E R. FRANÇOIS-XAVIER CHENET L A MÉTAPHYSIQUE DE LA MÉT AP HYSIQU E Essais et Recherches Les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. © Françoise Chenet - Philopsis 2008 Philopsis éditions numériques http ://www.philopsis.fr Philopsis E R. CHAPITRE VII LA THÉORIE DE LA RAISON LA DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE : III. CRITIQUE DE LA THÉOLOGIE RATIONNELLE & USAGE RÉGULATEUR DE LA RAISON © Françoise Chenet 3 http://www.philopsis.fr Philopsis I. La critique de la théologie rationnelle « La chose essentielle est toujours la moralité : elle est la chose sacrée et intangible que nous devons préserver, et elle est aussi la raison et la fin de toutes nos spéculations et de toutes nos recherches. Toutes les spéculations métaphysiques tendent à cela » (Leçons de métaphysique, trad. Castillo, Le livre de poche, p. 376). « Au reste, la connaissance de Dieu continue à reposer sur les mêmes raisons de l'entendement sain que par le passé ; n'est ôté que le rêve téméraire [schwärmerische Waghalsigkeit] d'en décider par la spéculation […] et la décision est entièrement remise entre les mains de la morale » Réfl. 5962 (vers 1785-89). « La théorie kantienne de la connaissance est bien, comme on l'a dit, une "théorie athée de la connaissance". Elle est aussi la première grande théorie agnostique de Dieu, de l'existence de Dieu, de la croyance en Dieu » BIRAULT, Heidegger et l'expérience de la pensée, 70. La réfutation des prétendues démonstrations de l'existence de Dieu dans la Dialectique monopolise trop généralement l'attention au détriment tant des considérations initiales qui introduisent à la notion d'Idéal transcendantal d'une part, que de celles, finales, qui précisent l'usage régulateur indispensable de cette Idée. La critique de la théologie rationnelle i n'est pas d'abord une mise en cause des démonstrations de l'existence de Dieu ; elle s'attache prioritairement à comprendre pourquoi la raison forme nécessairement cette Idée et pourquoi elle est portée à la réaliser. Avant d'examiner les démonstrations de la theologia rationalis, il faut comprendre ce que nous nous représentons sous ce concept, comment se constitue l'Idée de Dieu. La façon dont nous sommes conduits à former ce concept expliquera pourquoi nous © Françoise Chenet 4 http://www.philopsis.fr Philopsis sommes portés à l'hypostasier, par quelle illusion nous sommes poussés à le réaliser. Ce n'est pas la critique des démonstrations qui fera ressortir l'illusion au service de laquelle elles fonctionnent. Les paralogismes théologiques ne sont pas les causes de l'illusion transcendantale ; nous sommes incités à des raisonnements paralogiques, poussés que nous sommes par l'illusion transcendantale. Il ne servirait à rien de réfuter les démonstrations de l'existence de Dieu (que l'on pourrait toujours croire susceptibles d'être améliorées) si l'on ne montrait ce qui est à leur racine. Les démonstrations ne sont pour rien dans le procès d'objectivation de l'Idée transcendantale ; elle ne sont pour rien dans la formation même de l'Idée transcendantale ; elles n'interviennent qu'après. Idée théologique et Idée cosmologique La raison opère maintenant une véritable mutation dans son usage spéculatif. L'inconditionné est désormais cherché hors du monde sensible. Dieu n'est plus pensé en rapport avec les phénomènes et la régression empirique de la raison pour rendre compte du conditionné, mais il l'est à partir de concepts a priori. « Aussi longtemps que nous n'avons pour objets, à travers nos concepts de la raison, que la totalité des conditions présentes dans le monde sensible […], nos Idées sont certes transcendantales, mais néanmoins cosmologiques. En revanche, dès que nous situons l'inconditionné […] dans ce qui est tout à fait en dehors du monde sensible, par conséquent tout à fait en dehors de toute expérience possible, les Idées deviennent transcendantes : elles ne servent pas seulement à achever l'usage empirique de la raison […], mais elles s'en scindent totalement [trennen sich gänzlich davon] et se transforment elles-mêmes en objets dont la matière n'est pas empruntée à l'expérience et dont la réalité objective ne repose pas non plus sur l'achèvement de la synthèse empirique, mais sur des concepts purs a priori. De telles Idées transcendantales ont un objet purement intelligible [einen bloß intelligibelen Gegenstand] » (A 565/ B 594 ; R 514 ; nous soul.) L'Idée théologique est très facile à distinguer du concept de l'entendement. « Ici, à la différence des Idées psychologique et cos© Françoise Chenet 5 http://www.philopsis.fr Philopsis mologique, la raison ne part pas de l'expérience et n'est pas entraînée [zu trachten verleitet wird] par une gradation des principes à tendre si possible à l'intégralité de leur série, mais elle effectue une rupture complète [gänzlich abbricht] et à partir des simples concepts de ce qui constituerait l'intégralité absolue d'une chose en général, par conséquent grâce à l'Idée d'un Etre originaire suprêmement parfait, elle descend [herabgeht] à la détermination de la possibilité et du même coup à celle de la réalité de toutes les autres choses » cf. Prolégomènes, § 55, p. 125, IV, 348). L'Idée de Dieu n'est pas une Idée cosmologique. C'est néanmoins la quatrième Idée cosmologique qui nous pousse à tenter de faire ce pas [dringt uns diesen Schritt zu wagen] : « Car l'existence des phénomènes, qui n'est nullement fondée en soi-même [in sich selbst ganz und gar nicht gegründete], mais qui est toujours conditionnée, nous invite [fordert uns auf] à nous mettre à la recherche de quelque chose de distinct de tous les phénomènes, qui soit par conséquent un objet intelligible à travers lequel cette contingence cesse » (A 566/ B 594 ; R 514-5). Mais, une fois que nous concevons un tel objet intelligible, nous devons alors considérer les phénomènes comme des modes de représentations [Vorstellungsarten] contingents (cf. A 557/B 585 R 509) d'objets intelligibles par des êtres qui sont eux-mêmes des intelligences ii (pour nous représenter ces objets intelligibles, nous ne disposons que d'un usage analogique iii des concepts de l'expérience). Il n'y a véritablement qu'avec cette troisième Idée que nous nous élevons au suprasensible. Le premier pas [erster Schritt] que nous faisons hors du monde sensible nous oblige à rechercher l'être absolument nécessaire et à en dériver non les phénomènes, mais les choses en tant qu'objets intelligibles (cf. R 515). Avec l'Idée de Dieu, nous rompons tout lien avec les phénomènes et nous représentons un être purement intelligible comme fondement de tous les autres êtres intelligibles. © Françoise Chenet 6 http://www.philopsis.fr Philopsis 1. De l'Idéal transcendantal « La vérité, c'est que, si nous voulons former a priori un concept d'une chose en général, donc d'une façon ontologique, nous mettons toujours au principe dans notre pensée comme concept originaire le concept de l'être le plus réel de tous » (Progrès, p. 64 ; XX, 302). a. La genèse de l'Idéal transcendantal Il faut d'abord expliquer pourquoi et comment la raison est amenée à former nécessairement ce concept « dont la métaphysique s'est ensorcelée [hingezaubert hat] on ne sait comment » (Progrès, p. 65 ; XX, 302) : le concept d'être le plus réel, d'être contenant toutes les perfections [ens realissimum, ens perfectissimum], pourquoi nous sommes conduits à former, comme fondement de la possibilité des choses, l'Idée d'un être contenant en soi toute la réalité, à tenir la possibilité des choses pour dérivée et l'être contenant toute réalité comme réalité originaire. Des trois Idées de la raison, celle de Dieu est la seule sur la constitution de laquelle Kant semble revenir ; serait-ce qu'elle est, des trois Idées, celle dont l'engendrement est le moins évident ? En fait, le chapitre de l'idéal transcendantal a la même fonction que le chapitre de la topique de la psychologie rationnelle et celui du système des Idées cosmologiques. Nous l'avons dit : Kant construit en sa nécessité le triple objet de la métaphysique spéciale et les problèmes inhérents à chacune des disciplines qui la composent. Pour les Idées d'âme et de Monde, Kant ne revient pas sur ce qu'il a établi dans la section du Système des Idées transcendantales, mais a à s'occuper de construire a priori le champ des questions qui relèvent nécessairement de ces disciplines spéciales. S'agissant de la théologie rationnelle qui, pour Kant, ne donne lieu qu'à l'unique question de l'existence de Dieu (on aurait pu concevoir une théologie rationnelle ayant à déterminer la nature de cet être à la façon dont la © Françoise Chenet 7 http://www.philopsis.fr Philopsis psychologie rationnelle entend déterminer a priori la nature d'un être pensant en général), il n'y a rien de plus à faire qu'à rappeler comment et pourquoi la raison engendre nécessairement cette Idée, d'autant que ce rappel est indispensable pour comprendre la seule preuve au fond qui puisse être donnée, comme on le verra, c'est-à-dire la preuve ontologique par laquelle on montre que l'idéal transcendantal (l'ens realissimum) doit nécessairement exister, c'est-à-dire ne faire qu'un avec l'ens necessarium, ou inversement que l'ens necessarium, que conçoit la thèse de la quatrième antinomie et que réclame notre raison ne peut être que l'ens realissimum. L'Idée de Dieu est la représentation de l'unité absolue de la condition de tous les objets de la pensée en général. L'Idéal de la raison pure incarne l'exigence rationnelle du syllogisme disjonctif qui poursuit l'agrégat complet des membres de la division : la totalité. Ici, ironise Schopenhauer, nous tombons en plein Moyen âge (Le Monde, p. 638-9). Ces vues, notait-il dans un cahier d'étude de la Critique (1811 ?), forment dans cette œuvre immortelle une « tache sur un bel habit [ein Flecken auf einem Prachtgewand] » (!). L'habitude et l'éducation, le respect du théisme peuvent seuls expliquer que Kant ait pu prendre pour un phénomène naturel et nécessaire de l'entendement cette chimère monstrueuse de la scolastique. Kant inverserait totalement le procès effectif de la connaissance, laquelle ne va pas du général au particulier, mais suit le chemin opposé. Schopenhauer nie absolument que nous devions mettre au fondement de la détermination d'un quelconque objet le concept anselmien d'ens realissimum. Kant prendrait les postulats de la philosophie scolastique pour les exigences éternelles de la raison, il érigerait en Idée de la raison une production de la scolastique médiévale. « En dépit de toute vérité, la représentation grotesque, puisqu'il faut le dire, d'une quintessence de toutes les réalités possibles [y] est présentée comme une notion essentielle et nécessaire de notre raison. Pour la déduire, Kant émet cette assertion philosophiquement fausse que notre connaissance des choses particulières a lieu par une limitation de plus en plus grande de concepts généraux […] Ici Kant a littéralement renversé la marche de © Françoise Chenet 8 http://www.philopsis.fr Philopsis notre connaissance et on pourrait lui reprocher d'avoir donné naissance à un charlatanisme philosophique, devenu célèbre de nos jours [cf. Hegel], qui, au lieu de voir dans les concepts des pensées abstraites des objets, donne au contraire aux concepts la priorité dans l'ordre du temps et ne voit dans les objets que des concepts concrets ; ce monde à l'envers est une arlequinade philosophique » (ibid., p. 639). – Au moins Kant a-t-il rendu l'inestimable service d'éliminer le théisme de la philosophie comme science (Le Monde, p. 641). Sans suivre pour autant Schopenhauer, on peut se demander si c'est à bon droit que Kant érige en concept nécessaire de la raison le concept d'omnitudo realitatis / ens realissimum, et si en admettant la légitimité et la nécessité de cette Idée, un pas essentiel ne se trouve pas fait, qui décide fondamentalement de tout le reste ou qui en réduit considérablement l'importance. L'enjeu majeur, la question métaphysiquement pertinente et décisive, pourrait bien être celle de la légitimité de l'Idée de Dieu bien plus que celle de la légitimité de la position de son existence. Le Schein transcendantal peut-il consister seulement dans l'objectivation de cette Idée ? peut-on mettre au-dessus de toute critique l'Idée d'ens realissimum et ne faire porter la critique que sur le processus dérivé d'objectivation de cette Idée ? Comment l'objectivation d'une Idée consistante et nécessaire pourraitelle être absolument illégitime ? La dénonciation du paralogisme qui habite la preuve ontologique paraît vouée à l'inefficacité si l'on reçoit pleinement cette Idée. Maimon aura été, avec Schopenhauer, l'un des rares philosophes à avoir critiqué la doctrine des Idées en imputant ces dernières à la seule imagination. Kant n'aurait échappé que très partiellement au dogmatisme, lequel ne consiste pas seulement à prétendre déterminer des objets qui ne peuvent l'être, mais à prétendre que les séries réclament une condition dernière. Kant n'échappe pas au dogmatisme en ce dernier sens puisqu'il va jusqu'à attribuer à la raison l'exigence de la totalité des conditions et à conserver cette exigence sous forme d'Idée régulatrice. Il est l'esclave de « l'illusion transcendantale ». Avec sa doctrine des Idées, © Françoise Chenet 9 http://www.philopsis.fr Philopsis Kant laisse subsister une « ombre de métaphysique » (cf. Essai d'une logique nouvelle, 1794, sections XII et XIII). 1. L'e xigence de déter minatio n intégrale des c hoses. Le co ncept d 'o mnitu do r ealitat is Dans la recherche des conditions de la possibilité comme telle des choses, la raison est nécessairement amenée à faire la supposition (transcendantale) d'un tout du possible dans lequel est compris la matière de toute possibilité. Pour considérer le possible d'un point de vue simplement logique (comme concept), le principe de déterminabilité (autre dénomination du principe de non contradiction et du tiers exclu) suffit. Ce n'est plus le cas si nous considérons le principe de la possibilité des choses. Pour rendre compte de ce qui est effectivement possible, la comparaison logique entre les prédicats ne suffit plus, il faut une comparaison transcendantale entre la chose et l'ensemble des prédicats possibles. Toute chose ne se trouve pas seulement soumise en effet, comme tout concept, au principe purement logique de déterminabilité [Grundsatz der Bestimmbarkeit] (de deux prédicats contradictoirement opposés donnés, un seul peut lui revenir = principium exclusi medii), les choses ne peuvent pas trouver le fondement complet de leur possibilité dans la simple absence de contradiction, toute chose doit être soumise aussi au principe (métaphysique) de la détermination intégrale [Grundsatz der durchgängigen Bestimmung] : ce qui fait qu'une chose est distincte de toutes les autres, c'est son rapport à l'ensemble de tous les prédicats possibles ; de tous les prédicats possibles, en tant qu'ils sont comparés à leurs opposés, un seul doit lui revenir, toute chose doit être rapportée à tous les prédicats possibles et être déterminée par rapport à eux positivement ou négativement. La possibilité réelle (vs logique) réclame la détermination intégrale. La possibilité d'une chose ne peut être définie que par rapport à tous les autres prédicats possibles (cf. la compossibilité leibnizienne). Une définition par des prédicats entre lesquels il n'y a pas © Françoise Chenet 10 http://www.philopsis.fr Philopsis contradiction ne donne lieu qu'à une possibilité purement logique. Pour que la possibilité devienne une possibilité réelle, il faut encore que soit pris en considération le rapport de la chose au tout du possible. Il faut penser chaque chose dans son rapport à la possibilité dans sa totalité comme condition a priori ; en présupposant cet ensemble global de tous les prédicats des choses en général, on se représente chaque chose telle [wie] qu'elle dériverait sa propre possibilité de la part qu'elle a dans ce tout du possible [wie es von dem Anteil, den es an jener gesamten Möglichkeit hat, seine eigene Möglichkeit ableite] (R 518, trad. insatisfaisante : Kant écrit « wie » et non pas « als ob »). Pour penser la possibilité réelle, il faut penser un tout des possibles, par quoi il convient d'entendre non pas un agrégat, une juxtaposition, mais leur articulation, leur communauté iv. Ce tout de la possibilité par rapport auquel peuvent être déterminés tous les prédicats (positifs ou négatifs) d'une chose particulière, qui est nécessaire à la détermination complète de chaque chose, ne peut être pour nous qu'une Idée. La détermination intégrale est un concept que nous ne pouvons jamais présenter [darstellen] in concreto (R 519), c'est une Idée de la raison, c'est-à-dire que nous la poursuivons ; c'est une règle que la raison prescrit à l'entendement pour son usage complet (dans son usage constitutif, la raison « réalise » cette prescription d'une détermination complète en considérant à tort comme donnée la totalité que poursuit la synthèse disjonctive). Il faut ici se reporter aux remarques de Kant sur la nature du jugement disjonctif (cf. A 73-4/ B 98-9 ; R 159). Pour qu'une détermination complète soit possible, il faut supposer que l'on puisse opérer disjonctivement dans le champ des possibles, ce qui suppose que ce dernier forme une totalité. Il faut supposer qu'à toute détermination = X d'un être est opposable une détermination = non-X qui soit contradictoire avec elle et qui puisse donc être exclue de sa définition. La détermination complète suppose que l'on puisse opérer disjonctivement dans le champ des possibles (tiers exclu) et cette opération disjonctive n'est possible que si le champ des possibles forme une totalité articulée. La © Françoise Chenet 11 http://www.philopsis.fr Philopsis disjonction n'est possible que sur fond de communauté. Les opposés ne s'excluent que dans la mesure où ils remplissent ensemble la sphère du possible - cf. les trois hypothèses : le monde existe en vertu du hasard ou d'une nécessité interne ou d'une nécessité externe. Chacune de ces propositions occupe une partie de la sphère de la connaissance possible sur l'existence d'un monde en général « tandis que toutes ensemble elles en occupent la sphère entière. Exclure la connaissance de l'une de ces sphères, c'est la placer dans l'une des autres, et au contraire, la placer dans une sphère, c'est l'exclure des autres » (R 159) Il ne peut y avoir de détermination complète que si le principe du tiers exclu peut s'appliquer et cela ne se peut que si les possibles entretiennent entre eux un certain rapport de communauté. 