nature particulière de notre monde sensible que
l'expérience nous fait connaître, à l'existence de Dieu ; on conclut
de l'existence de l'ordre et de l'harmonie dans les choses à l'existence d'un sage ordonnateur], preuve cosmologique [on conclut
d'une existence quelconque à Dieu (preuve a contingentia mundi)],
preuve ontologique [a priori] ; mais, en vérité, les deux premières reposent nécessairement sur la troisième ; « les » preuves se réduisent toutes, en vérité, à une seule : la preuve ontologique, a priori, laquelle est
sophistique. Aucune démonstration de l'existence de Dieu n'est donc
possible.
L'ordre historique d'apparition des preuves (preuve physicothéologique, cosmologique, enfin ontologique) n'est pas celui devant présider à leur examen : si l'expérience donne la première occasion [Anlaß dazu gibt] de ces preuves, ce n'en est pas moins le
concept transcendantal qui guide la raison dans cet effort et c’est
donc par lui qu'il faut commencer. La preuve cosmologique met en
œuvre la preuve ontologique, la preuve physico-théologique met en
œuvre la preuve cosmologique et la preuve ontologique, aussi Kant
l'évoque-t-il en dernier. L'ordre suivi par Kant dans l'exposé des
© Françoise Chenet
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voies théologiques n'est pas la reproduction d'un ordre historique,
l'exposé s'articule sur la dépendance des preuves entre elles.
Kant commence par disqualifier la voie transcendantale, il
montrera ensuite que la voie empirique ne saurait s'y substituer.
A. Examen de la voie transcendantale : preuves ontologique et
cosmologique
« Si l'ontothéologie échoue, la cosmothéologie ne réussira
pas davantage ; si les deux (c'est-à-dire la théologie transcendantale) échouent, la physico-théologie ne réussira pas
davantage. Il ne reste alors plus que la foi » Réfl. 6247 (vers
1783-84).
Preuve ontologique et preuve cosmologique sont des preuves
transcendantales, c'est-à-dire indépendantes de principes empiriques,
car si la preuve cosmologique se fonde sur l'expérience en général,
elle n'est pas tirée de quelque qualité particulière de l'expérience.
Quoique la preuve cosmologique passe, face à la preuve
ontologique, pour une preuve empirique et que l'on puisse
la mettre du côté de la preuve physico-théologique, elle est
néanmoins indépendante de principes empiriques : si elle
s'appuie sur une expérience, c'est une expérience en général, et c'est ce qui constitue sa spécificité par rapport à la
preuve physico-théologique, laquelle invoque une qualité
particulière de l'expérience (l'ordre, la finalité qui y règnent)
et surtout, elle est faussement empirique : elle comporte
deux moments, seul le premier est empirique.
1. E xa me n sép aré de s deu x preu ve s tra nscenda ntales
a. De l'impo ssibil ité de l a preu ve o ntolog ique
viii
« Je pourrais certes espérer avoir anéanti [zunichte zu machen] sans détour cette vaine argutie [grüblerische Argutation] grâce à une détermination précise du concept de
l'existence, si je n'avais observé que l'illusion [Illusion]
© Françoise Chenet
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consistant dans la confusion d'un prédicat logique avec un
prédicat réel (c'est-à-dire avec la détermination d'une
chose) est bien près de refuser d'entendre raison [beinahe
alle Belehrung ausschlage] » (A 598/ B626 ; R 533).
On a travaillé à établir l'existence de l'« être absolument nécessaire », or « il y a ceci d'étrange et de paradoxal [befremdliche
und Widersinnische] que le raisonnement qui conduit d'une existence donnée en général à quelque existence absolument nécessaire
semble être contraignant et rigoureux [dringend und richtig], et que
nous avons pourtant entièrement contre nous toutes les conditions
qu'impose l'entendement pour se forger un concept d'une telle nécessité » (R 530).
On aurait dû se soucier de comprendre le sens de l'expression
« être absolument nécessaire » autant qu'on a travaillé à en établir
l'existence. Au lieu de quoi l'on s'est satisfait d'une facile définition
nominale (« quelque chose dont la non-existence est impossible »)
comme si cela instruisait, ipso facto, des conditions qui rendent impossible de regarder la non-existence d'une chose comme absolument inconcevable. Écarter toutes les conditions par le mot « inconditionné », cela ne suffit pas à faire comprendre si, sous ce concept,
je pense encore quelque chose ou peut-être plus rien du tout.
On a cherché cette nécessité dans celle des jugements, comme si,
avec la nécessité absolue des jugements, on avait affaire à une nécessité
absolue dans les choses ! Le triangle n'existe pas nécessairement parce
que trois angles lui conviennent nécessairement ! La nécessité absolue
du jugement n'est qu'une nécessité conditionnée du prédicat dans
le jugement. Cette nécessité logique recèle une puissance d'illusion
telle, qu'après s'être fait de Dieu un concept a priori constitué de
telle façon que l'existence soit l'un de ses prédicats [allusion à la
preuve anselmo-cartésienne par l'Idée de « parfait »], on a cru pouvoir en conclure que, puisque l'existence appartient nécessairement
à l'objet de ce concept, son existence est ainsi posée nécessairement.
Or s'il est vrai qu'il y a contradiction dans un jugement identique à
poser le sujet et à supprimer le prédicat et qu'en ce sens le prédicat
appartient nécessairement au sujet, où est la contradiction si je refuse
de poser le sujet ? « Dieu est tout-puissant », voilà un jugement né© Françoise Chenet
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cessaire, la toute-puissance ne peut être niée dès que je pose la divinité, mais si je dis « Dieu n'est pas », tous les prédicats sont supprimés avec le sujet et il n'y a aucune contradiction. Il n'est d'autre
« refuge » [Ausflucht] que d'affirmer qu'il y a des sujets qui ne peuvent pas du tout être supprimés, ce qui revient à dire qu'il y a des êtres
absolument nécessaires, ce qui est justement à prouver ! La « preuve »
va donc reposer sur la pétition de principe ! Ce concept est, d'autre
part, absolument inadmissible : il est impossible de se faire le moindre
concept d'une chose qui, supprimée ainsi que tous ses prédicats, donnerait encore lieu à la contradiction : il n'y a, par concepts a priori, aucun critère de l'impossibilité ix.
A ces « raisonnements généraux », on oppose « une preuve
par le fait [Beweis durch die Tat »] : il y aurait pourtant un concept
faisant exception : un concept dont on ne saurait sans contradiction
supprimer l'objet : celui de l'être infiniment réel, l'existence étant
comprise dans la toute-réalité. Le raisonnement est le suivant : le
concept de l'être infiniment réel est possible ; or l'existence est
contenue dans ce concept possible. Si donc on nie l'existence de
cette chose (si on la supprime), on supprime aussi la possibilité interne de la chose, ce qui est contradictoire.
La démarche effective de Kant dans sa célèbre critique de la
preuve ontologique est tout autre que dans les exposés scolaires que l'on donne de sa pensée. Kant réfléchit ici sur
l'ens necessarium, l'ens realissimum apparaît comme le
moyen de remplir le concept introuvable d'ens necessarium.
La différence entre la preuve ontologique et la preuve cosmologique tend à s'estomper (cette dernière n'est même pas
la réciproque de la première : les deux preuves cherchent
un contenu pour remplir un concept vide et introuvable).
Ce raisonnement est fait à tort. 1/ Si le critérium de la possibilité logique suffit bien à écarter le nihil negativum, le concept peut
néanmoins rester un concept vide (ens rationis, cf. sur ce point la
table du rien). Il n'est jamais permis de conclure (comme le fait le
rationalisme, leibnizien en particulier) de la simple possibilité logique
des choses à leur possibilité réelle. Leibniz s'est vanté en prétendant
© Françoise Chenet
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connaître a priori la possibilité d'un être tel que Dieu (cf. R 536). Il
n'est pas certain que ce concept de l'être infiniment réel soit réellement
possible (l'absence de contradiction n'est pas un critère de possibilité, Kant renvoie ici aux postulats de la pensée empirique) x. —
2/ En mettant l'existence dans le concept d'une chose que l'on veut
d'abord penser comme simplement possible, on se contredit. — 3/ On
pratique une simple tautologie : le jugement « telle chose existe » est
analytique ou synthétique : s'il est analytique, par l'existence on
n'ajoute rien au concept de la chose, l'existence est soi-disant
conclue du sujet où on l'a placée, mais s'il est synthétique, comment
soutenir que le prédicat ne peut être supprimé sans contradiction ce
qui est le privilège des seuls jugements analytiques ? Seuls les jugements analytiques ne peuvent être niés sans contradiction, c'est là ce
qui les définit. Dans tout jugement synthétique, quoique le prédicat
appartienne nécessairement au sujet, il ne lui appartient pas en vertu
du principe de contradiction ; tout jugement synthétique peut être nié
sans contradiction : le prédicat s'y ajoute au concept du sujet, il n'y
est pas contenu. On a affaire ici à un véritable dilemme : le jugement
doit être analytique pour être concluant, mais s'il est analytique il n'est
que tautologique et il ne prouve donc rien ! — 4/ On confond prédicat
logique et prédicat réel. L'existence peut évidemment être attribuée,
mais elle ne constitue pas une détermination d'objet, elle n'est pas
une propriété, une détermination d'un être ; elle ne peut constituer
la « Sachheit ». La couleur jaune, la ductilité, la malléabilité, etc.,
sont des prédicats réels de l'or, constituent sa réalité. L'existence
d'une telle réalité n'est pas un caractère constitutif de cette réalité.
Etre n'est une détermination interne pour aucune chose. Etre absolument parlant, exister, n'est pas un prédicat qui vienne s'ajouter au
concept de quelque chose. L'être-copule, l'être dans le sens prédicatif (être tout-puissant, infini, etc.) indique une relation. Dire d'une
chose qu'elle est, c'est poser la chose avec tous ses prédicats. Le
concept de la chose n'est pas modifié par l'existence ou l'inexistence
de la chose elle-même : « l'effectivement réel ne contient rien de
plus que le simplement possible (A 599/ B 627). Cent thalers réels
ne contiennent rien de plus [dans leur concept] que cent thalers
possibles », le concept de thaler est exactement le même, qu'il en
existe ou non dans ma poche (R 534). (On sait les sarcasmes de
© Françoise Chenet
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Hegel que le choix de cet exemple « barbare » met hors de lui : Kant
renouvellerait ici à sa façon l'objection gaunilonienne des « îles
bienheureuses » et témoignerait du plat sens commun de l'Aufklärung. Kant serait, en outre, inconséquent puisqu'il accorde d'un
point de vue pratique cette identité entre l'Idée et l'existence qu'il
nie d'un point de vue spéculatif).
L'existence ne peut pas être la propriété d'un concept, l'existence n'est pas une « note » [nota, Merkmal, caractère, propriété,
prédicat] possible d'un concept. L'existence comme l'inexistence
n'entrent pas dans la définition du triangle, etc., l'existence est une
position [Setzung] absolue du concept avec tous ses attributs, elle se distingue par là de toute attribution (ou position relative). Le concept de
Dieu ne fait pas exception. Toute existence est attribuée dans le cadre d'un jugement synthétique. La preuve ontologique qui cherche à
conclure de l'essence de Dieu à son existence, à établir analytiquement son existence à partir de son concept, qui prétend qu'il est
un être ayant pour prédicat l'existence nécessaire, est nul et non
avenu. L'existence ne peut se laisser dériver analytiquement d'aucun
concept (cf. les écrits de 1763 : Concept de grandeurs négatives et
Unique fondement). La preuve « ontologique », c'est le rêve de devenir plus riche de connaissances à partir de simples idées, chose aussi
impossible qu'à un marchand de s'enrichir en ajoutant quelques zéros à son relevé de caisse (R 536).
Aucune existence ne peut être connue a priori ; aucune existence ne peut être connue analytiquement. « Quoi que
puisse bien contenir notre concept d'un objet, et de quelque
ampleur que soit ce contenu, il nous faut pourtant sortir du
concept pour attribuer à ce qu'il contient l'existence. Pour
ce qui est des objets des sens, cela s'opère en articulant ce
contenu à quelqu'une de mes perceptions conformément à
des lois empiriques ; mais pour des objets de la pensée
pure, il n'y a absolument aucun moyen de connaître leur
existence, puisqu'il faudrait la connaître totalement a priori.
En fait, notre conscience de toute existence (que ce soit de
manière immédiate, par la perception, ou à travers des raisonnements qui relient quelque chose à la perception) appartient intégralement à l'unité de l'expérience, et si une
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existence extérieure à ce champ ne peut certes pas être déclarée absolument impossible, du moins est-ce une supposition que rien ne nous autorise à justifier. » (A 601/B 629 ;
R 535, corr.) Pour n'être pas un nihil negativum, l'être suprême ne peut être autre chose qu'un ens rationis.
Kant fait expressément allusion ici aux « postulats de la pensée empirique ». La preuve ontologique méconnaît totalement les principes de l'objectivité.
Ce passage est malheureusement peu développé dans cette
critique de la preuve ontologique. Tant que Kant souligne
l'irréductibilité de l'existence à un prédicat, il reproduit un
thème de l'écrit de 1763 sur l'Unique fondement. Cette critique est une critique ontologique de l'ontologie. La critique
de l'ontologie n'est proprement transcendantale (ainsi que
l'a fortement souligné A. Philonenko) que lorsqu'elle voit
dans l'existence un problème qui ne peut être résolu qu'en
référence aux postulats de la pensée empirique. Il y a un
monde entre la thèse que l'existence n'est pas un prédicat et
la thèse de la nécessité de la relation de l'objet au contexte
de l'expérience possible. On voit ici juxtaposées ces deux
thèses.
La critique de la preuve ontologique a souvent paru se fonder sur une connaissance trop sommaire de Descartes :
l'eût-il connu et compris, Kant n'aurait pu lui opposer pareille fin de non-recevoir ! Hegel l'accuse d'avoir pris cette
preuve « sous la plus mauvaise forme dont elle soit susceptible, forme héritée de Mendelssohn et d'autres philosophes,
qui firent de l'existence une propriété, d'où il résulte que
l'identité de l'idée et de la réalité se manifeste comme une
addition d'un concept à un autre ; de même encore, Kant
montra encore une ignorance totale des systèmes philosophiques et, en particulier dans les réfutations, le défaut
d'une connaissance qui dépasse la simple notice historique
[sic]. » (Cf. Foi et savoir [1802], trad. Méry, Ophrys, p. 2189).
La preuve ontologique dissimule la marche naturelle de la raison : cette « malheureuse [verunglückte] preuve ontologique », tout
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à fait contre nature, est sortie du besoin de la raison d'admettre pour
l'existence en général quelque chose de nécessaire à quoi ancrer la
chaîne de la causalité et de la recherche d'un concept qui y fût apte.
On a cru le trouver dans le concept d'être souverainement réel et l'on
s'est servi de cette Idée pour avoir une représentation déterminée d'une
chose dont on était persuadé qu'elle devait exister – l'être nécessaire ; on
ne se serait jamais engagé dans cette voie si la raison ne ressentait le
besoin d'admettre pour l'existence en général quelque chose qui
existe nécessairement et ne recherchait un concept satisfaisant à
cette exigence.
Le concept d'ens realissimum est hors de cause. La raison
cherche désespérément à remplir le concept d'ens necessarium et croit trouver dans le concept d'ens realissimum de
quoi le remplir adéquatement. Contrairement aux exposés
souvent donnés de sa critique de la preuve ontologique,
Kant ne part pas ici en guerre contre la prétention à construire a priori l'existence de Dieu, à tirer l'être du concept.
C'est l'être nécessaire comme tel qui est introuvable. La
preuve ontologique ne consiste pas tant pour lui à déterminer l'être souverainement réel comme existant nécessairement, qu'à croire pouvoir identifier l'être existant nécessairement à l'être souverainement réel. On comprend que lorsqu'il découvre que la preuve cosmologique identifie l'être
existant nécessairement à l'être souverainement réel, il
puisse y voir une preuve ontologique déguisée. Si la preuve
ontologique consistait pour Kant dans une construction de
l'existence à partir du seul concept, il ne pourrait y assimiler
la preuve cosmologique.
La critique de la preuve ontologique est un objectif stratégique capital pour Kant. Les propositions analytiques sont audessus de tout soupçon, toutes les propositions synthétiques
sont suspectes en ce qu'elles doivent expliquer le comment
de leur synthèse. S'il s'avérait qu'une démonstration analytique de l'existence de Dieu est possible, la métaphysique
échapperait à la censure de la critique. L'impossibilité d'une
preuve analytique de Dieu et le fait que les preuves de Dieu
doivent toutes, à un moment, faire place à la preuve ontolo-
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gique, achève de ruiner la métaphysique spéculative (dogmatique).
b. De l 'impo ssib ilité de la pre uve cosmolo gique
La preuve a contingentia mundi comporte, on ne le remarque
d'ordinaire pas, deux moments distincts : 1/ d'abord, celui par lequel
on s'élève de l'existence de l'être contingent à l'affirmation de l'ens
necessarium (preuve de la quatrième thèse cosmologique) ; 2/ ensuite, celui par lequel l'ens necessarium est déterminé comme ens realissimum et qui tombe sous la critique de la preuve ontologique
(« Elle s'énonce ainsi […] Cela dit, la preuve dégage d'autres conclusions » (R 537).) Il ne suffit pas de prouver que tout être empirique contingent n'est possible que par un être nécessaire, il faut
prouver que tout être empirique contingent exige un ens realissimum. La preuve soutient qu'il n'y a qu'une seule manière de déterminer l'être nécessaire, que « le concept de l'être le plus réel de tous
est le seul à travers lequel un être nécessaire peut être pensé, c'est-àdire qu'il existe nécessairement un être suprême » (R 538).
Kant commence par réfuter le second moment de la preuve
cosmologique (l'identification de l'ens necessarium à l'ens realissimum) : l'intérêt privilégié porté à ce second moment vient de ce que
l'antithèse de la quatrième antinomie a déjà fourni une réfutation suffisante de cette preuve xi ; il n'importe plus à Kant que d'établir – ce
sera le seul point nouveau par rapport à la critique de la 4ème thèse
cosmologique – qu'il faut déterminer le concept d'être nécessaire et
que la preuve le détermine comme être souverainement réel [ens
realissimum], si bien que l'on ne sort pas, malgré l'apparence, de la
preuve ontologique.
Parce que nous sommes radicalement impuissants à déterminer le concept d'un être à qui convienne une prérogative d'existence telle
que la nécessité inconditionnée (« à quelqu'un qui admettrait l'existence d'un être nécessaire et voudrait simplement savoir quelle chose, parmi toutes, doit être considérée comme telle, l'on ne serait pas
à même de répondre : voici l'être nécessaire », A 612/ B 640 ;
R 541 ; « la nécessité inconditionnée […] est le véritable abîme
[Abgrund] de la raison humaine », R 542), nous nous rabattons
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alors, parmi tous les concepts des choses possibles, sur celui qui n'a
en soi rien de contraire à la nécessité absolue : celui d'ens realissimum
(cf. supra, R 526). Comme il doit exister quelque être nécessaire,
constitue pour nous l'être nécessaire la chose qui seule ne contredit
pas à cette nécessité, bien que nous ne soyons pas à même de dériver de
son concept même son existence nécessaire (c'est-à-dire à défaut de
pouvoir procéder comme voudrait le faire la preuve ontologique).
Comme le concept d'un être doué de la réalité suprême est, de tous
les concepts des êtres possibles, celui qui convient le mieux [am besten schicken] au concept d'un être inconditionnellement nécessaire,
nous sommes privés de choix et nous nous voyons forcés de nous y
tenir, parce que nous ne pouvons pas jeter au vent l'existence d'un
être nécessaire. Telle est la marche naturelle de la raison humaine » :
faute de pouvoir pénétrer le concept de quelque chose d'inconditionnellement nécessaire, elle est condamnée à le placer dans ce qui
contient toute réalité et est ainsi en soi la condition de toutes choses.
Il est impossible, selon Kant, d'établir qu'un être limité (ne
possédant pas la réalité suprême) répugne pour cela même à la nécessité absolue. Si le concept d'ens realissimum paraît [scheint] être
le moins opposé à celui de l'existence nécessaire, on ne peut affirmer
qu'il est le seul à pouvoir convenir et on ne peut certainement pas
affirmer que tout être auquel ne convient pas le statut d'ens realissimum doit pour cette seule raison être conditionné dans son existence.
Nous ne pouvons pas plus déterminer à quelle sorte d'êtres
convient la contingence que nous ne pouvons déterminer à
quelle sorte d'êtres convient l'existence nécessaire. Ces deux
points sont liés, c'est pourquoi la preuve cosmologique par
la contingence et la preuve ontologique ne font qu'un : la
preuve ontologique prétend reconnaître à quel type d'être
convient l'existence nécessaire et conclure du concept d'un
certain être à son existence nécessaire ; la preuve cosmologique prétend conclure du concept de l'être fini à son existence contingente. Kant enseigne que nous ne sommes pas
plus en mesure d'attribuer l'existence nécessaire à l'ens realissimum que nous ne sommes en état d'attribuer l'existence
contingente à l'être fini. Les preuves ontologique et cos© Françoise Chenet
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mologique prétendent pouvoir reconnaître l'existence nécessaire. La thèse de Kant, c'est que nous n'avons aucun
moyen de la reconnaître. La contingence « empirique » (la
mutabilité, l'existence en un temps déterminé et non pas en
tout temps) n'a rien à voir avec la contingence ontologique.
Cette preuve, objectivement insuffisante, devrait nous laisser
dans l'irrésolution ; elle n'a de force que parce que de « pressants
mobiles » [dringende Bewegsursachen], « des obligations [Verbindlichkeiten] tout à fait strictement inscrites dans l'Idée de la raison »
(cf. R 528) exigent que nous admettions « un Etre suprême capable
de donner leur efficience et leur influence aux lois pratiques » (cf.
Chapitre du Canon de la raison pure). Ce ne sont pas essentiellement des raisons spéculatives, mais des raisons pratiques qui parlent
en faveur de l'allgenugsames Wesen (l'être suffisant à tout, l'être qui
renferme originairement en soi la raison suffisante de tout effet possible). C'est seulement « par une addition [Zusatz] pratique » que
nous pouvons sortir de l'irrésolution dans laquelle nous devrions
rester à ce sujet si nous devions juger de par nos seules lumières spéculatives.
Quoique cette preuve se veuille a posteriori et qu'elle prétende aller de l'existence du monde comme fait contingent, à l'existence de Dieu comme être nécessaire, on y considère en fait, a priori,
que le concept d'être souverainement réel est le seul par lequel l'être nécessaire puisse être conçu. « Tout être absolument nécessaire est en
même temps l'être suprêmement réel », tel est le nervus probandi de
la preuve cosmologique (R 539). A une telle assertion, l'expérience
ne contribue évidemment pas. On opère ici a priori par concept.
On y procède comme dans la preuve ontologique ; quelque
différence qu'il y ait entre ces deux preuves, l'union de la nécessité
absolue avec la réalité suprême s'y trouve maintenue [behält die
Verknüpfung der absoluten Notwendigkeit mit der höchsten Realität] – connexion de concepts constitutive, pour Kant, de la preuve
ontologique comme telle : ce qui lui fait dire que la preuve cosmologique repose sur la preuve ontologique.
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Là est l'originalité essentielle de Kant. La critique de la
preuve ontologique n'est ni nouvelle chez Kant ni une entreprise sans précédent dans l'histoire de la philosophie ; les
diverses critiques qu'il adresse aux preuves sont loin d'être
inédites, certaines se retrouvent chez Hume. Ce qui spécifie
la critique kantienne, c'est 1/ la thèse que la raison humaine
est condamnée à se représenter l'être nécessaire (dont elle a
besoin pour avoir quelque chose à quoi ancrer la chaîne de
la causalité) sous les traits de l'être souverainement réel ;
2. la thèse que toutes les preuves de l'existence de Dieu
doivent, sinon être des variantes de la preuve ontologique,
du moins toutes l'abriter secrètement. Une fois que la
preuve cosmologique arrive à l'être nécessaire, elle est
condamnée, pour pouvoir identifier cet être à Dieu, à se représenter cet être nécessaire comme l'être souverainement
réel ; la preuve physico-théologique repose sur la contingence du monde et renvoie à la preuve cosmologique, donc
à la preuve ontologique.
Kant tient pour identique la détermination de l'être souverainement réel comme existant nécessairement et la détermination de l'être existant nécessairement comme être souverainement réel. La preuve ontologique consiste à ses yeux
dans l'indissolubilité de la représentation de l'ens realissimum et de l'ens necessarium ; comme ce lien est reconduit
dans toutes les preuves, il les tient pour des preuves ontologiques. Mais ce qui constitue la preuve ontologique comme
telle, est-ce bien ce lien indissoluble qu'elle instaure entre
l'ens realissimum et de l'ens necessarium ? N'est-ce pas plutôt sa prétention à passer de la simple considération de l'ens
realissimum à l'affirmation de son existence nécessaire, autrement dit sa prétention à passer directement du concept à
l'être ? Il n'est pas évident que l'on doive considérer comme
preuve ontologique la marche inverse, qui va de la considération d'un être tenu pour nécessaire à sa représentation
comme ens realissimum.
La preuve ontologique n'est pas d'abord pour Kant une
preuve prétendant atteindre une existence sans sortir du
simple concept, celui d'une preuve voulant tirer d'une idée
l'existence de l'objet même correspondant à cette idée – en
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ce sens, la preuve cosmologique n'aurait évidemment rien à
voir avec une quelconque preuve ontologique.
« Il est clair que l'on suppose, ce faisant, que le concept d'un être
détenteur de la suprême réalité satisfait pleinement au concept de la nécessité absolue dans l'existence, c'est-à-dire qu'il est possible de
conclure de cette réalité à cette nécessité – selon une proposition
que soutenait l’argument ontologique, qu’on l’intègre donc dans la
preuve cosmologique en le prenant pour fondement, alors qu'on
avait pourtant voulu l'éviter […] C'est donc à proprement parler la
preuve ontologique procédant à partir de simples concepts qui contient
toute la force démonstrative de la prétendue preuve cosmologique ; et
l'expérience que l'on met en avant ne sert rigoureusement à rien »
(A 607/ B 635 ; R 539, nous soul.).
La preuve cosmologique fait intervenir tant de principes sophistiques, elle constitue un tel nid de prétentions dialectiques que
la raison spéculative semble avoir déployé ici tout son art pour produire la plus grande apparence transcendantale possible ! Elle repose
sur une feinte malhonnête : elle cherche à se faire passer pour différente de la preuve a priori ; pour masquer la confiance qu'elle fait à
de simples concepts a priori, elle feint de ne se fonder que sur l'expérience, laquelle n'intervient que dans son raisonnement causal
pour s'élever au concept d'être nécessaire, mais nullement pour enseigner quels prédicats conviennent à cet être nécessaire, que cet être nécessaire ne peut être que l'ens realissimum, que les concepts d'être
nécessaire et d'être le plus réel qui soit sont convertibles.
La raison spéculative fait passer par ruse [List] « comme
nouveau un vieil argument sous une forme déguisée [in verkleideter Gestalt] et en appelle à l'accord de deux témoins,
à savoir le témoin que constitue la raison pure et un autre
dont le témoignage est de source empirique, alors que c'est
en fait uniquement le premier qui change simplement son
costume et sa voix [Anzug und Stimme verändert] afin
d'être considéré comme un second témoin. » (A 606/
B 634 ; R 538) La preuve ontologique est, en fait, la dernière
en date des preuves de l'existence de Dieu. Il est paradoxal
de renverser ainsi l'ordre historique comme si la philoso© Françoise Chenet
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phie était allée de la preuve ontologique à la preuve cosmologique. Kant s'en explique (cf. A 591/ B 619 ; R 529) : « Il
se révélera, en effet, que, bien que l'expérience en procure
la première occasion [preuve physico-théologique], c'est
néanmoins le simple concept transcendantal qui guide la
raison dans l'effort qu'elle accomplit ainsi [preuve ontologique] ». (La description de cet artifice fait songer (par anticipation) à la dénonciation virulente des travestissements de
la preuve ontologique, quoique menée dans un tout autre
esprit, par Schopenhauer dans la Quadruple racine du principe de raison suffisante, notamment au § 34 de la 2ème
éd.).
Elle n'est que partiellement cosmologique. Il ne reste plus à la
raison qu'à faire appel à ses concepts a priori pour déterminer cet
être et pour considérer que l'être nécessaire ne peut être que l'être
souverainement réel. On introduit donc dans la preuve cosmologique la preuve ontologique, alors qu’on prétend l'éviter ; cette objection suffit à sceller son sort.
On établit ainsi une cause qui pourrait fort bien n'être pas
Dieu : on ne peut échapper à cette possibilité qu'en faisant appel à
la preuve ontologique (le concept de l'être suprême est le seul auquel l'existence nécessaire puisse convenir). Elle affecte seulement
de conduire à Dieu par un chemin nouveau, c'est une « preuve ontologique déguisée [ein versteckter ontologischer Beweis »
(A 629/B 657 ; R 552).
La preuve cosmologique peut bien conduire à un être nécessaire, elle ne peut aller au-delà et nous fournir une détermination
conceptuelle de cet être. L'expérience nous lâche et il nous faut
chercher a priori par la raison ce que doit être l'être nécessaire.
La preuve comporte une accumulation de sophismes cachés
[verborgen] : 1/ la conclusion de l'existence contingente à l'être nécessaire prend tout d'abord le principe de causalité comme s'il était
un principe ontologique et valait des choses en général, on fait un
usage transcendant du principe de causalité en l'appliquant en dehors des conditions de l'expérience possible. On n'a pas le droit de
se servir pour sortir du monde sensible d'un concept qui n'a de signification et de critère d'usage objectif que dans le monde sensible.
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2/ La conclusion de l'existence contingente à l'être inconditionné
premier repose sur la pensée qu'une série de causes subordonnées ne
peut aller à l'infini ; on conclut de l'impossibilité d'une série infinie
de causes dans le monde sensible à une cause première. Ce raisonnement, déjà illégitime dans l'expérience, l'est a fortiori au-delà de
l'expérience. 3/ La raison se satisfait à tort d'achever la série des causes avec un concept vide : nécessité inconditionnée ne veut rien
dire, « sans condition, aucune nécessité ne peut avoir lieu ». La raison s'imagine pouvoir achever la série des conditions avec le
concept d'une nécessité inconditionnée. Or, en supprimant de la
cause première toute condition, on supprime tout ce qui rend possible
de penser une nécessité. 4/ On prend la possibilité logique d'un
concept (celui d'omnitudo realitatis), son absence de contradiction
interne, pour sa possibilité transcendantale (= réelle), laquelle n'a de
sens qu'eu égard à l'expérience possible (cf. postulats de la pensée
empirique).
Nous nous demandons si l'on peut identifier, comme le fait
Kant, le concept d'être nécessaire entendu comme être ne
pouvant pas ne pas exister, existant en vertu de son concept
même, un être dont l'essence enveloppe l'existence, dont la
non-existence serait contradictoire, l'être nécessaire au sens
logique, et le concept cosmologique d'être nécessaire
comme être non dépendant, raison suffisante des êtres
contingents. Ces deux concepts ne se recouvrent pas, pas
plus que le principe de raison suffisante ne se confond avec
le principe de non-contradiction. L'antique idée d'un être
originaire, indépendant des autres êtres qui tiennent de lui
leur existence, n'a rien à voir, ni historiquement ni dogmatiquement, avec l'idée moderne (cartésiano-spinoziste) d'un
être tenant son existence de son essence comme le cercle
tient ses propriétés de sa définition.
Cela est si vrai que le même Aristote – qui proclame que
jamais la définition ne peut impliquer l'existence du défini,
ni même sa possibilité (cf. Seconds Analytiques, II, 7, 92 b)
et donc par avance toute preuve ontologique (comme le
montre Schopenhauer au § 7 de la Quadruple racine du
principe de raison suffisante, cf. notre trad., Vrin, 1991,
p. 151 sq) – n'en soutient pas moins l'impossibilité que tous
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les êtres soient contingents et tiennent leur existence et leurs
déterminations à chaque fois d'un autre, et qu'il faut s'arrêter à un premier terme les possédant par soi : . Le même Thomas d'Aquin qui refuse formellement
la preuve anselmienne (cf. Summa theologica, I a, qu. 2,
art. 1) n'en reçoit pas moins sans réserves la preuve par la
contingence : « on est contraint de supposer quelque chose
qui soit nécessaire par soi-même, ne prenant pas ailleurs la
cause de sa nécessité [per se necessarium, non habens causam necessitatis aliunde] (« tertia via », cf. I a, qu. 2, art. 3).
Kant peut donc bien montrer que l'existence n'est pas une
« note » possible pour une essence, en quoi cela porte-t-il
atteinte à l'existence d'un être dont toute la « nécessité » signifie qu'il est la raison suffisante des êtres contingents ?
Sans doute dit-il que nous cherchons à remplir le concept
très problématique de l'être nécessaire (au sens cosmologique : l'être ne tenant pas son être d'un autre) grâce au
concept logique de l'être nécessaire (l'être dont la nonexistence implique contradiction). Mais outre que l'on peut
se demander si ce concept est aussi problématique que Kant
le dit, il y a surtout lieu de se demander si c'est bien le
concept cosmologique de nécessité que la métaphysique
cherche désespérément à penser à travers le concept d'existence logiquement nécessaire. Ce remplissement est-il adéquat, est-ce en droit le seul moyen de remplir ce concept ? –
Toujours est-il que c'est le propre de la critique kantienne
que d'assimiler quant au fond la preuve ontologique et la
preuve cosmologique et d'affirmer qu'il n'y a pas le moindre
sens à refuser la preuve ontologique si c'est pour recourir à
la preuve cosmologique.
Les preuves transcendantales sont donc solidairement dans
l'impasse : « Tout le problème [die ganze Aufgabe] de l'idéal transcendantal se réduit donc soit [entweder] à trouver pour l'absolue nécessité un concept [preuve cosmologique], soit [oder] pour le
concept d'une chose l'absolue nécessité de cette chose [preuve ontologique proprement dite]. Si l'on peut faire l'un, il faut aussi que
l'on puisse faire l'autre [Kann man das eine, so muß man auch das
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andere können] » (A 631/B 641 ; R 542). « La nécessité inconditionnée dont nous avons besoin de manière si indispensable comme
de l'ultime support [letzten Träger] de toutes choses, est le véritable
abîme [der wahre Abgrund] de la raison humaine » (A 612/ B 641 ;
R 542).
Dans les Progrès de la métaphysique, Kant déclare que toutes les preuves de l'existence de Dieu peuvent être appelées
ontologiques. Elles sont et ne peuvent être que deux : ou
bien l'on conclut du concept de l'ens realissimum à son
existence nécessaire (on va de l'ens realissimum à l'ens necessarium), ou bien l'on conclut de l'existence nécessaire de
quelque chose à la détermination de son concept comme
ens realissimum (on va de l'ens necessarium à l'ens realissimum). Dans le premier cas [preuve ouvertement ontologique], on montre que le tout parfait doit nécessairement exister ; dans le second [preuve prétendument cosmologique,
preuve ontologique déguisée], à l'inverse, que ce qui existe
nécessairement ne peut être que le tout parfait (cf. p. 65-6 ;
XX, 303). La première voie est sophistique, l'existence
n'étant pas une détermination possible du concept d'une
chose. La seconde voie est plus spécieuse car elle semble
prendre l'expérience pour principe : mais si elle part d'un
donné empirique pour poser que doit exister quelque existence nécessaire, il est absolument impossible d'indiquer un
concept d'un être déterminé qui soit de telle nature qu'une
contradiction surgisse si je le supprime en pensée (même
dans le cas du tout de la réalité). Le nerf de la réfutation,
c'est donc l'impossibilité où nous sommes de nous former
quelque concept que ce soit d'un être existant nécessairement. Les postulats de la pensée empirique interdisent
de faire un usage absolu de la notion de nécessité. (La
preuve téléologique n'est pas mentionnée, elle est une variante de la preuve cosmologique, elle est tout aussi peu expérimentale qu'elle).
Cf. encore Progrès, p. 98 [XX, 331-2] : « Toute proposition
portant sur l'existence est synthétique ; donc la proposition :
Dieu existe, l'est aussi. Pour qu'elle fût analytique, il faudrait qu'elle pût être tirée du simple concept d'un tel être
possible. Or on a tenté d'y parvenir de deux manières :
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1/ dans le concept de l'être le plus réel se trouve compris
son existence, car elle est réalité [preuve ontologique] ;
2/ dans le concept d'un être existant de façon nécessaire, se
trouve compris le concept de la réalité suprême, unique
manière permettant de penser l'absolue nécessité d'une
chose (nécessité qui doit être admise si quelque chose
existe). »
Toute la tradition métaphysique sépare et oppose ces deux
preuves, acceptant le plus souvent l'une (la preuve cosmologique) et rejetant l'autre (la preuve ontologique). C'est dire
l'originalité de la position kantienne.
2. Réfle xio n sur le s preuve s transce nda ntale s en général.
Expl icat io n de l'appare nce d ialect ique de t outes les
preuves tra nsce nd ant ales de l'e xiste nce de l 'êt re néce ssa ire : elle co nsiste à p rendr e l' exist ence de l' êtr e nécessa ir e
pou r u n princ ip e co nstitut i f de la ra iso n, alo rs qu' il n' en
est qu 'u n p ri nc ip e régulat eu r
Ce développement intercalé entre les preuves transcendantales et la preuve empirique montre bien à quel point la voie
empirique est à part. Il y a une évidente unité entre la
preuve qui détermine l'ens realissimum comme ens necessarium et celle qui détermine l'ens necessarium comme ens
realissimum. La coupure n'est pas entre une preuve a priori
et deux preuves a posteriori. La preuve physico-théologique
est tout à fait à part, elle ne constitue pas une preuve à part
entière, mais un argument qui ne peut pas aboutir. — Ce
qui donne lieu à une illusion dans les preuves transcendantales, ce n'est pas le concept d'ens realissimum, mais celui
d'ens necessarium. C'est ce dernier concept qui est en effet
entendu constitutivement au lieu de l'être régulativement.
Toutes les preuves transcendantales de l'existence d'un être
nécessaire reposent donc sur une apparence dialectique par laquelle
les concepts de nécessité et de réalité suprême se trouvent unis et
par laquelle se trouve hypostasié ce qui n'est qu'une Idée
(R 543 sq).
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La preuve cosmologique exige que j'admette un être nécessaire auquel adosser tous les êtres contingents — mais, d'un autre
côté, comme le montre la critique de la preuve ontologique, je ne
puis jamais tenir un être, quel qu'il soit, pour un être nécessaire, je
ne puis placer l'être nécessaire quelque part. Je suis d'un côté forcé
d'admettre que quelque chose existe nécessairement et d'autre part tout
ce que je conçois, sans exception, je puis le concevoir comme n'existant pas, je ne puis concevoir aucune chose comme nécessaire en
soi, rien ne m'empêche, quelle que soit la chose qui existe, d'en
concevoir la non-existence (cf. R 543).
Si cela devait concerner les choses en soi, il se présenterait
une contradiction xii. Aucun de ces principes n'est donc objectif ; ce
sont des principes subjectifs qui obligent la raison à ne pas s'arrêter
ailleurs que dans une « explication achevée a priori » (c'est-à-dire à
un terme ultime dans la remontée des conditions) tout en lui interdisant d'espérer jamais cet achèvement, de jamais admettre un inconditionné empirique et de se dispenser d'une explication ultérieure. Ces deux principes qui comme principes constitutifs seraient
contradictoires peuvent très bien subsister l'un à côté de l'autre à titre de
principes régulateurs, l'un m'avertissant d'avoir à philosopher comme
s'il y avait pour tout ce qui existe un premier principe nécessaire,
afin de mettre le maximum d'unité systématique dans ma connaissance, l'autre de n'admettre jamais un principe suprême de ce
genre, de toujours laisser la voie ouverte pour la poursuite de l'explication. Il va de soi que, de l'interdiction de jamais admettre un
inconditionné empirique, résulte que l'absolument nécessaire que
nous devons admettre doit être placé hors du monde (ce que la thèse
de la quatrième antinomie ne permettait pas d'affirmer).
L'idéal de l'Etre suprême [höchstes Wesen] absolument nécessaire n'est qu'un principe régulateur de la raison, non pas l'affirmation
d'une existence nécessaire en soi mais un principe enjoignant de regarder toute liaison dans le monde comme résultant d'une cause nécessaire absolument suffisante. Seulement, on ne peut éviter de se représenter ce principe simplement régulateur comme un principe constitutif : « En même temps, il est inévitable de se représenter, au
moyen d'une subreption transcendantale, ce principe formel comme
constitutif et de penser cette unité sous une forme hypostasiée »
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(A 619/B 648 ; R 546 ; nous soul.). La théologie rationnelle est une
méprise, elle repose sur une substitution [Unterschiebung] : elle
consiste à entendre en un sens constitutif un principe simplement
régulateur.
L'usage transcendantal de l'Idée d'être nécessaire est
condamné, mais il y a place pour un bon usage de l'Idée
d'être nécessaire, un usage empirique : nous devons chercher une cause nécessaire et absolument suffisante [notwendige und allgenugsame Ursache], nous devons tendre
sans cesse à l'achèvement de la dérivation [zu der Vollständigkeit der Ableitung unaufhörlich streben] comme s'il y
avait un être nécessaire, principe suprême dont tous les
êtres dérivent [als ob ein solches [notwendiges Wesen], als
ein oberster Grund, vorausgesetzt wäre].
B. Examen de la voie empirique : elle est également fermée. La preuve
physico-théologique n'est pas une preuve indépendante et complète
Pour apprécier la portée exacte de cette critique de la physico-théologie dogmatique, déterminante, on n'oubliera pas
qu'elle s'accompagne d'une physico-théologie réflexive, régulatrice (cf. le développement final de la Dialectique,
R 592 sq).
La voie « transcendantale » étant fermée, il reste plus qu'à
chercher si une voie « empirique » ne serait pas praticable, si une
expérience déterminée des choses du monde ne permettrait pas de
prouver l'existence d'un Etre suprême [höchstes Wesen].
Deux remarques faites dans les tout premiers alinéas de la
sixième section indiquent la précarité de cette voie et limitent drastiquement l'espoir que nous pouvons placer en elle. 1/ Il est évident
tout d'abord qu'aucune expérience ne peut jamais être adéquate par
définition à une Idée. L'Idée transcendantale d'un être originaire,
nécessaire, suffisant à tout est si élevée au-dessus de tout ce qui est
empirique que l'on ne peut, par principe, trouver dans l'expérience
suffisamment pour l'établir. 2/ L'être originaire doit être ou ne pas
© Françoise Chenet
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être un chaînon de la chaîne des conditions, or il ne peut être ni l'un ni
l'autre : dans la chaîne des causes naturelles, il ne peut se trouver de
terme premier, la causalité va à l'infini ; mais s'il ne fait pas partie
de la chaîne des causes naturelles, comment arriver jusqu'à lui sans
sophisme, étant donné que le principe de causalité n'a de valeur que
rapporté à l'expérience possible ?
C'est néanmoins en termes positifs, chaleureux et respectueux, que cette preuve est d'abord évoquée. Cette preuve est tout à
fait à part : elle n'est pas métaphysique, si l'on peut dire. C'est du
spectacle de la nature qu'elle procède ; la régularité dans l'apparition et
la disparition des choses, les chaînes de fins et de moyens suscitent
notre émerveillement muet [beredteres Erstaunen].
La preuve ontologique est contre-nature, la preuve cosmologique est une feinte, un artifice, tandis que la preuve physico-théologique « mérite toujours d'être mentionnée avec
respect [mit Achtung]. Elle est la plus ancienne, la plus
claire, la mieux appropriée [angemessene] à la raison humaine commune », etc. (cf. A 623/B 651 ; R 548). C'est à
contre-cœur qu'il doit le critiquer. Quoique cet argument
ne puisse jamais, à lui seul, démontrer l'existence de Dieu,
c'est à lui seul qu'il le reviendrait si cela était possible ! Bien
qu'il ne soit pas capable d'achever l'œuvre à lui seul, la
preuve physico-théologique « prépare l'entendement à la
connaissance théologique et lui indique à cette fin une direction droite et naturelle » (A 637/ B 605 ; R 557).
Néanmoins, il n'est pas possible d'approuver les prétentions
[Ansprüche] qu'elle pourrait élever à une certitude apodictique.
Pour ne pas être un nid de sophismes, elle est essentiellement insuffisante à montrer à elle seule l'existence de l'être originaire, à remplacer
la preuve ontologique, à laquelle elle ne peut jamais que servir d'introduction si bien que la preuve ontologique demeure la seule preuve
possible. Il n'y a en vérité pas d'autre voie, voie qui est sans issue, que
la « voie transcendantale ».
Après avoir rendu un hommage appuyé à cette preuve, Kant
souligne son insuffisance par nature. Outre qu'on pourrait trouver à
« chicaner » (R 550) sur l'explication anthropomorphique de la fi© Françoise Chenet
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nalité, sur l'analogie des produits de la nature avec ceux de l'art (la
Critique de la faculté de juger, cf. § 68, refusera cette assimilation de
la finalité à la causalité technique), la preuve tombe sous trois reproches.
• Elle ne va pas assez loin en ce qu'elle mène à l'idée limitée
d'un architecte du monde [Weltbaumeister] non d'un créateur du
monde [Weltschöpfer] auquel tout est soumis : la forme [ordre] de
la matière autant que la matière, la substance du monde.
• Elle ne va pas assez loin en ce qu'elle ne mène pas à un ens
realissimum. L'observation de l'ordre et de la finalité ne conduit pas à
un concept déterminé de leur cause : on ne peut conclure qu'à une
cause proportionnée à l'effet produit, donc à l'existence d'un être
très puissant, très sage, etc., aucunement à l'idée qui, seule, est déterminée d'un être possédant la toute-puissance, la toute-sagesse, etc.
« La théologie physique ne peut pas donner de concept déterminé
de la cause ultime du monde, et par conséquent elle ne peut suffire
pour constituer un principe de la théologie qui puisse former à son
tour le fondement [Grundlage] de la religion » (A 628/ B 656 ;
R 551). Critique de la raison pratique et Méthodologie de seconde
partie de la Critique de la faculté de juger ne diront pas autre chose.
Par la métaphysique spéculative, rappelle la Critique de la raison pratique, il est impossible de s'élever par des raisonnements sûrs
de la connaissance de ce monde au concept de Dieu et à son existence : il faudrait soit que nous connussions ce monde comme le
plus parfait possible, que nous ayons l'omniscience pour pouvoir
dire que ce monde n'est possible que par un Dieu ; soit que l'existence de Dieu pût être connue par simples concepts, or toute proposition relative à une existence est synthétique. « Donc il ne reste
plus pour la raison qu'une seule manière de procéder pour parvenir à
cette connaissance, c'est de déterminer son objet en partant, comme raison pure, du principe suprême de son usage pratique […]. Et alors se
montre, non seulement […] la nécessité d'admettre un tel être suprême,
relativement à la possibilité de ce [souverain] bien dans le monde,
mais encore, ce qui est le plus merveilleux, quelque chose qui faisait
tout à fait défaut au progrès de la raison dans la voie naturelle, c'està-dire un concept exactement déterminé de cet être suprême » (p. 1489). Parce que nous ne pouvons jamais connaître qu'une partie limi© Françoise Chenet
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tée du monde, nous ne pourrons jamais être en droit d'affirmer que
cet être possède l'omniscience, la toute-puissance, la toute-bonté,
etc. « Le concept de Dieu demeure dans la voie de l'expérience (de
la physique) toujours un concept qui n'est pas, quant à la perfection
de l'être premier, assez exactement déterminé pour que nous le considérions comme adéquat au concept de la divinité » (p. 149). Ce qui
est impossible par la voie empirique de la physique est, en revanche,
possible par la voie de la morale : sur ce terrain, et sur lui seul, Dieu
doit être représenté comme perfection suprême : « il doit être omniscient
pour connaître ma conduite et jusqu'à mon intention la plus secrète, dans tous les cas possibles et dans tout le temps à venir ; toutpuissant, pour attribuer à ma conduite des conséquences appropriées
[die angemessenen Folgen zu erteilen], et de même présent partout,
éternel, etc. Par conséquent, la loi morale, par le concept de souverain bien comme objet d'une raison pure pratique xiii, détermine le
concept de l'être premier comme être suprême, ce que la méthode
physique (et en remontant plus haut, la méthode métaphysique) xiv,
par conséquent toute la méthode spéculative de la raison pure ne pouvait produire. Donc le concept de Dieu est un concept qui n'appartient
pas originairement [ursprünglich] à la physique, c'est-à-dire à la raison spéculative, mais à la morale, et on peut dire la même chose des
autres concepts de la raison dont nous avons traité précédemment
comme de postulats de la raison dans son usage pratique » (p. 149150 ; nous soul.).
La théologie morale a-t-elle sur la théologie physique tous
les avantages dont Kant la pare ? Faut-il bien pour assurer la
connexion vertu-bonheur chez l'homme une cause omnisciente, toute-puissante, omniprésente, etc. ? Le concept de
Dieu pourrait bien rester aussi insuffisamment déterminé sur
le plan moral que sur le plan physique et la théologie pratique pourrait bien avoir besoin, à son tour, d'une censure
aussi sévère que celle qu'a fait subir Hume à la théologie
physique et dont Kant entérine les attendus.
On peut se demander si l'exigence pratique d'une
connexion vertu-bonheur qui conduit à postuler une cause
transcendante pour qu'elle soit satisfaite implique bien la
représentation proprement religieuse d'un Dieu rémunéra© Françoise Chenet
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teur et juge. Kant passe en effet de la représentation qui
pourrait (et devrait peut-être) rester indéterminée d'un être
suprême chargé d'assurer une connexion appropriée entre
la vertu et le bonheur qu'elle mérite à la représentation,
proprement religieuse et judéo-chrétienne, d'un être récompensant la bonne conduite, scrutant les cœurs pour déterminer la pureté de l'intention (cf. Cours de métaphysique, le
Livre de poche, p. 435). Au saut que constitue l'affirmation
que le souverain bien auquel nous aspirons est réel vient
s'ajouter celui par lequel est affirmé le Dieu judéo-chrétien.
On comprend ici pleinement le sens de la critique kantienne de la théologie rationnelle dans la Critique. de la raison pure, et d'une manière générale, de toute la métaphysique spéciale (à mille lieues de celle d'un Hume) : il s'agit de
replacer les concepts d'immortalité, de liberté et de Dieu sur
leur véritable terrain, qui n'est pas celui de la physique mais
celui de la morale. L'échec de toutes ces démonstrations
vient de ce qu'on n'a pas tenté de les établir sur leur terrain
d'origine, sur le site où ils ont leur origine, leur nécessité et
leur garantie. L'échec de la métaphysique ne tient qu'à cette
erreur : on a voulu établir sur le terrain de la physique (dont
le métaphysique n'est que le prolongement) ce qui appartient originairement à la morale : sur le terrain de la [méta]physique, 1/ il est impossible de parvenir à ces objets, il
n'y a pas d'accès possible au suprasensible, 2/ il est impossible de les relier avec la loi morale (cf. Critique. de la faculté de juger, § 91, p. 275-6). Il y a un Dieu, etc. ne sont
pas des propositions de la métaphysique (des propositions
qui importeraient à la physique), mais des propositions qui
importent à la seule morale.
La méthodologie de la Critique de la faculté de juger téléologique reprendra ce thème : la théologie ne peut être
qu'une éthico-théologie. Sur le terrain de la physicothéologie, on est condamné à se heurter aux objections de
Hume.
• Mais surtout, cette voie ne constitue pas une voie de rechange, une voie indépendante. Il faut quitter le terrain des preuves
empiriques, conclure de la contingence de l'ordre, de la finalité et de
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la beauté qui règnent dans le monde à sa cause nécessaire. La preuve
physico-théologique n'est pas en elle-même, à elle seule, une
preuve. Elle n'en devient apparemment une que parce que cet ordre
que la preuve repère est interprété comme un ordre contingent auquel
on recherche une cause nécessaire. La preuve physico-théologique doit
sauter [durch einen mächtigen Sprung] sur la preuve cosmologique
mais comme celle-ci n'est qu'une preuve ontologique, la preuve
n'atteint son but qu'au moyen de la raison pure alors qu'elle prétendait renier toute parenté avec elle. Les physico-théologiens feraient
bien de s'examiner eux-mêmes et sont mal venus de se moquer de la
« voie transcendantale » qu'ils empruntent à leur insu : « les adeptes
de la théologie physique n'ont donc pas de motif de témoigner un
tel dédain à la preuve transcendantale et de la regarder de haut, avec
le mépris de naturalistes qui y verraient clair, comme s'il s'agissait
d'une toile d'araignée, tissée par des songe-creux à l'esprit ténébreux ».
3. Conclusion : critique de toute théologie issue des
principes spéculatifs de la raison
On remarquera le titre de cette section. La Dialectique n'est
pas une critique de toute théologie en général ; cette restriction ouvre la porte à une théologie issue des principes pratiques de la raison.
La réfutation des preuves spéculatives n'aura qu'une portée limitée.
Comme connaissance de l'Etre originaire xv, la théologie est
révélé ou rationnelle, suivant qu'elle procède de la révélation ou de la
simple raison ; cette dernière est transcendantale ou naturelle, suivant
qu'elle conçoit son objet par de purs concepts transcendantaux
[= ontologiques] (être originaire, le plus réel qui soit, être de tous les
êtres) ou comme suprême intelligence, au moyen d'un concept emprunté à la nature de notre âme, ou ce qui revient au même, elle est
déiste ou théiste, elle conçoit seulement une cause du monde [Weltursache] ou se représente un auteur du monde [Welturheber] xvi. La
théologie transcendantale est elle-même cosmothéologie ou ontothéologie, suivant qu'elle dérive l'existence de l'Etre originaire d'une ex© Françoise Chenet
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périence en général ou qu'elle s'imagine en connaître l'existence par
de simples concepts. La théologie naturelle est théologie physique ou
théologie morale, suivant qu'elle s'élève à Dieu par la considération
du monde naturel ou celle du domaine moral.
• Impossibilité de toute théologie transcendantale
Quelles sont les sources possibles de toutes ces tentatives de
la raison ? Deux espèces de connaissances sont à distinguer : théorique et pratique. La connaissance théorique est la connaissance de ce
qui est [was da ist], la connaissance pratique est celle de ce qui doit
être [was sein soll] xvii ; l'usage théorique de la raison détermine a
priori ce qui est, son usage pratique ce qui doit être. Dans ces deux
domaines, l'usage de la raison a lieu sous une condition déterminée
qui peut être nécessaire ou contingente ; elle est postulée dans le
premier cas, supposée dans le second. Dieu ne peut être que supposé
du point de vue de la connaissance théorique, il est par contre postulé du point de vue de la connaissance pratique. L'usage pratique de
la raison permet d'aller plus loin que son usage théorique, de là sa
supériorité.