2. Le co ncept d 'ens realissi mum L'Idée de l'ensemble de toute possibilité se trouve donc être la condition de la détermination complète de chaque chose. Comme fondement de la détermination complète de chaque chose, cette Idée est une Idée parfaitement déterminée ; à première vue, elle paraît certes indéterminée : il semble en effet que nous ne pensions par là qu'un ensemble de tous les prédicats possibles en général, mais, à la réflexion, cette Idée en tant que concept primitif exclut une foule de prédicats parce qu'ils ne peuvent être que dérivés. Cette Idée constitue un concept complètement déterminé a priori et forme ainsi le concept d'un objet singulier complètement déterminé par la simple idée, qu'il faut donc appeler un idéal de la raison pure. L'idéal est ce qui est tout à fait déterminé par l'Idée seule, c'est la réalisation complète d'une Idée (ainsi le sage stoïcien est-il un idéal : un homme correspondant pleinement à l'Idée de la sagesse). L'idéal sert de prototype à la détermination complète de la copie, c'est une règle suivant laquelle juger (sans pour autant attribuer une réalité objective à ce qu'il représente). Le substrat idéal de toute possibilité ne peut contenir en effet que des prédicats positifs. Seuls les prédicats positifs désignent des réalités, la négation signifie un simple manque, les prédicats négatifs ne désignent que la privation (cf. table du rien, le « nihil privativum », © Françoise Chenet 12 http://www.philopsis.fr Philopsis obscurité = manque de lumière). L'ensemble de toute possibilité comme concept primitif ne peut représenter que des prédicats positifs, il doit être représenté comme l'ensemble de toute réalité, la réalité totale [All der Realität, Inbegriff aller Realitäten]. La raison forme ainsi l'Idée d'un objet unique dont tous les autres dérivent. (La réalité est ici catégorie de qualité, pas de celle de modalité : la réalité est la catégorie correspondant au jugement affirmatif ; rappelons qu'elle signifie la choséité, la détermination prédicative). On ne peut en effet concevoir de négation sans avoir d'abord posé l'affirmation opposée comme fondement : tous les concepts de négations constituent des concepts dérivés, la détermination complète a donc pour fondement dans notre raison un substratum transcendantal contenant toute la provision de matière d'où peuvent être tirés tous les prédicats possibles des choses, un tout de la réalité (omnitudo realitatis) dont les négations ne sont que les bornes. Toutes les négations sont des bornes [Schranken] qui ont pour fondement ce qui est sans bornes : le tout [das Unbeschränkte : das All]. Toutes les négations, qui sont les seuls prédicats par lesquels tout le reste se distingue de l'être souverainement réel [allerrealste Wesen, ens realissimum] v, sont des limitations de la réalité la plus haute ; elles la supposent. « Toute la diversité des choses est seulement une manière tout aussi diverse de limiter le concept de la suprême réalité, qui est leur substratum commun, de même que toutes les figures ne sont possibles que comme des manières diverses de limiter l'espace infini » (A 578/B 606 ; R 522). En tant qu'il n'y a rien au-dessus de lui, cet être originaire [Urwesen, ens originarium] porte le nom d'être suprême [ens supremum], en tant que tout lui est soumis comme conditionné, il porte le nom d'être des êtres [ens entium]. Penser Dieu comme ens originarium, c'est le penser comme l'unique être qui ne soit pas un être dérivé ; le penser comme ens summun, c'est le penser comme être ayant toute la réalité (ens realissimum) ; penser Dieu comme ens entium, c'est le penser comme source de tous les autres © Françoise Chenet 13 http://www.philopsis.fr Philopsis êtres (cf. Leçons sur la théorie philosophique de la religion, trad. Castillo, Le livre de poche, 1993, p. 75-6). Comme les Progrès de la métaphysique l'expliquent : « si nous voulons former a priori un concept d'une chose en général, donc de façon ontologique, nous mettons toujours au principe de notre pensée comme concept originaire le concept de l'être le plus réel de tous ; car une négation, comme détermination d'une chose, n'est jamais qu'une représentation dérivée, puisqu'on ne peut la penser comme suppression (remotio) sans avoir pensé auparavant la réalité qui lui est opposée (positio seu reale) ; ainsi quand nous faisons [à tort] de cette condition subjective de la pensée la condition objective de la possibilité des choses mêmes, toutes les négations doivent être considérées comme de simples limites de l'ensemble intégral [Allinbegriff] des réalités, par conséquent toutes choses […] doivent être considérées comme simplement dérivées de ce dernier » (p. 64-5 ; XX, 302) Omnis determinatio est negatio, omnis negatio est limitatio. L'illimité donc est nécessairement au fondement de la représentation de toute détermination. Quoique, dans une « première esquisse grossière » [im ersten rohen Schattenrisse], la dérivation [Ableitung] des possibles à partir de cet être originaire ait pu être présentée comme une limitation [Einschränkung] de sa suprême réalité et en quelque sorte comme sa division [Teilung], ce rapport ne doit en aucun cas être pensé de cette manière : cela reviendrait en effet à faire de l'être originaire l'agrégat des êtres dérivés [abgeleitete Wesen]. La suprême réalité est au principe de la possibilité de toute chose comme fondement [Grund] et non pas comme ensemble [Inbegriff], la diversité des choses ne repose pas sur la limitation [Einschränkung] de cet être originaire, mais « sur le déploiement complet de ce qui en découle [auf seiner vollständigen Folge beruhen] ». Il y a néanmoins une certaine ambiguïté dans le concept kantien de Dieu, pris tantôt dans le sens d'ensemble incluant toutes les réalités (tout de l'être, omnitudo realitatis, Inbegriff aller Möglichkeiten), tantôt comme principe de © Françoise Chenet 14 http://www.philopsis.fr Philopsis toutes les réalités (être souverainement réel, être suprême, fondement des choses, Grund aller Möglichkeiten). La nature spinoziste de « l'Idéal de la raison » est très nette si l'on considère qu'il est aux possibilités ce que sont à l'espace, un espace déterminé ou une figure (R 521-2), qu'il contient toutes les possibilités en lui et non pas sous lui, tout comme l'espace contient ses propres « parties ». « Ce qui fait toute la diversité des choses, ce n'est qu'une manière également diverse de limiter le concept de réalité suprême qui est leur substratum commun ; pareillement, toutes les figures ne sont possibles qu'à titre de manières différentes de limiter l'espace infini » Il est très clair, dans ce passage, que, pour Kant comme pour Spinoza, omnis determinatio est negatio… Cf. la page des Progrès citée ci-dessus. Le concept de l'être le plus réel de tous, précise Kant, « contient la matière première dont peuvent être faites toutes les autres choses possibles, tel le bloc de marbre dont on peut faire un nombre infini de statues, ayant en commun de n'être possibles que par limitation (une certaine partie du tout séparée du reste, donc uniquement par négation). […] ce Dieu métaphysique (ens realissimum) peut bien être soupçonné (en dépit de toutes les protestations contre le spinozisme) de ne faire qu'un avec un tout des êtres existants » (p. 64-5 ; XX, 302). Nous pensons nécessairement l'omnitudo realitatis sous la forme d'un être singulier et originaire (principe de la possibilité des choses). L'Idée d'omnitudo realitatis est la représentation d'un être (singulier), comprenant « en soi » tous ses prédicats, et non « sous soi » à la manière d'un concept ; nous ne nous représentons pas, en effet, le tout de la réalité comme la somme de toutes les réalités, le résultat de leur agrégation, mais comme ce dont elles procèdent, à titre de négations déterminées. Il doit être conçu comme un, comme simple : chaque être dérivé le suppose et ne peut le constituer. Le concept d'un tel être, un, simple, suffisant à tout [allgenugsam], éternel, est celui de Dieu conçu dans le sens transcendantal (R 523) vi. Il est le prototype de toutes choses qui, comme des copies défectueuses, tirent de lui la matière de leur possibilité s'en rapprochant plus ou moins en demeurent toujours infiniment éloignées (cf. R 521). © Françoise Chenet 15 http://www.philopsis.fr Philopsis Le concept de Dieu n'est donc pas seulement une Idée de la raison pure, il est l'Idéal de la raison pure. C'est de cette façon que toute la possibilité des choses est regardée comme dérivée et que ce qui contient en soi toute la réalité est regardé comme originaire. Le concept de Dieu est le concept d'un être singulier : on ne peut pas plus parler de dieux que de mondes, d'espaces et de temps, d'expériences (cf. Opus postumum, éd. Marty, PUF, p. 196). Dieu est unique est une proposition identique (ibid., p. 220). On peut douter qu'une pareille interprétation théologique du concept d'omnitudo realitatis s'impose nécessairement à la raison. Kant paraît aller bien vite en besogne et transformer le concept logique permettant de penser la communauté des possibles en concept théologique d'un être dont tous les autres dépendraient dans leur existence comme dans leurs propriétés, possédant de façon suréminente toutes les perfections, par rapport auquel tous les êtres seraient ontologiquement déficients. A cet égard, il ne suffit peut-être pas de critiquer la réalisation de cette Idée en faisant valoir que la raison n'a besoin que de cette Idée, aucunement de la position de l'existence de l'être correspondant à cette Idée ; peut-être faudrait-il d'abord critiquer le gauchissement proprement théologique de cette Idée. On ne trouve chez Kant aucune distance critique à l'égard de la façon dont l'idéal de la raison devient le Dieu de la théologie avant même que la réalisation de cet idéal ne s'engage subrepticement. Ne peut-on penser que cet Idéal n'est réalisé que parce qu'il est discutablement identifié au Dieu de la théologie ? b. L'apparence dialectique Cet être n'est posé par la raison que comme concept, aucunement comme réalité ; il est une simple fiction [bloße Erdichtung]. Sa réalité n'est pas du tout nécessaire à la détermination complète des choses en général, seule cette Idée est nécessaire à cette fin. « Il est évident que la raison, dans ce but, c'est-à-dire pour se représenter simplement la nécessaire détermination intégrale des choses, ne suppose pas l'existence d'un tel être conforme à l'Idéal, mais seule© Françoise Chenet 16 http://www.philopsis.fr Philopsis ment l'Idée de cet être, pour dériver d'une totalité inconditionnée de la détermination intégrale la totalité conditionnée, c'est-à-dire celle qui est limitée » (A 578/B 606 ; R 521). Kant y insiste fortement : la raison n'a besoin que d'une idée, pas d'une position d'existence : « il est évident que la raison, dans ce but, c'est-à-dire pour se représenter simplement la nécessaire détermination intégrale des choses, ne présuppose pas l'existence d'un tel être conforme à l'idéal, mais seulement d'idée d'un tel être [nicht die Existenz, sondern nur die Idee] » (A 577/B 605 ; R 521). « Reste que tout cela ne désigne pas le rapport objectif d'un objet effectivement réel à d'autres choses : il ne s'agit que du rapport de l'Idée à des concepts, et nous sommes ainsi laissés dans une complète ignorance pour ce qui touche l'existence d'un être d'une éminence si exceptionnelle » (A 579/B 607 ; R 522). Cette Idée ne doit pas être hypostasiée, « car c'était uniquement comme le concept de toute réalité que la raison le mettait au fondement de la détermination intégrale des choses en général, sans exiger que toute cette réalité soit donnée objectivement et constitue elle-même une chose » (A 580/ B 608 ; R 523). En 1763, dans l'Unique fondement possible d'une preuve de l'existence de Dieu, Kant interprétait les choses à l'opposé et faisait de ce procédé de la raison une preuve de l'existence de Dieu. Mais si Kant rompt formellement avec la doctrine de 1763, Dieu n'en reste pas moins en 1781 le même en son concept : celui de fondement originaire des choses. Comment en venons-nous à attribuer une réalité objective à cette fiction, à supposer cette réalité suprême contenue dans un premier être particulier, à faire de ce fondement idéal un fondement réel ? Par quelle illusion et subreption faisons-nous donc de cet Idéal une chose et admettons-nous comme un être réel une simple création de la pensée ? L'Analytique en fournit la réponse. L'apparence naît de l'application du principe de détermination complète aux objets des sens : © Françoise Chenet 17 http://www.philopsis.fr Philopsis il faut que la matière des objets soit donnée – faute de quoi rien ne serait pensé –, mais l'objet ne peut être pensé que comme complètement déterminé, ce qui implique qu'il soit comparé à tous les prédicats du phénomène et représenté par eux affirmativement ou négativement. Comme le réel doit être donné (faute de quoi il ne saurait être conçu) et que ce en quoi le réel de tous les phénomènes est donné est l'unique expérience qui embrasse tout [die einige allbefassende Erfahrung], la matière de la possibilité de tous les objets des sens doit être supposée comme donnée dans un ensemble sur la limitation seule duquel peut reposer la possibilité des objets empiriques. Appliqué aux objets des sens, le principe de détermination complète a pour conséquence que « rien n'est pour nous un objet, s'il ne suppose pas le concept global de toute réalité empirique [Inbegriff aller empirischen Realität], comme condition de sa possibilité » (A 582/B 611 ; R 524). « Selon une illusion naturelle [nach einer natürlichen Illusion], nous voyons alors en cela un principe qui devrait valoir pour toutes les choses en général, alors qu'il ne vaut à proprement parler que pour celles qui sont données comme objets de nos sens. Par voie de conséquence, le principe empirique de nos concepts de la possibilité des choses en tant que phénomènes devient, à travers la mise entre parenthèses de cette restriction [Weglassung dieser Einschränkung], un principe transcendantal de la possibilité des choses en général » (ibid., nous soul.). Faute de faire une différence entre la réalité empirique et les choses en général, nous convertissons en principe transcendantal de possibilité des choses en général un simple principe de connaissance. Nous hypostasions cette Idée de « l'ensemble de toute la réalité » : 1/ Objectivation. Nous transformons [verwandeln] dialectiquement une unité distributive en une unité collective ; c'est-à-dire que nous en faisons un usage constitutif et prenons pour la connaissance d'une unité donnée une unité simplement proposée, ce dont nous ne devons faire qu'un usage régulateur ; les Idées n'ont en effet pour but que de diriger l'entendement vers un certain but qui fait converger les lignes de direction que suivent toutes ses règles vers un point qui n'est qu'un focus imaginarius, un foyer imaginaire servant © Françoise Chenet 18 http://www.philopsis.fr Philopsis à procurer à ses règles la plus grande unité avec la plus grande extension (voir infra). 2° Hypostatisation proprement dite. Nous pensons cette unité donnée sous la forme d'une chose singulière [als ein einzelnes Ding] contenant toute la réalité empirique que nous plaçons au sommet de la possibilité de toutes les choses ; nous la faisons exister comme quelque chose qui n'existe pas seulement en pensée mais comme un objet réel en dehors du sujet pensant. Nous lisons ce passage à partir de la note. Il y a une certaine différence entre le corps du texte et la note de la p. R 524. Le corps du texte ne fait état que d'un processus d'hypostatisation à l'intérieur duquel sont distingués deux aspects ; dans la note, Kant distingue entre la réalisation et l'hypostatisation. Du point de vue de la note, nous réalisons cet idéal, c'est-à-dire que nous transformons [verwandeln] d'abord en un objet [dieses Ideal wir also… realisiert, d. h. zum Objekt gemacht, R 524 n., ] ce « tout de la réalité » qui n'est pourtant qu'une simple représentation, puis nous l'hypostasions [zuerst realisiert, darauf hypostasiert], c'est-à-dire que nous pensons une chose singulière [als ein einzelnes Ding] contenant toute la réalité empirique que nous plaçons au sommet de la possibilité de toutes les choses ; nous la faisons exister comme quelque chose qui n'existe pas seulement en pensée mais comme un objet réel en dehors du sujet pensant. Enfin, par un progrès naturel de la raison vers l'achèvement de l'unité, nous la personnifions et faisons résider le principe suprême de toute possibilité dans un entendement suprême. Une réalité transcendantale est d'abord donnée à cette Idée (réalisation) ; elle est ensuite hypostasiée sous la forme d'un être particulier, pour finir cet être particulier est personnifié (l'ens summum devient summa intelligentia). Tel est le processus de subreption par lequel la raison va du principe de détermination complète à l'affirmation de l'intelligence divine comme principe des possibles. Le déisme constitue la première étape de ce procès d'hypostatisation qui s'achève dans le théisme (cf. les définitions de ces termes, R 553). © Françoise Chenet 19 http://www.philopsis.fr Philopsis c. L'intérêt cosmologique, raison de l'apparence transcendantale : l'exigence d'un ens necessarium Avant d'aborder les preuves, il faut restituer la marche naturelle [der natürliche Gang] de la raison humaine qui fournit leur motif et leur matière aux preuves. Ce n'est pas, en vérité, essentiellement l'exigence de détermination complète du phénomène qui conduit à la théologie transcendantale ! L'exigence de détermination complète du phénomène ne conduit qu'à penser un ens realissimum, ens entium, fondement des essences. En fait, c'est parce que la raison est à la recherche, comme on le voit avec la quatrième Idée cosmologique, d'un fondement des existences, qu'elle va admettre un être réel. L'intérêt cosmologique – que Kant semblait neutraliser en ce qui concerne l'Idée de Dieu –, s'avère finalement prépondérant : écarté comme origine de l'Idée de Dieu, l'intérêt cosmologique apparaît déterminant comme raison pour laquelle nous en posons l'existence. Nous ne sommes pas essentiellement portés à attribuer une réalité à Dieu au seul titre de fondement des essences des choses ; nous ne sommes véritablement portés à attribuer une réalité à Dieu qu'à titre de fondement des existences, qu'à titre d'être nécessaire, fondement d'existences contingentes. « En dépit de ce besoin pressant [dringenden Bedürfnis] qu'éprouve la raison de supposer quelque chose qui puisse servir de fondement à l'entendement pour la détermination intégrale de ses concepts, elle remarque tout de même pourtant beaucoup trop facilement ce qu'a d'idéal et de purement fictif [bloß Gedichtete] une pareille supposition pour pouvoir être persuadée d'admettre d'emblée, comme un être effectivement réel, une simple créature engendrée spontanément [ein bloßes Selbstgeschöpf] par sa pensée, si elle n'était pas par poussée [gedrungen] par un autre biais à rechercher quelque part un point où se reposer dans la régression du conditionné, qui est donné, vers l'inconditionné, lequel certes n'est pas en soi et d'après son simple concept donné comme effectivement réel, mais peut seul achever la série des conditions rapportées à leurs fondements » (A 557/ B 612 ; R 525). Il serait facile de se retenir d'objectiver l'Idéal transcendantal, cette subreption n'aurait pas lieu si le concept d'omnitudo realitatis © Françoise Chenet 20 http://www.philopsis.fr Philopsis ne rencontrait pas celui d'ens necessarium, si le concept d'omnitudo realitatis ne se présentait précisément comme le moyen opportun pour déterminer le concept, autrement vide, d'existence absolument nécessaire (cf. la quatrième Idée cosmologique). Si impérieux que soit, en effet, le besoin qu'a la raison de supposer un ens realissimum, elle se rendrait compte de ce qu'il y a de fictif dans cette supposition et de ce qu'elle ne peut admettre immédiatement comme un être réel une simple création de sa pensée, si elle n'était convaincue que le contingent ne peut exister que moyennant une cause, et qu'il faut, à terme, admettre un être absolument nécessaire. « Tel est l'argument sur lequel la raison fonde sa progression vers l'être originaire [Urwesen] » (R 525). Kant ne trouve rien à redire à la pensée d'un être souverainement réel, parfait, en tant que tel. La critique kantienne ne montrera pas d'impossibilité à affirmer l'existence d'un être souverainement réel. Toute sa critique porte sur l'impossibilité de penser un être comme existant nécessairement. C'est l'Idée d'existence nécessaire [ens necessarium] qui fait problème, pas du tout celle d'être souverainement réel [ens realissimum]. Au fondement de toute la marche de la raison qui la mène à poser l'existence de Dieu, il y a cette conviction qu'il doit exister quelque chose d'absolument nécessaire et le problème n'est que de savoir quelle peut bien être cette chose. Or il semble que ce dont le concept renferme la raison de toutes choses, que le concept d'ens realissimum donc, soit l'être auquel convient la nécessité absolue et la raison conclut ainsi que l'Etre suprême, comme principe fondamental de toutes choses, existe d'une manière absolument nécessaire (cf. R 527). « Quand la raison s'enquiert du concept d'un être qui corresponde à un tel privilège [Vorzug], quant à l'existence, tel que la nécessité inconditionnée, ce n'est pas pour conclure dès lors a priori du concept de cet être à son existence […], c'est seulement pour trouver, parmi tous les concepts des choses possibles, celui qui ne contient en lui rien qui entre en conflit [nichts Widerstreitendes] avec la nécessité absolue. Car, qu'il doive exister quelque chose d'absolument © Françoise Chenet 21 http://www.philopsis.fr Philopsis nécessaire, elle le tient déjà pour établi. Si dès lors elle peut mettre de côté [wegschaffen] tout ce qui ne s'accorde pas avec cette nécessité, à l'exception d'une chose, cette chose est l'être absolument nécessaire, que l'on puisse ou non alors en concevoir la nécessité, c'està-dire la dériver de son concept seul [aus seinem Begriffe allein ableiten können]. » (A 585/B 613 ; R 525-6), nous soul.) Parce qu'elle est d'abord persuadée de l'existence de quelque être nécessaire, la raison croit reconnaître cet être dans le concept d'un être étant en soi la condition suffisante de tout le reste, c'est-àdire dans le concept d'un être qui contient toute réalité. Le concept d'ens realissimum permet de remplir le concept d'ens necessarium qui autrement resterait vide. Il semble que ce dont le concept renferme la raison de toutes choses soit, par là même [eben darum], l'être à qui convient la nécessité absolue : puisqu'il possède par lui-même toutes les conditions de tout le possible, il n'a lui-même besoin d'aucune condition et semble même ne pas pouvoir en admettre ; ce concept satisfait au moins en partie [wenigstens in einem Stücke] au concept de nécessité inconditionnée, ce que ne fait pas tout autre concept qui ne montre pas semblable indépendance à l'égard de toutes les conditions ultérieures, quoiqu'il soit vrai que l'on ne puisse pas affirmer que ce qui ne renferme pas en soi la condition suprême et parfaite sous tous les rapports doive être, par là même, conditionné quant à son existence, en d'autres termes : qu'à un être limité répugne la nécessité absolue. N'empêche que manque à l'être ne renfermant pas la raison de toutes choses « la caractéristique unique [das einzige Merkmal] qui est celle de l'existence inconditionnée, et grâce à laquelle la raison est en mesure de reconnaître à l'aide d'un concept a priori, un être quelconque comme inconditionné [als unbedingt zu erkennen] » (R 526). Le concept d'ens realissimum est seulement « parmi tous les concepts de choses possibles, celui qui conviendrait le mieux [würde sich am besten schicken] au concept d'un être inconditionnellement nécessaire ». Comme le concept d'être absolument nécessaire nous est imposé par la raison, nous nous voyons forcés [genötigt] d'admettre le concept d'ens realissimum, même s'il ne nous satisfait pas pleinement [wenn er nicht völlig genugtut] « parce que nous ne pouvons pas laisser se dissiper au gré du vent l'existence d'un être nécessaire » (R 526). © Françoise Chenet 22 http://www.philopsis.fr Philopsis Si l'on doit décider [Entschließung] où placer l'existence nécessaire une fois admise l'existence de quelque être nécessaire, on ne peut faire de choix plus convenable [kann man nicht schicklicher wählen], mais s'il s'agit seulement d'apprécier [wenn es bloß um Beurteilung zu tun ist] ce que l'on sait exactement de ce problème, sans se flatter seulement de savoir, il en va tout autrement, « il s'en faut de beaucoup que le raisonnement précédent se montre dans une posture aussi avantageuse, et il a besoin que la faveur supplée à son manque de titres légitimes [bedarf Gunst, um den Mangel seiner Rechtsansprüche zu ersetzen] ». Admettons en effet que l'on doive regarder comme un être absolument inconditionné un être qui contient toute réalité, rien ne prouve que seul un être de ce genre puisse être inconditionné, que le concept d'un être limité répugne pour cela même à la nécessité absolue. Si je ne rencontre pas l'inconditionné dans le concept de cet être, on ne peut en conclure que son existence doive être par là même conditionnée [eben darum bedingt sein müsse] ; des êtres peuvent être nécessaires quoique nous ne puissions conclure leur nécessité du concept général que nous en avons. En dépit de son insuffisance [Unzulänglichkeit] objective, cet argument a néanmoins une autorité – mais qu'elle tirera d'une « addition pratique [durch einen praktischen Zusatz] ». Au niveau de la spéculation, nous devrions rester dans l'irrésolution. Mais, parce que des obligations tout à fait rigoureuses seraient sans réalité pour leur application à nous-mêmes et sans mobiles [ohne Triebfedern] si nous ne supposions un être suprême capable de procurer aux lois pratiques leur effet et leur influence [Wirkung und Nachdruck], pour des raisons pratiques, nous devrons regarder comme l'être absolument inconditionné l'être qui contient toute réalité. Dans ce passage peu remarqué, mais dont il y a maints exemples dans la Critique, on trouve l'annonce, dès 1781, du chapitre du Canon de la raison pure. Ce qui ne peut être établi sur le terrain spéculatif devra être admis sur le terrain pratique : nous aurons sur ce terrain « l'obligation [eine Verbindlichkeit] de suivre les concepts vii [den Begriffen zu folgen] qui, bien qu'ils ne puissent être objectivement suffisants, sont pourtant prépondérants [überwiegend], d'après la mesure de notre raison, et en comparaison desquels nous ne connaissons en © Françoise Chenet 23 http://www.philopsis.fr Philopsis tout cas rien de meilleur ni de plus convaincant » (A 589/ B 617 ; R 528). Pour transcendantal que soit l'argument qui nous conduit du contingent au nécessaire, il est conforme au sens commun le plus vulgaire [dem gemeinsten Menschensinne angemessen] : où donc placer la causalité suprême [die oberste Kausalität] sinon dans ce qui est aussi la plus haute causalité [die höchste Kausalität], c'est-à-dire dans l'être renfermant originairement en soi la raison suffisante de tout effet possible, dont le concept est déterminé par la perfection infinie ? Nous tenons donc cette cause suprême pour absolument nécessaire parce que nous nous élevons nécessairement à elle et que nous ne voyons aucune raison [keinen Grund] de remonter encore au-dessus d'elle. Aussi tous les peuples ont-ils été conduits du polythéisme au monothéisme, non par la réflexion et de profondes réflexions [Nachdenken und tiefe Spekulation], mais tout simplement par la marche naturelle du sens commun s'éclairant peu à peu [sondern nur ein nach und nach verständlich gewordener natürlicher Gang des gemeinen Verstandes] (R 529). © Françoise Chenet 24 http://www.philopsis.fr Philopsis 2. Examen des preuves servant à conclure à l'existence de Dieu Kant ne procède pas ici à un inventaire factuel, s'exposant à un oubli ou laissant toujours ouvert l'espoir, pour les dogmatiques (le wolffien Sulzer, mort en 1779, cf. R 621) – ou la menace, pour la philosophie critique – de la découverte ultérieure d'une nouvelle voie encore insoupçonnée ; il explore le champ des preuves possibles (« il n'y en a pas et il ne peut pas y en avoir d'autres [mehr gibt es ihrer nicht, und mehr kann es auch nicht geben », « alle Wege : entweder…, oder…, oder »]). Dieu ne peut être prouvé que par le concept de choses en général, ou par l'expérience de quelque existence en général, par une expérience indéterminée ou par une expérience déterminée. Si ces trois voies s'avèrent fermées, il n'y a plus aucune preuve tirée de la raison simplement spéculative en faveur d'un être correspondant à notre Idée transcendantale. Les preuves possibles de l'existence de l'ens realissimum se ramènent à trois : physico-théologique [on conclut de l'expérience déterminée et de la nature particulière de notre monde sensible que l'expérience nous fait connaître, à l'existence de Dieu ; on conclut de l'existence de l'ordre et de l'harmonie dans les choses à l'existence d'un sage ordonnateur], preuve cosmologique [on conclut d'une existence quelconque à Dieu (preuve a contingentia mundi)], preuve ontologique [a priori] ; mais, en vérité, les deux premières reposent nécessairement sur la troisième ; « les » preuves se réduisent toutes, en vérité, à une seule : la preuve ontologique, a priori, laquelle est sophistique. Aucune démonstration de l'existence de Dieu n'est donc possible. L'ordre historique d'apparition des preuves (preuve physicothéologique, cosmologique, enfin ontologique) n'est pas celui devant présider à leur examen : si l'expérience donne la première occasion [Anlaß dazu gibt] de ces preuves, ce n'en est pas moins le concept transcendantal qui guide la raison dans cet effort et c’est donc par lui qu'il faut commencer. La preuve cosmologique met en œuvre la preuve ontologique, la preuve physico-théologique met en œuvre la preuve cosmologique et la preuve ontologique, aussi Kant l'évoque-t-il en dernier. L'ordre suivi par Kant dans l'exposé des © Françoise Chenet 25 http://www.philopsis.fr Philopsis voies théologiques n'est pas la reproduction d'un ordre historique, l'exposé s'articule sur la dépendance des preuves entre elles. Kant commence par disqualifier la voie transcendantale, il montrera ensuite que la voie empirique ne saurait s'y substituer. A. Examen de la voie transcendantale : preuves ontologique et cosmologique « Si l'ontothéologie échoue, la cosmothéologie ne réussira pas davantage ; si les deux (c'est-à-dire la théologie transcendantale) échouent, la physico-théologie ne réussira pas davantage. Il ne reste alors plus que la foi » Réfl. 6247 (vers 1783-84). Preuve ontologique et preuve cosmologique sont des preuves transcendantales, c'est-à-dire indépendantes de principes empiriques, car si la preuve cosmologique se fonde sur l'expérience en général, elle n'est pas tirée de quelque qualité particulière de l'expérience. Quoique la preuve cosmologique passe, face à la preuve ontologique, pour une preuve empirique et que l'on puisse la mettre du côté de la preuve physico-théologique, elle est néanmoins indépendante de principes empiriques : si elle s'appuie sur une expérience, c'est une expérience en général, et c'est ce qui constitue sa spécificité par rapport à la preuve physico-théologique, laquelle invoque une qualité particulière de l'expérience (l'ordre, la finalité qui y règnent) et surtout, elle est faussement empirique : elle comporte deux moments, seul le premier est empirique. 1. E xa me n sép aré de s deu x preu ve s tra nscenda ntales a. De l'impo ssibil ité de l a preu ve o ntolog ique viii « Je pourrais certes espérer avoir anéanti [zunichte zu machen] sans détour cette vaine argutie [grüblerische Argutation] grâce à une détermination précise du concept de l'existence, si je n'avais observé que l'illusion [Illusion] © Françoise Chenet 26 http://www.philopsis.fr Philopsis consistant dans la confusion d'un prédicat logique avec un prédicat réel (c'est-à-dire avec la détermination d'une chose) est bien près de refuser d'entendre raison [beinahe alle Belehrung ausschlage] » (A 598/ B626 ; R 533). On a travaillé à établir l'existence de l'« être absolument nécessaire », or « il y a ceci d'étrange et de paradoxal [befremdliche und Widersinnische] que le raisonnement qui conduit d'une existence donnée en général à quelque existence absolument nécessaire semble être contraignant et rigoureux [dringend und richtig], et que nous avons pourtant entièrement contre nous toutes les conditions qu'impose l'entendement pour se forger un concept d'une telle nécessité » (R 530). On aurait dû se soucier de comprendre le sens de l'expression « être absolument nécessaire » autant qu'on a travaillé à en établir l'existence. Au lieu de quoi l'on s'est satisfait d'une facile définition nominale (« quelque chose dont la non-existence est impossible ») comme si cela instruisait, ipso facto, des conditions qui rendent impossible de regarder la non-existence d'une chose comme absolument inconcevable. Écarter toutes les conditions par le mot « inconditionné », cela ne suffit pas à faire comprendre si, sous ce concept, je pense encore quelque chose ou peut-être plus rien du tout. On a cherché cette nécessité dans celle des jugements, comme si, avec la nécessité absolue des jugements, on avait affaire à une nécessité absolue dans les choses ! Le triangle n'existe pas nécessairement parce que trois angles lui conviennent nécessairement ! La nécessité absolue du jugement n'est qu'une nécessité conditionnée du prédicat dans le jugement. Cette nécessité logique recèle une puissance d'illusion telle, qu'après s'être fait de Dieu un concept a priori constitué de telle façon que l'existence soit l'un de ses prédicats [allusion à la preuve anselmo-cartésienne par l'Idée de « parfait »], on a cru pouvoir en conclure que, puisque l'existence appartient nécessairement à l'objet de ce concept, son existence est ainsi posée nécessairement. Or s'il est vrai qu'il y a contradiction dans un jugement identique à poser le sujet et à supprimer le prédicat et qu'en ce sens le prédicat appartient nécessairement au sujet, où est la contradiction si je refuse de poser le sujet ? « Dieu est tout-puissant », voilà un jugement né© Françoise Chenet 27 http://www.philopsis.fr Philopsis cessaire, la toute-puissance ne peut être niée dès que je pose la divinité, mais si je dis « Dieu n'est pas », tous les prédicats sont supprimés avec le sujet et il n'y a aucune contradiction. Il n'est d'autre « refuge » [Ausflucht] que d'affirmer qu'il y a des sujets qui ne peuvent pas du tout être supprimés, ce qui revient à dire qu'il y a des êtres absolument nécessaires, ce qui est justement à prouver ! La « preuve » va donc reposer sur la pétition de principe ! Ce concept est, d'autre part, absolument inadmissible : il est impossible de se faire le moindre concept d'une chose qui, supprimée ainsi que tous ses prédicats, donnerait encore lieu à la contradiction : il n'y a, par concepts a priori, aucun critère de l'impossibilité ix. A ces « raisonnements généraux », on oppose « une preuve par le fait [Beweis durch die Tat »] : il y aurait pourtant un concept faisant exception : un concept dont on ne saurait sans contradiction supprimer l'objet : celui de l'être infiniment réel, l'existence étant comprise dans la toute-réalité. Le raisonnement est le suivant : le concept de l'être infiniment réel est possible ; or l'existence est contenue dans ce concept possible. Si donc on nie l'existence de cette chose (si on la supprime), on supprime aussi la possibilité interne de la chose, ce qui est contradictoire. La démarche effective de Kant dans sa célèbre critique de la preuve ontologique est tout autre que dans les exposés scolaires que l'on donne de sa pensée. Kant réfléchit ici sur l'ens necessarium, l'ens realissimum apparaît comme le moyen de remplir le concept introuvable d'ens necessarium. La différence entre la preuve ontologique et la preuve cosmologique tend à s'estomper (cette dernière n'est même pas la réciproque de la première : les deux preuves cherchent un contenu pour remplir un concept vide et introuvable). Ce raisonnement est fait à tort. 1/ Si le critérium de la possibilité logique suffit bien à écarter le nihil negativum, le concept peut néanmoins rester un concept vide (ens rationis, cf. sur ce point la table du rien). Il n'est jamais permis de conclure (comme le fait le rationalisme, leibnizien en particulier) de la simple possibilité logique des choses à leur possibilité réelle. Leibniz s'est vanté en prétendant © Françoise Chenet 28 http://www.philopsis.fr Philopsis connaître a priori la possibilité d'un être tel que Dieu (cf. R 536). Il n'est pas certain que ce concept de l'être infiniment réel soit réellement possible (l'absence de contradiction n'est pas un critère de possibilité, Kant renvoie ici aux postulats de la pensée empirique) x. — 2/ En mettant l'existence dans le concept d'une chose que l'on veut d'abord penser comme simplement possible, on se contredit. — 3/ On pratique une simple tautologie : le jugement « telle chose existe » est analytique ou synthétique : s'il est analytique, par l'existence on n'ajoute rien au concept de la chose, l'existence est soi-disant conclue du sujet où on l'a placée, mais s'il est synthétique, comment soutenir que le prédicat ne peut être supprimé sans contradiction ce qui est le privilège des seuls jugements analytiques ? Seuls les jugements analytiques ne peuvent être niés sans contradiction, c'est là ce qui les définit. Dans tout jugement synthétique, quoique le prédicat appartienne nécessairement au sujet, il ne lui appartient pas en vertu du principe de contradiction ; tout jugement synthétique peut être nié sans contradiction : le prédicat s'y ajoute au concept du sujet, il n'y est pas contenu. On a affaire ici à un véritable dilemme : le jugement doit être analytique pour être concluant, mais s'il est analytique il n'est que tautologique et il ne prouve donc rien ! — 4/ On confond prédicat logique et prédicat réel. L'existence peut évidemment être attribuée, mais elle ne constitue pas une détermination d'objet, elle n'est pas une propriété, une détermination d'un être ; elle ne peut constituer la « Sachheit ». La couleur jaune, la ductilité, la malléabilité, etc., sont des prédicats réels de l'or, constituent sa réalité. L'existence d'une telle réalité n'est pas un caractère constitutif de cette réalité. Etre n'est une détermination interne pour aucune chose. Etre absolument parlant, exister, n'est pas un prédicat qui vienne s'ajouter au concept de quelque chose. L'être-copule, l'être dans le sens prédicatif (être tout-puissant, infini, etc.) indique une relation. Dire d'une chose qu'elle est, c'est poser la chose avec tous ses prédicats. Le concept de la chose n'est pas modifié par l'existence ou l'inexistence de la chose elle-même : « l'effectivement réel ne contient rien de plus que le simplement possible (A 599/ B 627). Cent thalers réels ne contiennent rien de plus [dans leur concept] que cent thalers possibles », le concept de thaler est exactement le même, qu'il en existe ou non dans ma poche (R 534). (On sait les sarcasmes de © Françoise Chenet 29 http://www.philopsis.fr Philopsis Hegel que le choix de cet exemple « barbare » met hors de lui : Kant renouvellerait ici à sa façon l'objection gaunilonienne des « îles bienheureuses » et témoignerait du plat sens commun de l'Aufklärung. Kant serait, en outre, inconséquent puisqu'il accorde d'un point de vue pratique cette identité entre l'Idée et l'existence qu'il nie d'un point de vue spéculatif). L'existence ne peut pas être la propriété d'un concept, l'existence n'est pas une « note » [nota, Merkmal, caractère, propriété, prédicat] possible d'un concept. L'existence comme l'inexistence n'entrent pas dans la définition du triangle, etc., l'existence est une position [Setzung] absolue du concept avec tous ses attributs, elle se distingue par là de toute attribution (ou position relative). Le concept de Dieu ne fait pas exception. Toute existence est attribuée dans le cadre d'un jugement synthétique. La preuve ontologique qui cherche à conclure de l'essence de Dieu à son existence, à établir analytiquement son existence à partir de son concept, qui prétend qu'il est un être ayant pour prédicat l'existence nécessaire, est nul et non avenu. L'existence ne peut se laisser dériver analytiquement d'aucun concept (cf. les écrits de 1763 : Concept de grandeurs négatives et Unique fondement). La preuve « ontologique », c'est le rêve de devenir plus riche de connaissances à partir de simples idées, chose aussi impossible qu'à un marchand de s'enrichir en ajoutant quelques zéros à son relevé de caisse (R 536). Aucune existence ne peut être connue a priori ; aucune existence ne peut être connue analytiquement. « Quoi que puisse bien contenir notre concept d'un objet, et de quelque ampleur que soit ce contenu, il nous faut pourtant sortir du concept pour attribuer à ce qu'il contient l'existence. Pour ce qui est des objets des sens, cela s'opère en articulant ce contenu à quelqu'une de mes perceptions conformément à des lois empiriques ; mais pour des objets de la pensée pure, il n'y a absolument aucun moyen de connaître leur existence, puisqu'il faudrait la connaître totalement a priori. En fait, notre conscience de toute existence (que ce soit de manière immédiate, par la perception, ou à travers des raisonnements qui relient quelque chose à la perception) appartient intégralement à l'unité de l'expérience, et si une © Françoise Chenet 30 http://www.philopsis.fr Philopsis existence extérieure à ce champ ne peut