Les lois pratiques étant absolument nécessaires, il faut, si ces
lois présupposent nécessairement quelque existence comme condition de possibilité de leur force obligatoire [verbindende Kraft], que
cette existence soit postulée.
Dieu est un postulat de la raison pratique. Il ne faut pas
comprendre ici que si Dieu n'existait pas nous ne serions
pas obligés, mais que parce que nous sommes obligés, Dieu
doit être. Une note (cf. R 554) oppose très clairement la morale théologique et la théologie morale. Pour la morale théologique, les lois morales supposent l'existence d'un maître
suprême du monde, tandis que « la théologie morale
consiste à être convaincu de l'existence de l'être suprême et
à fonder sa conviction [Überzeugung] sur des lois morales ». Le devoir ne tire pas sa force obligatoire de l'existence
de Dieu, mais l'existence de Dieu est réclamée par le devoir. Malgré des formules pour le moins équivoques
(cf. infra le chapitre du Canon de la raison), la doctrine de
l'autonomie est déjà celle de Kant en 1781).
© Françoise Chenet
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S'agissant de ce qui est (et non plus de ce qui doit être), le
conditionné qui nous est donné dans l'expérience est toujours pensé
comme contingent, la condition qui lui correspond ne peut donc
être connue comme absolument nécessaire ; elle n'est qu'une présupposition relativement nécessaire (hypothétiquement nécessaire),
une présupposition dont on ne peut se passer pour connaître rationnellement le particulier. La nécessité absolue ne peut être connue
comme celle d'une cause par rapport à une existence qui est donnée
par l'expérience.
Voir à ce sujet dans la Critique de la raison pratique, chapitre
« De l'assentiment venant d'un besoin de la raison pure » (Picavet,
p. 151 sq), la comparaison entre ce à quoi conduisent respectivement un besoin de la raison pure dans son usage spéculatif et un besoin de la raison pure dans son usage pratique. « Un besoin venant
de la raison pure dans son usage spéculatif ne conduit qu'à des hypothèses [Hypothesen] xviii, le besoin de la raison pure pratique conduit
à des postulats [Postulaten]. Car, dans le premier cas, je m'élève du
dérivé aussi haut que je veux dans la série des principes et j'ai besoin
d'un premier principe, non pour donner à ce dérivé (par exemple la
liaison causale des choses et des changements dans le monde) de la
réalité objective, mais seulement pour satisfaire complètement ma
raison dans ses recherches sur ce sujet. Ainsi, je vois devant moi de
l'ordre et de la finalité dans la nature et je n'ai pas besoin d'avoir recours à la spéculation pour m'assurer de la réalité de l'un et de l'autre, mais j'ai besoin seulement, pour les expliquer, de supposer [vorauszusetzen] une divinité comme leur cause ; et comme la conclusion qui va d'un effet à une cause déterminée, et surtout à une cause
déterminée aussi exactement et aussi complètement que celle que
nous avons à concevoir en Dieu, est toujours incertaine et douteuse,
une telle supposition ne peut jamais être portée à un plus haut degré de certitude que ce qui est, pour nous autres hommes, l'opinion
la plus raisonnable [allervernünftigsten Meinung]. Au contraire, un
besoin de la raison pure pratique est fondé sur un devoir, celui de
prendre quelque chose (le souverain bien) comme objet de ma volonté pour travailler de toutes mes forces à le réaliser ; dans ce cas, je
suis obligé de supposer [voraussetzen muß] la possibilité de cet ob© Françoise Chenet
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jet, partant aussi les conditions nécessaires de cette possibilité, c'està-dire Dieu, la liberté et l'immortalité » (p. 152).
Dans la Préface, Kant écrivait dans le même esprit : « Ce besoin n'est nullement un besoin hypothétique, lié à un dessein arbitraire [nicht etwa ein hypothetisches Bedürfnis einer beliebigen Absicht] de la spéculation, d'après lequel on devrait admettre quelque
chose, si l'on veut [wenn man will], dans la spéculation, user aussi
complètement que possible de la raison, mais c'est un besoin ayant force
de loi [ein gesetzliches Bedürfnis], d'admettre une chose sans laquelle
ne peut avoir lieu ce qu'on doit sans relâche se proposer pour but [setzen soll] de ses actes » (p. 2-3, nous corr. et soul.)
Une connaissance théorique est soit une connaissance spéculative, soit une connaissance de la nature, selon qu'elle porte sur un
objet auquel on ne peut arriver dans aucune expérience ou qu'elle
ne s'étend qu'aux objets qui peuvent être donnés dans l'expérience.
Le principe consistant à conclure de ce qui arrive comme effet à une
cause est un principe de la connaissance de la nature, ce n'est pas un
principe de la connaissance spéculative. Il n'a de valeur que comme
condition de l'expérience possible, que dans l'usage naturel de la raison ; il n'a aucune réalité objective quand on en fait un usage spéculatif, c'est-à-dire quand on en use au-delà de l'expérience possible.
C'est détourner le principe de causalité de son champ de validité
que d'en faire un usage spéculatif. « Je soutiens que toutes les tentatives d'un usage purement spéculatif de la raison en rapport à la
théologie sont entièrement stériles [gänzlich fruchtlos] et que, du
fait de leur nature intrinsèque, ils sont nuls et non avenus [null und
nichtig], mais que les principes de son usage naturel ne conduisent
rigoureusement à aucune théologie ; que, par voie de conséquence, si
l'on ne prend pas pour fondement ou n'utilise pas pour fil conducteur
les lois morales, il ne saurait y avoir aucune théologie de la raison. »
(A 636/ B 665 ; R 556 ; nous soul).
Le principe de causalité, comme tous les autres principes synthétiques de l'entendement, n'a qu'un usage immanent. La loi de
causalité ne pourrait conduire à l'Etre originaire que si celui-ci appartenait à la chaîne des objets de l'expérience ; il serait alors luimême, comme tous les phénomènes, conditionné (cf. la preuve de
la thèse de la quatrième antinomie). L'usage spéculatif du principe
© Françoise Chenet
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de causalité aboutit à faire de Dieu un phénomène ! Cet usage fût-il
légitime, il ne conduirait d'ailleurs pas au concept d'un être suprême puisque l'expérience ne nous donne jamais le plus grand des
effets possibles : d'un effet fini, on ne pourrait jamais conclure qu'à
une cause finie. S'il nous est certes permis de mettre plus dans la
cause que dans l'effet, cela ne peut être exigé et prouvé.
Que ceux qui ne veulent pas admettre ce qu'a pourtant
prouvé l'Analytique se justifient au moins sur les moyens et les lumières [wie und vermittelst welcher Erleuchtung] auxquels ils se
fient pour s'envoler au-delà [überfliegen] de toute expérience possible par la puissance de simples Idées, qu'ils exposent la manière
dont ils entendent s'y prendre pour élargir la connaissance totalement a priori (R 557-8).
• Utilité négative de la théologie transcendantale
Cette sévère appréciation de ce que peut atteindre la raison
dans son usage simplement spéculatif n'interdit pas de lui reconnaître une importante utilité négative.
D'abord, celle de censurer notre raison si jamais [ce qui sera le
cas !], au point de vue pratique, l'hypothèse d'un Etre suprême
comme intelligence s'imposait (si donc une théologie naturelle pratique s'imposait) ; il y aurait ici un péril anthropomorphique, un risque
d'attribuer à la réalité suprême ce qui ne peut appartenir qu'au simple
phénomène. Il lui incomberait de censurer [rectifier, purifier] ces représentations en rappelant que le concept de Dieu est d'abord celui
d'un être nécessaire et souverainement réel. Seule la théologie transcendantale permet de déterminer Dieu en ne se laissant pas abuser
[täuschen] par la sensibilité : « La nécessité, l'infinité, l'unité, l'existence en dehors du monde (et non pas comme âme du monde),
l'éternité sans les conditions du temps, l'omniprésence sans les
conditions de l'espace, la toute-puissance, etc., constituent des prédicats purement transcendantaux, et par conséquent le concept épuré [der gereinigte Begriff] de ces prédicats, dont toute théologie a
tellement besoin, ne peut être tiré que de la théologie transcendantale » (A 641-2/ B 669-670 ; R 550, corr.).
Ensuite, celle de débarrasser de toutes les assertions contraires. Il
s'agit, à vrai dire, moins de la théologie transcendantale que de la
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critique dont elle vient d'être l'objet : les mêmes preuves qui démontrent l'impuissance de la raison en faveur de l'affirmation établissent son impuissance quant à la négation. Elle protège donc des
assertions contraires. « Les mêmes raisons [dieselben Gründe] qui découvrent l'impuissance de la raison humaine relativement à l'affirmation de l'existence d'un tel être suffisent nécessairement aussi
pour démontrer la vanité [Untauglichkeit] de toute assertion
contraire. Car où veut-on, par pure spéculation de la raison, aller
chercher la vision claire [klare Einsicht] qu'il n'y a pas d'être suprême qui soit le fondement originaire de toutes choses, ou que ne
lui convient aucun des attributs que nous nous représentons, à travers leurs effets, comme analogues aux réalités dynamiques d'un être
pensant [etc.] » (A 640-1/ B 668-9 ; R 558-9, corr.). Ici comme au
terme de la critique des paralogismes, Kant tient la démonstration
du néant des démonstrations affirmant l'âme ou Dieu comme établissant ipso facto celui des assertions contraires.
Ajoutons que l'usage pratique de la raison va ainsi venir au
secours de l'usage spéculatif et qu'il faut même dire que
c'est l'influence secrète des mobiles pratiques qui donne
aux preuves spéculatives leur force apparente malgré leur
insuffisance principielle : « la raison ne trouverait en ellemême, malgré toute la vigilance avec laquelle elle exerce
ses fonctions de juge, aucune justification si, sous l'influence de mobiles pressants, elle ne suivait, en dépit de la
manière seulement incomplète dont elle éclaire le débat,
ces principes de son jugement, qui sont au moins les meilleurs que nous connaissons » (cf. A 589/ B 617 ; R 528,
trad. corr.).
Pour être adéquatement entendues dans leur finalité et leur
portée, nous l'avons déjà signalé, les réfutations des preuves de l'existence de Dieu ne doivent pas être isolées de leur contexte spéculatif. Elles ne doivent être coupées ni des pages qui les précèdent et qui présentent Dieu comme « l'Idéal transcendantal » de la raison, ni des
pages de l'Appendice à la Dialectique : « Du but ultime de la dialectique naturelle de la raison humaine » qui suivent, où Kant
donne à l'Idée de Dieu un contenu extrêmement positif dans l'ordre
© Françoise Chenet
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spéculatif même, ni enfin du chapitre du « Canon de la raison pure »
qui introduit à la Critique de la raison pratique.
On se méprendrait totalement à prendre (comme le fit Heinrich Heine, par exemple) ces réfutations pour l'œuvre d'un athée ou
d'un esprit antireligieux. Il s'agit pour Kant, non d'abattre la religion, mais de définir les limites de la connaissance humaine, de lui éviter de se placer sur un terrain où elle ne peut être que réfutée, à tout le
moins s'avérer insuffisante. Il ne s'agit que de la mettre à l'abri des
périls que le dogmatisme lui fait inconsidérément courir en croyant
lui rendre service ! Si, d'autre part, la métaphysique ne peut être le
fondement [Grundveste] de la religion, elle doit cependant toujours
en rester comme le rempart [Schutzwehr] (cf. R 684) : si les assertions positives sont interdites, on y gagne, au moins, que les assertions négatives le sont aussi ! Il ne faut pas « sous-estimer [nicht gering zu schätzen] – précisent les Prolégomènes – le service [Dienst]
qu'elle [la Critique] rend à la théologie en l'affranchissant du jugement de la spéculation dogmatique et en la mettant du même coup
complètement à l'abri [in Sicherheit] de toutes les attaques d'adversaires de ce genre. Car la métaphysique commune pouvait bien lui
promettre grand secours, elle n'en était pas moins incapable de tenir
cette promesse et par dessus le marché, en appelant à son secours la
dogmatique spéculative, elle n'avait rien fait qu'armer un ennemi
contre elle-même [Feinde wider sich selbst zu bewaffnen] » (R 167,
nous soul. ; IV, 383). « Quand j'entends qu'un esprit peu commun
aurait ruiné démonstrativement [wegdemonstriert] la liberté de la
volonté humaine, les espoirs placés dans une vie future et l'existence
de Dieu […], je sais déjà et avec certitude par avance [zum voraus
völlig gewiß] qu'il n'aura rien fait de tout cela […] parce la critique
transcendantale, qui m'a découvert tout ce que notre raison pure
tient en réserve, m'a pleinement persuadé que, puisque la raison est
totalement insuffisante pour produire des assertions affirmatives
[bejahende Behauptungen] dans ce domaine, elle disposera tout aussi
peu et moins encore [nous ne voyons vraiment pas en quoi] du savoir
requis pour pouvoir énoncer négativement quelque chose [etwas verneinend behaupten] sur ces questions » (A 753/B 781 ; R 627-8,
nous soul.). Tel est l'apport essentiel de la Critique qui vaut plus
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que toutes les pseudo-démonstrations de la liberté, etc. La Critique
les met décisivement à l'abri de toute réfutation.
La théologie spéculative doit laisser la place à une théologie morale.
4.Quelle est, finalement, la portée réelle de la critique de la
théologie rationnelle ?
« L'être suprême reste donc, pour l'usage purement spéculatif de la raison, un simple idéal, mais cependant un idéal
dépourvu de défauts, un concept qui clôt et couronne toute
la connaissance humaine, et dont la réalité objective ne
peut certes, en suivant cette voie, être démontrée, mais ne
peut pas non plus être réfutée » (A 641/ B 669 ; R 559).
« Nous n'avons plus besoin d'être hypocrites [heucheln] en
métaphysique, nous pouvons présenter les objections de la
raison contre la théologie hardiment et sans crainte, les renforcer même, puisque nous ne faisons aucune différence entre elles et les spéculations des dogmatiques. Si nous enquêtons, en effet, jusqu'à leurs sources, nous découvrons le malentendu et réconcilions à nouveau raison et religion »
(Réfl. 4898, vers 1776, in Manuscrit de Duisbourg, notre
éd., p. 147)
– PHILOLAUS : « notre nouvelle philosophie dit clairement
qu' "on ne peut démontrer ni que Dieu existe, ni qu'Il
n'existe pas. Il faut croire en la première proposition". –
THÉOPHRON : Telle est la raison pour laquelle pour ma part
du moins j'aurais pensé que l'on doit en quelque sorte
croire en l'une des deux propositions, qu'il est donc loisible
d'être athées, déistes ou théistes, selon ce que nous
croyons. » HERDER, Dieu, quelques entretiens [1787],
trad. M. Bienenstock, PUF, 1996.
• La destruction kantienne de la théologie transcendantale
doit être comprise comme la renonciation à la prétention à tout savoir [Vielwisserei, Allwisserei] des dogmatiques, comme un passage
d'une « théologie maximale » à une « théologie minimale »
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(cf. Réfl. 6244, vers 1785-88). La conviction de Kant est que nous
n'avons nul besoin de cette théologie maximale, par ailleurs chimérique, mais qu'il nous est par contre nécessaire – mais aussi entièrement suffisant –, que la possibilité de l'existence de Dieu soit établie
et que toutes les objections contre son existence soient levées, que
l'athée ne puisse se réclamer d'un savoir. « Quel est le minimum en
théologie ? Qu'il soit au moins possible qu'il existe un Dieu et que
personne ne puisse en savoir assez pour nous réfuter si nous y
croyons » Réfl. 6213 (1783-84). « En théologie morale, il est suffisant d'admettre qu'il soit quand même possible [doch möglich] que
Dieu soit et que personne ne puisse jamais prouver son inexistence »
Réfl. 6236 (vers 1783-84). « Contre l'athéisme dogmatique, il suffit
de montrer que l'impossibilité d'un être suprême ne peut être démontrée parce qu'elle devrait provenir d'une contradiction interne à
ce concept […] Contre l'athéisme sceptique, il suffit de montrer que
toute voie pour parvenir à la conviction [de l'existence de Dieu]
n'est pas supprimée parce que la voie spéculative ne la procure pas
(ce que conclut l'athée sceptique) ; parce que, si la conviction spéculative n'a pas lieu, la conviction morale est pourtant possible »
(Réfl. 6287, vers 1783-84 ; nous soul.).
Si la partie dialectique de la Critique vient balayer toute théologie rationnelle, ce n'est qu'une fois que sa partie analytique aura systématiquement travaillé à annuler tout ce qui pourrait rendre cette
existence impossible ou la compromettre en sa possibilité même : tant
l'érection des conditions sensibles en conditions des choses en soi
(cf. Quatrième remarque générale de l'Esthétique) que celles de
l'entendement (promotion indue des principes de l'expérience possible, principalement des analogies de l'expérience, en condition des
choses mêmes). « Il est intéressant de ne pas faire de ce qui est pour
nous les conditions de la connaissance possible des choses [Dinge]
les conditions des choses [Sachen] [mêmes] ; car si on le fait […],
nous ne pouvons plus former de Dieu que des concepts contradictoires » Réfl. 6317 (1790-91). Quant à la Dialectique, elle élimine,
dans le mouvement même par lequel elle ruine les preuves dogmatiques, toute prétention à la démonstration de la thèse opposée.
• L'Idée de Dieu est une Idée légitime. C'est un concept nécessaire de notre raison et même le concept le plus haut qu'elle forme.
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Nous devons nécessairement former le concept d'un ens realissimum, ens perfectissimum. Ce concept procède régulièrement de notre raison, nous ne pouvons nous en passer dans l'usage spéculatif.
Le seul problème est le passage de cette Idée à son objectivation.
« L'Etre suprême reste donc, pour l'usage purement spéculatif de la raison, un simple idéal, mais cependant un idéal
dépourvu de défauts [ein bloßes, aber doch ein fehlerfreies
Ideal], un concept qui clôt et couronne toute la connaissance humaine [ein Begriff, welcher die ganze menschliche
Erkenntnis schließt und krönet] » (A 641/ B 669 ; R 559, ultime alinéa de tout le chapitre de « L'idéal de la raison
pure »). La critique kantienne de la preuve ontologique,
rappelons-le, ne met en cause que le concept d'ens necessarium, jamais celui d'ens realissimum.
Critiquer l'objectivation de l'Idée et pas l'Idée elle-même,
l'attribution de l'existence nécessaire à l'ens realissimum et
soustraire à la critique l'Idée même d'ens realissimum, la
proclamer « fehlerfrei », ce n'est pas attaquer bien gravement, nous semble-t-il, la théologie rationnelle ; le théologien peut bien demander davantage, il devrait pouvoir se
faire une raison et se contenter de ce qui lui est ici concédé
et qui n'est pas mince.
Cela étant, faire de l'Idée de Dieu un concept fabriqué par
la raison, au lieu d'y voir avec Descartes une « vraie et immuable nature », rend ce concept doublement problématique (exprime-t-il adéquatement l'essence de Dieu ? l'être
correspondant à ce concept existe-t-il ? cf. l'article de
R. THEIS sur « L'Unique fondement possible », Revue philosophique de Louvain, février 1997).
Comme l'a fait observer Schelling : « dans la critique kantienne de la théologie rationnelle, le résultat positif a plus d'importance que le résultat négatif. Ce résultat positif était que Dieu n'est
pas contenu contingent mais contenu nécessaire de l'Idée suprême et
ultime de la raison. On ne trouvait pas une telle affirmation du
moins dans la métaphysique immédiatement antérieure ou dans la
métaphysique en général, sauf si on remonte jusqu'à Platon et Aristote, car pour ce dernier Dieu était de même fin nécessaire. Pour la
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métaphysique qui vint après, le concept de Dieu était, au fond, aussi contingent que tous les autres » (Philosophie de la révélation [posthume, 1861], livre I, Introduction à la philosophie de la révélation,
leçon III, éd. J.-F. Marquet, PUF, 1989, p. 64). « Selon Kant, Dieu
est le concept dernier de la raison, celui qui conclut tout – celui que
la raison trouvera encore et toujours à partir d'elle-même non
comme fin contingente, mais comme fin nécessaire » (ibid., p. 82).
La philosophie de Kant « se borne à établir le concept de Dieu
comme ultime, suprême et nécessaire Idée de la raison, sans prétendre démontrer par là son existence » (p. 109). Le procès de la
preuve ontologique ne doit pas rendre aveugle à la promotion que
connaît l'Idée de Dieu chez Kant ; jamais la philosophie, la philosophie moderne à tout le moins, ne s'est élevée à pareille conception
de la nécessité de la pensée de Dieu.
On conçoit certes aisément que le théiste puisse ne pas
trouver entièrement et d'emblée son compte avec la réduction de Dieu au statut de « principe régulateur de l'unité
systématique de la nature », mais au moins est-il acquis
contre le matérialisme que cette admission présomptive
n'est ni un obstacle à la connaissance, ni une hypothèse facultative. Le rapport de Dieu et de la raison affirmé par la
métaphysique classique est solidement maintenu et solennellement réaffirmé sous une forme originale.
La thèse kantienne consiste à soutenir, résume Schelling,
que le premier intelligible (Dieu) est lui-même nécessaire
comme facteur de la connaissance. « Mais justement si cet
intelligible est un des facteurs de toute connaissance, si
toute connaissance effective le présuppose, il apparaît donc,
vis-à-vis de celle-ci comme sa [présupposition] NÉCESSAIRE,
alors que la connaissance comme telle apparaît vis-à-vis de
sa propre présupposition comme un élément contingent.
[…] l'intelligible en question ne peut faire l'objet d'une
connaissance effective : il n'en reste pas moins l'objet d'une
pensée nécessaire ; or c'est là tout ce que demandait l'ancienne métaphysique – que Dieu, par exemple, soit l'objet
d'une pensée nécessaire. » (Contribution à l'histoire de la
philosophie moderne, trad. J.-F.Marquet, PUF, 1983,
p. 104). Il convient au fond de se demander si la position
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kantienne diffère aussi réellement que le croit Kant de la
métaphysique qu'il condamne ou, ce qui revient au même,
si la différence entre le penser et la connaître est réellement
consistante.
• L'apparence est unilatérale. L'athéisme est comme le matérialisme psychologique inintelligible dans la doctrine kantienne. On
ne voit pas sur quoi l'athéisme peut bien reposer sinon sur les insuffisances de la théologie rationnelle.
Kant attribuant à l'homme une disposition naturelle à la métaphysique, c'est-à-dire précisément une préoccupation originaire de Dieu, de l'âme et de la liberté fondée dans la nature de la raison, on ne voit évidemment pas comment le
matérialisme et l'athéisme pourraient avoir leur fondement
même apparent dans la raison elle-même. S'il y a une apparence en faveur des antithèses matérialistes en cosmologie,
c'est qu'elles n'expriment pas la position propre de la raison
au sens strict, mais bien plutôt celle de l'entendement : elles
ne correspondent qu'à l'usage expérimental de la « raison »
(au sens large).
• Les objections kantiennes ne sont que des objections critiques.
Elles ne sont pas des objections du même type que celles de Hume
avec lequel il se rencontre quelquefois : les objections kantiennes
sont des objections critiques, celles de Hume des objections dogmatiques (sur la différence entre ces deux sortes d'objections, R 387-8).
L'objection critique ne porte que sur la façon dont une affirmation
est étayée, sans prétendre vouloir trancher par là de la valeur de l'affirmation elle-même, l'objection dogmatique prétend atteindre la
thèse elle-même en dénonçant sa pseudo-démonstration.
La réfutation des preuves n'équivaut aucunement à justifier l'affirmation opposée. Elle en constitue même la réfutation. « Où le prétendu esprit libre [der angebliche Freigeist] ira-t-il chercher sa
connaissance selon laquelle, par exemple, il n'y a pas d'être suprême ? Cette proposition se situe hors du champ de l'expérience
possible, par conséquent aussi hors des limites de toute vision humaine » (A 753/ B 781 ; R 628). La négation est rendue illégitime
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par la raison même qui rend l'affirmation illégitime. « L'existence
de Dieu est donc garantie contre l'athéisme dogmatique » (Leçons de
métaphysique [= Métaphysique Pölitz], trad. Castillo, Le livre de poche, p. 408). « Bien qu'on ne puisse prouver qu'il existe un Dieu qui
punit ou récompense, personne cependant ne peut non plus prouver le
contraire » (ibid., p. 406). « Nous ne pouvons démontrer apodictiquement l'existence de Dieu ; mais personne non plus n'est en mesure de me prouver le contraire : d'où le tirerait-il en effet? » (ibid,
p. 338). Il en va identiquement, précise le même passage, des purs
esprits !
• Il ne s'agit pas tant pour Kant de réfuter les preuves de
l'existence de Dieu que de mettre à jour la véritable nature des raisons qui interviennent pour la poser, qui ne sont nullement les raisonnements de la théologie rationnelle. Pour être d'un autre ordre,
ces raisons n'en sont pas moins, aux yeux de Kant, valables et pressantes : Dieu est un concept régulateur dont la raison spéculative ne
peut se passer, il est une supposition [Voraussetzung] nécessaire de la
raison spéculative ; il est aussi, nous le verrons, un postulat [Postulat]
de la raison pratique. Telles sont les véritables raisons qui motivent
sa position. Nier Dieu, c'est contredire son entendement et son arbitre
(Leçons, p. 381). « La connaissance [de l'existence] de Dieu n'a jamais été rien de plus qu'une hypothèse nécessaire de la raison théorique et de la raison pratique », or « ce qui est une supposition nécessaire de notre raison équivaut à une nécessité » (Leçons…,
p. 380). Montrer que l'existence de Dieu ne peut être établie à la
façon dont Descartes ou Wolff, etc. ont tenté de l'établir, qu'elle
n'est pas démontrable d'une manière générale, ce n'est pas du tout
pour Kant renoncer à l'affirmation de l'existence de Dieu ; l'affirmation n'est pas condamnée à se faire sur le ton qui est celui du
dogmatisme. On ne doit pas prendre la critique des affirmations
dogmatiques pour la critique de l'affirmation comme telle. L'impossibilité de la connaissance n'entraîne pas l'illégitimité de toute affirmation.
• La preuve physico-théologique ne sort certes pas indemne
de la critique des preuves de l'existence de Dieu, mais elle est relativement épargnée. Seule la preuve ontologique et sa variante cosmologique se trouvent radicalement mises à mal ; la preuve téléologi© Françoise Chenet
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que se trouve critiquée mais avec beaucoup de respect et à contrecœur. Il s'en faut de beaucoup qu'elle soit critiquée avec toute la sévérité d'un Hume. Cette preuve est surtout insuffisante, mais elle
n'est pas du tout sophistique. elle pourra servir de point d'appui et
de préparation à la preuve éthico-théologique que développera la
Méthodologie de la Critique de la faculté de juger.
• La critique de la théologie rationnelle a une précieuse utilité
négative. Loin qu'il y ait à déplorer cette limitation de notre
connaissance spéculative, elle est la bienvenue.
Elle nous protège des dérives dogmatiques. Si l'on admet la possibilité de connaître l'existence et l'essence de Dieu, les dogmatiques
ne s'en tiendront pas là et voudront (à la façon de Leibniz) déterminer a priori ce que doit être le monde, etc. Il faut comprendre les
vertus purificatrices attendues de la réfutation de toutes les preuves
de l'existence de Dieu. Kant en a moins après la théologie qu'après la
théosophie, c'est-à-dire la prétention à connaître la nature divine,
cf. Progrès (p. 69 ; XX, 305) et surtout Critique de la faculté de juger : « la limitation de la raison, relativement à toutes nos Idées du
suprasensible, aux conditions de son usage pratique, en ce qui touche l'Idée de Dieu, a une utilité qu'on ne saurait méconnaître et qui
consiste en ce qu'elle empêche que la théologie ne se perde dans une
théosophie (nuageuse) […], ou ne s'abîme dans une démonologie
(une représentation anthropomorphique de l'être suprême) ; que la
religion ne devienne théurgie (une illusion mystique où l'on s'imagine pouvoir avoir le sentiment d'êtres suprasensibles ou inversement pouvoir exercer une influence sur ceux-ci), ou idolâtrie (une
illusion superstitieuse en laquelle on imagine pouvoir se rendre
agréable à l'être suprême par d'autres moyens qu'une disposition
morale » (§ 89 « De l'utilité de l'argument moral »).