certes pas être déclarée absolument impossible, du moins est-ce une supposition que rien ne nous autorise à justifier. » (A 601/B 629 ; R 535, corr.) Pour n'être pas un nihil negativum, l'être suprême ne peut être autre chose qu'un ens rationis. Kant fait expressément allusion ici aux « postulats de la pensée empirique ». La preuve ontologique méconnaît totalement les principes de l'objectivité. Ce passage est malheureusement peu développé dans cette critique de la preuve ontologique. Tant que Kant souligne l'irréductibilité de l'existence à un prédicat, il reproduit un thème de l'écrit de 1763 sur l'Unique fondement. Cette critique est une critique ontologique de l'ontologie. La critique de l'ontologie n'est proprement transcendantale (ainsi que l'a fortement souligné A. Philonenko) que lorsqu'elle voit dans l'existence un problème qui ne peut être résolu qu'en référence aux postulats de la pensée empirique. Il y a un monde entre la thèse que l'existence n'est pas un prédicat et la thèse de la nécessité de la relation de l'objet au contexte de l'expérience possible. On voit ici juxtaposées ces deux thèses. La critique de la preuve ontologique a souvent paru se fonder sur une connaissance trop sommaire de Descartes : l'eût-il connu et compris, Kant n'aurait pu lui opposer pareille fin de non-recevoir ! Hegel l'accuse d'avoir pris cette preuve « sous la plus mauvaise forme dont elle soit susceptible, forme héritée de Mendelssohn et d'autres philosophes, qui firent de l'existence une propriété, d'où il résulte que l'identité de l'idée et de la réalité se manifeste comme une addition d'un concept à un autre ; de même encore, Kant montra encore une ignorance totale des systèmes philosophiques et, en particulier dans les réfutations, le défaut d'une connaissance qui dépasse la simple notice historique [sic]. » (Cf. Foi et savoir [1802], trad. Méry, Ophrys, p. 2189). La preuve ontologique dissimule la marche naturelle de la raison : cette « malheureuse [verunglückte] preuve ontologique », tout © Françoise Chenet 31 http://www.philopsis.fr Philopsis à fait contre nature, est sortie du besoin de la raison d'admettre pour l'existence en général quelque chose de nécessaire à quoi ancrer la chaîne de la causalité et de la recherche d'un concept qui y fût apte. On a cru le trouver dans le concept d'être souverainement réel et l'on s'est servi de cette Idée pour avoir une représentation déterminée d'une chose dont on était persuadé qu'elle devait exister – l'être nécessaire ; on ne se serait jamais engagé dans cette voie si la raison ne ressentait le besoin d'admettre pour l'existence en général quelque chose qui existe nécessairement et ne recherchait un concept satisfaisant à cette exigence. Le concept d'ens realissimum est hors de cause. La raison cherche désespérément à remplir le concept d'ens necessarium et croit trouver dans le concept d'ens realissimum de quoi le remplir adéquatement. Contrairement aux exposés souvent donnés de sa critique de la preuve ontologique, Kant ne part pas ici en guerre contre la prétention à construire a priori l'existence de Dieu, à tirer l'être du concept. C'est l'être nécessaire comme tel qui est introuvable. La preuve ontologique ne consiste pas tant pour lui à déterminer l'être souverainement réel comme existant nécessairement, qu'à croire pouvoir identifier l'être existant nécessairement à l'être souverainement réel. On comprend que lorsqu'il découvre que la preuve cosmologique identifie l'être existant nécessairement à l'être souverainement réel, il puisse y voir une preuve ontologique déguisée. Si la preuve ontologique consistait pour Kant dans une construction de l'existence à partir du seul concept, il ne pourrait y assimiler la preuve cosmologique. La critique de la preuve ontologique est un objectif stratégique capital pour Kant. Les propositions analytiques sont audessus de tout soupçon, toutes les propositions synthétiques sont suspectes en ce qu'elles doivent expliquer le comment de leur synthèse. S'il s'avérait qu'une démonstration analytique de l'existence de Dieu est possible, la métaphysique échapperait à la censure de la critique. L'impossibilité d'une preuve analytique de Dieu et le fait que les preuves de Dieu doivent toutes, à un moment, faire place à la preuve ontolo- © Françoise Chenet 32 http://www.philopsis.fr Philopsis gique, achève de ruiner la métaphysique spéculative (dogmatique). b. De l 'impo ssib ilité de la pre uve cosmolo gique La preuve a contingentia mundi comporte, on ne le remarque d'ordinaire pas, deux moments distincts : 1/ d'abord, celui par lequel on s'élève de l'existence de l'être contingent à l'affirmation de l'ens necessarium (preuve de la quatrième thèse cosmologique) ; 2/ ensuite, celui par lequel l'ens necessarium est déterminé comme ens realissimum et qui tombe sous la critique de la preuve ontologique (« Elle s'énonce ainsi […] Cela dit, la preuve dégage d'autres conclusions » (R 537).) Il ne suffit pas de prouver que tout être empirique contingent n'est possible que par un être nécessaire, il faut prouver que tout être empirique contingent exige un ens realissimum. La preuve soutient qu'il n'y a qu'une seule manière de déterminer l'être nécessaire, que « le concept de l'être le plus réel de tous est le seul à travers lequel un être nécessaire peut être pensé, c'est-àdire qu'il existe nécessairement un être suprême » (R 538). Kant commence par réfuter le second moment de la preuve cosmologique (l'identification de l'ens necessarium à l'ens realissimum) : l'intérêt privilégié porté à ce second moment vient de ce que l'antithèse de la quatrième antinomie a déjà fourni une réfutation suffisante de cette preuve xi ; il n'importe plus à Kant que d'établir – ce sera le seul point nouveau par rapport à la critique de la 4ème thèse cosmologique – qu'il faut déterminer le concept d'être nécessaire et que la preuve le détermine comme être souverainement réel [ens realissimum], si bien que l'on ne sort pas, malgré l'apparence, de la preuve ontologique. Parce que nous sommes radicalement impuissants à déterminer le concept d'un être à qui convienne une prérogative d'existence telle que la nécessité inconditionnée (« à quelqu'un qui admettrait l'existence d'un être nécessaire et voudrait simplement savoir quelle chose, parmi toutes, doit être considérée comme telle, l'on ne serait pas à même de répondre : voici l'être nécessaire », A 612/ B 640 ; R 541 ; « la nécessité inconditionnée […] est le véritable abîme [Abgrund] de la raison humaine », R 542), nous nous rabattons © Françoise Chenet 33 http://www.philopsis.fr Philopsis alors, parmi tous les concepts des choses possibles, sur celui qui n'a en soi rien de contraire à la nécessité absolue : celui d'ens realissimum (cf. supra, R 526). Comme il doit exister quelque être nécessaire, constitue pour nous l'être nécessaire la chose qui seule ne contredit pas à cette nécessité, bien que nous ne soyons pas à même de dériver de son concept même son existence nécessaire (c'est-à-dire à défaut de pouvoir procéder comme voudrait le faire la preuve ontologique). Comme le concept d'un être doué de la réalité suprême est, de tous les concepts des êtres possibles, celui qui convient le mieux [am besten schicken] au concept d'un être inconditionnellement nécessaire, nous sommes privés de choix et nous nous voyons forcés de nous y tenir, parce que nous ne pouvons pas jeter au vent l'existence d'un être nécessaire. Telle est la marche naturelle de la raison humaine » : faute de pouvoir pénétrer le concept de quelque chose d'inconditionnellement nécessaire, elle est condamnée à le placer dans ce qui contient toute réalité et est ainsi en soi la condition de toutes choses. Il est impossible, selon Kant, d'établir qu'un être limité (ne possédant pas la réalité suprême) répugne pour cela même à la nécessité absolue. Si le concept d'ens realissimum paraît [scheint] être le moins opposé à celui de l'existence nécessaire, on ne peut affirmer qu'il est le seul à pouvoir convenir et on ne peut certainement pas affirmer que tout être auquel ne convient pas le statut d'ens realissimum doit pour cette seule raison être conditionné dans son existence. Nous ne pouvons pas plus déterminer à quelle sorte d'êtres convient la contingence que nous ne pouvons déterminer à quelle sorte d'êtres convient l'existence nécessaire. Ces deux points sont liés, c'est pourquoi la preuve cosmologique par la contingence et la preuve ontologique ne font qu'un : la preuve ontologique prétend reconnaître à quel type d'être convient l'existence nécessaire et conclure du concept d'un certain être à son existence nécessaire ; la preuve cosmologique prétend conclure du concept de l'être fini à son existence contingente. Kant enseigne que nous ne sommes pas plus en mesure d'attribuer l'existence nécessaire à l'ens realissimum que nous ne sommes en état d'attribuer l'existence contingente à l'être fini. Les preuves ontologique et cos© Françoise Chenet 34 http://www.philopsis.fr Philopsis mologique prétendent pouvoir reconnaître l'existence nécessaire. La thèse de Kant, c'est que nous n'avons aucun moyen de la reconnaître. La contingence « empirique » (la mutabilité, l'existence en un temps déterminé et non pas en tout temps) n'a rien à voir avec la contingence ontologique. Cette preuve, objectivement insuffisante, devrait nous laisser dans l'irrésolution ; elle n'a de force que parce que de « pressants mobiles » [dringende Bewegsursachen], « des obligations [Verbindlichkeiten] tout à fait strictement inscrites dans l'Idée de la raison » (cf. R 528) exigent que nous admettions « un Etre suprême capable de donner leur efficience et leur influence aux lois pratiques » (cf. Chapitre du Canon de la raison pure). Ce ne sont pas essentiellement des raisons spéculatives, mais des raisons pratiques qui parlent en faveur de l'allgenugsames Wesen (l'être suffisant à tout, l'être qui renferme originairement en soi la raison suffisante de tout effet possible). C'est seulement « par une addition [Zusatz] pratique » que nous pouvons sortir de l'irrésolution dans laquelle nous devrions rester à ce sujet si nous devions juger de par nos seules lumières spéculatives. Quoique cette preuve se veuille a posteriori et qu'elle prétende aller de l'existence du monde comme fait contingent, à l'existence de Dieu comme être nécessaire, on y considère en fait, a priori, que le concept d'être souverainement réel est le seul par lequel l'être nécessaire puisse être conçu. « Tout être absolument nécessaire est en même temps l'être suprêmement réel », tel est le nervus probandi de la preuve cosmologique (R 539). A une telle assertion, l'expérience ne contribue évidemment pas. On opère ici a priori par concept. On y procède comme dans la preuve ontologique ; quelque différence qu'il y ait entre ces deux preuves, l'union de la nécessité absolue avec la réalité suprême s'y trouve maintenue [behält die Verknüpfung der absoluten Notwendigkeit mit der höchsten Realität] – connexion de concepts constitutive, pour Kant, de la preuve ontologique comme telle : ce qui lui fait dire que la preuve cosmologique repose sur la preuve ontologique. © Françoise Chenet 35 http://www.philopsis.fr Philopsis Là est l'originalité essentielle de Kant. La critique de la preuve ontologique n'est ni nouvelle chez Kant ni une entreprise sans précédent dans l'histoire de la philosophie ; les diverses critiques qu'il adresse aux preuves sont loin d'être inédites, certaines se retrouvent chez Hume. Ce qui spécifie la critique kantienne, c'est 1/ la thèse que la raison humaine est condamnée à se représenter l'être nécessaire (dont elle a besoin pour avoir quelque chose à quoi ancrer la chaîne de la causalité) sous les traits de l'être souverainement réel ; 2. la thèse que toutes les preuves de l'existence de Dieu doivent, sinon être des variantes de la preuve ontologique, du moins toutes l'abriter secrètement. Une fois que la preuve cosmologique arrive à l'être nécessaire, elle est condamnée, pour pouvoir identifier cet être à Dieu, à se représenter cet être nécessaire comme l'être souverainement réel ; la preuve physico-théologique repose sur la contingence du monde et renvoie à la preuve cosmologique, donc à la preuve ontologique. Kant tient pour identique la détermination de l'être souverainement réel comme existant nécessairement et la détermination de l'être existant nécessairement comme être souverainement réel. La preuve ontologique consiste à ses yeux dans l'indissolubilité de la représentation de l'ens realissimum et de l'ens necessarium ; comme ce lien est reconduit dans toutes les preuves, il les tient pour des preuves ontologiques. Mais ce qui constitue la preuve ontologique comme telle, est-ce bien ce lien indissoluble qu'elle instaure entre l'ens realissimum et de l'ens necessarium ? N'est-ce pas plutôt sa prétention à passer de la simple considération de l'ens realissimum à l'affirmation de son existence nécessaire, autrement dit sa prétention à passer directement du concept à l'être ? Il n'est pas évident que l'on doive considérer comme preuve ontologique la marche inverse, qui va de la considération d'un être tenu pour nécessaire à sa représentation comme ens realissimum. La preuve ontologique n'est pas d'abord pour Kant une preuve prétendant atteindre une existence sans sortir du simple concept, celui d'une preuve voulant tirer d'une idée l'existence de l'objet même correspondant à cette idée – en © Françoise Chenet 36 http://www.philopsis.fr Philopsis ce sens, la preuve cosmologique n'aurait évidemment rien à voir avec une quelconque preuve ontologique. « Il est clair que l'on suppose, ce faisant, que le concept d'un être détenteur de la suprême réalité satisfait pleinement au concept de la nécessité absolue dans l'existence, c'est-à-dire qu'il est possible de conclure de cette réalité à cette nécessité – selon une proposition que soutenait l’argument ontologique, qu’on l’intègre donc dans la preuve cosmologique en le prenant pour fondement, alors qu'on avait pourtant voulu l'éviter […] C'est donc à proprement parler la preuve ontologique procédant à partir de simples concepts qui contient toute la force démonstrative de la prétendue preuve cosmologique ; et l'expérience que l'on met en avant ne sert rigoureusement à rien » (A 607/ B 635 ; R 539, nous soul.). La preuve cosmologique fait intervenir tant de principes sophistiques, elle constitue un tel nid de prétentions dialectiques que la raison spéculative semble avoir déployé ici tout son art pour produire la plus grande apparence transcendantale possible ! Elle repose sur une feinte malhonnête : elle cherche à se faire passer pour différente de la preuve a priori ; pour masquer la confiance qu'elle fait à de simples concepts a priori, elle feint de ne se fonder que sur l'expérience, laquelle n'intervient que dans son raisonnement causal pour s'élever au concept d'être nécessaire, mais nullement pour enseigner quels prédicats conviennent à cet être nécessaire, que cet être nécessaire ne peut être que l'ens realissimum, que les concepts d'être nécessaire et d'être le plus réel qui soit sont convertibles. La raison spéculative fait passer par ruse [List] « comme nouveau un vieil argument sous une forme déguisée [in verkleideter Gestalt] et en appelle à l'accord de deux témoins, à savoir le témoin que constitue la raison pure et un autre dont le témoignage est de source empirique, alors que c'est en fait uniquement le premier qui change simplement son costume et sa voix [Anzug und Stimme verändert] afin d'être considéré comme un second témoin. » (A 606/ B 634 ; R 538) La preuve ontologique est, en fait, la dernière en date des preuves de l'existence de Dieu. Il est paradoxal de renverser ainsi l'ordre historique comme si la philoso© Françoise Chenet 37 http://www.philopsis.fr Philopsis phie était allée de la preuve ontologique à la preuve cosmologique. Kant s'en explique (cf. A 591/ B 619 ; R 529) : « Il se révélera, en effet, que, bien que l'expérience en procure la première occasion [preuve physico-théologique], c'est néanmoins le simple concept transcendantal qui guide la raison dans l'effort qu'elle accomplit ainsi [preuve ontologique] ». (La description de cet artifice fait songer (par anticipation) à la dénonciation virulente des travestissements de la preuve ontologique, quoique menée dans un tout autre esprit, par Schopenhauer dans la Quadruple racine du principe de raison suffisante, notamment au § 34 de la 2ème éd.). Elle n'est que partiellement cosmologique. Il ne reste plus à la raison qu'à faire appel à ses concepts a priori pour déterminer cet être et pour considérer que l'être nécessaire ne peut être que l'être souverainement réel. On introduit donc dans la preuve cosmologique la preuve ontologique, alors qu’on prétend l'éviter ; cette objection suffit à sceller son sort. On établit ainsi une cause qui pourrait fort bien n'être pas Dieu : on ne peut échapper à cette possibilité qu'en faisant appel à la preuve ontologique (le concept de l'être suprême est le seul auquel l'existence nécessaire puisse convenir). Elle affecte seulement de conduire à Dieu par un chemin nouveau, c'est une « preuve ontologique déguisée [ein versteckter ontologischer Beweis » (A 629/B 657 ; R 552). La preuve cosmologique peut bien conduire à un être nécessaire, elle ne peut aller au-delà et nous fournir une détermination conceptuelle de cet être. L'expérience nous lâche et il nous faut chercher a priori par la raison ce que doit être l'être nécessaire. La preuve comporte une accumulation de sophismes cachés [verborgen] : 1/ la conclusion de l'existence contingente à l'être nécessaire prend tout d'abord le principe de causalité comme s'il était un principe ontologique et valait des choses en général, on fait un usage transcendant du principe de causalité en l'appliquant en dehors des conditions de l'expérience possible. On n'a pas le droit de se servir pour sortir du monde sensible d'un concept qui n'a de signification et de critère d'usage objectif que dans le monde sensible. © Françoise Chenet 38 http://www.philopsis.fr Philopsis 2/ La conclusion de l'existence contingente à l'être inconditionné premier repose sur la pensée qu'une série de causes subordonnées ne peut aller à l'infini ; on conclut de l'impossibilité d'une série infinie de causes dans le monde sensible à une cause première. Ce raisonnement, déjà illégitime dans l'expérience, l'est a fortiori au-delà de l'expérience. 3/ La raison se satisfait à tort d'achever la série des causes avec un concept vide : nécessité inconditionnée ne veut rien dire, « sans condition, aucune nécessité ne peut avoir lieu ». La raison s'imagine pouvoir achever la série des conditions avec le concept d'une nécessité inconditionnée. Or, en supprimant de la cause première toute condition, on supprime tout ce qui rend possible de penser une nécessité. 