• Il est encore un usage légitime de l'Idée théologique que la
suite de la Critique réserve à cette Idée, un usage régulateur : l'Idée
de Dieu est indispensable à la connaissance. Il faut considérer dans
l'intérêt même de la connaissance, les phénomènes comme s'ils
étaient tous sortis d'un unique principe suprême suffisant à tout ;
c'est-à-dire que si nous ne devons pas affirmer que l'ordre du monde dérive d'une suprême intelligence, nous devons tirer de l'Idée
d'une cause souverainement sage les règles suivant lesquelles procéder
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pour lier causes et effets dans le monde. Nous ne pouvons nous passer de pareille Idée en vue de l'achèvement de la connaissance.
• Sans cette limitation enfin, la morale elle-même serait compromise, la morale se réglerait sur la théologie et la législation extérieure et arbitraire d'un être suprême serait substituée à la législation
nécessaire et intérieure de la raison (cf. les pages remarquables de la
fin de la Théorie élémentaire de la Critique de la raison pratique,
« Du rapport sagement proportionné des facultés de connaître de
l'homme à sa destination pratique ») : si Dieu pouvait être démontré, le mobile moral ne saurait être alors que la crainte, nous agirions
conformément au devoir, nous ne pourrions plus agir par devoir. En
outre, les incertitudes et défectuosités de la théologie retentiraient
sur les prescriptions morales. On voit clairement que la morale a
tout à perdre à vouloir être fondée sur une théologie spéculative.
Seule l'abolition de ce pseudo-savoir libère la morale.
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II. Le rôle purement régulateur des Idées de la
raison
L'attribution d'un rôle régulateur aux Idées de la raison
paraîtra quelque chose de dérisoire à tous les dogmatiques :
ce qui compte, c'est que tout rôle constitutif (toute valeur
ontologique), est ôté aux Idées. Dès lors, il ne leur est plus
concédé qu'un rôle insignifiant. Pour Kant, expose Hegel, la
raison ne possède que l'unité formelle pour la systématisation méthodique des connaissances. Kant ne laisse à la raison que la forme de son identité et de son unité et cette
forme n'est bonne qu'à systématiser les différents rapports
d'entendement. Hegel s'indigne de l'empirisme sidérant qui
est au fondement de la doctrine kantienne de la raison : attribuer aux concepts de la raison une vérité serait arbitraire
et téméraire « étant donné qu'ils ne peuvent se rencontrer
dans aucune expérience » ! « Aurait-on pu jamais penser
que la philosophie dénierait la vérité aux essences intelligibles pour la raison qu'elles sont privées du matériau spatial
et temporel ? » (Science de la logique, t. 3, Aubier, p. 53).
1. De l'usage régulateur des Idées de la raison
L'analyse de l'usage régulateur de la raison semble reposer,
pour le moins, sur quatre présupposés convergents qui servent de fil
conducteur.
1/ Il est impossible (ie. inacceptable) que la raison, cette instance suprême, puisse renfermer en elle-même des illusions et des
prestiges originels [ursprüngliche Täuschungen und Blendwerke]
(A 669/ B 697 ; R 575), en vertu de quoi il faut que l'usage illusoire
de la raison ait quelque chose de foncièrement accidentel, qu'il
s'agisse d'un détournement de la raison.
2/ D'une manière générale, il est impossible qu'une faculté
n'ait pas une destination appropriée, dont il résulte que la raison
doit, malgré la triste apparence, avoir une fonction positive. Il y a
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un finalisme de Kant qui lui interdit d'admettre qu'une faculté
puisse être inutile.
« Cependant il doit y avoir quelque part [muß es doch irgendwo] une source de connaissances positives qui appartiennent
au domaine de la raison pure et qui ne fournissent peut-être que
par malentendu l'occasion d'erreur, mais qui en fait constituent le
but que poursuit la raison [das Ziel der Beeiferung der Vernunft].
Car à quelle cause, sinon, attribuer l'irrépressible désir [nicht zu
dämpfende Begierde] de trouver quelque part de quoi poser un pied
ferme absolument au-delà des limites de l'expérience ? Elle soupçonne [sie ahndet] qu'elle va y trouver des objets possédant pour
elle un grand intérêt. Elle emprunte la voie de la spéculation pure
pour s'approcher de ces objets ; mais ils fuient devant elle. Probablement [vermutlich] convient-il d'espérer pour elle davantage de
réussite sur la seule voie qui lui reste encore, à savoir celle de l'usage
pratique » (A 795-6/ B 823-4 ; R 652-3).
« C'est une tâche digne de la recherche que celle qui vise à
découvrir quelles peuvent bien être les fins de la nature auxquelles
s'ordonne cette disposition que manifeste notre raison à des concepts transcendants, car il est constant [weil… doch] que ce qui se
trouve dans la nature doit à l'origine être disposé en vue de quelque
fin utile [ursprünglich angelegt sein muß] » (Cf. Prolégomènes, § 60,
p. 142-3 ; IV, 362). Ces fins de la nature sont, d'une part, d'ouvrir
un espace pour l'attente et l'espérance dont les principes pratiques
ont besoin et, d'autre part, de frayer la voie à un achèvement de la
connaissance.
3/ Des questions dans lesquelles la raison n'a affaire qu'à ses
propres produits (et non à des questions soulevées par des objets) ne
peuvent rester sans réponse : elle doit pouvoir en trancher. « C'est
bien le résultat auquel on parvient en montrant que ce [les Idées]
sont des principes destinés à amener l'usage de notre entendement à
complète harmonie, perfection et unité synthétique » (Prolégomènes,
§ 56, p. 127 [IV, 349] Voir surtout 4ème section du chap. De l'antinomie de la raison pure).
4/ Il n'est pas possible qu'il y ait un divorce à l'intérieur de la
faculté de connaître elle-même, une discordance entre la raison et
l'entendement, « il faut que la nature de la raison contribue à la per© Françoise Chenet
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fection de la nature de l'entendement et qu'il soit impossible qu'elle
la perturbe [Es muß aber dennoch zwischen dem, was zur Natur der
Vernunft und des Verstandes gehört, Einstimmung sein, und jene
muß zur Vollkommenheit der letzteren beitragen und kann sie unmöglich verwirren] » (Prolégomènes, § 44, p. 106 ; nous soul. ; IV,
331).
Si les Idées transcendantales peuvent avoir un mauvais usage,
elle peuvent aussi et doivent même avoir un bon usage, un usage immanent. La subreption n'est jamais à attribuer à la faculté ellemême, mais toujours à son usage. Ce n'est pas l'Idée en elle-même,
mais l'usage que l'on en fait qui, par rapport à l'expérience possible,
est immanent ou transcendant.
La subreption n'est jamais à attribuer à la faculté elle-même,
mais toujours à la faculté de juger [Urteilskraft]. Les subreptions ne sont pas à mettre au compte de l'entendement luimême, de même les raisonnements transcendantaux ne
sont-ils pas à imputer à la raison, cf. A 643/ B 672 ; R 560 :
« tous les vices relevant de la subreption doivent toujours
être mis au compte d'une défaillance de la faculté de juger,
mais jamais à celui de l'entendement ou de la raison ».
C'est la faculté de juger qui se fourvoie, c'est elle qu'il faut
éclairer.
Cela revient à dire qu'il convient de dissocier le jugement à
porter sur les concepts transcendantaux eux-mêmes et
l'usage qu'en ont fait les métaphysiciens dogmatiques. La
critique du mésusage dogmatique des concepts transcendantaux a souvent été prise à tort pour un rejet pur et simple
de ces concepts, mais Kant n'est pas un positiviste avant la
lettre. Les concepts transcendantaux sont innocents de leur
mésusage. La critique kantienne n'est jamais une critique
des concepts mais celle des usages : peuvent-ils produire
une connaissance synthétique a priori et ainsi faire connaître des objets ? Mais montrer qu'ils n'en sauraient fournir
aucune, cela ne les invalide pas comme tels et / ou pour un
autre usage. L'invalidation pour un usage n'est pas une invalidation pour tout usage. Les concepts transcendantaux ne
sont ni le produit de l'apparence transcendantale, ni sa
cause. L'apparence transcendantale est relative à leur seul
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usage : apparence d'un usage constitutif de ce qui n'a qu'un
usage régulateur. (Kant pourrait bien être suspecté de séparer un peu rapidement le concept transcendantal de son
usage, le concept et l'illusion qui peut porter sur lui).
Notons que la destination naturelle de la raison sur laquelle
se fonde ce bon usage a quelque chose de caché [wahrer,
aber verborgener Zweck] (cf. Prolégomènes, § 45, p. 108 ;
IV, 333).
La raison ne se rapporte pas directement à l'objet, mais directement à l'entendement qui se rapporte, lui seul, directement à l'objet (de l'intuition). Elle ne crée pas de concepts d'objets, mais les
ordonne et veille à leur unité. De même que l'entendement relie par
des concepts le divers dans l'objet, la raison relie par des Idées le divers des concepts. Les Idées n'ont aucun usage constitutif (aucun
usage métaphysique spéculatif possible), mais elles ont un rôle régulateur, « excellent et indispensable », pour la connaissance. Si les
Idées ne sont pas comme les concepts de l'entendement (catégories)
des règles pour construire les objets, elles dirigent la pensée dans son
effort de systématisation ; la raison assure le systématique dans la
connaissance : « Si nous parcourons du regard nos connaissance
d'entendement dans toute leur étendue, nous trouverons que ce qui
s'y trouve à la charge propre de la raison et qu'elle cherche à mener
à bien, c'est la dimension systématique de la connaissance, c'est-à-dire
son articulation à partir d'un principe. Cette unité de la raison présuppose toujours une Idée, à savoir celle de la forme d'un tout de la
connaissance précédant la connaissance déterminée des parties et
contenant les conditions requises pour déterminer a priori à chaque
partie sa place et son rapport avec toutes les autres » (A 645/ B 673 ;
R 561).
Si la raison n'est pas, à l'instar de la sensibilité et de l'entendement, constitutive de l'expérience, elle achève de rendre possible
l'expérience : elle a un usage empirique, elle est une règle pour les règles de l'entendement, elle leur prescrit l'unité systématique.
On voit qu'il n'est pas question d'éliminer la raison dans la
constitution de l'édifice de la connaissance. Elle y joue un
rôle essentiel. La raison n'est pas plus la faculté de l'appa© Françoise Chenet
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rence que l'entendement n'est celle de la vérité, quoi que
puissent laisser croire certains passages de la Critique : bien
qu'il soit source de vérité dans la connaissance du phénomène, l'entendement a une apparence transcendantale propre (qui incite à une connaissance prétendument nouménale) et, bien qu'elle soit l'aiguillon de la connaissance, la
raison a une apparence transcendantale propre (elle incite à
son usage constitutif). L'entendement et la raison sont sources de toutes les vérités et de toutes les erreurs ; ces facultés
engendrent le dogmatisme et elles rendent possible le criticisme ; elles comparaissent devant le Tribunal critique auquel elles siègent et elles s'infligent le verdict.
L'apparence transcendantale trouve ici une explication qui
en supprime le caractère aberrant et en restitue en quelque
sorte le fondement rationnel. On n'a plus affaire à une inexplicable confusion entre le subjectif et l'objectif : la mésaventure que subit en apparence la raison s'avère être en
deuxième instance de son fait même et être au service de la
fin de la connaissance elle-même.
La raison ne peut diriger l'usage empirique de l'entendement, ne peut pousser l'entendement à son extension maximale et exercer ainsi son usage régulateur qu'en se représentant comme donnée cette unité qu'elle poursuit et donc en
faisant un usage constitutif de soi ! Cf. A 644/ B 672 ;
R 561 : les Idées transcendantales « ont un usage régulateur
excellent et indispensablement [einen trefflichen und
unentbehrlichen… Gebrauch] nécessaire, à savoir celui
d'orienter [richten] l'entendement vers un certain but en vue
duquel les lignes directrices de toutes ses règles convergent
en un point qui, bien qu'il soit simplement une Idée (focus
imaginarius), c'est-à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent pas effectivement, dans la mesure où
il est situé totalement en dehors des limites de l'expérience
possible, sert pourtant à leur procurer, outre la plus grande
extension, la plus grande unité. Assurément en procède-t-il
pour nous une illusion, comme si [als ob] ces lignes directrices étaient tracées à partir d'un objet même qui se trouverait
hors du champ de la connaissance empiriquement possible
(tout comme les objets sont vus derrière la surface du miroir) ; reste que cette illusion (que l'on peut pourtant empê© Françoise Chenet
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cher de tromper) est cependant indispensablement nécessaire si, outre les objets placés devant nos yeux, nous voulons voir [wenn wir… sehen wollen] aussi en même temps
ceux qui se trouvent loin derrière nous, c'est-à-dire si, dans
le cas que nous considérons, nous voulons inciter [wenn
wir… abrichten wollen] l'entendement à dépasser toute expérience donnée (constituant une partie de l'ensemble de
l'expérience possible) et donc lui apprendre aussi à atteindre l'extension la plus grande et la plus extrême qui soit possible » (nous soul.). La raison doit croire qu'existe donné ce
qu'elle vise.
On peut se demander si l'usage régulateur peut réellement
s'affranchir d'un usage constitutif plus ou moins larvé, si
l'on n'est pas nécessairement contraint de tenir pour donné
ce que l'on vise, ne serait-ce que pour pouvoir seulement le
viser. N'est-ce pas ce que manifeste la théorie kantienne du
« comme si » ? La théologie réfléchissante est une sorte
d'usage « immanent-transcendant » de la raison.
L'illusion transcendantale fonctionne au service de la
connaissance (voir ce que nous disions de l'apparence au fondement
de l'usage transcendantal de l'entendement. Raison et entendement
sont dans des situations comparables. L'entendement doit anticiper
la forme de l'objet, la raison anticipe la forme de l'unité de nos
connaissances). Sans doute donnons-nous sous son empire dans une
connaissance illusoire, mais elle n'en doit pas moins être appréciée
comme étant au service même de ce contre quoi elle se retourne et à
quoi elle nuit. Il y a ainsi une sorte de dialectique de la raison qui se
fait constitutive pour exercer son rôle régulateur lui-même ; l'usage
constitutif de la raison ne doit pas être compris comme une pathologie de la raison, l'illusion transcendantale doit être rapportée à la
fin même de la raison pour être comprise dans sa nécessité et sa rationalité si l'on peut dire.
On n'assiste pas ici à l'exposé du bon usage de la raison opposé à son usage abusif et spécieux mais à la compréhension de la
raison profonde de cet usage constitutif / transcendant. Nous accédons au noyau et à la signification rationnels de ce qui est d'abord
dénoncé comme la source étrange de paralogismes et de contradic© Françoise Chenet
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tions diverses, tels que l'on se demande tout de même ce qui arrive
à la raison pour déraisonner semblablement et nous comprenons
pourquoi. cette illusion peut être dite naturelle et inévitable. Pour
n'en être pas moins à déplorer, cette illusion qui affecte la connaissance procède de l'intérêt même de cette connaissance. L'illusion
transcendantale ne peut être comprise qu'à partir de la destination de la
raison, l'usage constitutif ne peut être compris qu'à partir de l'usage régulateur.
« Sous ces Idées, ce ne sont pas des objets particuliers situés
au-delà du domaine de l'expérience que vise [zur Absicht
hat] la raison pure, c'est seulement l'intégralité de l'usage
de l'entendement dans la connexion de l'expérience qu'elle
exige. Mais cette intégralité ne peut être qu'une intégralité
des principes, et non pas des intuitions et des objets. Néanmoins pour avoir de cette intégralité une représentation déterminée, la raison la pense comme [denkt sie solche als] la
connaissance d'un objet, objet dont la connaissance est intégralement déterminée relativement à ces règles, lequel objet n'est qu'une Idée [welches Objekt nur eine Idee] pour
amener la connaissance de l'entendement aussi près que
possible de l'intégralité que cette Idée désigne [bezeichnet]»
(cf. Prolégomènes, § 44, p. 107 ; nous soul. et corr. ; IV,
332)
Cf., à propos de l'Idéal transcendantal : « L'idéal de l'être
suprême […] n'est rien d'autre qu'un principe régulateur
[…]. Mais il est en même temps inévitable [unvermeidlich]
de se représenter, au moyen d'une subreption transcendantale, ce principe formel comme constitutif et de penser cette
unité sous une forme hypostasiée. De même, en effet, que
l'espace, puisqu'il rend originairement possible toutes les figures, qui n'en sont que des limitations diverses, bien qu'il
soit seulement un principe de la sensibilité, est néanmoins
tenu, précisément de ce fait, pour quelque chose d'absolument nécessaire et qui subsiste par soi-même, et pour un
objet donné en soi a priori, de même, puisque l'unité systématique de la nature ne peut d'aucune manière être érigée
en principe de l'usage empirique de notre raison si nous ne
prenons pas pour fondement l'Idée d'un être souveraine© Françoise Chenet
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ment réel considéré comme suprême cause, il se produit
aussi, tout à fait naturellement [ganz natürlich], que cette
Idée soit représentée aussi comme un objet effectivement
réel et celui-ci, à son tour, comme nécessaire, parce qu'il
est la condition ultime, et que par conséquent un principe
régulateur soit transformé en un principe constitutif »
(A 619-620/ B 647-8 ; R 546 ; nous soul.).
La raison est le pouvoir de dériver le particulier du général ;
si le général est certain en soi et déjà donné, l'usage de la raison est
apodictique ; si le particulier est certain, mais si la généralité de la
règle est encore un problème, si elle n'est admise que d'une manière
problématique, l'usage de la raison est hypothétique. L'usage de la
raison se fondant sur des Idées admises comme concepts problématiques n'est que régulateur : on ne peut en déduire la vérité de la règle générale prise pour hypothèse, cet usage met de l'unité dans les
connaissances particulières xix. L'unité projetée [projektierte Einheit]
(problématique vs donnée [die man an sich nicht als gegeben, sondern nur als Problem ansehen muß]) dans l'usage régulateur de la
raison sert à trouver un principe au divers, à diriger l'entendement
vers les cas qui ne sont pas donnés et à le faire s'accorder avec luimême. Mais il nous est impossible de savoir si cette unité systématique
est nécessaire autrement que d'une manière subjective et logique.
La raison prépare à l'entendement son champ par trois principes,
trois « suppositions transcendantales » : 1/ celle de l'homogénéité du
divers sous des genres plus élevés ; principe de l'homogénéité : la diversité des choses individuelles n'exclut pas l'identité de l'espèce ;
derrière la diversité, l'unité ; les différentes espèces doivent être
considérées comme des déterminations différentes d'un petit nombre de genres, lesquels dérivent de classes encore plus élevées : entia
praeter necessitatem non esse multiplicanda. — 2/ De la variété de
l'homogène sous des espèces inférieures ; principe de spécification :
tout genre exige des espèces qui elles-mêmes exigent des sousespèces, etc. aucune ne doit être considérée comme la dernière, entium varietates non temere esse minuendas. — 3/ D'affinité de tous
les concepts ; continuité des formes : il résulte de l'union des deux
premiers. En s'élevant à des genres toujours plus élevés et en des© Françoise Chenet
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cendant à des espèces toujours inférieures, on fait apparaître toutes
les diversités comme apparentées, dérivant toutes ensemble d'un
seul genre suprême en passant par tous les degrés : non datur vacuum formarum / datur continuum formarum. La première loi empêche que l'on s'égare dans la variété des genres originaires, la seconde
contrebalance ce penchant à l'uniformité et ordonne que l'on distingue
au maximum ; la troisième prescrit l'homogénéité dans la plus grande
variété par le passage graduel d'une espèce à une autre.
Faute de schèmes stricto sensu, ces principes synthétiques a priori
heuristiques ont une « valeur objective, mais indéterminée » (R 572) ;
il y a tout de même des analoga de schèmes pour en diriger l'emploi : l'Idée d'un maximum de la division, d'un maximum de la liaison de la connaissance par un seul principe.
Ces principes synthétiques a priori ou maximes xx empêchent
la pensée de se satisfaire ; ce sont des règles pour l'esprit, elles formulent l'intérêt de la raison [Interesse der Vernunft] par rapport à
une certaine perfection possible de la connaissance. Elles commandent
de poursuivre le travail d'explication des phénomènes et nous interdisent de croire avoir jamais atteint la raison dernière des choses.
L'intérêt pris à la diversité [das Interesse der Mannigfaltigkeit] (suivant le principe de la spécification) peut l'emporter chez tel raisonneur [Vernünftler], l'intérêt pris à l'unité [das Interesse der Einheit]
(suivant le principe de l'agrégation) peut l'emporter chez tel autre.
Chacun s'imagine tirer son jugement de l'intelligence [Einsicht]
qu'il a de l'objet, mais ces principes qui paraissent objectifs [als ob
sie objektive Prinzipien wären] ne reposent pas sur des fondements
objectifs, mais seulement sur l'intérêt de la raison. Les débats xxi entre des esprits perspicaces tenant, les uns, de l'unité essentielle des
êtres de la nature, les autres de leur diversité foncière ne témoigne
que du double intérêt de la raison [das zwiefache Interesse der Vernunft]. Ces principes qui, compris pour ce qu'ils sont, à savoir de
simples maximes rationnelles, peuvent s'unir absolument, occasionnent alors un conflit, lorsqu'ils sont à tort pris pour des vues [Einsichten] objectives.
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2. Du but ultime [Endabsicht] de la dialectique naturelle de
la raison
Si Kant a travaillé à ruiner toute présomption d'une extension métaphysique de la connaissance, il tient à démontrer le caractère régulier et nécessaire de ces Idées. Il en opère ici une quasidéduction transcendantale en ceci que, pour ne pas être, comme les
catégories, constitutives de l'expérience possible, elles ont tout de
même un rapport à l'expérience possible. Kant montre leur valeur a
priori, d'un type spécial, pour la connaissance ; cette déduction
« s'écarte de beaucoup de celle qu'on peut faire des catégories »
(R 575) ; elles ne peuvent être « déduites » comme concepts constitutifs, mais elles peuvent l'être à titre régulateur.
La Critique propose une double déduction des Idées, analogue à la double déduction dont les catégories font l'objet :
une déduction métaphysique rattache les catégories aux
fonctions logiques de l'entendement, une déduction équivalente rattache les Idées de la raison à son usage logique ;
une déduction transcendantale confère une valeur objective
(constitutive) aux catégories de l'entendement, une déduction équivalente confère une valeur objective (simplement
régulatrice) aux Idées de la raison
On trouve ici une redéfinition de l'apparence transcendantale ; elle consiste en une méprise sur la nature et la destination des Idées : l'apparence hypostasie une méthode,
convertit le procédé heuristique de la raison en un dogme,
l'usage régulateur en usage constitutif, la suppositio relativa
en suppositio absoluta.
Il est impossible que la raison, ce suprême tribunal de tous
les droits et de toutes les prétentions, renferme en lui-même une illusion. Les Idées de la raison ne peuvent être en elles-mêmes dialectiques, s'il est vrai qu'un certain usage de ces Idées l'est. Il faut que
les Idées de la raison pure aient un usage « objectif ». Si elles ne valent rien comme « concepts ostensifs », elles valent comme
« concepts heuristiques », comme principes régulateurs de l'unité systématique du divers de la connaissance empirique en général.
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Le concept d'une intelligence suprême est une simple Idée, il
n'a pas de « réalité objective » en ce sens qu'il ne se rapporte à aucun objet, mais en tant que « schème du concept d'une chose en
général ordonné suivant les conditions de la plus grande unité rationnelle », en tant qu'il sert à maintenir la plus grande unité systématique dans l'usage empirique [i-e. connaissance de l'objet de l'expérience] de notre raison, il a une « valeur objective » (R 576).
Il est ainsi un usage légitime et heureux de l'Idée d'âme substantielle en psychologie ; elle n'est pas à abandonner, mais à utiliser autrement : au lieu de nous égarer dans les sophismes de la psychologie
rationnelle, au lieu d'affirmer paralogiquement que les phénomènes
du sens interne dérivent d'une substance pensante, nous devons,
pour l'achèvement de l'unification de notre connaissance, les considérer « d'après l'Idée d'une substance simple », les considérer comme
si [als ob] ils en dérivaient. Il est ainsi un usage légitime de l'Idée cosmologique : il faut poursuivre la recherche des conditions des phénomènes comme si elle était inachevable, sans nier pour autant qu'il
puisse exister des causes « intelligibles » : « il nous faut nous attacher
à découvrir les conditions des phénomènes naturels, tant internes
qu'externes, en une recherche à jamais inachevable [nirgend zu vollendenden Untersuchung], comme si cette recherche était infinie en
soi [an sich unendlich] et n'avait pas de terme ni premier ni dernier,
sans nier pour autant qu'en dehors des phénomènes il y ait des fondements premiers, purement intelligibles, mais sans jamais nous autoriser à leur ménager une place dans l'ensemble des explications de
la nature » (A 672/ B 700 ; R 577).
Il existe un usage légitime de l'Idée de Dieu : il faut considérer
les phénomènes comme s'ils étaient tous sortis d'un unique principe
suprême suffisant à tout ; c'est-à-dire que si nous ne devons pas affirmer que l'ordre du monde dérive d'une suprême intelligence,
nous devons tirer de l'Idée d'une cause souverainement sage la règle
suivant laquelle procéder pour lier causes et effets dans le monde
(R 577). Ce que Leibniz affirmait comme principe constitutif est
transmuté en principe régulateur, et ainsi, tout de même, conservé.
L'Idée d'âme prescrit à l'entendement de rapporter toutes les
pensées et perceptions internes au moi et le tenir pour le seul sujet
subsistant afin de produire ainsi l'unité la plus complète de la
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connaissance de soi ; l'Idée de monde prescrit à l'entendement de
réaliser la subordination complète des phénomènes les uns aux autres ; l'Idée de Dieu prescrit à l'entendement de réaliser la liaison
complète de toutes choses par l'unité d'un principe.
Il y a une profonde et surprenante différence entre l'usage
régulateur des Idées psychologique et théologique d'une
part et celui des Idées cosmologiques d'autre part. Autant
l'usage régulateur des Idées psychologique et théologique se
trouve dans la droite ligne de la théorie des Idées et redonne
sous forme de suppositio relativa ce qui entendu comme
suppositio absoluta donne matière à sophismes, autant la
doctrine de l'usage régulateur des Idées cosmologiques
paraît poser problème.
1/ Parce que ce sont les antithèses qui sont ici promues
comme principe régulateur de la raison alors qu'en vertu de
leur caractère architectonique, on s'attendrait à ce que les
thèses soient promues pour cet usage. Le rôle régulateur de
l'Idée consistant à produire l'unité systématique du divers,
on ne voit pas que se représenter la série des conditions des
phénomènes comme inachevable serve à l'achèvement de
la connaissance.
2/ Parce que cette promotion des antithèses semble dégrader en simple maxime subjective de recherche ce dont l'Esthétique et l'Analytique ont fait, semble-t-il, des conditions
mêmes de constitution de l'expérience et de l'objectivité !
Nous avons déjà dit l'affinité des antithèses cosmologiques
avec l'enseignement critique. Tout se passe en effet comme
si Kant tenait ici ce discours : efforce-toi de soumettre indéfiniment à la loi de causalité toutes les modifications des
substances, efforce-toi de n'admettre aucune existence nécessaire, etc. sans jamais savoir jusqu'à quel point c'est vrai,
considère toute chose comme si ces principes étaient vrais.
Ce fictionalisme est-il compatible avec la doctrine de l'objectivité ? De deux choses l'une : ou les principes de l'Analytique ont une valeur constituante pour le phénomène, auquel cas les principes régulateurs n'ont pas lieu d'être, ne
peuvent être admis à titre de simples maximes subjectives et
heuristiques ; ou, à l'opposé, il s'agit de fictions utiles au
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progrès empirique de la connaissance et il n'est pas permis
à les ériger en conditions de l'expérience possible.
En vérité, ce que Kant pense comme doctrine de l'usage régulateur des Idées cosmologiques consiste moins à recommander l'usage de principes pour la progression empirique
du savoir à titre de simples maximes subjectives et heuristiques (comme l'est l'usage régulateur des Idées psychologique et théologique) qu'à demander que l'on se garde d'attribuer une valeur pour la détermination des choses en soi à
ces principes dont il nous faut pourtant faire un complet
usage pour la connaissance objective. Nous sommes invités
à limiter à l'expérience possible l'usage des principes constituants de l'expérience et à nous garder de nier qu'il puisse
exister des « causes intelligibles », etc. L'usage régulateur,
c'est ici l'usage non dogmatique : l'usage pour la connaissance des phénomènes, pas pour celle des choses en soi. Si
bien que, malgré la différence entre les Idées psychologique
et théologique d'une part et les Idées cosmologiques, il
s'agit dans tous les cas de distinguer le phénomène de la
chose en soi, de ne pas ériger les conditions de la connaissance – qu'elles soient constitutives de l'expérience ou indispensables pour la systématisation de l'expérience – en
conditions des choses en soi : je dois considérer les phénomènes du sens interne « d'après l'Idée d'une substance simple », les considérer comme s'ils en dérivaient sans prétendre qu'ils en dérivent ; je dois considérer les phénomènes
de la nature d'après les principes de l'Analytique, sans prétendre que ce qu'ils excluent est en soi impossible (toute la
théorie de l'usage régulateur revient à imposer d'une part
les Idées de la métaphysique spiritualiste (âme et Dieu) au
nom de l'intérêt de la connaissance et à interdire d'autre
part un dérapage matérialiste des principes nécessaires,
constitutifs, de la connaissance.
L'Idée sert ici de quasi-schème, de procédé pour construire
l'unité empirique de la connaissance.
Les Idées transcendantales peuvent être admises relativement
(« suppositio relativa »). Cet usage de la raison ne procure aucune extension (métaphysique) à la connaissance. Ce qui est interdit, c'est
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de les « admettre absolument » (« suppositio absoluta »). La Dialectique ne démontre pas que je n'ai pas le droit d'admettre Dieu xxii ou
l'âme, mais, ce qui est tout différent, que je n'ai pas le droit de l'admettre absolument. L'admission relative de ces Idées est même nécessaire : encore que cela ne lui confère aucune valeur objective xxiii,
nous ne pouvons nous passer pour la connaissance de l'Idée de
Dieu, c'est-à-dire de l'Idée de quelque chose sur quoi toute la réalité
empirique fonde son unité suprême et nécessaire et que nous ne
pouvons concevoir que par analogie avec une substance réelle, qui
serait, suivant les lois rationnelles, la cause de toutes choses (R 570).
La supposition que la raison fait de cet être originaire est simplement relative et conçue en faveur de l'unité systématique du monde
des sens (R 581) xxiv. Dieu n'est pas atteint par une vue pénétrant
[Einsicht] dans le suprasensible, mais dans le seul intérêt spéculatif de
la raison : pour considérer de là ses objets dans un ensemble intégral. De même que toute l'Esthétique avait pour résultat que l'espace et le temps ne sont que des formes de l'intuition, que l'Analytique avait pour résultat de donner aux catégories la seule fonction
de rendre possible « l'exposition des phénomènes » (cf. R 300),
toute la Dialectique a pour résultat (cf. R 581) de donner aux Idées
la seule fonction de rendre possible l'unité systématique de la
connaissance. Il n'est pas un seul élément de notre connaissance qui
ait à voir avec les choses en soi : avec la sensibilité, nous n'avons affaire qu'aux conditions du phénomène ; avec l'entendement, nous
n'avons affaire qu'aux lois du phénomènes ; avec la raison, nous
n'avons affaire qu'aux maximes de la connaissance systématique du
phénomène. L'ontologie ou métaphysique générale procède d'une
méprise sur la nature de l'entendement, la métaphysique spéciale
d'une méprise sur la nature de la raison.
« On méconnaît la signification [man verkennt die Bedeutung] de cette Idée [ici l'Idée de Dieu, mais cela vaut des
Idées de la raison en général] dès lors qu’on la tient pour
l'affirmation [Behauptung] ou même simplement pour la
supposition [Voraussetzung] d'une chose effectivement réelle à laquelle on voudrait assigner la fondation de la constitution systématique du monde [Grund der systematischen
Weltverfassung] » (A 681/ B 710, R 582). L'Idée doit seule© Françoise Chenet
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ment être posée à titre de « point de vue [Gesichtspunkt] à
partir duquel on peut élargir [verbreiten] cette unité si essentielle à la raison et si salutaire à l'entendement ».
« Il y a une grande différence entre le fait que quelque
chose soit donné à ma raison comme un objet absolument
parlant [schlechthin] ou simplement comme un objet dans
l'idée [als ein Gegenstand in der Idee]. Dans le premier cas,
mes concepts visent à déterminer l'objet ; dans le second, il
n'y a en réalité qu'un schème auquel aucun objet n'est assigné directement, ni même hypothétiquement, mais qui sert
uniquement à nous représenter d'autres objets, par l'intermédiaire de la relation à cette Idée, dans leur unité systématique, par conséquent de façon indirecte » (A 670/ B 698 ;
R 576). Sur ce dernier mode [Auf solche Weise], « l'Idée
n'est proprement qu'un concept heuristique ».
« Ici se manifeste dans la manière de penser [Denkungsart],
par rapport à une seule et même supposition, une différence
qui est assez subtile [ziemlich subtil], mais qui est cependant d'une grande importance dans la philosophie transcendantale. Je peux avoir une raison suffisante d'admettre
[genugsamen Grund anzunehmen] quelque chose de façon
relative (suppositio relativa), sans pour autant être autorisé
[befugt zu sein] à l'admettre absolument (suppositio absoluta) » (A 676/ B 704, R 579). Cela ne revient pas du tout au
même : le mode de penser dogmatique transforme en suppositio absoluta ce que le mode de penser critique pense
seulement comme suppositio relativa. Enfin il apparaît que
la métaphysique dogmatique se méprend [verkennt] sur la
signification des Idées. Sa force vient de ce que, nonobstant
l'illégitimité de ses assertions, elle poursuit un intérêt légitime (l'unité et l'achèvement du savoir) : ce dernier intérêt
peut rendre aveugle sur les moyens utilisés. Ce que la métaphysique dogmatique juge indispensable (la suppositio absoluta) dans l'intérêt de la connaissance, Kant le dénonce
comme ruineux pour la connaissance : les errements d'une
raison pratiquant la suppositio absoluta retombent sur les
usages parfaitement légitimes de l'entendement dans la
connaissance d'expérience. La métaphysique dogmatique a
pour effet d'engendrer l'erreur d'un Hume lequel, ne faisant
pas la différence qu'il convient de faire entre l'entendement
© Françoise Chenet
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et la raison (raison qu'il réduit à son illégitime usage dogmatique), rejette dans l'inconsistance l'ensemble du pouvoir de
connaître. Il faut accorder au procureur sceptique la tête de
la raison considérée dans sa démarche dogmatique, mais on
n'en a pas fini avec la raison (la critique est incomplète :
cf. R 594 : « une critique complètement achevée [vollendete Kritik] nous persuade pourtant… ») une fois qu'on a
dénoncé son usage dogmatique, cet usage ne l'épuise pas,
n'en exprime même pas l'essence, il ne résulte que d'un
malentendu. Pour assurer à l'expérience le maximum d'unité, point n'est besoin comme le croit le dogmatique (Leibniz, etc.) d'affirmer que Dieu est la racine intelligente des
choses, il suffit de se représenter les choses d'après [nach]
l'Idée de leur production par un Etre unique et intelligent.
Retirer aux Idées la valeur objective que le dogmatisme leur
confère, ce n'est pas leur retirer toute valeur ; ce n'est même
qu'en leur conférant une indépassable valeur subjective
qu'on les préservera de devoir être abandonnées comme de
pures chimères.
Selon que l'on tiendra que la distinction entre les deux modalités de la suppositio (absoluta/ relativa) est trop subtile
(Kant lui-même la reconnaît déjà subtile, cf. R 579) ou que
l'on pensera qu'elle est possible, tenable et consistante, on
jugera différemment du criticisme ; selon que l'on retiendra
la différence dans la modalité de la suppositio ou que l'on
considérera le contenu même de la suppositio, on jugera
différemment de l'apport du criticisme.
Les Idées métaphysiques ne seront donc pas seulement –
comme on le sait – simplement conservées d'un point de vue pratique ;
elles le sont aussi et elles le sont d'abord au niveau de la raison spéculative elle-même. Ces Idées ont une valeur régulatrice, heuristique
pour la connaissance et, par surcroît, leur réalité objective (du
moins de certaines d'entre elles : celle de l'Idée d'immortalité [prédicat de l'âme], de liberté [concept cosmologique], d’existence de
Dieu vont être exigées par la raison pratique.
La théorie cohénienne de la chose en soi comme Idée régulatrice n'a rien à voir avec la doctrine kantienne de l'usage
© Françoise Chenet
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régulateur des Idées. Kant n'a jamais vu dans la chose en soi
elle-même une Idée régulatrice, il n'en a jamais fait une injonction de la raison à l'entendement de toujours considérer
ses connaissances comme relatives. La Critique ne fait pas
progresser d'une chose en soi – comprise « cyniquement »
comme cause de l'affection –, à sa conception
« transcendantale » comme Idéal d'une connaissance complète et inconditionnée.
3. Résultat de toute la Dialectique transcendantale
Les Idées de la raison pure ne sont pas dialectiques, elles ne le
sont qu'accidentellement ; il ne leur arrive de le devenir que par
suite d'un malentendu et faute d'attention (R 581). La raison ne
saurait concevoir l'unité systématique sans donner en même temps à
son Idée un objet qui ne peut être donné par aucune expérience ; cet
« être de raison » [ens rationis] n'est pas admis absolument et en soi
comme quelque chose de réel par la raison ; il n'est pris que comme
fondement problématique [possible] ; on méconnaît le sens de cette
Idée dès qu'on la tient pour l'affirmation ou même seulement pour la
supposition d'une chose réelle. L'usage constitutif d'une Idée est
contraire à sa nature et procède d'une méconnaissancemécompréhension.
L'Idée de sujet pensant-âme n'est que le schème du concept
régulateur de l'unité systématique des phénomènes du sens interne ;
on en fait un usage dévoyé si au lieu de s'en servir à cela, on demande si l'âme est en soi de nature spirituelle. L'Idée de sujet pensant-âme n'a rien d'autre en vue que les principes de l'unité systématique devant servir à expliquer les phénomènes internes. On ne
suppose pas ici absolument que l'âme soit le principe réel des propriétés ; d'une part l'Idée psychologique d'âme sert à écarter les lois
empiriques des phénomènes corporels, qui sont d'une tout autre espèce, des explications de ce qui n'appartient qu'au sens interne, elle
ramène à un principe unique dans ce sujet les principes d'explication.
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L'Idée de monde comme totalité absolue des séries des conditions nous fournit une règle à suivre dans l'explication des phénomènes
: nous devons procéder dans l'explication des phénomènes donnés,
effectuer la régression empirique comme si la série des conditions
était en soi infinie, in indefinitum ; et, là où la raison est considérée
comme cause déterminante (dans les principes pratiques), nous devons faire comme si nous n'avions pas affaire à un objet des sens,
mais à un objet de l'entendement pur où la série des états peut être
considérée comme si elle commençait absolument (par une cause
intelligible).
L'Idée de Dieu, c'est l'obligation de la raison de considérer
toutes les liaisons des choses comme si elles étaient sorties d'un être
unique embrassant tout (cf. déjà supra, R 545-6). L'idée de cet être
ne signifie que l'exigence de la raison que l'on considère toute liaison dans le monde suivant les principes d'une unité systématique,
comme si elle était sortie d'un être unique embrassant tout [aus einem
einzigen allbefassenden Wesen], comme d'une cause suprême et parfaitement suffisante [oberste und allgenugsame Ursache]. Ici la raison ne peut avoir pour but que sa propre règle formelle dans l'extension de son usage empirique ; sous cette Idée ne se cache [verborgen liege] aucun principe constitutif de son usage approprié à une expérience quelconque.
Il faut ici à Kant à la fois souligner la nature indispensable
du recours à cette Idée – or, c'est là tout ce que demandait
l'ancienne métaphysique : que Dieu, par exemple, soit objet
d'une pensée nécessaire – et désamorcer la menace de son
usage constitutif : l'usage constitutif et l'usage pour la
connaissance sont indépendants : pour affirmer son usage
pour la connaissance, point n'est besoin d'en faire un principe constitutif. Pour combattre son érection abusive en
principe constitutif, point n'est besoin de lui ôter son usage
pour la connaissance.
L'unité formelle suprême, d'après des concepts rationnels, est
l'unité finale [zweckmäßige Einheit] ; l'intérêt spéculatif de la raison
nous oblige à regarder tout agencement [Anordnung] dans le
monde comme s'il résultait du dessein d'une raison suprême [als ob
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sie aus der Absicht einer höchsten Vernunft entsprossen wäre]. La
raison nous commande de lier toutes choses suivant des principes téléologiques pour mener à la plus grande unité systématique des choses. Nous
devons donc considérer toutes choses comme provenant d'une intelligence suprême comme cause absolument unique de l'univers.
La finalité fait ici son apparition à titre de principe régulateur. Absente des principes constitutifs de l'expérience (de
la table des catégories), c'est-à-dire récusée comme condition de possibilité de l'expérience, comme condition transcendantale, comme principe [Grundsatz] (objectif) de l'entendement, elle fait retour comme Idée de la raison, comme
principe [Prinzip] régulateur, subjectif, comme nécessaire
pour la connaissance de l'expérience.
4. Les désordres résultant de l'admission hypostatique de
l'Idée de Dieu
Cette supposition, ce principe régulateur profite toujours à la
raison sans lui nuire : en supposant que les choses résultent des vues
parfaitement sages d'un auteur suprême [weise Absichten eines Urhebers], nous pouvons alors dans cette voie faire une foule de découvertes (R 585-6). S'il y a de fâcheux contretemps, elle est féconde. Mais cette supposition n'est pas constitutive : elle va plus
loin que ne peuvent l'autoriser les expériences faites jusqu'à présent.
Si l'on perd de vue cet usage simplement régulateur de Dieu et de la
finalité, la raison s'égare. Quand on fait de l'idée d'un sage Etre originaire un usage constitutif, deux vices [Fehler] résultent de cette
fausse interprétation [Mißdeutung] : « la raison paresseuse » et la
« raison renversée ».
L'usage constitutif de la raison a certes en vue l'intérêt de la
connaissance, mais, parce qu'il se méprend sur lui, les Idées
de la raison alors en deviennent inutiles pour la connaissance, « elles ne servent à rien pour l'usage de l'entendement relativement à l'expérience », le concept d'âme par
© Françoise Chenet
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exemple est « tout à fait vide au regard de tout espoir de
pénétrer la cause des phénomènes et il ne peut pas du tout
servir de principe pour expliquer ce que nous procure l'expérience interne ou externe ». Il y a bien pire : elles deviennent même nocives : non seulement les Idées de la raison
ne nous servent alors à rien, mais « elles s'opposent et font
obstacle aux maximes de la connaissance rationnelle de la
nature » (cf. Prolégomènes, § 44, p. 106 ; IV, 331).
Sur ces défauts dans lesquels tombe la physico-théologie
ordinaire, voir l'Unique fondement possible d'une preuve
de l'existence de Dieu [1763], Cinquième considération [éd.
Festugière, Vrin, p. 135 sq ; éd. Zac, Pléiade I, p. 379 sq].
1/ Elle déprime la raison, elle donne l'avantage au paresseux sur le travailleur infatigable (cf. la ratio ignava). 2/ Elle
considère toute harmonie naturelle comme un accident,
une œuvre de la sagesse. « Ce qu'il y a dans cette méthode
de plus contraire au but de la physico-théologie, c'est
qu'elle fait de la contingence de la perfection de la nature la
condition indispensable de la preuve d'un sage créateur.
Dès lors, toute harmonie nécessaire des choses devient une
dangereuse objection » (p. 138, cf. la ratio perversa).
• L a « ra ison p aresseu se » [die faule Vernunft / ignava
ratio]
On considère l'investigation de la nature comme achevée,
« la raison s'abandonne au repos comme si elle avait complètement
accompli son œuvre » (A 690 / B 718 ; R 587). Il en va de même
avec l'usage que fait de l'âme le spiritualiste dogmatique : il se dispense de toute recherche naturelle des causes physiques capables
d'expliquer les phénomènes internes. Les choses sont pires encore
avec le mauvais usage dogmatique d'une intelligence suprême : au
lieu de chercher dans les lois générales du mécanisme de la matière,
nous en appelons directement aux décrets insondables de la sagesse
suprême. Nous considérons le travail comme terminé alors qu'il
reste entièrement à faire. Le principe de l'unité finale [zweckmäßige :
suivant des fins] ne peut servir à l'usage rationnel par rapport à l'expérience que si nous poursuivons la liaison physico-mécanique suivant des
lois générales (R 588).
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On complétera ces vues avec celles développées dans le chapitre de la discipline de la raison par rapport aux hypothèses
(R 637 sq). « Pour expliquer les phénomènes donnés, on ne peut alléguer d'autres choses et d'autres principes d'explication que ceux
qui ont été posés en liaison avec ceux qui étaient déjà donnés, selon
des lois déjà connues des phénomènes. Une hypothèse transcendantale où l'on se servirait [trad. Renaut fausse ici] d'une simple Idée de
la raison pour expliquer les choses naturelles ne serait donc nullement une explication [keine Erklärung], parce que ce que l'on ne
comprend pas suffisamment à partir de principes empiriques
connus serait alors expliqué par quelque chose à quoi l'on ne comprend rien. Ainsi le principe d'une telle hypothèse ne servirait-il
proprement qu'au contentement de la raison [Befriedigung der
Vernunft], et non pas à favoriser l'utilisation de l'entendement [Beförderung des Verstandesgebrauch] relativement aux objets. L'ordre
et la finalité présents dans la nature doivent être expliqués à leur
tour par des raisons d'être naturelles [aus Naturgründen] et d'après
des lois de la nature [nach Naturgesetzen] et, ici même les hypothèses
les plus grossières [wildesten], du moment qu'elles sont de nature
physique [wenn sie nur physisch sind], sont plus supportables [erträglicher] qu'une hypothèse hyperphysique, c'est-à-dire que l'appel à un
auteur divin que l'on présuppose à cette fin » (A 772-3/ B 800-1 ;
R 639 ; nous soul.). Les pires explications physiques valent toujours
mieux que la raison paresseuse.
« Expliquer les dispositions naturelles ou leurs changements
en ayant recours à Dieu comme à l'auteur de toutes choses, ce n'est
pas du moins en donner une explication physique et c'est avouer
complètement qu'on est au bout de sa philosophie [überall ein Geständnis, man sei mit seiner Philosophie zu Ende], puisqu'on est
forcé d'admettre ce dont on n'a eu par soi-même aucun concept
pour pouvoir se faire un concept de la possibilité de ce qu'on a devant les yeux » (Critique de la raison pratique, p. 148 ; nous soul.).
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• L a « r aiso n re nver sée » [die verkehrte Vernunft/ perversa ratio]
Au lieu de chercher la liaison des choses suivant les lois générales (mécaniques) de la nature, « on commence par prendre pour
fondement la réalité d'un principe de l'unité finale considérée
comme hypostatique », c'est-à-dire que l'on hypostasie le principe de
finalité en en faisant un être intelligent (Dieu) et l'on détermine
d'une manière anthropomorphique cette intelligence (parce que ce
concept est inaccessible) et l'on impose ensuite des fins à la nature, de
façon arbitraire, violente et dictatoriale, « au lieu de les chercher,
comme il convient, par la voie de l'investigation physique ». Cet
usage constitutif a pour effet de détruire l'unité de la nature (alors
qu'il s'agit de la compléter) et de manquer l'idée d'une cause intelligente (qu'il s'agit de prouver par la nature). On procède à l'envers, on
renverse l'ordre dans lequel doit se faire le raisonnement puisque le
principe régulateur veut que l'on suppose l'unité systématique de la
nature comme dérivant de l'essence des choses. Mais si je le transforme en principe constitutif et prends d'abord pour fondement un ordonnateur suprême, l'unité naturelle est par là même supprimée, elle
est entièrement étrangère à la nature des choses et contingente et
elle ne peut plus être connue au moyen des lois générales de la nature.
Tels sont les graves désordres qui résultent de l'admission hypostatique de ce qui n e doit être pris comme fondement q u'en idée.
La destination suprême de la raison dans l'usage spéculatif
ne peut être de dépasser le champ de l'expérience possible,
mais de poursuivre la nature dans ce qu'elle a de plus intime, suivant tous les principes possibles de l'unité.
On pourrait avoir l'impression que Kant est ici comme ailleurs soucieux du seul intérêt de la connaissance, ne prêtant
intérêt aux concepts transcendantaux que dans la mesure où
ils intéressent la connaissance. En vérité, c'est davantage
l'intérêt de la métaphysique qui le guide : leur conférer un
intérêt pour la connaissance, c'est le moyen de les conserver, de les mettre à l'abri, puisqu'aucun usage constitutif ne
peut leur être reconnu.
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Les concepts transcendantaux peuvent être nocifs pour la
connaissance, s'ils sont pris pour des objets - cf. § 44 des
Prolégomènes : « les Idées de la raison, à la différence des
catégories, ne nous servent à rien pour l'usage de l'entendement relativement à l'expérience ; pour cela elles sont
tout à fait superflues [völlig entbehrlich], et même elles
s'opposent et font obstacle [entgegen und hinderlich] aux
maximes de la connaissance rationnelle de la nature »
(p. 105-6 ; IV, 339) ; ils sont utiles par contre (ibid.) si l'on
s'en sert pour viser l'intégralité de l'usage de l'entendement
dans la connexion de l'expérience.
5. La réhabilitation de la théologie : la physico-théologie
régulatrice
On se reportera ici à la quatrième section de l'antithétique
de la raison pure, A 477/B 505 ; R 463. « J'affirme que la
philosophie transcendantale a ceci de particulier, parmi toutes les connaissances spéculatives, que pas la moindre question concernant un objet donné à la raison pure n'est insoluble pour cette même raison humaine […] ; le même
concept qui nous met en mesure de soulever la question
doit en effet nous rendre absolument capables [durchaus
tüchtig macht] de répondre à cette question, puisque l'objet
[…] ne se trouve pas en dehors du concept » (p. 365-6).
Il est des questions où, s'agissant des choses de la nature
(par exemple : d'où vient que les matières s'attirent ?), nous
sommes condamnés à une ignorance inévitable ; mais lorsque nous avons affaire à nos propres concepts qui ne tirent
leur origine que de notre raison, tous les problèmes qu'ils
font naître doivent pouvoir être résolus, ils ne peuvent rester
à l'état d'apories et on ne peut se réfugier dans l'ignorance.
« La raison peut et doit rendre compte intégralement de son
procédé [von ihrem eigenen Verfahren] » (Prolégomènes.
§ 56, p. 126).
Des questions soulevées par des objets peuvent rester sans
réponse, pas des questions dans lesquelles la raison n'a affaire qu'à ses propres produits : elle doit alors pouvoir en
trancher. Les questions que la raison pose à propos des
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Idées psychologiques, cosmologiques et théologiques
n'étant pas soulevés par les objets mais par le procédé [Verfahren] de la raison, « il faut qu'elles puissent toutes recevoir une réponse suffisante [insgesamt hinreichend beantwortet werden]. Aussi est-ce bien le résultat auquel on parvient en montrant que ce sont des principes destinés à amener l'usage de notre entendement à complète harmonisation, perfection et unité synthétique, et que ces principes ne
valent que pour l'expérience, mais qu'ils valent pour celleci dans son entier » (Ibid, p. 127).
On assiste donc à une mutation dans l'interprétation de ce
qu'il convient d'entendre par « résoudre les problèmes
transcendantaux ». Il ne s'agit plus d'écarter certaines questions comme étant en réalité sans objet (parce que portant
sur un « objet transcendantal »), mais de conférer un sens
positif pour la connaissance aux Idées qui autrement – entendues constitutivement, c'est-à-dire suivant l'apparence
transcendantale –, n'ont pas d'objet. La solution critique
des problèmes transcendantaux, c'est l'exposé de la destination véritable des Idées, la systématisation maximale de la
connaissance.
Toutes les questions que soulève la raison pure, on l'a vu,
doivent trouver une solution. Nous sommes maintenant en mesure
de confirmer ce qui a d'abord été affirmé par provision
« relativement aux deux questions auxquelles la raison pure attache
le plus grand intérêt [ihr größtes Interesse] » (R 590), c'est-à-dire
l'âme et Dieu. La raison invoquée dans la note pour se dispenser de
parler du rôle régulateur de l'Idée psychologique paraît être une
mauvaise raison puisqu'elle vaut tout autant à l'encontre de l'Idée
théologique dont les pages R 543-6 ont déjà amplement développé
le rôle régulateur qui lui est dévolu. C'est de la seule Idée théologique qu'il sera question si bien que la Dialectique va s'achever sur
une vaste perspective théologique, sur la profession de foi originale
d'un théisme régulateur.
Demande-t-on 1/ s'il y a quelque chose de distinct du monde
qui contienne le fondement de l'ordre du monde et de son enchaînement
suivant des lois. Il faut répondre oui. Le monde comme ensemble de
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phénomènes doit avoir un principe transcendantal (c'est-à-dire
concevable à l'entendement pur) ; 2/ si cet être est une substance, une
substance ayant la plus haute réalité, une substance nécessaire. Il faut
répondre que cette question-là n'a pas de sens, les catégories dont on
se sert ici n'ayant qu'un usage empirique ; 3/ si cet être distinct du
monde ne peut toutefois pas être conçu par analogie avec les objets de
l'expérience. Il faut répondre oui. Nous pouvons accorder à ce substratum pour nous inconnu de l'unité systématique, de l'ordre et de
la finalité dans le monde, certains anthropomorphismes : nous devons nous le représenter comme intelligence suprême qui soit l'auteur du monde suivant de sages desseins ; 4/ si nous pouvons admettre un créateur unique du monde, sage et tout-puissant. Nous le pouvons et le devons même. Étendons-nous ainsi alors notre connaissance au-delà du champ de l'expérience possible ? Non. Car nous
n'avons fait que supposer un quelque chose dont nous n'avons absolument aucun concept concernant ce qu'il est en soi et nous
n'avons conçu cet être inconnu que par analogie avec une intelligence, c'est-à-dire que nous n'avons fait que le doter des propriétés
qui peuvent contenir, suivant les conditions de notre raison, le fondement d'une unité systématique. L'Idée [de Dieu] est donc entièrement fondée relativement à l'usage cosmologique de notre raison
[Diese Idee ist also respektiv auf den Weltgebrauch unserer Vernunft
ganz gegründet] (A 698/ B 727 ; R 592). Mais il s'agit d'un « être
en idée » [ein Wesen in der Idee] et si nous en faisions un être réel, si
nous lui attribuions une valeur absolument objective, « nous serions
par là même mis hors d'état d'appliquer convenablement ce principe à l'usage empirique de la raison » (R 592). Si nous nous représentons cet être en idée comme un être réel, nous tombons dans le
sophisme de la ratio perversa ; 5/ si nous pouvons faire usage du
concept et de la supposition d'un Etre suprême dans la considération rationnelle du monde [vernünftige Weltbetrachtung] (R 592). Oui,
c'est dans ce but même que cette Idée est instituée par la raison.