4/ On prend la possibilité logique d'un concept (celui d'omnitudo realitatis), son absence de contradiction interne, pour sa possibilité transcendantale (= réelle), laquelle n'a de sens qu'eu égard à l'expérience possible (cf. postulats de la pensée empirique). Nous nous demandons si l'on peut identifier, comme le fait Kant, le concept d'être nécessaire entendu comme être ne pouvant pas ne pas exister, existant en vertu de son concept même, un être dont l'essence enveloppe l'existence, dont la non-existence serait contradictoire, l'être nécessaire au sens logique, et le concept cosmologique d'être nécessaire comme être non dépendant, raison suffisante des êtres contingents. Ces deux concepts ne se recouvrent pas, pas plus que le principe de raison suffisante ne se confond avec le principe de non-contradiction. L'antique idée d'un être originaire, indépendant des autres êtres qui tiennent de lui leur existence, n'a rien à voir, ni historiquement ni dogmatiquement, avec l'idée moderne (cartésiano-spinoziste) d'un être tenant son existence de son essence comme le cercle tient ses propriétés de sa définition. Cela est si vrai que le même Aristote – qui proclame que jamais la définition ne peut impliquer l'existence du défini, ni même sa possibilité (cf. Seconds Analytiques, II, 7, 92 b) et donc par avance toute preuve ontologique (comme le montre Schopenhauer au § 7 de la Quadruple racine du principe de raison suffisante, cf. notre trad., Vrin, 1991, p. 151 sq) – n'en soutient pas moins l'impossibilité que tous © Françoise Chenet 39 http://www.philopsis.fr Philopsis les êtres soient contingents et tiennent leur existence et leurs déterminations à chaque fois d'un autre, et qu'il faut s'arrêter à un premier terme les possédant par soi : . Le même Thomas d'Aquin qui refuse formellement la preuve anselmienne (cf. Summa theologica, I a, qu. 2, art. 1) n'en reçoit pas moins sans réserves la preuve par la contingence : « on est contraint de supposer quelque chose qui soit nécessaire par soi-même, ne prenant pas ailleurs la cause de sa nécessité [per se necessarium, non habens causam necessitatis aliunde] (« tertia via », cf. I a, qu. 2, art. 3). Kant peut donc bien montrer que l'existence n'est pas une « note » possible pour une essence, en quoi cela porte-t-il atteinte à l'existence d'un être dont toute la « nécessité » signifie qu'il est la raison suffisante des êtres contingents ? Sans doute dit-il que nous cherchons à remplir le concept très problématique de l'être nécessaire (au sens cosmologique : l'être ne tenant pas son être d'un autre) grâce au concept logique de l'être nécessaire (l'être dont la nonexistence implique contradiction). Mais outre que l'on peut se demander si ce concept est aussi problématique que Kant le dit, il y a surtout lieu de se demander si c'est bien le concept cosmologique de nécessité que la métaphysique cherche désespérément à penser à travers le concept d'existence logiquement nécessaire. Ce remplissement est-il adéquat, est-ce en droit le seul moyen de remplir ce concept ? – Toujours est-il que c'est le propre de la critique kantienne que d'assimiler quant au fond la preuve ontologique et la preuve cosmologique et d'affirmer qu'il n'y a pas le moindre sens à refuser la preuve ontologique si c'est pour recourir à la preuve cosmologique. Les preuves transcendantales sont donc solidairement dans l'impasse : « Tout le problème [die ganze Aufgabe] de l'idéal transcendantal se réduit donc soit [entweder] à trouver pour l'absolue nécessité un concept [preuve cosmologique], soit [oder] pour le concept d'une chose l'absolue nécessité de cette chose [preuve ontologique proprement dite]. Si l'on peut faire l'un, il faut aussi que l'on puisse faire l'autre [Kann man das eine, so muß man auch das © Françoise Chenet 40 http://www.philopsis.fr Philopsis andere können] » (A 631/B 641 ; R 542). « La nécessité inconditionnée dont nous avons besoin de manière si indispensable comme de l'ultime support [letzten Träger] de toutes choses, est le véritable abîme [der wahre Abgrund] de la raison humaine » (A 612/ B 641 ; R 542). Dans les Progrès de la métaphysique, Kant déclare que toutes les preuves de l'existence de Dieu peuvent être appelées ontologiques. Elles sont et ne peuvent être que deux : ou bien l'on conclut du concept de l'ens realissimum à son existence nécessaire (on va de l'ens realissimum à l'ens necessarium), ou bien l'on conclut de l'existence nécessaire de quelque chose à la détermination de son concept comme ens realissimum (on va de l'ens necessarium à l'ens realissimum). Dans le premier cas [preuve ouvertement ontologique], on montre que le tout parfait doit nécessairement exister ; dans le second [preuve prétendument cosmologique, preuve ontologique déguisée], à l'inverse, que ce qui existe nécessairement ne peut être que le tout parfait (cf. p. 65-6 ; XX, 303). La première voie est sophistique, l'existence n'étant pas une détermination possible du concept d'une chose. La seconde voie est plus spécieuse car elle semble prendre l'expérience pour principe : mais si elle part d'un donné empirique pour poser que doit exister quelque existence nécessaire, il est absolument impossible d'indiquer un concept d'un être déterminé qui soit de telle nature qu'une contradiction surgisse si je le supprime en pensée (même dans le cas du tout de la réalité). Le nerf de la réfutation, c'est donc l'impossibilité où nous sommes de nous former quelque concept que ce soit d'un être existant nécessairement. Les postulats de la pensée empirique interdisent de faire un usage absolu de la notion de nécessité. (La preuve téléologique n'est pas mentionnée, elle est une variante de la preuve cosmologique, elle est tout aussi peu expérimentale qu'elle). Cf. encore Progrès, p. 98 [XX, 331-2] : « Toute proposition portant sur l'existence est synthétique ; donc la proposition : Dieu existe, l'est aussi. Pour qu'elle fût analytique, il faudrait qu'elle pût être tirée du simple concept d'un tel être possible. Or on a tenté d'y parvenir de deux manières : © Françoise Chenet 41 http://www.philopsis.fr Philopsis 1/ dans le concept de l'être le plus réel se trouve compris son existence, car elle est réalité [preuve ontologique] ; 2/ dans le concept d'un être existant de façon nécessaire, se trouve compris le concept de la réalité suprême, unique manière permettant de penser l'absolue nécessité d'une chose (nécessité qui doit être admise si quelque chose existe). » Toute la tradition métaphysique sépare et oppose ces deux preuves, acceptant le plus souvent l'une (la preuve cosmologique) et rejetant l'autre (la preuve ontologique). C'est dire l'originalité de la position kantienne. 2. Réfle xio n sur le s preuve s transce nda ntale s en général. Expl icat io n de l'appare nce d ialect ique de t outes les preuves tra nsce nd ant ales de l'e xiste nce de l 'êt re néce ssa ire : elle co nsiste à p rendr e l' exist ence de l' êtr e nécessa ir e pou r u n princ ip e co nstitut i f de la ra iso n, alo rs qu' il n' en est qu 'u n p ri nc ip e régulat eu r Ce développement intercalé entre les preuves transcendantales et la preuve empirique montre bien à quel point la voie empirique est à part. Il y a une évidente unité entre la preuve qui détermine l'ens realissimum comme ens necessarium et celle qui détermine l'ens necessarium comme ens realissimum. La coupure n'est pas entre une preuve a priori et deux preuves a posteriori. La preuve physico-théologique est tout à fait à part, elle ne constitue pas une preuve à part entière, mais un argument qui ne peut pas aboutir. — Ce qui donne lieu à une illusion dans les preuves transcendantales, ce n'est pas le concept d'ens realissimum, mais celui d'ens necessarium. C'est ce dernier concept qui est en effet entendu constitutivement au lieu de l'être régulativement. Toutes les preuves transcendantales de l'existence d'un être nécessaire reposent donc sur une apparence dialectique par laquelle les concepts de nécessité et de réalité suprême se trouvent unis et par laquelle se trouve hypostasié ce qui n'est qu'une Idée (R 543 sq). © Françoise Chenet 42 http://www.philopsis.fr Philopsis La preuve cosmologique exige que j'admette un être nécessaire auquel adosser tous les êtres contingents — mais, d'un autre côté, comme le montre la critique de la preuve ontologique, je ne puis jamais tenir un être, quel qu'il soit, pour un être nécessaire, je ne puis placer l'être nécessaire quelque part. Je suis d'un côté forcé d'admettre que quelque chose existe nécessairement et d'autre part tout ce que je conçois, sans exception, je puis le concevoir comme n'existant pas, je ne puis concevoir aucune chose comme nécessaire en soi, rien ne m'empêche, quelle que soit la chose qui existe, d'en concevoir la non-existence (cf. R 543). Si cela devait concerner les choses en soi, il se présenterait une contradiction xii. Aucun de ces principes n'est donc objectif ; ce sont des principes subjectifs qui obligent la raison à ne pas s'arrêter ailleurs que dans une « explication achevée a priori » (c'est-à-dire à un terme ultime dans la remontée des conditions) tout en lui interdisant d'espérer jamais cet achèvement, de jamais admettre un inconditionné empirique et de se dispenser d'une explication ultérieure. Ces deux principes qui comme principes constitutifs seraient contradictoires peuvent très bien subsister l'un à côté de l'autre à titre de principes régulateurs, l'un m'avertissant d'avoir à philosopher comme s'il y avait pour tout ce qui existe un premier principe nécessaire, afin de mettre le maximum d'unité systématique dans ma connaissance, l'autre de n'admettre jamais un principe suprême de ce genre, de toujours laisser la voie ouverte pour la poursuite de l'explication. Il va de soi que, de l'interdiction de jamais admettre un inconditionné empirique, résulte que l'absolument nécessaire que nous devons admettre doit être placé hors du monde (ce que la thèse de la quatrième antinomie ne permettait pas d'affirmer). L'idéal de l'Etre suprême [höchstes Wesen] absolument nécessaire n'est qu'un principe régulateur de la raison, non pas l'affirmation d'une existence nécessaire en soi mais un principe enjoignant de regarder toute liaison dans le monde comme résultant d'une cause nécessaire absolument suffisante. Seulement, on ne peut éviter de se représenter ce principe simplement régulateur comme un principe constitutif : « En même temps, il est inévitable de se représenter, au moyen d'une subreption transcendantale, ce principe formel comme constitutif et de penser cette unité sous une forme hypostasiée » © Françoise Chenet 43 http://www.philopsis.fr Philopsis (A 619/B 648 ; R 546 ; nous soul.). La théologie rationnelle est une méprise, elle repose sur une substitution [Unterschiebung] : elle consiste à entendre en un sens constitutif un principe simplement régulateur. L'usage transcendantal de l'Idée d'être nécessaire est condamné, mais il y a place pour un bon usage de l'Idée d'être nécessaire, un usage empirique : nous devons chercher une cause nécessaire et absolument suffisante [notwendige und allgenugsame Ursache], nous devons tendre sans cesse à l'achèvement de la dérivation [zu der Vollständigkeit der Ableitung unaufhörlich streben] comme s'il y avait un être nécessaire, principe suprême dont tous les êtres dérivent [als ob ein solches [notwendiges Wesen], als ein oberster Grund, vorausgesetzt wäre]. B. Examen de la voie empirique : elle est également fermée. La preuve physico-théologique n'est pas une preuve indépendante et complète Pour apprécier la portée exacte de cette critique de la physico-théologie dogmatique, déterminante, on n'oubliera pas qu'elle s'accompagne d'une physico-théologie réflexive, régulatrice (cf. le développement final de la Dialectique, R 592 sq). La voie « transcendantale » étant fermée, il reste plus qu'à chercher si une voie « empirique » ne serait pas praticable, si une expérience déterminée des choses du monde ne permettrait pas de prouver l'existence d'un Etre suprême [höchstes Wesen]. Deux remarques faites dans les tout premiers alinéas de la sixième section indiquent la précarité de cette voie et limitent drastiquement l'espoir que nous pouvons placer en elle. 1/ Il est évident tout d'abord qu'aucune expérience ne peut jamais être adéquate par définition à une Idée. L'Idée transcendantale d'un être originaire, nécessaire, suffisant à tout est si élevée au-dessus de tout ce qui est empirique que l'on ne peut, par principe, trouver dans l'expérience suffisamment pour l'établir. 2/ L'être originaire doit être ou ne pas © Françoise Chenet 44 http://www.philopsis.fr Philopsis être un chaînon de la chaîne des conditions, or il ne peut être ni l'un ni l'autre : dans la chaîne des causes naturelles, il ne peut se trouver de terme premier, la causalité va à l'infini ; mais s'il ne fait pas partie de la chaîne des causes naturelles, comment arriver jusqu'à lui sans sophisme, étant donné que le principe de causalité n'a de valeur que rapporté à l'expérience possible ? C'est néanmoins en termes positifs, chaleureux et respectueux, que cette preuve est d'abord évoquée. Cette preuve est tout à fait à part : elle n'est pas métaphysique, si l'on peut dire. C'est du spectacle de la nature qu'elle procède ; la régularité dans l'apparition et la disparition des choses, les chaînes de fins et de moyens suscitent notre émerveillement muet [beredteres Erstaunen]. La preuve ontologique est contre-nature, la preuve cosmologique est une feinte, un artifice, tandis que la preuve physico-théologique « mérite toujours d'être mentionnée avec respect [mit Achtung]. Elle est la plus ancienne, la plus claire, la mieux appropriée [angemessene] à la raison humaine commune », etc. (cf. A 623/B 651 ; R 548). C'est à contre-cœur qu'il doit le critiquer. Quoique cet argument ne puisse jamais, à lui seul, démontrer l'existence de Dieu, c'est à lui seul qu'il le reviendrait si cela était possible ! Bien qu'il ne soit pas capable d'achever l'œuvre à lui seul, la preuve physico-théologique « prépare l'entendement à la connaissance théologique et lui indique à cette fin une direction droite et naturelle » (A 637/ B 605 ; R 557). Néanmoins, il n'est pas possible d'approuver les prétentions [Ansprüche] qu'elle pourrait élever à une certitude apodictique. Pour ne pas être un nid de sophismes, elle est essentiellement insuffisante à montrer à elle seule l'existence de l'être originaire, à remplacer la preuve ontologique, à laquelle elle ne peut jamais que servir d'introduction si bien que la preuve ontologique demeure la seule preuve possible. Il n'y a en vérité pas d'autre voie, voie qui est sans issue, que la « voie transcendantale ». Après avoir rendu un hommage appuyé à cette preuve, Kant souligne son insuffisance par nature. Outre qu'on pourrait trouver à « chicaner » (R 550) sur l'explication anthropomorphique de la fi© Françoise Chenet 45 http://www.philopsis.fr Philopsis nalité, sur l'analogie des produits de la nature avec ceux de l'art (la Critique de la faculté de juger, cf. § 68, refusera cette assimilation de la finalité à la causalité technique), la preuve tombe sous trois reproches. • Elle ne va pas assez loin en ce qu'elle mène à l'idée limitée d'un architecte du monde [Weltbaumeister] non d'un créateur du monde [Weltschöpfer] auquel tout est soumis : la forme [ordre] de la matière autant que la matière, la substance du monde. • Elle ne va pas assez loin en ce qu'elle ne mène pas à un ens realissimum. L'observation de l'ordre et de la finalité ne conduit pas à un concept déterminé de leur cause : on ne peut conclure qu'à une cause proportionnée à l'effet produit, donc à l'existence d'un être très puissant, très sage, etc., aucunement à l'idée qui, seule, est déterminée d'un être possédant la toute-puissance, la toute-sagesse, etc. « La théologie physique ne peut pas donner de concept déterminé de la cause ultime du monde, et par conséquent elle ne peut suffire pour constituer un principe de la théologie qui puisse former à son tour le fondement [Grundlage] de la religion » (A 628/ B 656 ; R 551). Critique de la raison pratique et Méthodologie de seconde partie de la Critique de la faculté de juger ne diront pas autre chose. Par la métaphysique spéculative, rappelle la Critique de la raison pratique, il est impossible de s'élever par des raisonnements sûrs de la connaissance de ce monde au concept de Dieu et à son existence : il faudrait soit que nous connussions ce monde comme le plus parfait possible, que nous ayons l'omniscience pour pouvoir dire que ce monde n'est possible que par un Dieu ; soit que l'existence de Dieu pût être connue par simples concepts, or toute proposition relative à une existence est synthétique. « Donc il ne reste plus pour la raison qu'une seule manière de procéder pour parvenir à cette connaissance, c'est de déterminer son objet en partant, comme raison pure, du principe suprême de son usage pratique […]. Et alors se montre, non seulement […] la nécessité d'admettre un tel être suprême, relativement à la possibilité de ce [souverain] bien dans le monde, mais encore, ce qui est le plus merveilleux, quelque chose qui faisait tout à fait défaut au progrès de la raison dans la voie naturelle, c'està-dire un concept exactement déterminé de cet être suprême » (p. 1489). Parce que nous ne pouvons jamais connaître qu'une partie limi© Françoise Chenet 46 http://www.philopsis.fr Philopsis tée du monde, nous ne pourrons jamais être en droit d'affirmer que cet être possède l'omniscience, la toute-puissance, la toute-bonté, etc. « Le concept de Dieu demeure dans la voie de l'expérience (de la physique) toujours un concept qui n'est pas, quant à la perfection de l'être premier, assez exactement déterminé pour que nous le considérions comme adéquat au concept de la divinité » (p. 149). Ce qui est impossible par la voie empirique de la physique est, en revanche, possible par la voie de la morale : sur ce terrain, et sur lui seul, Dieu doit être représenté comme perfection suprême : « il doit être omniscient pour connaître ma conduite et jusqu'à mon intention la plus secrète, dans tous les cas possibles et dans tout le temps à venir ; toutpuissant, pour attribuer à ma conduite des conséquences appropriées [die angemessenen Folgen zu erteilen], et de même présent partout, éternel, etc. Par conséquent, la loi morale, par le concept de souverain bien comme objet d'une raison pure pratique xiii, détermine le concept de l'être premier comme être suprême, ce que la méthode physique (et en remontant plus haut, la méthode métaphysique) xiv, par conséquent toute la méthode spéculative de la raison pure ne pouvait produire. Donc le concept de Dieu est un concept qui n'appartient pas originairement [ursprünglich] à la physique, c'est-à-dire à la raison spéculative, mais à la morale, et on peut dire la même chose des autres concepts de la raison dont nous avons traité précédemment comme de postulats de la raison dans son usage pratique » (p. 149150 ; nous soul.). La théologie morale a-t-elle sur la théologie physique tous les avantages dont Kant la pare ? Faut-il bien pour assurer la connexion vertu-bonheur chez l'homme une cause omnisciente, toute-puissante, omniprésente, etc. ? Le concept de Dieu pourrait bien rester aussi insuffisamment déterminé sur le plan moral que sur le plan physique et la théologie pratique pourrait bien avoir besoin, à son tour, d'une censure aussi sévère que celle qu'a fait subir Hume à la théologie physique et dont Kant entérine les attendus. On peut se demander si l'exigence pratique d'une connexion vertu-bonheur qui conduit à postuler une cause transcendante pour qu'elle soit satisfaite implique bien la représentation proprement religieuse d'un Dieu rémunéra© Françoise Chenet 47 http://www.philopsis.fr Philopsis teur et juge. Kant passe en effet de la représentation qui pourrait (et devrait peut-être) rester indéterminée d'un être suprême chargé d'assurer une connexion appropriée entre la vertu et le bonheur qu'elle mérite à la représentation, proprement religieuse et judéo-chrétienne, d'un être récompensant la bonne conduite, scrutant les cœurs pour déterminer la pureté de l'intention (cf. Cours de métaphysique, le Livre de poche, p. 435). Au saut que constitue l'affirmation que le souverain bien auquel nous aspirons est réel vient s'ajouter celui par lequel est affirmé le Dieu judéo-chrétien. On comprend ici pleinement le sens de la critique kantienne de la théologie rationnelle dans la Critique. de la raison pure, et d'une manière générale, de toute la métaphysique spéciale (à mille lieues de celle d'un Hume) : il s'agit de replacer les concepts d'immortalité, de liberté et de Dieu sur leur véritable terrain, qui n'est pas celui de la physique mais celui de la morale. L'échec de toutes ces démonstrations vient de ce qu'on n'a pas tenté de les établir sur leur terrain d'origine, sur le site où ils ont leur origine, leur nécessité et leur garantie. L'échec de la métaphysique ne tient qu'à cette erreur : on a voulu établir sur le terrain de la physique (dont le métaphysique n'est que le prolongement) ce qui appartient originairement à la morale : sur le terrain de la [méta]physique, 1/ il est impossible de parvenir à ces objets, il n'y a pas d'accès possible au suprasensible, 2/ il est impossible de les relier avec la loi morale (cf. Critique. de la faculté de juger, § 91, p. 275-6). Il y a un Dieu, etc. ne sont pas des propositions de la métaphysique (des propositions qui importeraient à la physique), mais des propositions qui importent à la seule morale. La méthodologie de la Critique de la faculté de juger téléologique reprendra ce thème : la théologie ne peut être qu'une éthico-théologie. Sur le terrain de la physicothéologie, on est condamné à se heurter aux objections de Hume. • Mais surtout, cette voie ne constitue pas une voie de rechange, une voie indépendante. Il faut quitter le terrain des preuves empiriques, conclure de la contingence de l'ordre, de la finalité et de © Françoise Chenet 48 http://www.philopsis.fr Philopsis la beauté qui règnent dans le monde à sa cause nécessaire. La preuve physico-théologique n'est pas en elle-même, à elle seule, une preuve. Elle n'en devient apparemment une que parce que cet ordre que la preuve repère est interprété comme un ordre contingent auquel on recherche une cause nécessaire. La preuve physico-théologique doit sauter [durch einen mächtigen Sprung] sur la preuve cosmologique mais comme celle-ci n'est qu'une preuve ontologique, la preuve n'atteint son but qu'au moyen de la raison pure alors qu'elle prétendait renier toute parenté avec elle. Les physico-théologiens feraient bien de s'examiner eux-mêmes et sont mal venus de se moquer de la « voie transcendantale » qu'ils empruntent à leur insu : « les adeptes de la théologie physique n'ont donc pas de motif de témoigner un tel dédain à la preuve transcendantale et de la regarder de haut, avec le mépris de naturalistes qui y verraient clair, comme s'il s'agissait d'une toile d'araignée, tissée par des songe-creux à l'esprit ténébreux ». 