Puis-je regarder comme des fins réelles des ordonnancements ressemblant à des fins [zweckähnliche Anordnungen] et les dériver de
la volonté divine ? Oui, mais à condition qu'il soit indifférent
[gleich viel gelten] d'entendre dire que la sagesse divine a tout ordonné ainsi ou que la nature l'a ainsi sagement ordonné. Nous
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n'avons pas le droit en effet d'admettre au-dessus de la nature un être
doué des attributs dont il s'agit mais uniquement de prendre pour
fondement l'Idée d'un tel être [nur die Idee desselben] afin de considérer, par analogie avec la détermination causale, les phénomènes
comme systématiquement unis les uns aux autres. Nous sommes
donc autorisés [berechtigt] à concevoir la cause du monde en idée
[die Weltursache in der Idee ; ni TP, ni la Pléiade ne traduisent en
idée] suivant un anthropomorphisme plus subtil comme un être
doué d'entendement, capable de plaisir et de peine et donc de désirs
et de volonté et lui attribuer une perfection dépassant de beaucoup
celle à laquelle la connaissance empirique du monde nous conduit :
en effet, le principe régulateur de l'unité systématique veut que
nous étudions la nature comme si, partout, s'y trouvait à l'infini une
unité systématique et finale dans la plus grande variété possible
(cf. les trois suppositions transcendantales). Il appartient à la législation [Gesetzgebung] de notre raison de la rechercher et de la soupçonner [suchen und vermuten] partout. Mais ce dont nous avons
besoin pour étudier la nature, ce n'est pas de l'existence même de cet
être, mais seulement de son idée. Nous ne dérivons rien de l'existence
d'un créateur suprême, mais nous avons besoin de cette Idée. C'est
ce que pressent l'usage des philosophes de tous les temps qui parlent
de la sagesse et de la prévoyance [Weisheit und Vorsorge] de la nature ou de la sagesse divine comme si c'étaient là des expressions synonymes et qui préfèrent même la première expression xxv.
La théologie ici exposée constitue l'objet de la « foi doctrinale » dont parle la 3ème section du chapitre du Canon de
la raison pure (cf. R 670). C'est un véritable théisme régulateur, pas simplement un déisme qui se trouve ainsi justifié.
On assiste ici à un procès – comparable en tous points, sauf
qu'il est ici légitime puisque seulement réflexif – à celui décrit en R 524 n.
On remarquera que la Dialectique s'achève sur un discours
sur Dieu : s'il ne fait pas objet d'une connaissance (comme
le veut la métaphysique spéciale), Dieu est, à titre d'Idée, ce
dont la connaissance ne peut se passer (pour progresser).
Dans une certaine mesure, la leçon de la Dialectique, c'est
que la connaissance ne peut évacuer Dieu, ne peut se cons© Françoise Chenet
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tituer sans y faire référence ; la métaphysique dogmatique
n'a pas entièrement tort en faisant à Dieu la place qu'elle lui
fait ; elle n'a pas le tort de lui attribuer trop d'importance,
mais celui de mal comprendre sa fonction.
En justifiant donc un certain anthropomorphisme, Kant
prend parti en faveur du théisme contre le déisme.
Le déisme ne se représente Dieu qu'au moyen de concepts purement transcendantaux, c'est-à-dire les plus généraux (ens originarium, ens realissimum, ens entium) et / ou au moyen de simples prédicats ontologiques (cause, substance) ; il ne se représente pas un
Dieu vivant, un auteur du monde [Welturheber vs Weltursache]
(cf. A 631 / B 659 ; R 553 et Prolégomènes, § 58). Hume a mis le
théisme très mal en point (cf. Prol., § 57). « L'ensemble de ses arguments redoutables converge sur l'anthropomorphisme qui est, selon lui, inséparable du théisme qu'il rend en lui-même contradictoire ; si l'on écartait l'anthropomorphisme, du même coup le théisme s'effondrerait et il ne resterait que le déisme dont on ne peut
rien faire, qui ne nous sert à rien et qui ne saurait servir de fondement à la religion et à la morale » (§ 57, p. 136 ; IV, 356).
Un certain anthropomorphisme est possible qui ne soit ni
grossier [grob], ni exalté [schwärmerisch]. Kant entend montrer
contre Hume la légitimité d'un certain anthropomorphisme, donc du
théisme. Des prédicats anthropomorphiques peuvent légitimement
être attribués à Dieu à condition que l'on ne prétende pas déterminer
Dieu absolument et en lui-même, mais relativement au monde et à
nous. Ce qui n'est pas admissible, c'est « l'anthropomorphisme
dogmatique », mais un « anthropomorphisme symbolique » est possible (cf. § 57, p. 137) : il n'est certes pas permis de dire que le
monde est l'œuvre d'un entendement et d'une volonté suprêmes,
mais tout à fait nécessaire de considérer le monde comme s'il [als ob]
était l'œuvre d'un entendement et d'une volonté suprêmes. Cette
détermination de Dieu pour les besoins de la connaissance, et donc par
rapport à nous, est suffisante et « les attaques que Hume dirige
contre ceux qui prétendent déterminer ce concept [de Dieu] de
manière absolue en empruntant pour ce faire les matériaux à eux-
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mêmes et au monde ne nous atteignent pas » (Prol., § 58,
p. 138) xxvi.
Non seulement les objets des Idées de la raison devront être
posés d'un point de vue pratique, mais ils doivent déjà l'être sous un
rapport théorique.
Ce que rejette, seul, la Dialectique transcendantale, c'est
l'admission de l'objet de l'Idée de façon absolue, le fait de le supposer
en soi [schlechthin annehmen, an sich supponieren] (cf. A 686 /
B 714 ; R 585). Il ne nous est pas interdit de l'admettre et de le
supposer, mais de le faire pour certaines raisons et d'une certaine
manière. D'autres raisons de le poser et une autre manière de le
faire nous sont même procurées. Nous ne pouvons le faire pour les
raisons qu'invoque la métaphysique rationaliste (l'Einsicht dans la
nature même de la chose) et de la manière dont elle le fait (absolument). Les objets des Idées n'en doivent pas moins être admis, mais
« relativement au monde sensible » (A 677 / B 705 ; R 580),
« dirigés vers une expérience possible » [auf mögliche Erfahrung gerichteten Gebrauch] (A 686/ B 714 ; R 585).
Pour être l'opposé de leur usage constitutif, l'usage régulateur des
Idées impose la réalité des objets de la raison. S'ils ne doivent pas être
affirmés d'une certaine manière, ils doivent néanmoins l'être sur le
plan spéculatif lui-même : eu égard à l'expérience, dans l'intérêt de
l'expérience, non plus dans l'intention d'élargir notre connaissance
au suprasensible, mais afin d'achever la connaissance sensible ellemême. La Critique ne mène pas seulement à une « ontologie du
phénomène » mais aussi à une « métaphysique du phénomène ».
Quoique, sur le plan de la raison spéculative, Dieu ne puisse être
posé pour les raisons qui ont cours en métaphysique – comme être
dont l'essence envelopperait l'existence, etc., ou comme radix rerum, ultime raison pour expliquer qu'il y ait quelque chose plutôt
que rien, etc., comme principe ontologique explicatif (la preuve ontologique représente le paradigme de la position de Dieu faisant totalement abstraction des besoins de la connaissance) –, il doit
néanmoins l'être pour les besoins de la connaissance des phénomènes,
afin de rendre possible le maximum de liaison des phénomènes,
c'est-à-dire leur liaison suivant des principes téléologiques. Les objets des Idées ne peuvent certes jamais être posés en et pour eux© Françoise Chenet
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mêmes, comme conditions dans les choses en soi, mais ils doivent
néanmoins l'être dans l'intérêt d'une tâche, eu égard à l'intérêt expérimental de la raison : pour l'intérêt de la physique et dans les seules limites de l'intérêt de la physique. La théorie du « comme si » ne signifie pas que nous devons faire comme si l'ordre dans le monde dérivait d'une cause du monde intelligente, etc. tout en nous gardant
d'en poser l'existence, mais que nous ne devons pas faire un usage ontologique du concept de Dieu ; nous ne devons en faire rien qu'un
usage gnoséologique, nous ne devons pas le poser comme fondement
ou cause des choses en soi, mais seulement comme moyen pour
disposer du fil conducteur de la finalité dans l'exploration de la nature.
Dans son usage régulateur, l'Idée de Dieu signifie « une
supposition simplement relative d'un être conçu comme
cause unique et totalement suffisante de toutes les séries
cosmologiques [als der einigen und allgenugsamen Ursache
aller kosmologischen Reihen »] (cf. A 685/ B 713 ; R 585).
Cette supposition ne peut être nécessaire que pour le
monde [die Welt, in Beziehung auf welche diese Supposition allein notwendig sein kann]. Mais cela ne conduit pas à
écarter la preuve ontologique au profit de la preuve cosmologique : ces preuves sont réciproques et pratiquent la
même suppositio absoluta. Dieu doit être supposé non pour
rendre compte de la possibilité même de l'être contingent
ou pour rendre compte de l'unité finale régnant dans les
choses entendues comme choses en soi, pour expliquer que
les choses puissent avoir pareille unité, mais afin de pouvoir
concevoir et rechercher le maximum de liaison dans les
phénomènes, afin de guider le travail de l'entendement et
procurer à l'expérience la plus grande unité systématique.
Voilà ce que Kant appelle usage régulateur de la raison et
qu'il oppose à l'usage constitutif. Pareil usage implique plus
qu'une simple considération des phénomènes d'après l'Idée
d'un être constituant la cause unique et totalement suffisante de toutes les séries cosmologiques, sans rien poser
quant à l'existence de l'objet correspondant à cette Idée : il
est évident que les phénomènes ne peuvent être considérés
sous cette Idée que si l'on pose l'existence de l'objet corres© Françoise Chenet
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pondant. Dieu est ainsi l'objet d'une foi doctrinale : non seulement je suis autorisé, mais même je suis contraint de réaliser cette Idée, c'est-à-dire de poser pour elle un objet effectivement réel [so werde ich nicht allein befugt, sondern
auch genötigt, diese Idee zu realisieren, d.i. ihr einen wirklichen Gegenstand zu setzen (cf. A 677/ B 705 ; R 580),
encore que ce soit comme quelque chose que je ne connais
pas du tout en soi. La raison fait la supposition relative d'un
être suprême conçu comme cause première, « en vue de
l'unité systématique du monde sensible [zum Behuf der systematischen Einheit der Sinnenwelt gedacht] ».
Ici, les uns ont nié que l'Idée de Dieu ait la nécessité épistémique que Kant lui confère, les autres que l'on puisse ou
que l'on doive s'abstenir de transformer ce principe en principe constitutif.
La foi doctrinale et la foi pratique sont loin d'être congruentes : seule l'existence de Dieu constitue proprement l'objet
de la foi doctrinale (à la rigueur l'immortalité vient s'y ajouter, cf. A 827/ B 855 ; R 671). L'Idée d'âme dans son rôle
régulateur n'est pas un objet de la foi doctrinale. L'Idée régulatrice d'âme est l'Idée d'une substance simple existant de
manière permanente avec son identité personnelle, elle
n'exige pas l'immortalité (cf. A 672/ B 700 ; R 577). L'Idée
cosmologique est l'Idée de l'absolue totalité des séries de
conditions dans la dérivation de leurs membres (cf. R 495514 et p. 584), mais Kant ne semble pas davantage en autoriser l'usage régulateur que l'usage constitutif (la supposition
d' « une totalité effectivement réelle de telles séries »
(cf. R 584), l'admission en dehors des phénomènes de fondements premiers, intelligibles, donc la position de la liberté. Quoique l'admission de termes premiers intelligibles ne
puisse aller à l'encontre de la régression empirique illimitée
dans la série des phénomènes et de leur contingence, en
tant qu'il a lieu dans l'intérêt de la promotion de la connaissance empirique, l'usage régulateur de l'Idée cosmologique
consiste à faire comme si cette série était infinie en soi,
comme si elle était sans terme premier et ni dernier.
© Françoise Chenet
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6. Conclusion de la Dialectique transcendantale
La raison semblait d'abord promettre [zu versprechen
schiene] xxvii l'extension de nos connaissances au-delà des limites de
l'expérience. Or elle ne contient, si nous la comprenons bien [wenn
wir sie recht verstehen], que des principes régulateurs. Si, au
contraire, on la comprend mal [wenn man sie aber mißversteht] et
qu'on les prend pour des principes constitutifs de connaissances
transcendantes, « ils produisent une apparence brillante, mais trompeuse [zwar glänzenden aber trüglichen Schein], une persuasion et
un savoir imaginaire [Überredung und eingebildetes Wissen] xxviii,
qui, à leur tour, créent des contradictions [Widersprüche] et des
disputes [Streitigkeiten] éternelles ».
Une critique complète [vollständige Kritik] de la raison
convainc qu'elle ne peut dépasser le champ de l'expérience possible
et que telle n'est d'ailleurs pas la destination de ce pouvoir, dont la
destination spécifique [die eigentliche Bestimmung] est de poursuivre
[nachgehen] la nature dans ce qu'elle a de plus intime, suivant tous
les principes possibles de l'unité, dont le principal est celui des fins,
sans jamais sortir des limites de la nature, hors desquelles il n'y a
plus pour nous qu'un espace vide (R 594).
Notons le caractère paradoxal de la thèse kantienne : les
Idées de la raison, Idées qui nourrissent la métaphysique,
reçoivent pour destination propre, pour usage fondé, la physique. Des Idées métaphysiques, il convient de ne faire
qu'un usage immanent et de n'en user qu'en vue du perfectionnement et de l'achèvement de la connaissance de la nature. Les Idées métaphysiques ne sont pas par nature métaphysiques, elles ne le deviennent que par une mauvaise
compréhension de leur finalité ne sont légitimes qu'à titre
d'Idées physiques. C'est à la suite d'un malentendu dans
l'appréciation de la destination propre de notre raison [Mißverstand in Beurteilung der eigentlichen Bestimmung unserer Vernunft] que l'on en fait un usage constitutif (Prolégomènes, § 56).
Reste à souligner que ce malentendu dans l'appréciation de
la destination purement régulatrice de la raison a sa racine
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dans le besoin pratique. Si la raison est portée à se méprendre sur sa destination spéculative exacte (régulatrice et non
pas constitutive), c'est que l'intérêt pratique y incite. Voir
sur ce point le chapitre II de la Méthodologie, « Canon de la
raison pure », 1ère section : « de la fin dernière de l'usage
pur de notre raison » : « la raison est poussée par une propension [Hang] de sa nature à aller au-delà de son usage
empirique, à s'aventurer, en un usage pur et par l'intermédiaire de simples Idées, jusqu'aux plus extrêmes limites de
toutes connaissances […]. Or cette tendance [Bestrebung]
est-elle simplement fondée sur son intérêt spéculatif, ou ne
l'est-elle pas plutôt, uniquement sur son intérêt pratique ?
[…] Le but final auquel parvient, en définitive, la spéculation de la raison dans l'usage transcendantal concerne trois
objets : la liberté de la volonté, l'immortalité de l'âme et
l'existence de Dieu [tel est le « noyau dur » de la Dialectique – voir l'ajout B, R 356]. Vis-à-vis de ces trois objets,
l'intérêt simplement spéculatif de la raison n'est que très restreint [sehr gering] […] Si donc ces trois propositions cardinales ne sont nullement nécessaires pour le savoir, et si,
pourtant, elles nous sont recommandées avec insistance par
notre raison, leur importance ne pourra concerner proprement que la dimension pratique » (A 797-800 / B 825-8 ;
R 653-5 ; nous soul.).
L'utilité de cette disposition est de travailler à lever les obstacles que les chaînes de l'expérience font peser sur la morale : « je crois m'apercevoir que cette disposition naturelle
a pour fin d'affranchir notre conception des chaînes [Fesseln] de l'expérience et des bornes de la simple observation
de la nature, jusqu'à lui permettre de voir à tout le moins
ouvert devant elle un champ [ein Feld vor sich eröffnet
sehe] qui contient uniquement des objets pour l'entendement pur, inaccessibles à notre sensibilité ; à vrai dire, ce
n'est pas pour que nous en fassions l'objet de notre spéculation […], mais parce que les principes pratiques, s'ils ne
trouvaient pas devant eux un tel espace pour l'attente et
l'espérance [Raum für ihre… Erwartung und Hoffnung] qui
leur sont nécessaires, ne sauraient accéder à cette universalité dont la raison a absolument besoin pour sa fin morale »
(Prolégomènes, § 60, p. 143 ; IV, 362-3). L'Idée psychologi© Françoise Chenet
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que ne fait certes rien connaître, mais elle montre clairement l'insuffisance des concepts empiriques de l'âme et détourne assez du matérialisme comme d'une explication ne
suffisant à aucune explication naturelle. Les Idées cosmologiques détournent du naturalisme qui prétend donner la nature comme se suffisant à elle-même. L'Idée théologique affranchit du fatalisme. « Ainsi les Idées transcendantales, à
défaut de servir à nous instruire [belehren] d'une façon positive, servent au moins à éliminer [aufzuheben] les téméraires [frechen : insolentes] assertions du matérialisme, du naturalisme, et du fatalisme qui rétrécissent [verengenden] le
champ de la raison, et de ce fait elles servent à aménager
[Raum zu verschaffen] hors du champ de la spéculation un
espace pour les Idées morales ; voilà qui, à mon sens, expliquerait dans une certaine mesure cette disposition naturelle [Naturanlage] » (p. 144 ; IV, 364). La dialectique de la
raison doit être considérée comme une institution de la nature travaillant au service de l'intérêt pratique : « la dialectique inévitable de la raison pure dans une métaphysique
considérée comme disposition naturelle [als Naturanlage]
mérite si possible d'être expliquée non seulement comme
une apparence qui a besoin d'être résolue mais encore
comme une institution de nature selon sa fin [als Naturanstalt seinem Zwecke nach], encore que cette tâche, en tant
que surérogatoire, ne puisse légitimement être exigée de la
métaphysique proprement dite » (p. 144, nous soul. et
corr.).
Au total, c'est l'intérêt pratique qui est à la source tant des
sophistications de la raison spéculative que de leur dénonciation par la philosophie critique. L'intérêt pratique joue les
deux rôles : c'est poussé par lui que la raison s'égare dans la
philosophie dogmatique ; c'est poussé par lui qu'elle se ressaisit dans la philosophie critique.
« A vrai dire, l'examen critique de toutes les propositions qui
peuvent étendre notre connaissance au-delà de l'expérience effective, nous a convaincus suffisamment, dans l'Analytique, qu'elles ne
peuvent jamais nous conduire à quelque chose de plus qu'à une expérience possible […] Simplement, puisque le propos n'atteint ja© Françoise Chenet
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mais son terme si l'on ne parvient pas à la véritable cause de l'apparence […], il était prudent [ratsam] de dresser, en quelque sorte, les
actes de ce procès [die Akten dieses Prozesses… abzufassen] et de
les déposer dans les archives [im Archive… niederzulegen] de la raison humaine, pour que l'on pût éviter dans le futur de pareilles errances. » (A 702-4/ B 730-2 ; R 594-5, nous soul.).
© Françoise Chenet
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III. Bilan : la métaphysique spéciale au terme de la
Dialectique transcendantale
« Je me suis remis à Kant cet automne, et pour m'assouplir,
je l'ai étudié à fond… Cet animal n'est pas méchant, il ne va
pas se jeter sur les passants pour les mordre. Toutefois il est
là sur le chemin et les gens n'osent point trop se risquer à
passer » JACOBI, à Goethe, le 13 décembre 1785.
« Tous mes doutes philosophiques ont été levés par ces
principes nouveaux d'une façon qui satisfait parfaitement
mon intelligence et mon cœur, à jamais décisive, quoique
d'une manière tout à fait inattendue et je suis convaincu,
pour ma part, que la Critique de la raison pure doit produire
l'une des révolutions les plus générales, les plus remarquables et les plus bienfaisantes qui aient jamais eu lieu dans
les concepts humains » K.- L. REINHOLD, Théorie du pouvoir
de représentation (1789), Préface.
« Tout en détruisant complètement l'édifice de l'ancienne
métaphysique, Kant n'en exprime pas moins l'opinion qu'on
doit finalement vouloir ce qu'elle a voulu et que c'est bien
son contenu, en définitive, qui serait la vraie métaphysique,
si cela était seulement possible » SCHELLING, Contribution à
l'histoire de la philosophie moderne [1836], PUF, p. 91
« Cet écrasement complet de la raison et la jubilation
qu'éprouvent l'entendement et la finitude à s'être décrétés
comme absolus » HEGEL, Foi et savoir [1802], trad. Méry,
Ophrys, p. 219
A l'issue du procès circonstancié de chacune de ses composantes, la metaphysica specialis sort apparemment bien mal en point.
De Mendelssohn à Strawson, en passant par Heine, on ne voit dans
la Dialectique transcendantale qu'une partie négative et destructrice.
« Très honnêtement, par rapport à nous, Allemands, vous
êtes, vous, les Français, des gens doux et modérés. Le plus
que vous ayez tué est un roi, et encore, il avait déjà perdu la
© Françoise Chenet
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tête avant que vous le décapitassiez. Et il a fallu que vous
accompagniez cela de roulements de tambours, de cris et
de trépignements à ébranler la planète. On fait trop
d’honneur en vérité à Maximilien Robespierre en le comparant à Emmanuel Kant. Maximilien Robespierre, le grand
petit-bourgeois de la rue Saint-Honoré, avait certes des accès de furie destructrice dès qu’il était question de la royauté, et son épilepsie régicide le faisait tressaillir d’assez effrayante manière ; mais, quand il était question de l’Etre suprême, il essuyait la bave blanche qui lui coulait autour de
la bouche, lavait ses mains ensanglantées, passait son habit
bleu du dimanche, avec les petits boutons miroitants, et rajoutait encore un bouquet de fleurs devant son large plastron. […] Je crois qu’on me dispensera volontiers de commenter de manière populaire la partie où [Kant] traite des
"arguments probants de la raison spéculative inclinant à
conclure à l’existence de l’Etre suprême". Bien que la réfutation proprement dite de ces arguments n’occupe pas beaucoup de pages et ne prenne place que dans la seconde partie de son livre, elle est cependant introduite d’emblée de
façon tout à fait délibérée et compte parmi ses temps forts
[…] Après avoir plusieurs fois étudié à fond l’œuvre principale de Kant, j’ai cru percevoir que la polémique contre ces
preuves en vigueur de l’existence de Dieu pointe un peu
partout l’oreille, et je la commenterais volontiers plus avant
si un sentiment religieux ne venait m’en dissuader » Heinrich Heine, Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne. Édition J.-P. Lefebvre, Imprimerie Nationale, 1993,
p. 148 sq
Mais il devrait être clair au lecteur – chacun des bilans partiels que nous avons effectués l'a mis en évidence – qu'il s'agit plus
d'une apparence que d'une réalité. Ni le matérialisme, ni le scepticisme ne marquent le moindre point.
• Déboutée dans sa prétention doctrinaire, dogmatique, la
métaphysique spéciale spiritualiste n'en demeure pas moins aux
yeux de Kant la seule métaphysique possible. Kant ne se demande jamais dans quel sens la métaphysique doit trancher (à peine lorsqu'il
s'agit de la cosmologie rationnelle, malgré le conflit des assertions).
© Françoise Chenet
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La métaphysique ne saurait jamais enseigner – sur quelque mode que
ce soit, illégitime (dogmatique) ou légitime (sous forme réflexiverégulatrice ou dogmatique-pratique) –, autre chose que l'existence de
Dieu, l'immortalité de l'âme, la liberté de la volonté. Pour Kant, la
métaphysique est par nature la discipline enseignant que Dieu est le
libre auteur de l'univers, que la liberté morale de l'homme coexiste
avec l'infrangible enchaînement moral de la nature et que l'essence
de l'homme est immortelle - cf. Schelling, Contribution à l'histoire
de la philosophie moderne. PUF, p. 101). Il n'est que de savoir si cet
enseignement peut être délivré à titre de connaissance ou non, au titre
où il a toujours été affirmé ; la réponse négative qu'y apporte la
Dialectique ne vient jeter aucune suspicion sur le contenu luimême. Il ne peut être question que de réviser « le ton » de la métaphysique – certainement pas ce qu'elle dit. L'innovation ne peut
toucher au dictum, elle ne peut toucher qu'au modus affirmandi.
• La métaphysique se voit certes privée de toute réalité objective, mais sa réalité subjective se trouve néanmoins assurée. Les Idées
de la métaphysique ne sont pas renvoyées au musée des aberrations
et autres superstitions humaines mais consacrées dans leur rationalité.
Le procès de la « metaphysica artificialis » xxix dans la Dialectique ne
dégénère pas en procès de la « metaphysica naturalis » et il faut
même dire que le procès de la première n'est mené que parce que
Kant sait que toucher à la première n'est pas toucher à la seconde,
qu'en coupant les rejetons dogmatiques morts de la métaphysique
(« die verfaulte Metaphysik »), il ne porte pas atteinte à sa racine,
destinée à toujours demeurer vivace. « La métaphysique, plus que
toute autre science peut-être, est mise en nous selon ses principaux
caractères par la nature elle-même [durch die Natur selbst… in uns
gelegt], et l'on ne saurait y voir le produit d'un choix arbitraire
[Produkt einer beliebigen Wahl] ou une extension fortuite [als zufällige Erweiterung] dans le progrès des expériences » (Prolégomènes,
§ 57, p. 132-3, IV, 353, cf. p. 149-150, IV, 367 ; cf. Critique
B XXXII-XXXIII, R 86 ; B 21-2, R 89). C'est une disposition naturelle [Naturanlage] de notre raison qui a donné naissance à la métaphysique, son enfant chéri [als ihr Lieblingskind ausgeboren hat] :
engendrement qu'il faut attribuer, comme tout autre au monde,
non pas à quelque hasard [nicht dem ungefähren Zufalle], mais un
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germe d'origine qui est sagement organisé [weislich organisiert]
pour des fins d'importance [sondern einem ursprüngliche Keime
zuzuschreiben ist]. » (Prolégomènes, § 57, p. 132 ; IV, 353) C'est
une grande erreur de croire qu'il faille prendre fait et cause en faveur de la « metaphysica artificialis » pour que la « metaphysica naturalis » ne soit pas menacée, la « metaphysica artificialis » rend le plus
mauvais service à la cause de la « metaphysica naturalis ».
•
La critique de la raison n'est pas celle de l'exigence de totalisation ni même celle de l'exigence de dépasser les limites du donné
sensible ; la représentation de l'inconditionné et le besoin de l'inconditionné qui constituent l'essence de la raison ne sont pas dénoncés comme illusion, ni même comme conduisant nécessairement à l'illusion. On peut saisir là toute la différence entre le criticisme et le positivisme. L'illusion que nourrit la raison ne réside que
dans sa prétention éventuelle à produire une science de l'inconditionné.