3. Conclusion : critique de toute théologie issue des principes spéculatifs de la raison On remarquera le titre de cette section. La Dialectique n'est pas une critique de toute théologie en général ; cette restriction ouvre la porte à une théologie issue des principes pratiques de la raison. La réfutation des preuves spéculatives n'aura qu'une portée limitée. Comme connaissance de l'Etre originaire xv, la théologie est révélé ou rationnelle, suivant qu'elle procède de la révélation ou de la simple raison ; cette dernière est transcendantale ou naturelle, suivant qu'elle conçoit son objet par de purs concepts transcendantaux [= ontologiques] (être originaire, le plus réel qui soit, être de tous les êtres) ou comme suprême intelligence, au moyen d'un concept emprunté à la nature de notre âme, ou ce qui revient au même, elle est déiste ou théiste, elle conçoit seulement une cause du monde [Weltursache] ou se représente un auteur du monde [Welturheber] xvi. La théologie transcendantale est elle-même cosmothéologie ou ontothéologie, suivant qu'elle dérive l'existence de l'Etre originaire d'une ex© Françoise Chenet 49 http://www.philopsis.fr Philopsis périence en général ou qu'elle s'imagine en connaître l'existence par de simples concepts. La théologie naturelle est théologie physique ou théologie morale, suivant qu'elle s'élève à Dieu par la considération du monde naturel ou celle du domaine moral. • Impossibilité de toute théologie transcendantale Quelles sont les sources possibles de toutes ces tentatives de la raison ? Deux espèces de connaissances sont à distinguer : théorique et pratique. La connaissance théorique est la connaissance de ce qui est [was da ist], la connaissance pratique est celle de ce qui doit être [was sein soll] xvii ; l'usage théorique de la raison détermine a priori ce qui est, son usage pratique ce qui doit être. Dans ces deux domaines, l'usage de la raison a lieu sous une condition déterminée qui peut être nécessaire ou contingente ; elle est postulée dans le premier cas, supposée dans le second. Dieu ne peut être que supposé du point de vue de la connaissance théorique, il est par contre postulé du point de vue de la connaissance pratique. L'usage pratique de la raison permet d'aller plus loin que son usage théorique, de là sa supériorité. Les lois pratiques étant absolument nécessaires, il faut, si ces lois présupposent nécessairement quelque existence comme condition de possibilité de leur force obligatoire [verbindende Kraft], que cette existence soit postulée. Dieu est un postulat de la raison pratique. Il ne faut pas comprendre ici que si Dieu n'existait pas nous ne serions pas obligés, mais que parce que nous sommes obligés, Dieu doit être. Une note (cf. R 554) oppose très clairement la morale théologique et la théologie morale. Pour la morale théologique, les lois morales supposent l'existence d'un maître suprême du monde, tandis que « la théologie morale consiste à être convaincu de l'existence de l'être suprême et à fonder sa conviction [Überzeugung] sur des lois morales ». Le devoir ne tire pas sa force obligatoire de l'existence de Dieu, mais l'existence de Dieu est réclamée par le devoir. Malgré des formules pour le moins équivoques (cf. infra le chapitre du Canon de la raison), la doctrine de l'autonomie est déjà celle de Kant en 1781). © Françoise Chenet 50 http://www.philopsis.fr Philopsis S'agissant de ce qui est (et non plus de ce qui doit être), le conditionné qui nous est donné dans l'expérience est toujours pensé comme contingent, la condition qui lui correspond ne peut donc être connue comme absolument nécessaire ; elle n'est qu'une présupposition relativement nécessaire (hypothétiquement nécessaire), une présupposition dont on ne peut se passer pour connaître rationnellement le particulier. La nécessité absolue ne peut être connue comme celle d'une cause par rapport à une existence qui est donnée par l'expérience. Voir à ce sujet dans la Critique de la raison pratique, chapitre « De l'assentiment venant d'un besoin de la raison pure » (Picavet, p. 151 sq), la comparaison entre ce à quoi conduisent respectivement un besoin de la raison pure dans son usage spéculatif et un besoin de la raison pure dans son usage pratique. « Un besoin venant de la raison pure dans son usage spéculatif ne conduit qu'à des hypothèses [Hypothesen] xviii, le besoin de la raison pure pratique conduit à des postulats [Postulaten]. Car, dans le premier cas, je m'élève du dérivé aussi haut que je veux dans la série des principes et j'ai besoin d'un premier principe, non pour donner à ce dérivé (par exemple la liaison causale des choses et des changements dans le monde) de la réalité objective, mais seulement pour satisfaire complètement ma raison dans ses recherches sur ce sujet. Ainsi, je vois devant moi de l'ordre et de la finalité dans la nature et je n'ai pas besoin d'avoir recours à la spéculation pour m'assurer de la réalité de l'un et de l'autre, mais j'ai besoin seulement, pour les expliquer, de supposer [vorauszusetzen] une divinité comme leur cause ; et comme la conclusion qui va d'un effet à une cause déterminée, et surtout à une cause déterminée aussi exactement et aussi complètement que celle que nous avons à concevoir en Dieu, est toujours incertaine et douteuse, une telle supposition ne peut jamais être portée à un plus haut degré de certitude que ce qui est, pour nous autres hommes, l'opinion la plus raisonnable [allervernünftigsten Meinung]. Au contraire, un besoin de la raison pure pratique est fondé sur un devoir, celui de prendre quelque chose (le souverain bien) comme objet de ma volonté pour travailler de toutes mes forces à le réaliser ; dans ce cas, je suis obligé de supposer [voraussetzen muß] la possibilité de cet ob© Françoise Chenet 51 http://www.philopsis.fr Philopsis jet, partant aussi les conditions nécessaires de cette possibilité, c'està-dire Dieu, la liberté et l'immortalité » (p. 152). Dans la Préface, Kant écrivait dans le même esprit : « Ce besoin n'est nullement un besoin hypothétique, lié à un dessein arbitraire [nicht etwa ein hypothetisches Bedürfnis einer beliebigen Absicht] de la spéculation, d'après lequel on devrait admettre quelque chose, si l'on veut [wenn man will], dans la spéculation, user aussi complètement que possible de la raison, mais c'est un besoin ayant force de loi [ein gesetzliches Bedürfnis], d'admettre une chose sans laquelle ne peut avoir lieu ce qu'on doit sans relâche se proposer pour but [setzen soll] de ses actes » (p. 2-3, nous corr. et soul.) Une connaissance théorique est soit une connaissance spéculative, soit une connaissance de la nature, selon qu'elle porte sur un objet auquel on ne peut arriver dans aucune expérience ou qu'elle ne s'étend qu'aux objets qui peuvent être donnés dans l'expérience. Le principe consistant à conclure de ce qui arrive comme effet à une cause est un principe de la connaissance de la nature, ce n'est pas un principe de la connaissance spéculative. Il n'a de valeur que comme condition de l'expérience possible, que dans l'usage naturel de la raison ; il n'a aucune réalité objective quand on en fait un usage spéculatif, c'est-à-dire quand on en use au-delà de l'expérience possible. C'est détourner le principe de causalité de son champ de validité que d'en faire un usage spéculatif. « Je soutiens que toutes les tentatives d'un usage purement spéculatif de la raison en rapport à la théologie sont entièrement stériles [gänzlich fruchtlos] et que, du fait de leur nature intrinsèque, ils sont nuls et non avenus [null und nichtig], mais que les principes de son usage naturel ne conduisent rigoureusement à aucune théologie ; que, par voie de conséquence, si l'on ne prend pas pour fondement ou n'utilise pas pour fil conducteur les lois morales, il ne saurait y avoir aucune théologie de la raison. » (A 636/ B 665 ; R 556 ; nous soul). Le principe de causalité, comme tous les autres principes synthétiques de l'entendement, n'a qu'un usage immanent. La loi de causalité ne pourrait conduire à l'Etre originaire que si celui-ci appartenait à la chaîne des objets de l'expérience ; il serait alors luimême, comme tous les phénomènes, conditionné (cf. la preuve de la thèse de la quatrième antinomie). L'usage spéculatif du principe © Françoise Chenet 52 http://www.philopsis.fr Philopsis de causalité aboutit à faire de Dieu un phénomène ! Cet usage fût-il légitime, il ne conduirait d'ailleurs pas au concept d'un être suprême puisque l'expérience ne nous donne jamais le plus grand des effets possibles : d'un effet fini, on ne pourrait jamais conclure qu'à une cause finie. S'il nous est certes permis de mettre plus dans la cause que dans l'effet, cela ne peut être exigé et prouvé. Que ceux qui ne veulent pas admettre ce qu'a pourtant prouvé l'Analytique se justifient au moins sur les moyens et les lumières [wie und vermittelst welcher Erleuchtung] auxquels ils se fient pour s'envoler au-delà [überfliegen] de toute expérience possible par la puissance de simples Idées, qu'ils exposent la manière dont ils entendent s'y prendre pour élargir la connaissance totalement a priori (R 557-8). • Utilité négative de la théologie transcendantale Cette sévère appréciation de ce que peut atteindre la raison dans son usage simplement spéculatif n'interdit pas de lui reconnaître une importante utilité négative. D'abord, celle de censurer notre raison si jamais [ce qui sera le cas !], au point de vue pratique, l'hypothèse d'un Etre suprême comme intelligence s'imposait (si donc une théologie naturelle pratique s'imposait) ; il y aurait ici un péril anthropomorphique, un risque d'attribuer à la réalité suprême ce qui ne peut appartenir qu'au simple phénomène. Il lui incomberait de censurer [rectifier, purifier] ces représentations en rappelant que le concept de Dieu est d'abord celui d'un être nécessaire et souverainement réel. Seule la théologie transcendantale permet de déterminer Dieu en ne se laissant pas abuser [täuschen] par la sensibilité : « La nécessité, l'infinité, l'unité, l'existence en dehors du monde (et non pas comme âme du monde), l'éternité sans les conditions du temps, l'omniprésence sans les conditions de l'espace, la toute-puissance, etc., constituent des prédicats purement transcendantaux, et par conséquent le concept épuré [der gereinigte Begriff] de ces prédicats, dont toute théologie a tellement besoin, ne peut être tiré que de la théologie transcendantale » (A 641-2/ B 669-670 ; R 550, corr.). Ensuite, celle de débarrasser de toutes les assertions contraires. Il s'agit, à vrai dire, moins de la théologie transcendantale que de la © Françoise Chenet 53 http://www.philopsis.fr Philopsis critique dont elle vient d'être l'objet : les mêmes preuves qui démontrent l'impuissance de la raison en faveur de l'affirmation établissent son impuissance quant à la négation. Elle protège donc des assertions contraires. « Les mêmes raisons [dieselben Gründe] qui découvrent l'impuissance de la raison humaine relativement à l'affirmation de l'existence d'un tel être suffisent nécessairement aussi pour démontrer la vanité [Untauglichkeit] de toute assertion contraire. Car où veut-on, par pure spéculation de la raison, aller chercher la vision claire [klare Einsicht] qu'il n'y a pas d'être suprême qui soit le fondement originaire de toutes choses, ou que ne lui convient aucun des attributs que nous nous représentons, à travers leurs effets, comme analogues aux réalités dynamiques d'un être pensant [etc.] » (A 640-1/ B 668-9 ; R 558-9, corr.). Ici comme au terme de la critique des paralogismes, Kant tient la démonstration du néant des démonstrations affirmant l'âme ou Dieu comme établissant ipso facto celui des assertions contraires. Ajoutons que l'usage pratique de la raison va ainsi venir au secours de l'usage spéculatif et qu'il faut même dire que c'est l'influence secrète des mobiles pratiques qui donne aux preuves spéculatives leur force apparente malgré leur insuffisance principielle : « la raison ne trouverait en ellemême, malgré toute la vigilance avec laquelle elle exerce ses fonctions de juge, aucune justification si, sous l'influence de mobiles pressants, elle ne suivait, en dépit de la manière seulement incomplète dont elle éclaire le débat, ces principes de son jugement, qui sont au moins les meilleurs que nous connaissons » (cf. A 589/ B 617 ; R 528, trad. corr.). Pour être adéquatement entendues dans leur finalité et leur portée, nous l'avons déjà signalé, les réfutations des preuves de l'existence de Dieu ne doivent pas être isolées de leur contexte spéculatif. Elles ne doivent être coupées ni des pages qui les précèdent et qui présentent Dieu comme « l'Idéal transcendantal » de la raison, ni des pages de l'Appendice à la Dialectique : « Du but ultime de la dialectique naturelle de la raison humaine » qui suivent, où Kant donne à l'Idée de Dieu un contenu extrêmement positif dans l'ordre © Françoise Chenet 54 http://www.philopsis.fr Philopsis spéculatif même, ni enfin du chapitre du « Canon de la raison pure » qui introduit à la Critique de la raison pratique. On se méprendrait totalement à prendre (comme le fit Heinrich Heine, par exemple) ces réfutations pour l'œuvre d'un athée ou d'un esprit antireligieux. Il s'agit pour Kant, non d'abattre la religion, mais de définir les limites de la connaissance humaine, de lui éviter de se placer sur un terrain où elle ne peut être que réfutée, à tout le moins s'avérer insuffisante. Il ne s'agit que de la mettre à l'abri des périls que le dogmatisme lui fait inconsidérément courir en croyant lui rendre service ! Si, d'autre part, la métaphysique ne peut être le fondement [Grundveste] de la religion, elle doit cependant toujours en rester comme le rempart [Schutzwehr] (cf. R 684) : si les assertions positives sont interdites, on y gagne, au moins, que les assertions négatives le sont aussi ! Il ne faut pas « sous-estimer [nicht gering zu schätzen] – précisent les Prolégomènes – le service [Dienst] qu'elle [la Critique] rend à la théologie en l'affranchissant du jugement de la spéculation dogmatique et en la mettant du même coup complètement à l'abri [in Sicherheit] de toutes les attaques d'adversaires de ce genre. Car la métaphysique commune pouvait bien lui promettre grand secours, elle n'en était pas moins incapable de tenir cette promesse et par dessus le marché, en appelant à son secours la dogmatique spéculative, elle n'avait rien fait qu'armer un ennemi contre elle-même [Feinde wider sich selbst zu bewaffnen] » (R 167, nous soul. ; IV, 383). « Quand j'entends qu'un esprit peu commun aurait ruiné démonstrativement [wegdemonstriert] la liberté de la volonté humaine, les espoirs placés dans une vie future et l'existence de Dieu […], je sais déjà et avec certitude par avance [zum voraus völlig gewiß] qu'il n'aura rien fait de tout cela […] parce la critique transcendantale, qui m'a découvert tout ce que notre raison pure tient en réserve, m'a pleinement persuadé que, puisque la raison est totalement insuffisante pour produire des assertions affirmatives [bejahende Behauptungen] dans ce domaine, elle disposera tout aussi peu et moins encore [nous ne voyons vraiment pas en quoi] du savoir requis pour pouvoir énoncer négativement quelque chose [etwas verneinend behaupten] sur ces questions » (A 753/B 781 ; R 627-8, nous soul.). Tel est l'apport essentiel de la Critique qui vaut plus © Françoise Chenet 55 http://www.philopsis.fr Philopsis que toutes les pseudo-démonstrations de la liberté, etc. La Critique les met décisivement à l'abri de toute réfutation. La théologie spéculative doit laisser la place à une théologie morale. 4.Quelle est, finalement, la portée réelle de la critique de la théologie rationnelle ? « L'être suprême reste donc, pour l'usage purement spéculatif de la raison, un simple idéal, mais cependant un idéal dépourvu de défauts, un concept qui clôt et couronne toute la connaissance humaine, et dont la réalité objective ne peut certes, en suivant cette voie, être démontrée, mais ne peut pas non plus être réfutée » (A 641/ B 669 ; R 559). « Nous n'avons plus besoin d'être hypocrites [heucheln] en métaphysique, nous pouvons présenter les objections de la raison contre la théologie hardiment et sans crainte, les renforcer même, puisque nous ne faisons aucune différence entre elles et les spéculations des dogmatiques. Si nous enquêtons, en effet, jusqu'à leurs sources, nous découvrons le malentendu et réconcilions à nouveau raison et religion » (Réfl. 4898, vers 1776, in Manuscrit de Duisbourg, notre éd., p. 147) – PHILOLAUS : « notre nouvelle philosophie dit clairement qu' "on ne peut démontrer ni que Dieu existe, ni qu'Il n'existe pas. Il faut croire en la première proposition". – THÉOPHRON : Telle est la raison pour laquelle pour ma part du moins j'aurais pensé que l'on doit en quelque sorte croire en l'une des deux propositions, qu'il est donc loisible d'être athées, déistes ou théistes, selon ce que nous croyons. » HERDER, Dieu, quelques entretiens [1787], trad. M. Bienenstock, PUF, 1996. • La destruction kantienne de la théologie transcendantale doit être comprise comme la renonciation à la prétention à tout savoir [Vielwisserei, Allwisserei] des dogmatiques, comme un passage d'une « théologie maximale » à une « théologie minimale » © Françoise Chenet 56 http://www.philopsis.fr Philopsis (cf. Réfl. 6244, vers 1785-88). La conviction de Kant est que nous n'avons nul besoin de cette théologie maximale, par ailleurs chimérique, mais qu'il nous est par contre nécessaire – mais aussi entièrement suffisant –, que la possibilité de l'existence de Dieu soit établie et que toutes les objections contre son existence soient levées, que l'athée ne puisse se réclamer d'un savoir. « Quel est le minimum en théologie ? Qu'il soit au moins possible qu'il existe un Dieu et que personne ne puisse en savoir assez pour nous réfuter si nous y croyons » Réfl. 6213 (1783-84). « En théologie morale, il est suffisant d'admettre qu'il soit quand même possible [doch möglich] que Dieu soit et que personne ne puisse jamais prouver son inexistence » Réfl. 6236 (vers 1783-84). « Contre l'athéisme dogmatique, il suffit de montrer que l'impossibilité d'un être suprême ne peut être démontrée parce qu'elle devrait provenir d'une contradiction interne à ce concept […] Contre l'athéisme sceptique, il suffit de montrer que toute voie pour parvenir à la conviction [de l'existence de Dieu] n'est pas supprimée parce que la voie spéculative ne la procure pas (ce que conclut l'athée sceptique) ; parce que, si la conviction spéculative n'a pas lieu, la conviction morale est pourtant possible » (Réfl. 6287, vers 1783-84 ; nous soul.). Si la partie dialectique de la Critique vient balayer toute théologie rationnelle, ce n'est qu'une fois que sa partie analytique aura systématiquement travaillé à annuler tout ce qui pourrait rendre cette existence impossible ou la compromettre en sa possibilité même : tant l'érection des conditions sensibles en conditions des choses en soi (cf. Quatrième remarque générale de l'Esthétique) que celles de l'entendement (promotion indue des principes de l'expérience possible, principalement des analogies de l'expérience, en condition des choses mêmes). « Il est intéressant de ne pas faire de ce qui est pour nous les conditions de la connaissance possible des choses [Dinge] les conditions des choses [Sachen] [mêmes] ; car si on le fait […], nous ne pouvons plus former de Dieu que des concepts contradictoires » Réfl. 6317 (1790-91). Quant à la Dialectique, elle élimine, dans le mouvement même par lequel elle ruine les preuves dogmatiques, toute prétention à la démonstration de la thèse opposée. • L'Idée de Dieu est une Idée légitime. C'est un concept nécessaire de notre raison et même le concept le plus haut qu'elle forme. © Françoise Chenet 57 http://www.philopsis.fr Philopsis Nous devons nécessairement former le concept d'un ens realissimum, ens perfectissimum. Ce concept procède régulièrement de notre raison, nous ne pouvons nous en passer dans l'usage spéculatif. Le seul problème est le passage de cette Idée à son objectivation. « L'Etre suprême reste donc, pour l'usage purement spéculatif de la raison, un simple idéal, mais cependant un idéal dépourvu de défauts [ein bloßes, aber doch ein fehlerfreies Ideal], un concept qui clôt et couronne toute la connaissance humaine [ein Begriff, welcher die ganze menschliche Erkenntnis schließt und krönet] » (A 641/ B 669 ; R 559, ultime alinéa de tout le chapitre de « L'idéal de la raison pure »). La critique kantienne de la preuve ontologique, rappelons-le, ne met en cause que le concept d'ens necessarium, jamais celui d'ens realissimum. Critiquer l'objectivation de l'Idée et pas l'Idée elle-même, l'attribution de l'existence nécessaire à l'ens realissimum et soustraire à la critique l'Idée même d'ens realissimum, la proclamer « fehlerfrei », ce n'est pas attaquer bien gravement, nous semble-t-il, la théologie rationnelle ; le théologien peut bien demander davantage, il devrait pouvoir se faire une raison et se contenter de ce qui lui est ici concédé et qui n'est pas mince. Cela étant, faire de l'Idée de Dieu un concept fabriqué par la raison, au lieu d'y voir avec Descartes une « vraie et immuable nature », rend ce concept doublement problématique (exprime-t-il adéquatement l'essence de Dieu ? l'être correspondant à ce concept existe-t-il ? cf. l'article de R. THEIS sur « L'Unique fondement possible », Revue philosophique de Louvain, février 1997). Comme l'a fait observer Schelling : « dans la critique kantienne de la théologie rationnelle, le résultat positif a plus d'importance que le résultat négatif. Ce résultat positif était que Dieu n'est pas contenu contingent mais contenu nécessaire de l'Idée suprême et ultime de la raison. On ne trouvait pas une telle affirmation du moins dans la métaphysique immédiatement antérieure ou dans la métaphysique en général, sauf si on remonte jusqu'à Platon et Aristote, car pour ce dernier Dieu était de même fin nécessaire. Pour la © Françoise Chenet 58 http://www.philopsis.fr Philopsis métaphysique qui vint après, le concept de Dieu était, au fond, aussi contingent que tous les autres » (Philosophie de la révélation [posthume, 1861], livre I, Introduction à la philosophie de la révélation, leçon III, éd. J.-F. Marquet, PUF, 1989, p. 64). « Selon Kant, Dieu est le concept dernier de la raison, celui qui conclut tout – celui que la raison trouvera encore et toujours à partir d'elle-même non comme fin contingente, mais comme fin nécessaire » (ibid., p. 82). La philosophie de Kant « se borne à établir le concept de Dieu comme ultime, suprême et nécessaire Idée de la raison, sans prétendre démontrer par là son existence » (p. 109). Le procès de la preuve ontologique ne doit pas rendre aveugle à la promotion que connaît l'Idée de Dieu chez Kant ; jamais la philosophie, la philosophie moderne à tout le moins, ne s'est élevée à pareille conception de la nécessité de la pensée de Dieu. On conçoit certes aisément que le théiste puisse ne pas trouver entièrement et d'emblée son compte avec la réduction de Dieu au statut de « principe régulateur de l'unité systématique de la nature », mais au moins est-il acquis contre le matérialisme que cette admission présomptive n'est ni un obstacle à la connaissance, ni une hypothèse facultative. Le rapport de Dieu et de la raison affirmé par la métaphysique classique est solidement maintenu et solennellement réaffirmé sous une forme originale. La thèse kantienne consiste à soutenir, résume Schelling, que le premier intelligible (Dieu) est lui-même nécessaire comme facteur de la connaissance. « Mais justement si cet intelligible est un des facteurs de toute connaissance, si toute connaissance effective le présuppose, il apparaît donc, vis-à-vis de celle-ci comme sa [présupposition] NÉCESSAIRE, alors que la connaissance comme telle apparaît vis-à-vis de sa propre présupposition comme un élément contingent. […] l'intelligible en question ne peut faire l'objet d'une connaissance effective : il n'en reste pas moins l'objet d'une pensée nécessaire ; or c'est là tout ce que demandait l'ancienne métaphysique – que Dieu, par exemple, soit l'objet d'une pensée nécessaire. » (Contribution à l'histoire de la philosophie moderne, trad. J.-F.Marquet, PUF, 1983, p. 104). Il convient au fond de se demander si la position © Françoise Chenet 59 http://www.philopsis.fr Philopsis kantienne diffère aussi réellement que le croit Kant de la métaphysique qu'il condamne ou, ce qui revient au même, si la différence entre le penser et la connaître est réellement consistante. • L'apparence est unilatérale. L'athéisme est comme le matérialisme psychologique inintelligible dans la doctrine kantienne. On ne voit pas sur quoi l'athéisme peut bien reposer sinon sur les insuffisances de la théologie rationnelle. Kant attribuant à l'homme une disposition naturelle à la métaphysique, c'est-à-dire précisément une préoccupation originaire de Dieu, de l'âme et de la liberté fondée dans la nature de la raison, on ne voit évidemment pas comment le matérialisme et l'athéisme pourraient avoir leur fondement même apparent dans la raison elle-même. S'il y a une apparence en faveur des antithèses matérialistes en cosmologie, c'est qu'elles n'expriment pas la position propre de la raison au sens strict, mais bien plutôt celle de l'entendement : elles ne correspondent qu'à l'usage expérimental de la « raison » (au sens large). • Les objections kantiennes ne sont que des objections critiques. Elles ne sont pas des objections du même type que celles de Hume avec lequel il se rencontre quelquefois : les objections kantiennes sont des objections critiques, celles de Hume des objections dogmatiques (sur la différence entre ces deux sortes d'objections, R 387-8). L'objection critique ne porte que sur la façon dont une affirmation est étayée, sans prétendre vouloir trancher par là de la valeur de l'affirmation elle-même, l'objection dogmatique prétend atteindre la thèse elle-même en dénonçant sa pseudo-démonstration. La réfutation des preuves n'équivaut aucunement à justifier l'affirmation opposée. Elle en constitue même la réfutation. « Où le prétendu esprit libre [der angebliche Freigeist] ira-t-il chercher sa connaissance selon laquelle, par exemple, il n'y a pas d'être suprême ? Cette proposition se situe hors du champ de l'expérience possible, par conséquent aussi hors des limites de toute vision humaine » (A 753/ B 781 ; R 628). La négation est rendue illégitime © Françoise Chenet 60 http://www.philopsis.fr Philopsis par la raison même qui rend l'affirmation illégitime. « L'existence de Dieu est donc garantie contre l'athéisme dogmatique » (Leçons de métaphysique [= Métaphysique Pölitz], trad. Castillo, Le livre de poche, p. 408). « Bien qu'on ne puisse prouver qu'il existe un Dieu qui punit ou récompense, personne cependant ne peut non plus prouver le contraire » (ibid., p. 406). « Nous ne pouvons démontrer apodictiquement l'existence de Dieu ; mais personne non plus n'est en mesure de me prouver le contraire : d'où le tirerait-il en effet? » (ibid, p. 338). Il en va identiquement, précise le même passage, des purs esprits ! • Il ne s'agit pas tant pour Kant de réfuter les preuves de l'existence de Dieu que de mettre à jour la véritable nature des raisons qui interviennent pour la poser, qui ne sont nullement les raisonnements de la théologie rationnelle. Pour être d'un autre ordre, ces raisons n'en sont pas moins, aux yeux de Kant, valables et pressantes : Dieu est un concept régulateur dont la raison spéculative ne peut se passer, il est une supposition [Voraussetzung] nécessaire de la raison spéculative ; il est aussi, nous le verrons, un postulat [Postulat] de la raison pratique. Telles sont les véritables raisons qui motivent sa position. Nier Dieu, c'est contredire son entendement et son arbitre (Leçons, p. 381). « La connaissance [de l'existence] de Dieu n'a jamais été rien de plus qu'une hypothèse nécessaire de la raison théorique et de la raison pratique », or « ce qui est une supposition nécessaire de notre raison équivaut à une nécessité » (Leçons…, p. 380). Montrer que l'existence de Dieu ne peut être établie à la façon dont Descartes ou Wolff, etc. ont tenté de l'établir, qu'elle n'est pas démontrable d'une manière générale, ce n'est pas du tout pour Kant renoncer à l'affirmation de l'existence de Dieu ; l'affirmation n'est pas condamnée à se faire sur le ton qui est celui du dogmatisme. On ne doit pas prendre la critique des affirmations dogmatiques pour la critique de l'affirmation comme telle. L'impossibilité de la connaissance n'entraîne pas l'illégitimité de toute affirmation. • La preuve physico-théologique ne sort certes pas indemne de la critique des preuves de l'existence de Dieu, mais elle est relativement épargnée. Seule la preuve ontologique et sa variante cosmologique se trouvent radicalement mises à mal ; la preuve téléologi© Françoise Chenet 61 http://www.philopsis.fr Philopsis que se trouve critiquée mais avec beaucoup de respect et à contrecœur. Il s'en faut de beaucoup qu'elle soit critiquée avec toute la sévérité d'un Hume. Cette preuve est surtout insuffisante, mais elle n'est pas du tout sophistique. elle pourra servir de point d'appui et de préparation à la preuve éthico-théologique que développera la Méthodologie de la Critique de la faculté de juger. • La critique de la théologie rationnelle a une précieuse utilité négative. Loin qu'il y ait à déplorer cette limitation de notre connaissance spéculative, elle est la bienvenue. Elle nous protège des dérives dogmatiques. Si l'on admet la possibilité de connaître l'existence et l'essence de Dieu, les dogmatiques ne s'en tiendront pas là et voudront (à la façon de Leibniz) déterminer a priori ce que doit être le monde, etc. Il faut comprendre les vertus purificatrices attendues de la réfutation de toutes les preuves de l'existence de Dieu. Kant en a moins après la théologie qu'après la théosophie, c'est-à-dire la prétention à connaître la nature divine, cf. Progrès (p. 69 ; XX, 305) et surtout Critique de la faculté de juger : « la limitation de la raison, relativement à toutes nos Idées du suprasensible, aux conditions de son usage pratique, en ce qui touche l'Idée de Dieu, a une utilité qu'on ne saurait méconnaître et qui consiste en ce qu'elle empêche que la théologie ne se perde dans une théosophie (nuageuse) […], ou ne s'abîme dans une démonologie (une représentation anthropomorphique de l'être suprême) ; que la religion ne devienne théurgie (une illusion mystique où l'on s'imagine pouvoir avoir le sentiment d'êtres suprasensibles ou inversement pouvoir exercer une influence sur ceux-ci), ou idolâtrie (une illusion superstitieuse en laquelle on imagine pouvoir se rendre agréable à l'être suprême par d'autres moyens qu'une disposition morale » (§ 89 « De l'utilité de l'argument moral »). • Il est encore un usage légitime de l'Idée théologique que la suite de la Critique réserve à cette Idée, un usage régulateur : l'Idée de Dieu est indispensable à la connaissance. Il faut considérer dans l'intérêt même de la connaissance, les phénomènes comme s'ils étaient tous sortis d'un unique principe suprême suffisant à tout ; c'est-à-dire que si nous ne devons pas affirmer que l'ordre du monde dérive d'une suprême intelligence, nous devons tirer de l'Idée d'une cause souverainement sage les règles suivant lesquelles procéder © Françoise Chenet 62 http://www.philopsis.fr Philopsis pour lier causes et effets dans le monde. Nous ne pouvons nous passer de pareille Idée en vue de l'achèvement de la connaissance. • Sans cette limitation enfin, la morale elle-même serait compromise, la morale se réglerait sur la théologie et la législation extérieure et arbitraire d'un être suprême serait substituée à la législation nécessaire et intérieure de la raison (cf. les pages remarquables de la fin de la Théorie élémentaire de la Critique de la raison pratique, « Du rapport sagement proportionné des facultés de connaître de l'homme à sa destination pratique ») : si Dieu pouvait être démontré, le mobile moral ne saurait être alors que la crainte, nous agirions conformément au devoir, nous ne pourrions plus agir par devoir. En outre, les incertitudes et défectuosités de la théologie retentiraient sur les prescriptions morales. On voit clairement que la morale a tout à perdre à vouloir être fondée sur une théologie spéculative. Seule l'abolition de ce pseudo-savoir libère la morale. © Françoise Chenet 63 http://www.philopsis.fr Philopsis II. Le rôle purement régulateur des Idées de la raison L'attribution d'un rôle régulateur aux Idées de la raison paraîtra quelque chose de dérisoire à tous les dogmatiques : ce qui compte, c'est que tout rôle constitutif (toute valeur ontologique), est ôté aux Idées. Dès lors, il ne leur est plus concédé qu'un rôle insignifiant. Pour Kant, expose Hegel, la raison ne possède que l'unité formelle pour la systématisation méthodique des connaissances. Kant ne laisse à la raison que la forme de son identité et de son unité et cette forme n'est bonne qu'à systématiser les différents rapports d'entendement. Hegel s'indigne de l'empirisme sidérant qui est au fondement de la doctrine kantienne de la raison : attribuer aux concepts de la raison une vérité serait arbitraire et téméraire « étant donné qu'ils ne peuvent se rencontrer dans aucune expérience » ! « Aurait-on pu jamais penser que la philosophie dénierait la vérité aux essences intelligibles pour la raison qu'elles sont privées du matériau spatial et temporel ? » (Science de la logique, t. 3, Aubier, p. 53). 1. De l'usage régulateur des Idées de la raison L'analyse de l'usage régulateur de la raison semble reposer, pour le moins, sur quatre présupposés convergents qui servent de fil conducteur. 1/ Il est impossible (ie. inacceptable) que la raison, cette instance suprême, puisse renfermer en elle-même des illusions et des prestiges originels [ursprüngliche Täuschungen und Blendwerke] (A 669/ B 697 ; R 575), en vertu de quoi il faut que l'usage illusoire de la raison ait quelque chose de foncièrement accidentel, qu'il s'agisse d'un détournement de la raison. 2/ D'une manière générale, il est impossible qu'une faculté n'ait pas une destination appropriée, dont il résulte que la raison doit, malgré la triste apparence, avoir une fonction positive. Il y a © Françoise Chenet 64 http://www.philopsis.fr Philopsis un finalisme de Kant qui lui interdit d'admettre qu'une faculté puisse être inutile. « Cependant il doit y avoir quelque part [muß es doch irgendwo] une source de connaissances positives qui appartiennent au domaine de la raison pure et qui ne fournissent peut-être que par malentendu l'occasion d'erreur, mais qui en fait constituent le but que poursuit la raison [das Ziel der Beeiferung der Vernunft]. Car à quelle cause, sinon, attribuer l'irrépressible désir [nicht zu dämpfende Begierde] de trouver quelque part de quoi poser un pied ferme absolument au-delà des limites de l'expérience ? Elle soupçonne [sie ahndet] qu'elle va y trouver des objets possédant pour elle un grand intérêt. Elle emprunte la voie de la spéculation pure pour s'approcher de ces objets ; mais ils fuient devant elle. Probablement [vermutlich] convient-il d'espérer pour elle davantage de réussite sur la seule voie qui lui reste encore, à savoir celle de l'usage pratique » (A 795-6/ B 823-4 ; R 652-3). « C'est une tâche digne de la recherche que celle qui vise à découvrir quelles peuvent bien être les fins de la nature auxquelles s'ordonne cette disposition que manifeste notre raison à des concepts transcendants, car il est constant [weil… doch] que ce qui se trouve dans la nature doit à l'origine être disposé en vue de quelque fin utile [ursprünglich angelegt sein muß] » (Cf. Prolégomènes, § 60, p. 142-3 ; IV, 362). Ces fins de la nature sont, d'une part, d'ouvrir un espace pour l'attente et l'espérance dont les principes pratiques ont besoin et, d'autre part, de frayer la voie à un achèvement de la connaissance. 3/ Des questions dans lesquelles la raison n'a affaire qu'à ses propres produits (et non à des questions soulevées par des objets) ne peuvent rester sans réponse : elle doit pouvoir en trancher. « C'est bien le résultat auquel on parvient en montrant que ce [les Idées] sont des principes destinés à amener l'usage de notre entendement à complète harmonie, perfection et unité synthétique » (Prolégomènes, § 56, p. 127 [IV, 349] Voir surtout 4ème section du chap. De l'antinomie de la raison pure). 