C'est à bon droit que la raison repousse toutes les limites ; « ce qui,
avec nécessité, nous pousse à aller au-delà des limites de l'expérience
et de tous les phénomènes, c'est l'inconditionné que la raison réclame nécessairement et de façon entièrement légitime [mit allem
Recht] dans les choses en soi, vis-à-vis de tous ce qui est conditionné, en exigeant ainsi que la série des conditions soit close » (Préf.
B XX, R 79-80 ; nous soul.). La raison n'est à condamner que lorsqu'elle entreprend de le faire d'une certaine manière (en pratiquant
une « suppositio absoluta ») ou sur un certain terrain (spéculatif). Les
représentations de la raison elles-mêmes ne sont pas mises en cause,
il est simplement établi qu'elles ne peuvent fonder aucune connaissance synthétique a priori. « La destination propre de la raison n'est
pas entièrement comblée par l'emploi limité de l'expérience auquel
est astreint l'entendement pur » (Prolégomènes, § 40, p. 102 ; IV,
328) ; cette insatisfaction de la raison est tenue pour légitime en soi,
le besoin de la raison fait ici loi : « notre faculté de connaître ressent
un besoin [Bedürfnis fühlt] beaucoup plus élevé que celui d'épeler
simplement les phénomènes en fonction d'une unité synthétique,
pour pouvoir les lire comme une expérience » (A 314 / B 370-1 ;
R 342 ; nous soul.)
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Mieux, pareille exigence ne saurait être absolument vaine :
« tout ce que la nature elle-même prescrit est bon pour
quelque fin » (cf. A 743 / B 771 ; R 662 ; cf. Prolégomènes,
§ 60). Sans soutenir que cette exigence serait vaine si ce
qu'elle réclame devait ne pas exister, Kant affirme en tout
cas qu'elle doit avoir une bonne destination, la nature ne
faisant rien qui existe absolument en vain.
La Dialectique n'établit pas que la raison a tort de réclamer un
inconditionné mais que c'est à tort qu'on le cherche dans les phénomènes et que l'on prétend en produire une connaissance synthétique a priori. L'inconditionné nouménal se trouve ainsi promu. Il est acquis
que la raison, en tant que faculté de l'inconditionné, ne peut trouver sa
pleine satisfaction que dans le suprasensible. Quand même la raison ne
se trouve pas autorisée à en affirmer la réalité donnée et en mesure
d'en produire la connaissance, elle n'en réclame pas moins un inconditionné qu'elle doit se représenter comme suprasensible afin de
ne pas tomber en contradiction avec elle-même. La raison exige la
représentation d'un monde intelligible. Si cette représentation nécessaire de la raison ne peut en aucun cas donner lieu à une
connaissance, elle ne s'en trouve pas moins promue comme horizon
indépassable de la connaissance. L'apparence transcendantale n'est
pas à chercher dans cet horizon même mais dans sa présentation
comme objet de connaissance possible.
Il faut même aller plus loin (cf. nos vues supra à propos de la
solution des antinomies) : on ne saurait s'arrêter à la pensée strictement problématique du suprasensible (comme un quelque chose dont
nous pouvons former la pensée sans contradiction). Il faut que cet
inconditionné soit, si l'on veut que la raison échappe réellement aux
antinomies. Les antinomies dynamiques ne peuvent être tenues
pour réellement résolues que pour autant qu'est admis comme effectivement donné dans les choses en soi ce qui ne saurait l'être dans le
phénomène.
• Certes écartée à titre de connaissance, la métaphysique ne
l'est aucunement comme pensée rationnelle. Et cette thèse est sans
doute ce qui importe le plus à Kant. La métaphysique traditionnelle
s'efforçait d'établir démonstrativement la réalité de ses objets, mais
avec la montée du matérialisme et du scepticisme métaphysique
© Françoise Chenet
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(Hume) au XVIIIème siècle, c'est la rationalité même des entités métaphysiques qui se trouve mise en cause. Kant travaille à (r)établir la
rationalité récusée par le matérialisme ou le scepticisme des objets
de la métaphysique. On a tort de ne prêter attention qu'à seule réduction de ces objets du statut d'objets de connaissance à celui d'objets de pensée rationnelle, c'est-à-dire d'apprécier le travail kantien
du point de vue du dogmatisme par rapport auquel il est évidemment très en deçà ; il faut autant sinon davantage prêter attention à
l'élévation de ces objets du statut de représentations à la valeur et au
contenu contestés ou niés à celui de pensées pleinement rationnelles. Il faut, pour apprécier le travail kantien, se placer au point de
vue auquel il permet d'échapper. Si ces concepts ne sont pas des
connaissances objectives, ce sont du moins, tout de même, des pensées rationnelles. Sans doute ne pouvons-nous légitimement nous
élever au-delà des limites de l'expérience dans l'ordre de la connaissance, mais cela ne signifie pas que nous ne le puissions et le devions
par la raison, et non par la simple imagination folle ou suite à on ne
sait quel dérèglement subjectif de la pensée. C'est de façon nécessaire
et fondée que nous nous élevons à la pensée des objets métaphysiques. Si cette pensée rationnelle et nécessaire prend chez Kant le
nom de foi, on n'oubliera pas qu'elle est Vernunftglaube, vernünftiger Glaube : foi rationnelle. La connaissance de leur existence nous
est ôtée, mais la pensée de leur existence est nécessaire.
• Les arguments du dogmatisme affirmatif peuvent être écartés, on n'est pas par là tenu de renoncer [aufgeben] à des propositions qui, en tout état de cause, ont tout au moins [doch wenigstens]
pour elles l'intérêt de la raison, intérêt dont ne bénéficient pas les
propositions du dogmatisme négatif (cf. A 741 / B 769 ; R 621).
Bien davantage : si l'intérêt pour la connaissance peut se satisfaire
de la réduction des Idées au statut de simples Idées régulatrices, ni
l'intérêt architectonique, ni l'intérêt pratique ne peuvent s'en satisfaire.
Nous avons même des raisons – certes subjectives, mais puissantes
sur le plan spéculatif même –, pour poser l'existence effective de ce
sans quoi notre raison ne trouve pas de satisfaction complète, c'està-dire de ce suprasensible sans lequel nous ne pouvons penser
l'achèvement de la série des phénomènes (Idée de liberté et d'Etre
nécessaire). L'intérêt architectonique de la raison exige la vérité des
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thèses dynamiques, l'existence d'un mundus noumenon (et, disons-le,
l'intérêt « dogmatique » de la raison l'exige – par quoi nous désignons, faute d'un meilleur terme, le simple contraire du scepticisme : on n'échappe en effet réellement au scepticisme qu'engendre
nécessairement l'antithétique de la raison pure, que si l'on admet un
monde intelligible).
Étant accordé que les concepts de réalité, de substance, de
causalité, d'existence nécessaire n'ont en dehors de l'usage empirique absolument aucune signification, « je peux néanmoins admettre
un tel être incompréhensible [Dieu], non pas certes en soi [an sich
annehmen], mais comme l'objet d'une simple Idée, relativement au
monde sensible [relativ auf die Sinnenwelt]. Car ce qui est ici au
fondement du plus grand usage empirique possible de ma raison,
c'est une Idée (celle de l'unité systématique intégrale […]) qui ne
peut jamais en elle-même être présentée [dargestellt… werden] adéquatement dans l'expérience, bien qu'elle soit, pour rapprocher
l'unité empirique du plus haut degré possible, incontournablement
nécessaire ; et dès lors non seulement je suis autorisé [nicht allein befugt], mais je suis même contraint [sondern auch genötigt] de réifier
[realisieren] cette Idée, c'est-à-dire de poser pour elle un objet effectivement réel [einen wirklichen Gegenstand zu setzen], encore que ce ne
soit que comme un quelque chose en général que je ne connais pas
du tout en soi et auquel je donne des propriétés analogues aux
concepts de l'entendement dans son usage empirique dans la mesure où il apparaît comme fondement de cette unité systématique et
relativement à celle-ci » (A 677/ B 705 ; R 580 ; nous soul.).
La Critique ne montre pas tant l'illégitimité de toute position
d'un monde intelligible qu'elle ne dénonce la façon dont on
s'y est pris pour le poser, la voie que l'on a empruntée pour
le faire. L'élucidation de la raison comme exigence d'inconditionné et la démonstration de l'impossibilité de l'inconditionné s'il n'existe pas un monde intelligible constitue
une forme originale de position de ce monde intelligible que
Kant ne veut pas ériger en connaissance parce qu'il n'y reconnaît pas la forme traditionnelle de la connaissance dogmatique : ce qui n'est pas posé par un procès gnoséologique
semblable à celui dont usent les dogmatiques – et singuliè© Françoise Chenet
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rement les leibnizo-wolffiens – ne lui paraît pas relever d'un
procès de connaissance stricto sensu ; la connaissance devrait-elle donc se limiter à la simple analyse de concepts et
au syllogisme ? il y a certainement à questionner chez Kant
le concept crucial d'une connaissance métaphysique, peutêtre trop étroit et daté. Alors qu'il réélabore le concept de
connaissance dans le domaine de l'ontologie en montrant
que ce qui ne peut être connu d'une certaine manière peut
l'être d'une autre (avec une portée certes différente), sans
cesser pour autant d'être une connaissance – ainsi le principe de causalité qui ne peut être connu comme principe
valable des choses en général peut-il être connu comme
condition de l'expérience possible (ce qui ne peut être
connu comme dogme peut l'être comme principe [Grundsatz] (cf. R 617-8) –, Kant ne remet pas en cause le concept
de connaissance en métaphysique spéciale et se voit donc
obligé de rejeter hors de la connaissance en l'affectant d'une
valeur purement subjective ce qui constitue une voie d'affirmation métaphysique originale (donnant ainsi au dogmatique une légitimité inespérée : sa cause ne serait donc rien
de moins que celle de la connaissance métaphysique ! – ce
qui est lui faire trop d'honneur et n'est pas le meilleur
moyen de lutter contre le penchant dogmatique).
• Le matérialisme nie la rationalité des représentations d'âme,
d'immortalité, de Dieu, etc., les dénonce comme autant de produits
de l'imagination, de l'ignorance, ou de la superstition, etc., il en
produit une genèse fantasmatique ; il nie tout usage positif de ces
idées, quand il n'y voit pas la source de toutes les erreurs, stagnations et régressions de la connaissance. Ces Idées doivent être combattues sans concessions, chassées des esprits qu'elles obscurcissent
et asservissent, elles et tous leurs rejetons, indirects ou sublimés. Il
devrait être clair, dans ces conditions, que la critique kantienne de la
métaphysique spéciale tourne à l'avantage du spiritualisme, bien que
Kant lui refuse tout droit dogmatique. Kant peut bien priver les
Idées de tout usage constitutif, il ne les détrône pas dans la place
qu'elles remplissent au cœur du procès de la connaissance, on peut
même dire qu'elles ne sont détrônées du premier que pour recevoir
pleinement en possession le second, lequel est peut-être, après tout, le
© Françoise Chenet
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plus important : car affirmer ces Idées sans leur reconnaître d'usage
pour la connaissance, ne serait-ce pas préparer à leur abandon ultérieur ? En leur conférant une autorité incomparable pour la direction de la connaissance, en les soustrayant à toute critique sur ce terrain même, Kant leur rend un signalé service : les Idées continuent à
occuper la première place, même si ce n'est plus dans l'ordre de
l'être mais dans celui de la connaissance. Après tout une monarchie
constitutionnelle demeure une monarchie, cette adaptation permet
à la première de se conserver.
On aimerait être sûr que la « perversa ratio » et la « ignava ratio » ne menacent que l'usage constitutif de l'Idée de
Dieu. On aimerait être persuadé que l'Idée d'âme est indispensable à la constitution de la psychologie empirique et
qu'elle ne constitue pas – même entendue comme
« suppositio relativa » – un obstacle à surmonter sur le chemin d'une constitution d'une science de l'objet du sens interne
• La thèse spiritualiste, écartée comme connaissance – autant
certes que sa négation –, reste problématiquement possible. De cette
possibilité même, Kant se satisfait. A une métaphysique tentant vainement d'établir spéculativement la réalité objective de certains
énoncés, Kant substitue dans la Dialectique transcendantale une
métaphysique nova methodo qui n'a d'autre souci que d'établir la
simple possibilité objective de certains énoncés. Sans doute la montée
du matérialisme qui affirme l'impossibilité intrinsèque de ces énoncés
est-il pour quelque chose dans l'adoption de cette position qui peut
sembler une simple position de repli, mais qui est d'abord d'intelligence : il est vain de travailler à établir à grand renfort de démonstrations ce que l'adversaire combat à sa racine même, la réalité de ce
dont l'adversaire conteste la possibilité même. Il est vain de travailler à
établir la réalité de concepts à l'aide de moyens (une théorie de la causalité comme s'appliquant aux choses en soi, une théorie de l'espace
et du temps comme données dans les choses en soi, etc.) qui en
compromettent la possibilité même. Il est vain de compromettre en leur
possibilité même des concepts par une démonstration sophistique de leur
réalité. Les grands services que la métaphysique se flatte de rendre à
© Françoise Chenet
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la « bonne cause » doivent être lucidement examinés : ses sophismes
démonstratifs rejaillissent immanquablement sur la possibilité même
des concepts. L'établissement de la possibilité intrinsèque des
concepts de la métaphysique a plus de prix que leur réalité démontrée par les dogmatiques. Sans cette précaution critique, nous pourrions délirer au lieu de penser (cf. Qu'est-ce que s'orienter, p. 79). La
Critique de la raison pure ne travaille qu'à libérer les concepts de la
métaphysique de l'hypothèque qui pèse sur leur possibilité même.
La distinction du phénomène et de la chose en soi, de la connaissance et de la pensée n'ont pas d'autre fin. On admettra pour le
moins que ces distinctions ont cet effet. Dieu, la liberté et l'immortalité ne peuvent être problématiquement admis, l'inconditionné ne
peut être admis que si la stricte limitation de la connaissance à l'expérience possible se trouve démontrée, laquelle a pour contrepartie
l'impossibilité de la métaphysique spéculative comme connaissance.
La critique kantienne de la connaissance procure aux concepts menacés de la métaphysique une protection : elle les met à l'abri de critiques.
« Il ne faut pas sous-estimer [nicht gering zu schätzen] le service
[Dienst] qu'elle [la Critique] rend à la théologie en l'affranchissant
du jugement de la spéculation dogmatique et en la mettant du
même coup complètement à l'abri [in Sicherheit] de toutes les attaques d'adversaires de ce genre. Car la métaphysique commune pouvait bien lui promettre grand secours, elle n'en était pas moins incapable ensuite de tenir cette promesse et par dessus le marché, en
appelant à son secours la dogmatique spéculative, elle n'avait rien
fait d'autre que d'armer un ennemi contre elle-même [Feinde wider
sich selbst zu bewaffnen] » (Prolégomènes, p. 167, nous soul. ; IV,
383).
Telle est l'utilité négative de la Critique. Il suffit de montrer
la possibilité d'un accord entre nature et liberté, entre la contingence
des êtres et l'existence d'un être nécessaire, etc. ; pour cela il faut
montrer que les lois de la connaissance empirique ne peuvent prétendre à une validité inconditionnelle, à cette validité inconditionnelle que les dogmatiques leur confèrent précisément, en quoi ils
compromettent gravement, quoi qu'ils en aient, la cause qu'ils prétendent servir. « Il est intéressant de ne pas faire de ce qui est pour
© Françoise Chenet
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nous les conditions de la connaissance possible des choses [Dinge]
les conditions des choses [Sachen] [mêmes] ; car si on le fait, la liberté est supprimée [aufgehoben], (de même) l'immortalité, et nous
ne pouvons plus former de Dieu que des concepts contradictoires.
C'est ce qui nous contraint à déterminer précisément la possibilité,
l'étendue et les limites de notre pouvoir de connaissance spéculatif,
afin que la philosophie épicurienne ne s'empare [bemächtige] pas de
tout le champ de la raison et ne ruine [zu Grunde richte] pas la morale et la religion, ou qu'à tout le moins elle ne rende pas les hommes
inconséquents » (Réfl. 6317, 1790-91 ; nous soul.).
• Interdites d'usage constitutif, les Idées ne sont pas proscrites pour autant. Un simple avertissement critique met en demeure
de substituer à leur illégitime admission comme « suppositio absoluta » leur admission présomptive comme « suppositio relativa ». Ce
que je ne suis pas autorisé à poser « absolument » [schlechtin, suppositio absoluta], je puis avoir néanmoins un motif suffisant [genugsamen Grund] pour le poser « relativement » [suppositio relativa] »
(cf. A 676 / B 704 ; R 579). Privées d'usage constitutif, les Idées
sont néanmoins proclamées indispensables à la constitution du procès de connaissance. Si l'usage « déterminant » de ces concepts est
chimérique, leur usage « réflexif » (pour parler le langage de la troisième Critique) est proclamé fécond et nécessaire. La science ne peut
se passer de Dieu ; sans doute s'agit-il seulement de « Dieu en idée
[Gott nur in der Idee] », mais la thèse va loin ! D'une certaine manière, Kant ne dit rien d'autre que Leibniz : la science ne peut se
passer du principe de finalité, la science ne peut se passer de l'Idée
d'âme, etc. Objets d'une déduction subjective métaphysique, les Idées
sont encore objets d'une quasi déduction transcendantale. Elles sont légitimées tant dans leur origine que dans leur usage pour la connaissance.
• La suppositio absoluta est la suppositio simpliciter, la suppositio relativa est la suppositio secundum quid, c'est-à-dire relativement à
un certain point de vue [Hinsicht] ou en vue d'une certaine fin [Absicht] (cf. Progrès, p. 69 ; XX, 306). La réfutation kantienne de la position absolue des objets correspondant aux Idées passe à tort pour la
thèse que leur réalité ne peut être posée généralement parlant, alors
qu'elle signifie que leur réalité ne peut être posée en elle-même abs© Françoise Chenet
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traction faite de toute fin, à la façon dont un Descartes peut poser
Dieu dans sa preuve ontologique ; c'est seulement la preuve proprement dogmatique qui est écartée, laquelle repose sur la prétention à pénétrer la nature de l'en soi et à la déterminer, à poser l'objet correspondant aux Idées pour des raisons proprement objectives.
La Critique n'enseigne pas que les objets de la métaphysique ne doivent
pas être posés, mais qu'ils ne peuvent l'être abstraction faite du sujet et
des fins (spéculative et pratique) de sa raison. Mais ils peuvent et doivent l'être secundum quid : eu égard aux fins de la connaissance, afin
de réaliser son achèvement, eu égard aux fins de la morale (comme
horizon de l'impératif catégorique : afin que son objet – le souverain bien – soit possible). Bien que Kant fasse de cette manière d'affirmer ces objets, une foi et non une connaissance (foi doctrinale [dans
l'ordre spéculatif] et foi pratique), leur position n'a rien de facultatif,
d'arbitraire ou d'incertain, avec l'opinion [meinen]. Ce que la métaphysique dogmatique se croit à tort en droit de poser indépendamment de tout rapport aux fins de la raison en s'appuyant sur les
seuls principes d'identité et de non-contradiction et / ou par une
inspection de la nature de la chose, la métaphysique qu'inaugure
Kant se croit elle aussi autorisée à l'affirmer, mais sur un tout autre
fondement : la métaphysique ne peut procéder ' , mais
toujours seulement ’ (cf. Progrès, p. 69 ; XX, 306).
L'homme (le besoin subjectif de la raison humaine) ne peut être mis
entre parenthèse : les dogmes [dogmata] nous sont interdits ; mais si
la théosophie – terme par lequel Kant ne semble désigner particulièrement ni les disciples de Paracelse, ni Swedenborg, ni le mysticisme, mais la prétention à la connaissance de la nature divine, en général (cf. ibid., v. Critique de la raison pratique, p. 130, 132 ; Critique
de la faculté de juger, § 89, p. 264-5 et p. 281) – nous est ainsi interdite, cela n'implique pas que toute théologie nous le soit. La nécessité de Dieu pour que le souverain bien soit est un « argument
qui suffit à prouver [ein Argument… hinreichend zu beweisen]
l'existence de Dieu comme être moral ; il suffit à la raison humaine,
dans la mesure où elle est moralement pratique, c'est-à-dire qu'il lui
permet de l'admettre ; et il suffit à fonder une théorie du suprasensible, mais se présentant uniquement comme passage dogmatique et pratique à ce dernier. Il ne s'agit donc pas proprement d'une
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preuve [Beweis] de l'existence de Dieu absolument (simpliciter), mais
uniquement à un certain point de vue (secundum quid), c'est-à-dire relativement à la fin ultime que l'homme moral a et doit avoir ; l'admettre, c'est tout simplement se conformer à la raison dès lors que
l'homme a le droit d'accorder une influence sur ses décisions à une
idée qu'il s'est formée par lui-même conformément aux principes
moraux, tout comme s'il [als ob] l'avait tirée d'un objet donné » (Progrès, p. 69 ; nous soul. ; XX, 305).
La métaphysique dogmatique n'est pas condamnée parce
qu'elle poserait la réalité de ces objets mais pour prétendre faussement être fondée à le faire grâce à une pénétration [Einsicht] dans la
nature des choses et à une extension de notre connaissance. La position des objets de la métaphysique ne peut être légitime que si elle
se fait sans cette prétention. Or Dieu, la liberté, etc. peuvent être
admis sans prétendre à quelque Einsicht que ce soit dans le suprasensible. Nous apprenons de la loi pratique que ces Idées ont des objets,
« sans cependant pouvoir montrer comment leur concept se rapporte à un objet, et ce n'est pas encore une connaissance de ces objets » (Critique. de la raison pratique, p. 145). Des objets sont ainsi
donnés à ces idées ; « la raison se voit forcée d'admettre qu'il y a de
tels objets, quoiqu'elle ne puisse les déterminer plus exactement, ni
par conséquent étendre cette connaissance des objets » (ibid.). On
ne restaure pas ainsi la connaissance dogmatique : je ne sais pas
comment Dieu, la survie, la liberté sont possibles en eux-mêmes. La
réalité de ces objets est seulement nécessaire « in praktischer Hinsicht ». Le dogmatisme que Kant combat, ce n'est jamais l'affirmation comme telle qu'il y a de tels objets, mais que ces objets nous
soient donnés, que la raison spéculative puisse les connaître par une
pénétration de leur nature, que nous puissions les connaître « par
simples concepts [aus lauter Begriffen] ». Les objets suprasensibles
peuvent être posés sans supposer ni engendrer de connaissance du
suprasensible.
La différence essentielle de valeur établie entre la fin de la raison spéculative et celle de la raison pratique et le primat accordé à
cette dernière viennent de ce que, comme le souligne la section De
l'opinion, de la science et de la foi (cf. R 667 sq), la fin pratique est
une fin que l'homme doit nécessairement avoir (impératif catégo© Françoise Chenet
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rique), tandis que la fin spéculative est une fin qu'il peut avoir ou
qu'il a effectivement (impératif hypothétique) ; « ce besoin [Bedürfnis] n'est pas comme le besoin hypothétique [nicht etwa hypothetisches] d'un dessein arbitraire [einer beliebigen Absicht] de la spéculation, d'après lequel on devrait admettre quelque chose, si l'on
veut, dans la spéculation, user aussi complètement que possible de
la raison, mais c'est un besoin ayant force de loi [sondern gesetzlisches], d'admettre une chose sans laquelle ne peut avoir lieu ce
qu'on doit sans relâche se proposer pour but de ses actes » (Critique
de la raison pratique, préface, p. 2-3, nous corr.). C'est seulement
d'un point de vue pratique que les objets de la raison sont posés de
façon nécessaire. Mais il n'y a pas moins une foi doctrinale [doktrinale Glaube], analogue, dans le domaine spéculatif, à la foi pratique
(cf. A 626 sq/ B 854 sq ; R 670 sq). L'unité finalisée ne peut être
supposée dans la nature, jouer le rôle de fil conducteur dans l'exploration de la nature [Leitfaden zur Naturforschung] que si [keine andere Bedingung] je suppose qu'une suprême intelligence a tout ordonné ainsi d'après les fins les plus sages : faire la supposition d'un
sage créateur du monde est une condition nécessaire pour disposer d'un
principe directeur dans l'exploration de la nature [Leitung in der Naturforschung]. « Sous ce rapport théorique [in diesem theoretischen
Verhältnisse] je crois fermement en un Dieu [festig einen Gott
glaube], auquel cas dès lors cette foi n'est pourtant pas pratique au
sens strict, mais doit être appelée foi doctrinale [ein doktrinaler
Glaube] » (R 671, modifié ; nous soul.). Pour n'être pas pratique,
cette foi [glauben] ne peut être assimilée à un simple meinen, souligne Kant.
• La dénonciation du caractère illégitime d'une affirmation
comme connaissance ne vaut jamais chez Kant comme position indirecte (dogmatique) de sa négation. Il ne s'agit jamais chez Kant –
chose remarquable, mais peu remarquée – de la vérité ou de la fausseté de certains énoncés, mais seulement de légitimité ou d'illégitimité ;
l'enquête ne porte jamais que sur le droit, le bien fondé d'un énoncé. On se gardera bien de prendre la dénonciation de l'illégitimité
d'une prétention pour la dénonciation de la fausseté de l'énoncé même
sur lequel porte cette prétention. La réfutation d'une preuve n'est
pas la réfutation de ce que la preuve veut prouver. La Dialectique
© Françoise Chenet
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n'est pas une critique de certains contenus énonciatifs, tels que :
l'homme a une âme immortelle, Dieu existe, mais une interrogation
sur la question de savoir si ces énoncés – qui ne peuvent en aucun cas
être tenus pour analytiques – peuvent prétendre au statut de
« jugements synthétiques a priori ». En établissant que nous n'avons
pas les moyens de certains énoncés, qu'ils ne sont pas possibles à titre de connaissances synthétiques a priori, Kant porte à la métaphysique un coup en vérité bien moins rude que l'on pourrait le croire.
Dans toute autre philosophie qui convertit immédiatement l'illégitimité d'une prétention énonciative en une preuve de la fausseté
même de l'énoncé, pareille réfutation serait de grande portée ; mais
il en va tout autrement chez Kant. L'administration de la preuve de
la nature sophistique de la psychologie rationnelle, par exemple,
laisse totalement ouverte la question de la nature du sujet que je suis
comme chose en soi, ne met pas en cause l'idée même de sujet comme
chose en soi, et ne profite aucunement au matérialisme.
• On se rappellera toujours que les mêmes raisons qui découvrent l'impuissance de la raison humaine à établir la réalité objective
des concepts de la métaphysique « suffisent nécessairement aussi
pour démontrer l'inefficacité de toute assertion contraire »
(cf. R 558). « Le gain obtenu est déjà très important [viel gewonnen]
si je peux, en procédant librement à l'aveu de ma propre ignorance,
repousser [abtreiben] en tout cas les assauts dogmatiques d'un adversaire spéculatif et lui montrer qu'il ne pourra jamais, sur la nature de
mon sujet, en savoir davantage pour contester la possibilité de mes
espérances, que je n'en sais moi-même pour m'y maintenir attaché »
(A 383-4 ; R 385). Si la preuve de l'existence de l'être correspondant à ce que la raison pense comme Idéal de la raison pure ne peut
être administrée, sa réalité objective ne peut être réfutée [zwar nicht
bewiesen, aber auch nicht widelegt werden kann, cf. A 641 /
B 669 ; R 559)]. Les limitations que la sensibilité impose inévitablement à la raison pure valent pour la négation autant que pour l'affirmation. On voit même, curieusement, Kant assurer qu'ils valent
davantage encore contre toute négation : « puisque la raison est totalement insuffisante pour produire des assertions affirmatives [bejahende Behauptungen] dans ce domaine, elle disposera tout aussi peu
et moins encore [so wenig und noch weniger] du savoir requis pour
© Françoise Chenet
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pouvoir énoncer négativement quelque chose [etwas verneinend behaupten] sur ces questions » (A 753 / B 781 ; R 628, nous soul.).
La réfutation des preuves de l'existence de Dieu ou de la spiritualité de l'âme est effectuée à l'aide de principes qui valent contre
toute affirmation « transcendante » en général ; le fait que Kant ait
appliqué d'abord ces principes aux métaphysiques dogmatiques spiritualistes n'implique pas qu'elles soient seules atteintes. On trahit les exigences de la connaissance objective et l'on produit des assertions
spécieuses, sitôt que l'on prétend pouvoir s'affranchir des contraintes de l'objectivité et produire néanmoins une connaissance : spiritualisme et matérialisme sont ici mis à parité dans leur commune
prétention à déterminer ce que sont les choses en soi, à en produire
une connaissance. La volée de bois vert que prend le spiritualisme
n'épargne pas le matérialisme et ne lui confère aucun avantage.
• Si la Dialectique concentre tout son effort à montrer l'illégitimité de la prétention à convertir les exigences de la raison en autant de réalités objectives et semble ainsi donner à l'entendement
une sorte de valeur absolue, on n'oubliera pas que c'est parce que
l'entendement est le gardien et l'aune de l'objectivité ou, ce qui revient au même, de la connaissance. Mais les conditions de l'objectivité (phénoménale) sont une chose, le suprasensible en est une autre
et il peut avoir une réalité qui ne soit pas celle dont l'entendement a
le monopole.
Le criticisme combat successivement deux sortes d'empirisme : il rencontre d'abord sur son chemin, dans la partie analytique de la Critique, cet empirisme qui ne veut pas reconnaître que
l'expérience trouve ses conditions de possibilité dans notre faculté
de connaître elle-même. Il rencontre ensuite, dans la partie dialectique de la Critique, cet empirisme qui fait des conditions de la connaissance objective des conditions de possibilité des choses. Cette forme
d'empirisme qui serait celui d'Epicure (cf. R 459), peut-être celui
de Hume, peut aussi être considéré comme une conséquence (à
bannir) de l'Analytique, comme une interprétation indue de la
théorie de la connaissance objective. Que la théorie de l'objectivité
ne soit pas le dernier mot de la Critique, la Dialectique l'atteste ; les
conditions de la connaissance objective ne sont que les conditions
de la simple connaissance objective ; elles ne doivent pas être trans© Françoise Chenet
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formées en conditions de possibilité des choses et donc de possibilité de les penser. Ces conditions ne peuvent être érigées en législation pour les choses en soi.
Les principes de la Critique transforment en prétentions dogmatiques le fait de porter à l'absolu les principes de l'expérience
possible ; « l'empirisme » (pris en ce sens) est lui-même dogmatique
par rapport aux Idées sitôt qu'il nie hardiment ce qui est au-dessus
de la sphère de ses connaissances intuitives, sitôt qu'il fait valoir ses
principes comme des affirmations objectives (cf. R 459, c'est-à-dire
comme portant sur les choses en général). En ce sens, affirmer que
l'âme ne peut être pensée comme une substance sous prétexte que la
substance ne peut être prédiquée que sous des conditions temporelles, affirmer que Dieu ne peut être pensé comme cause pour cette
même raison, c'est faire un usage dogmatique des principes de l'expérience possible. Les négations du matérialisme sont inacceptables
en ce qu'elles proclament que les choses (en soi) ne peuvent être
pensées que de la manière dont nous connaissons les phénomènes,
que toute distinction entre pensée et connaissance est illégitime, ou encore que l'irreprésentable est l'impossible, que l' « ens rationis » ne
fait qu'un avec le « nihil negativum ».
• La suppression des pseudo-raisons objectives [objektive
Gründe] de l'adhésion à certaines propositions n'est en aucun cas
une suppression des « raisons subjectives » que nous pouvons avoir
d'y adhérer. Nous verrons dans le chapitre De l'opinion, de la science
et de la foi que nous avons des raisons subjectives, pratiques, de poser Dieu, la liberté et l'immortalité. Comme l'explique la Réfl. 6110
(vers 1785-88) : « Mais nous avons des raisons subjectives, tant de
l'usage spéculatif de notre raison que de son usage pratique, pour supposer une telle existence [celle de Dieu] parce que sans elle nous ne pouvons obtenir aucune satisfaction pour notre raison et ne pouvons pas
non plus lui procurer une unité complète. En particulier, sans cette
supposition, les lois pratiques, pourtant objectives, sont dépourvues
de force subjective. Nous avons donc assez pour [fonder] une croyance
raisonnable [zum vernünftigen Glauben] et même pour faire de cette
croyance raisonnable une supposition nécessaire ; car, en philosophie
spéculative, il n'est pas nécessaire que je tente de spéculer pour déterminer l'origine de la nature (ce n'est pas une nécessité objective
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que de spéculer), mais bien d'obéir à la loi morale ; mais je dois reconnaître les lois morales, par conséquent aussi comme hypothèse
inévitable, la supposition sans laquelle des lois morales n'auraient
aucune force obligatoire [verbindende Kraft] pour des êtres raisonnables » (nous soul.) Ce à quoi il faut renoncer comme savoir [wissen], nous le conservons ou le retrouvons à titre de « foi doctrinale »
et à titre de « foi pratique ». « Le croyant est celui qui accepte que sa
raison admette ce qui est indispensablement nécessaire à l'intégralité
de son usage expérimental théorique ou pratique, quoiqu'il ne puisse
pas le prouver » (Réfl. 6218, vers 1785-88 ; nous soul.)
En quel sens Kant nous ôte-t-il donc le droit d'affirmer
l'existence d'un être nécessaire ? Il veut seulement dire que nous ne
pouvons prétendre connaître l'absolue nécessité, aucunement que nous
ne devions pas l'affirmer. Les raisons (subjectives) d'affirmer peuvent
exister là où les conditions (objectives) de la connaissance font pourtant
défaut : « La supposition nécessaire d'un premier fondement de la
série des choses subordonnées les unes aux autres n'est pas une
connaissance de la nécessité de ce premier fondement en lui-même.
Cette connaissance serait celle de son absolue nécessité, ce dont
nous sommes entièrement incapables. Ce n'est pas non plus la
connaissance de la nécessité hypothétique de la chose, mais la
connaissance de la nécessité subjective de l'hypothèse suivant des principes de la raison ou plutôt la connaissance de la nécessité subjective qu'il
y a à admettre une chose qui soit absolument nécessaire. Cette nécessité
d'une chose déterminée par des concepts qui ne se trouvent pas
simplement dans la raison pure, pour l'explication des phénomènes
ou des règles pratiques, n'est ni savoir [wissen], ni opinion [meinen]
(hypothétique), mais foi [Glauben] » (Réfl. 6221, vers 1785-88). Le
savoir est l'assentiment complet en tant qu'il se fonde sur des preuves, « la foi est la reconnaissance de la nécessité d'une telle hypothèse pour son propre usage, qu'il soit théorique ou pratique (foi
théorique et pratique) » (cf. Réfl. 6422, vers 1785-88).
• On se remémorera enfin l'exorde de la Dialectique : occupons-nous maintenant du travail « d'aplanir et renforcer le sol
[den Boden eben und baufest zu machen] destiné à accueillir le majestueux édifice de la morale, ce sol où se trouvent toutes sortes de
trous de taupe que la raison, à la chasse aux trésors, y a creusés en
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vain, en dépit de ses bonnes intentions [aber mit guter Zuversicht],
et qui rendent fragile [unsicher] l'édifice à construire » (A 319 /
B 375-6 ; R 345). La critique de la « metaphysica specialis » n'est que
celle d'une métaphysique élaborée par la raison pure spéculative –
d'une métaphysique animée des meilleures intentions à l'égard de la
« bonne cause » mais qui l'a sérieusement compromise. Une métaphysique élaborée par la raison pure pratique va prendre immédiatement la relève, conférer « une réalité subjective, encore qu'elle
n'ait de valeur qu'au point de vue pratique [objektive, aber nur in
praktischer Hinsicht gültige Realität] » (Progrès, p. 74 ; XX, 309)
aux Idées auxquelles la métaphysique spéculative cherchait sophistiquement à assurer une réalité objective. C'est afin que la métaphysique pratique puisse prendre tout son essor, afin qu'elle soit libérée
de l'hypothèque que fait peser sur elle la métaphysique spéculative
dogmatique que Kant entreprend de montrer que le roi (spéculatif)
est nu. Le philosophème du kantisme n'est pas le philosophème
« positiviste » que notre raison ne peut s'étendre au suprasensible,
mais qu'elle ne peut s'y étendre par la voie spéculative : la voie pratique réalise à sa manière ce que la voie spéculative semble promettre,
mais compromet absolument puisque, tel Midas, elle transforme en
phénomène tout ce qu'elle touche et que l'Inconditionné ne peut
jamais se trouver dans les choses telles que nous les connaissons.
« Je ne peux pas même admettre [nicht einmal annehmen]
Dieu, la liberté et l'immortalité, à destination du nécessaire usage
pratique de ma raison, si je n'ampute pas en même temps [zugleich
benehme] la raison spéculative de sa prétention à des vues débordant
toute appréhension [ihre Anmaßung überschwenglicher Einsichten],
parce qu'il lui faut, pour les atteindre, se servir de propositions fondamentales qui, ne s'étendant en fait qu'à des objets de l'expérience
possible, sont cependant appliquées à ce qui ne peut être un objet
de l'expérience, transforment effectivement, à chaque fois, cet objet en
phénomène [in Erscheinung verwandeln] et ainsi déclarent impossible toute extension pratique de la raison pure. Il me fallait donc abolir [aufheben] le savoir afin d'obtenir une place pour la foi [Glauben], et le dogmatisme de la métaphysique, c'est-à-dire le préjugé selon lequel il serait possible d'y faire des progrès sans une Critique de
la raison pure, est la vraie source de toute incroyance entrant en conflit
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avec la moralité [die wahre Quelle alles der Moralität widerstreitenden Unglaubens]) – incroyance qui est toujours très fortement
dogmatique » (Préface, B XXX, R 84-5 ; nous soul. et corr.).
En limitant la connaissance à l'objet d'expérience possible, en
rapportant l'espace, le temps et la causalité notamment, au seul objet de
la connaissance, la Critique semble certes de prime abord porter un
coup décisif et intolérable à la métaphysique dans la mesure où elle
a pour effet d'invalider toutes les prétentions d'une métaphysique
semblable à celle d'un Descartes ou d'un Leibniz. Elle n'en a pas
moins – aux yeux de son promoteur – une utilité positive considérable : la liberté et Dieu ne sont pas sauvables en effet si l'on adopte les
hypothèses des dogmatiques, c'est-à-dire de ceux qui tiennent que,
dans la connaissance, le sujet tourne autour de l'objet. La distinction
critique du phénomène d'avec la chose en soi, qui en résulte, est le rempart de la métaphysique. La Critique peut, seule, couper à leur racine
[entwurzeln] matérialisme, fatalisme, athéisme, incrédulité des librepenseurs (cf. B XXXIV, R 87). « Dans le cadre d'une telle démarche
la raison spéculative nous a en tout cas ménagé une place [doch wenigstens Platz verschafft] pour un pareil élargissement [Erweiterung], bien qu'elle ait dû laisser vide [leer] cette place, et il ne nous
est donc pas interdit de songer à la remplir – elle nous y invite
même –, si nous le pouvons, à l'aide des données pratiques qu'elle
nous fournit » (B XXI-XXII, R 80). La limitation de notre connaissance aux phénomènes ruine certes toute métaphysique dogmatique possible, mais elle laisse place à la pensée de ce que, sinon, nous ne serions
même plus autorisés à penser. La limitation spéculative rend seule possible l'extension pratique. La Critique de la raison pure doit se lire
comme fournissant ses prémisses à la Critique de la raison pratique
(chap. « Du Canon… »).
Tant la Critique de la raison pure (et ce, dès sa première édition) que la Critique de la raison pratique ont attiré l'attention sur
l'enjeu – considérable pour la métaphysique – du philosophème de
l'idéalisme transcendantal : si espace et temps existent en soi comme
conditions des choses, l'infinité et l'indépendance de Dieu sont menacées, on perd surtout tout moyen d'échapper au spinozisme et à la négation, ruineuse pour la morale, de la liberté. Assumer ce qui fonde la
distinction du phénomène d'avec la chose en soi et sa conséquence
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(l'impossibilité de la connaissance des choses soi et donc de la métaphysique spéculative), c'est travailler pour la « bonne cause ».
Avant d'exposer les postulats de la raison pratique, Kant
s'interrogera préjudiciellement dans une section de la Critique de la raison pratique intitulée « De la suprématie [Primat] de la raison pratique sur la raison pure spéculative »
(Picavet, p. 129 sq) sur le droit que nous avons de faire
usage de concepts rationnels qui dépassent les limites de la
connaissance spéculative : question à laquelle il répond par
l'affirmation du primat de la raison pratique.
Dans son usage spéculatif comme dans son usage pratique,
la raison a un intérêt : l'intérêt de l'usage spéculatif de la
raison est la connaissance poussée jusqu'aux principes a
priori les plus élevés, celui de la raison pratique est la détermination de la volonté relativement à un but final et
complet. Lequel de ces intérêts prime donc ?
Si la raison pratique devait tirer ses principes de la raison
spéculative, si la raison pratique ne devait concevoir rien de
plus que ce que les lumières [Einsicht] de la raison spéculative lui offrent, la suprématie devrait évidemment revenir à
cette dernière. Mais s'il devait s'avérer que la raison pratique a des principes originaux [ursprüngliche Prinzipien] a
priori avec lesquels soient inséparablement liées certaines
positions théoriques [mit denen theoretische Positionen unzertrennlich verbunden wären] [= les postulats] – impénétrables à la raison spéculative quoiqu'ils ne soient pas en
contradiction avec elle [die sich gleichwohl aller möglichen
Einsicht der spekutativen Vernunft entzögen (ob sie zwar
derselben auch nicht widersprechen müßten)] –, alors se
pose le problème de savoir quel intérêt doit primer : la raison spéculative doit-elle accepter tout ce que la raison pratique lui ordonne d'admettre ou est-elle autorisée à rejeter
comme vaine logomachie [als leere Vernünftelei] tout ce
qui supprime les limites qu'elle s'est posée à elle-même «
en l'abandonnant à tous les non-sens et à toutes les illusions
[Unsinn oder Wahnsinn] de l'imagination » ?
Pour en trancher, il faut considérer la nature de la raison
pratique, la nature de l'intérêt qui l'anime. Selon cet intérêt,
© Françoise Chenet
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le primat revient en effet à la raison spéculative ou à la raison pratique.
L'intérêt de la raison spéculative devrait évidemment prévaloir si la raison « pratique » n'avait d'autre fonction que de
gouverner l'intérêt des penchants sous le principe sensible
du bonheur : l'intérêt pathologiquement déterminé de cette
raison « pratique » (pseudo-raison pratique) ne pourrait élever aucune prétention légitime : « il vaudrait mieux n'avoir
aucune raison que de la livrer de cette façon à toutes espèces de rêves [Träumerei] ».
Il en va autrement si la raison pratique exprime un autre intérêt que celui des penchants. Si la raison pure peut être
pratique par elle-même – comme c'est le cas : la conscience
de la loi morale l'atteste –, s'il n'y a qu'une seule raison jugeant d'après des principes a priori, tantôt au point de vue
théorique, tantôt au point de vue pratique, il est clair que la
raison théorique doit admettre les propositions qui ne sont
pas en contradiction avec elle, quoiqu'elle ne puisse pas les
établir dogmatiquement, dès lors que ces propositions sont
inséparablement liées à l'intérêt pratique de la raison pure
[sobald sie unabtrennlich zum praktischen Interesse der reinen Vernunft gehören]. Quoique la raison pure théorique
doive considérer ces propositions comme quelque chose
d'étranger, qui n'a pas poussé sur son propre terrain [ein
fremdes Angebot, das nicht auf ihrem Boden gewachsen],
elle doit les admettre dans la mesure où elles sont inséparablement liées à l'intérêt pratique de la raison pure. Elle ne
doit pas plus les rejeter ou les ignorer que les prendre pour
ses propres lumières [nicht ihre Einsichten], mais elle doit y
voir des « extensions [Erweiterungen] de son usage à un autre point de vue », extensions qui ne sont pas contraires à
son intérêt qui est de limiter la démesure spéculative [in der
Einschränkung des spekulativen Frevels]. A l'intérêt des
penchants [das Interesse der Neigungen] s'oppose l'intérêt
de la raison [das Interesse der Vernunft].
On échappe ainsi et ainsi seulement à une dangereuse antinomie. Sans cette subordination [Unterordnung] de la raison
spéculative à la raison pratique, en effet, la raison serait en
conflit [Widerstreit] avec elle-même : d'une part la raison
spéculative n'accueillerait [aufnehmen] pas les positions
© Françoise Chenet
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théoriques inséparables des principes a priori de la raison
pratique ; d'autre part, la raison pratique n'accepterait pas
les limites de la raison spéculative et l'entraînerait dans l'extravagance [Schwärmerei]. La subordination inverse de la
raison pratique à la raison spéculative n'est pas envisageable : on ne peut demander à la raison pratique de se subordonner à la raison spéculative, tout intérêt étant pratique
(« l'intérêt même de la raison spéculative n'est que conditionné et [qu'] il est seulement complet dans l'usage pratique » p. 131). Le primat de la raison pratique sur la raison
spéculative est donc nécessaire parce que fondé dans la raison elle-même (en tant qu'il n'y a qu'une seule raison).
© Françoise Chenet
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Table des matières
CHAPITRE VII
La théorie de la raison
LA DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE :
III. critique de la THÉOLOGIE rationnellE & USAGE
RÉGULATEUR DE LA RAISON
I. La critique de la théologie rationnelle
4
Idée théologique et Idée cosmologique
5
1. De l'Idéal transcendantal
7
a. La genèse de l'Idéal transcendantal
7
b. L'apparence dialectique
16
c. L'intérêt cosmologique, raison de l'apparence transcendantale :
l'exigence d'un ens necessarium
20
2. Examen des preuves servant à conclure à l'existence de Dieu
25
A. Examen de la voie transcendantale : preuves ontologique et
cosmologique
26
B. Examen de la voie empirique : elle est également fermée. La
preuve physico-théologique n'est pas une preuve indépendante et
complète
44
3. Conclusion : critique de toute théologie issue des principes
spéculatifs de la raison
49
• Impossibilité de toute théologie transcendantale
50
• Utilité négative de la théologie transcendantale
53
© Françoise Chenet
121
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4.Quelle est, finalement, la portée réelle de la critique de la
théologie rationnelle ?
56
II. Le rôle purement régulateur des Idées de la raison
64
1. De l'usage régulateur des Idées de la raison
64
2. Du but ultime [Endabsicht] de la dialectique naturelle de la
raison
73
3. Résultat de toute la Dialectique transcendantale
80
4. Les désordres résultant de l'admission hypostatique de l'Idée de
Dieu
82
5. La réhabilitation
régulatrice
de
la
théologie :
la
6. Conclusion de la Dialectique transcendantale
physico-théologie
86
94
III. Bilan : la métaphysique spéciale au terme de la
Dialectique transcendantale
98
Table des matières
121
NOTES
123
© Françoise Chenet
122
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NOTES
i
. Cf. notamment E. BOUTROUX, La philosophie de Kant, p. 228 sq ;
Ch. RENOUVIER, Critique de la doctrine de Kant, chap. VIII & XIVXVIII. J. MARÉCHAL , Le point de départ de la métaphysique, t. IV :
La critique de Kant (3ème éd. 1944), voir le chap. IV ; F. ALQUIÉ ,
La critique kantienne de la métaphysique, p. 104 sq ;
A. PHILONENKO, L'Œuvre de Kant, t. I, p. 305 sq ; J. MOREAU , Le
Dieu des philosophes : Kant, Leibniz et nous ; F. MARTY, La naissance de la métaphysique chez Kant, p. 157 sq. Ét. GILSON : L'être
et l'essence, Vrin, 3ème éd., chap. VI, p. 187 sq. G. LEBRUN, Kant
et la fin de la métaphysique, chap. V-VII. J. RIVELAYGUE, Leçons de
métaphysique allemande, t. II, p. 208 sq. O. HÖFFE, Introduction à
la philosophie pratique de Kant, 2ème éd. Vrin, 1994, chap. XII :
« La révolution kantienne de la théologie philosophique »,
p. 266 sq. A. RENAUT, Kant aujourd'hui, p. 123 sq. — Voir Prolégomènes, § 55 ; Progrès de la métaphysique, p. 64-8.
Pour la critique hégelienne, voir outre l'Encyclopédie (3ème éd.,
§ 51) Les preuves de l'existence de Dieu, trad. J. GIBELIN, Vrin,
1959, notamment les annexes (p. 95-129) : Sur la critique kantienne de la preuve cosmologique, exposé de la preuve téléologique, exposé de la preuve ontologique ; N. NIEL donne ces textes à
l'issue de sa traduction des Preuves de l'existence de Dieu, Aubier,
1946, p. 189-248, mais pas J.-M. LARDIC dans son édition des Leçons sur les preuves de l'existence de Dieu, Aubier, 1994. Sur la
critique hégelienne, voir, entre autres, R. VANCOURT, La pensée religieuse de Hegel, PUF, 1964, chap. IV : Sens des preuves de
l'existence de Dieu : Hegel critique de Kant ; G. PLANTY-BONJOUR,
Le projet hégelien, Vrin, 1993, p. 147-158.
ii
. TP, 412 fait ici contresens. J'existe comme intelligence
(cf. B 159 ; R 214).
iii
. Sur cet usage analogique, voir les §§ 58 et 59 des Prolégomènes,
la Critique de la faculté de juger, § 90, p. 268-9, les Progrès, p. 356.
iv
. Dieu, comme Idée de la raison, n'est pas le créateur du monde,
mais le concept rendant possible toutes les disjonctions…
v
. L'ens realissimum ne signifie pour Kant rien d'autre que l'omnitudo realitatis, l'intégralité [Vollständigkeit]. Jamais Kant ne rai© Françoise Chenet
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sonne sur l'Idée d'un être parfait et infini (cf. ALQUIÉ : La critique
kantienne…, p. 111).
vi
. Kant appelle théologie transcendantale (cf. R 553) la connaissance de l'être suprême par la simple raison [théologie rationnelle
vs révélée] en tant qu'elle détermine son objet exclusivement par
des prédicats « transcendantaux » (ses prédicats ontologiques les
plus généraux : comme être originaire, suprêmement réel, être des
êtres) vs la théologie naturelle (qui le détermine comme intelligence au moyen d'un concept dérivé de la nature de notre âme).
vii
. Les concepts de liberté, d'immortalité et de Dieu.
viii
. On ne trouvera aucun exposé, aucun compte rendu de la
preuve anselmo-cartésienne ; historiens de la philosophie et disciples d'Anselme et/ou de Descartes ne trouveront donc pas leur
compte.
ix
. L'être n'est pas un prédicat, voir HEIDEGGER, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie [Cours 1927, paru en 1975,
Gallimard, 1985] et La thèse de Kant sur l'Être [1962], repris in
Questions II, Gallimard, 1968.
x
. La preuve ontologique est doublement critiquable : avant de
conclure illégitimement de l'essence à l'existence, du possible au
réel, elle conclut illégitimement de la possibilité logique à la possibilité réelle, de la non-contradiction du concept à la possibilité
réelle du défini !
xi
. L'arrêt inadmissible dans la régression et l'usage inadmissible du
principe de causalité ont déjà été signalés.
xii
. Bien que Kant ne parle pas ici d'antinomie, c'est en fait très évidemment à une antinomie que l'on a affaire : il doit y avoir du nécessaire / l'être nécessaire est inconcevable.
xiii
. La morale n'a pas d'autre titre à exiger Dieu que comme garant
de la réalisation du souverain bien.
xiv
. Ce point est essentiel : la métaphysique (spéculative) ne fait que
prolonger la physique.
xv
. Notons au passage la mauvaise traduction, trop répandue,
d'Urwesen par Etre suprême.
xvi
. Voir infra la prise de parti de Kant en faveur de la théologie naturelle (théisme) (cf. R 590 sq).
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xvii
. Il n'a pas encore été question dans la Critique des concepts de
connaissance pratique et d'usage pratique de la raison. Ces vues
anticipent sur celles que développera le chapitre du Canon de la
raison pure. Le concept d'intérêt pratique de la raison a fait son
apparition dans la section du chapitre de l'Antithétique de la raison pure consacré aux intérêts en jeu dans les thèses et les antithèses.
xviii
. Dieu comme principe d'explication tel qu'y recourt la raison
théorique ne peut être qu'une hypothèse (Cr. r. pratique, p. 135).
xix
. C'est ce que Kant thématise dans la Critique de la faculté de juger sous les noms d'usage déterminant et d'usage réflexif.
xx
. « J'appelle maximes de la raison tous les principes subjectifs qui
ne sont pas tirés de la nature de l'objet, mais de l'intérêt de la raison pour une certaine perfection possible de la connaissance de
cet objet [dem Interesse der Vernunft in Ansehung einer gewissen
möglichen Vollkommenheit der Erkenntnis dieses Objekts], »
(A 666 / B 694 ; R 573).
xxi
. Tel le débat qui aura lieu un demi-siècle plus tard entre Cuvier
et Geoffrey Saint-Hilaire ! Cf. Ernst Cassirer. Le problème de la
connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, t. IV De la mort de Hegel aux temps présents, trad. franç., éd.
du Cerf, 1995, p. 151-174.
xxii
. Il est manifeste que c'est l'usage légitime de l'Idée de Dieu que
Kant vise à fixer dans ces pages.
xxiii
. En effet, les concepts de réalité, substance, causalité, nécessité
dans l'existence n'ont aucun usage en dehors de l'usage où ils
rendent possible la connaissance empirique d'un objet (A 677 /
B 705 ; R 579).
xxiv
. Toujours est-il que nous avons besoin [bedürfen] d'une telle
supposition.
xxv
. Cette assertion kantienne est assez curieuse, tout tendant chez
lui à se représenter ce principe d'ordre comme extérieur à la nature : c'est à un Welturheber qu'elle conduit.
xxvi
. Voir F. MARTY, La naissance de la métaphysique, chap. III, surtout p. 175-180.
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xxvii
. La raison promet monts et merveilles, mais elle ne tient pas ses
promesses. La Critique est la dénonciation des promesses illusoires
de la raison spéculative.
xxviii
. La théologie comme science est, en particulier, un savoir purement imaginaire reposant sur une mauvaise compréhension de
la destination (régulatrice) de l'Idée de Dieu.
xxix
. Artificialis, künstlich, savant : la métaphysique constituée dans
les systèmes des dogmatiques. Kant n'utilise pas, que nous sachions, cette formule, mais elle correspond notamment à l'opposition faite dans la Logique entre logique naturelle et populaire [natürliche und populäre Logik] et logique savante ou scientifique
[künstliche oder wissenschaftliche Logik] (logica naturalis, logica
scholastica sive artificialis] (cf. Logique, introd., II, p. 16). Le
concept de metaphysica naturalis et la distinction de la metaphysica naturalis d'avec la metaphysica artificialis se trouvent chez
Baumgarten (Metaphysica, 1739, § 3), F. Meier (Métaphysique,
1755, §§ 7-16), Baumeister (Philosophia definitiva, 1775, § 344)
(cf. l'article déjà mentionné de Léo FREULER).
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