4/ Il n'est pas possible qu'il y ait un divorce à l'intérieur de la faculté de connaître elle-même, une discordance entre la raison et l'entendement, « il faut que la nature de la raison contribue à la per© Françoise Chenet 65 http://www.philopsis.fr Philopsis fection de la nature de l'entendement et qu'il soit impossible qu'elle la perturbe [Es muß aber dennoch zwischen dem, was zur Natur der Vernunft und des Verstandes gehört, Einstimmung sein, und jene muß zur Vollkommenheit der letzteren beitragen und kann sie unmöglich verwirren] » (Prolégomènes, § 44, p. 106 ; nous soul. ; IV, 331). Si les Idées transcendantales peuvent avoir un mauvais usage, elle peuvent aussi et doivent même avoir un bon usage, un usage immanent. La subreption n'est jamais à attribuer à la faculté ellemême, mais toujours à son usage. Ce n'est pas l'Idée en elle-même, mais l'usage que l'on en fait qui, par rapport à l'expérience possible, est immanent ou transcendant. La subreption n'est jamais à attribuer à la faculté elle-même, mais toujours à la faculté de juger [Urteilskraft]. Les subreptions ne sont pas à mettre au compte de l'entendement luimême, de même les raisonnements transcendantaux ne sont-ils pas à imputer à la raison, cf. A 643/ B 672 ; R 560 : « tous les vices relevant de la subreption doivent toujours être mis au compte d'une défaillance de la faculté de juger, mais jamais à celui de l'entendement ou de la raison ». C'est la faculté de juger qui se fourvoie, c'est elle qu'il faut éclairer. Cela revient à dire qu'il convient de dissocier le jugement à porter sur les concepts transcendantaux eux-mêmes et l'usage qu'en ont fait les métaphysiciens dogmatiques. La critique du mésusage dogmatique des concepts transcendantaux a souvent été prise à tort pour un rejet pur et simple de ces concepts, mais Kant n'est pas un positiviste avant la lettre. Les concepts transcendantaux sont innocents de leur mésusage. La critique kantienne n'est jamais une critique des concepts mais celle des usages : peuvent-ils produire une connaissance synthétique a priori et ainsi faire connaître des objets ? Mais montrer qu'ils n'en sauraient fournir aucune, cela ne les invalide pas comme tels et / ou pour un autre usage. L'invalidation pour un usage n'est pas une invalidation pour tout usage. Les concepts transcendantaux ne sont ni le produit de l'apparence transcendantale, ni sa cause. L'apparence transcendantale est relative à leur seul © Françoise Chenet 66 http://www.philopsis.fr Philopsis usage : apparence d'un usage constitutif de ce qui n'a qu'un usage régulateur. (Kant pourrait bien être suspecté de séparer un peu rapidement le concept transcendantal de son usage, le concept et l'illusion qui peut porter sur lui). Notons que la destination naturelle de la raison sur laquelle se fonde ce bon usage a quelque chose de caché [wahrer, aber verborgener Zweck] (cf. Prolégomènes, § 45, p. 108 ; IV, 333). La raison ne se rapporte pas directement à l'objet, mais directement à l'entendement qui se rapporte, lui seul, directement à l'objet (de l'intuition). Elle ne crée pas de concepts d'objets, mais les ordonne et veille à leur unité. De même que l'entendement relie par des concepts le divers dans l'objet, la raison relie par des Idées le divers des concepts. Les Idées n'ont aucun usage constitutif (aucun usage métaphysique spéculatif possible), mais elles ont un rôle régulateur, « excellent et indispensable », pour la connaissance. Si les Idées ne sont pas comme les concepts de l'entendement (catégories) des règles pour construire les objets, elles dirigent la pensée dans son effort de systématisation ; la raison assure le systématique dans la connaissance : « Si nous parcourons du regard nos connaissance d'entendement dans toute leur étendue, nous trouverons que ce qui s'y trouve à la charge propre de la raison et qu'elle cherche à mener à bien, c'est la dimension systématique de la connaissance, c'est-à-dire son articulation à partir d'un principe. Cette unité de la raison présuppose toujours une Idée, à savoir celle de la forme d'un tout de la connaissance précédant la connaissance déterminée des parties et contenant les conditions requises pour déterminer a priori à chaque partie sa place et son rapport avec toutes les autres » (A 645/ B 673 ; R 561). Si la raison n'est pas, à l'instar de la sensibilité et de l'entendement, constitutive de l'expérience, elle achève de rendre possible l'expérience : elle a un usage empirique, elle est une règle pour les règles de l'entendement, elle leur prescrit l'unité systématique. On voit qu'il n'est pas question d'éliminer la raison dans la constitution de l'édifice de la connaissance. Elle y joue un rôle essentiel. La raison n'est pas plus la faculté de l'appa© Françoise Chenet 67 http://www.philopsis.fr Philopsis rence que l'entendement n'est celle de la vérité, quoi que puissent laisser croire certains passages de la Critique : bien qu'il soit source de vérité dans la connaissance du phénomène, l'entendement a une apparence transcendantale propre (qui incite à une connaissance prétendument nouménale) et, bien qu'elle soit l'aiguillon de la connaissance, la raison a une apparence transcendantale propre (elle incite à son usage constitutif). L'entendement et la raison sont sources de toutes les vérités et de toutes les erreurs ; ces facultés engendrent le dogmatisme et elles rendent possible le criticisme ; elles comparaissent devant le Tribunal critique auquel elles siègent et elles s'infligent le verdict. L'apparence transcendantale trouve ici une explication qui en supprime le caractère aberrant et en restitue en quelque sorte le fondement rationnel. On n'a plus affaire à une inexplicable confusion entre le subjectif et l'objectif : la mésaventure que subit en apparence la raison s'avère être en deuxième instance de son fait même et être au service de la fin de la connaissance elle-même. La raison ne peut diriger l'usage empirique de l'entendement, ne peut pousser l'entendement à son extension maximale et exercer ainsi son usage régulateur qu'en se représentant comme donnée cette unité qu'elle poursuit et donc en faisant un usage constitutif de soi ! Cf. A 644/ B 672 ; R 561 : les Idées transcendantales « ont un usage régulateur excellent et indispensablement [einen trefflichen und unentbehrlichen… Gebrauch] nécessaire, à savoir celui d'orienter [richten] l'entendement vers un certain but en vue duquel les lignes directrices de toutes ses règles convergent en un point qui, bien qu'il soit simplement une Idée (focus imaginarius), c'est-à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent pas effectivement, dans la mesure où il est situé totalement en dehors des limites de l'expérience possible, sert pourtant à leur procurer, outre la plus grande extension, la plus grande unité. Assurément en procède-t-il pour nous une illusion, comme si [als ob] ces lignes directrices étaient tracées à partir d'un objet même qui se trouverait hors du champ de la connaissance empiriquement possible (tout comme les objets sont vus derrière la surface du miroir) ; reste que cette illusion (que l'on peut pourtant empê© Françoise Chenet 68 http://www.philopsis.fr Philopsis cher de tromper) est cependant indispensablement nécessaire si, outre les objets placés devant nos yeux, nous voulons voir [wenn wir… sehen wollen] aussi en même temps ceux qui se trouvent loin derrière nous, c'est-à-dire si, dans le cas que nous considérons, nous voulons inciter [wenn wir… abrichten wollen] l'entendement à dépasser toute expérience donnée (constituant une partie de l'ensemble de l'expérience possible) et donc lui apprendre aussi à atteindre l'extension la plus grande et la plus extrême qui soit possible » (nous soul.). La raison doit croire qu'existe donné ce qu'elle vise. On peut se demander si l'usage régulateur peut réellement s'affranchir d'un usage constitutif plus ou moins larvé, si l'on n'est pas nécessairement contraint de tenir pour donné ce que l'on vise, ne serait-ce que pour pouvoir seulement le viser. N'est-ce pas ce que manifeste la théorie kantienne du « comme si » ? La théologie réfléchissante est une sorte d'usage « immanent-transcendant » de la raison. L'illusion transcendantale fonctionne au service de la connaissance (voir ce que nous disions de l'apparence au fondement de l'usage transcendantal de l'entendement. Raison et entendement sont dans des situations comparables. L'entendement doit anticiper la forme de l'objet, la raison anticipe la forme de l'unité de nos connaissances). Sans doute donnons-nous sous son empire dans une connaissance illusoire, mais elle n'en doit pas moins être appréciée comme étant au service même de ce contre quoi elle se retourne et à quoi elle nuit. Il y a ainsi une sorte de dialectique de la raison qui se fait constitutive pour exercer son rôle régulateur lui-même ; l'usage constitutif de la raison ne doit pas être compris comme une pathologie de la raison, l'illusion transcendantale doit être rapportée à la fin même de la raison pour être comprise dans sa nécessité et sa rationalité si l'on peut dire. On n'assiste pas ici à l'exposé du bon usage de la raison opposé à son usage abusif et spécieux mais à la compréhension de la raison profonde de cet usage constitutif / transcendant. Nous accédons au noyau et à la signification rationnels de ce qui est d'abord dénoncé comme la source étrange de paralogismes et de contradic© Françoise Chenet 69 http://www.philopsis.fr Philopsis tions diverses, tels que l'on se demande tout de même ce qui arrive à la raison pour déraisonner semblablement et nous comprenons pourquoi. cette illusion peut être dite naturelle et inévitable. Pour n'en être pas moins à déplorer, cette illusion qui affecte la connaissance procède de l'intérêt même de cette connaissance. L'illusion transcendantale ne peut être comprise qu'à partir de la destination de la raison, l'usage constitutif ne peut être compris qu'à partir de l'usage régulateur. « Sous ces Idées, ce ne sont pas des objets particuliers situés au-delà du domaine de l'expérience que vise [zur Absicht hat] la raison pure, c'est seulement l'intégralité de l'usage de l'entendement dans la connexion de l'expérience qu'elle exige. Mais cette intégralité ne peut être qu'une intégralité des principes, et non pas des intuitions et des objets. Néanmoins pour avoir de cette intégralité une représentation déterminée, la raison la pense comme [denkt sie solche als] la connaissance d'un objet, objet dont la connaissance est intégralement déterminée relativement à ces règles, lequel objet n'est qu'une Idée [welches Objekt nur eine Idee] pour amener la connaissance de l'entendement aussi près que possible de l'intégralité que cette Idée désigne [bezeichnet]» (cf. Prolégomènes, § 44, p. 107 ; nous soul. et corr. ; IV, 332) Cf., à propos de l'Idéal transcendantal : « L'idéal de l'être suprême […] n'est rien d'autre qu'un principe régulateur […]. Mais il est en même temps inévitable [unvermeidlich] de se représenter, au moyen d'une subreption transcendantale, ce principe formel comme constitutif et de penser cette unité sous une forme hypostasiée. De même, en effet, que l'espace, puisqu'il rend originairement possible toutes les figures, qui n'en sont que des limitations diverses, bien qu'il soit seulement un principe de la sensibilité, est néanmoins tenu, précisément de ce fait, pour quelque chose d'absolument nécessaire et qui subsiste par soi-même, et pour un objet donné en soi a priori, de même, puisque l'unité systématique de la nature ne peut d'aucune manière être érigée en principe de l'usage empirique de notre raison si nous ne prenons pas pour fondement l'Idée d'un être souveraine© Françoise Chenet 70 http://www.philopsis.fr Philopsis ment réel considéré comme suprême cause, il se produit aussi, tout à fait naturellement [ganz natürlich], que cette Idée soit représentée aussi comme un objet effectivement réel et celui-ci, à son tour, comme nécessaire, parce qu'il est la condition ultime, et que par conséquent un principe régulateur soit transformé en un principe constitutif » (A 619-620/ B 647-8 ; R 546 ; nous soul.). La raison est le pouvoir de dériver le particulier du général ; si le général est certain en soi et déjà donné, l'usage de la raison est apodictique ; si le particulier est certain, mais si la généralité de la règle est encore un problème, si elle n'est admise que d'une manière problématique, l'usage de la raison est hypothétique. L'usage de la raison se fondant sur des Idées admises comme concepts problématiques n'est que régulateur : on ne peut en déduire la vérité de la règle générale prise pour hypothèse, cet usage met de l'unité dans les connaissances particulières xix. L'unité projetée [projektierte Einheit] (problématique vs donnée [die man an sich nicht als gegeben, sondern nur als Problem ansehen muß]) dans l'usage régulateur de la raison sert à trouver un principe au divers, à diriger l'entendement vers les cas qui ne sont pas donnés et à le faire s'accorder avec luimême. Mais il nous est impossible de savoir si cette unité systématique est nécessaire autrement que d'une manière subjective et logique. La raison prépare à l'entendement son champ par trois principes, trois « suppositions transcendantales » : 1/ celle de l'homogénéité du divers sous des genres plus élevés ; principe de l'homogénéité : la diversité des choses individuelles n'exclut pas l'identité de l'espèce ; derrière la diversité, l'unité ; les différentes espèces doivent être considérées comme des déterminations différentes d'un petit nombre de genres, lesquels dérivent de classes encore plus élevées : entia praeter necessitatem non esse multiplicanda. — 2/ De la variété de l'homogène sous des espèces inférieures ; principe de spécification : tout genre exige des espèces qui elles-mêmes exigent des sousespèces, etc. aucune ne doit être considérée comme la dernière, entium varietates non temere esse minuendas. — 3/ D'affinité de tous les concepts ; continuité des formes : il résulte de l'union des deux premiers. En s'élevant à des genres toujours plus élevés et en des© Françoise Chenet 71 http://www.philopsis.fr Philopsis cendant à des espèces toujours inférieures, on fait apparaître toutes les diversités comme apparentées, dérivant toutes ensemble d'un seul genre suprême en passant par tous les degrés : non datur vacuum formarum / datur continuum formarum. La première loi empêche que l'on s'égare dans la variété des genres originaires, la seconde contrebalance ce penchant à l'uniformité et ordonne que l'on distingue au maximum ; la troisième prescrit l'homogénéité dans la plus grande variété par le passage graduel d'une espèce à une autre. Faute de schèmes stricto sensu, ces principes synthétiques a priori heuristiques ont une « valeur objective, mais indéterminée » (R 572) ; il y a tout de même des analoga de schèmes pour en diriger l'emploi : l'Idée d'un maximum de la division, d'un maximum de la liaison de la connaissance par un seul principe. Ces principes synthétiques a priori ou maximes xx empêchent la pensée de se satisfaire ; ce sont des règles pour l'esprit, elles formulent l'intérêt de la raison [Interesse der Vernunft] par rapport à une certaine perfection possible de la connaissance. Elles commandent de poursuivre le travail d'explication des phénomènes et nous interdisent de croire avoir jamais atteint la raison dernière des choses. L'intérêt pris à la diversité [das Interesse der Mannigfaltigkeit] (suivant le principe de la spécification) peut l'emporter chez tel raisonneur [Vernünftler], l'intérêt pris à l'unité [das Interesse der Einheit] (suivant le principe de l'agrégation) peut l'emporter chez tel autre. Chacun s'imagine tirer son jugement de l'intelligence [Einsicht] qu'il a de l'objet, mais ces principes qui paraissent objectifs [als ob sie objektive Prinzipien wären] ne reposent pas sur des fondements objectifs, mais seulement sur l'intérêt de la raison. Les débats xxi entre des esprits perspicaces tenant, les uns, de l'unité essentielle des êtres de la nature, les autres de leur diversité foncière ne témoigne que du double intérêt de la raison [das zwiefache Interesse der Vernunft]. Ces principes qui, compris pour ce qu'ils sont, à savoir de simples maximes rationnelles, peuvent s'unir absolument, occasionnent alors un conflit, lorsqu'ils sont à tort pris pour des vues [Einsichten] objectives. © Françoise Chenet 72 http://www.philopsis.fr Philopsis 2. Du but ultime [Endabsicht] de la dialectique naturelle de la raison Si Kant a travaillé à ruiner toute présomption d'une extension métaphysique de la connaissance, il tient à démontrer le caractère régulier et nécessaire de ces Idées. Il en opère ici une quasidéduction transcendantale en ceci que, pour ne pas être, comme les catégories, constitutives de l'expérience possible, elles ont tout de même un rapport à l'expérience possible. Kant montre leur valeur a priori, d'un type spécial, pour la connaissance ; cette déduction « s'écarte de beaucoup de celle qu'on peut faire des catégories » (R 575) ; elles ne peuvent être « déduites » comme concepts constitutifs, mais elles peuvent l'être à titre régulateur. La Critique propose une double déduction des Idées, analogue à la double déduction dont les catégories font l'objet : une déduction métaphysique rattache les catégories aux fonctions logiques de l'entendement, une déduction équivalente rattache les Idées de la raison à son usage logique ; une déduction transcendantale confère une valeur objective (constitutive) aux catégories de l'entendement, une déduction équivalente confère une valeur objective (simplement régulatrice) aux Idées de la raison On trouve ici une redéfinition de l'apparence transcendantale ; elle consiste en une méprise sur la nature et la destination des Idées : l'apparence hypostasie une méthode, convertit le procédé heuristique de la raison en un dogme, l'usage régulateur en usage constitutif, la suppositio relativa en suppositio absoluta. Il est impossible que la raison, ce suprême tribunal de tous les droits et de toutes les prétentions, renferme en lui-même une illusion. Les Idées de la raison ne peuvent être en elles-mêmes dialectiques, s'il est vrai qu'un certain usage de ces Idées l'est. Il faut que les Idées de la raison pure aient un usage « objectif ». Si elles ne valent rien comme « concepts ostensifs », elles valent comme « concepts heuristiques », comme principes régulateurs de l'unité systématique du divers de la connaissance empirique en général. © Françoise Chenet 73 http://www.philopsis.fr Philopsis Le concept d'une intelligence suprême est une simple Idée, il n'a pas de « réalité objective » en ce sens qu'il ne se rapporte à aucun objet, mais en tant que « schème du concept d'une chose en général ordonné suivant les conditions de la plus grande unité rationnelle », en tant qu'il sert à maintenir la plus grande unité systématique dans l'usage empirique [i-e. connaissance de l'objet de l'expérience] de notre raison, il a une « valeur objective » (R 576). Il est ainsi un usage légitime et heureux de l'Idée d'âme substantielle en psychologie ; elle n'est pas à abandonner, mais à utiliser autrement : au lieu de nous égarer dans les sophismes de la psychologie rationnelle, au lieu d'affirmer paralogiquement que les phénomènes du sens interne dérivent d'une substance pensante, nous devons, pour l'achèvement de l'unification de notre connaissance, les considérer « d'après l'Idée d'une substance simple », les considérer comme si [als ob] ils en dérivaient. Il est ainsi un usage légitime de l'Idée cosmologique : il faut poursuivre la recherche des conditions des phénomènes comme si elle était inachevable, sans nier pour autant qu'il puisse exister des causes « intelligibles » : « il nous faut nous attacher à découvrir les conditions des phénomènes naturels, tant internes qu'externes, en une recherche à jamais inachevable [nirgend zu vollendenden Untersuchung], comme si cette recherche était infinie en soi [an sich unendlich] et n'avait pas de terme ni premier ni dernier, sans nier pour autant qu'en dehors des phénomènes il y ait des fondements premiers, purement intelligibles, mais sans jamais nous autoriser à leur ménager une place dans l'ensemble des explications de la nature » (A 672/ B 700 ; R 577). Il existe un usage légitime de l'Idée de Dieu : il faut considérer les phénomènes comme s'ils étaient tous sortis d'un unique principe suprême suffisant à tout ; c'est-à-dire que si nous ne devons pas affirmer que l'ordre du monde dérive d'une suprême intelligence, nous devons tirer de l'Idée d'une cause souverainement sage la règle suivant laquelle procéder pour lier causes et effets dans le monde (R 577). Ce que Leibniz affirmait comme principe constitutif est transmuté en principe régulateur, et ainsi, tout de même, conservé. L'Idée d'âme prescrit à l'entendement de rapporter toutes les pensées et perceptions internes au moi et le tenir pour le seul sujet subsistant afin de produire ainsi l'unité la plus complète de la © Françoise Chenet 74 http://www.philopsis.fr Philopsis connaissance de soi ; l'Idée de monde prescrit à l'entendement de réaliser la subordination complète des phénomènes les uns aux autres ; l'Idée de Dieu prescrit à l'entendement de réaliser la liaison complète de toutes choses par l'unité d'un principe. Il y a une profonde et surprenante différence entre l'usage régulateur des Idées psychologique et théologique d'une part et celui des Idées cosmologiques d'autre part. Autant l'usage régulateur des Idées psychologique et théologique se trouve dans la droite ligne de la théorie des Idées et redonne sous forme de suppositio relativa ce qui entendu comme suppositio absoluta donne matière à sophismes, autant la doctrine de l'usage régulateur des Idées cosmologiques paraît poser problème. 1/ Parce que ce sont les antithèses qui sont ici promues comme principe régulateur de la raison alors qu'en vertu de leur caractère architectonique, on s'attendrait à ce que les thèses soient promues pour cet usage. Le rôle régulateur de l'Idée consistant à produire l'unité systématique du divers, on ne voit pas que se représenter la série des conditions des phénomènes comme inachevable serve à l'achèvement de la connaissance. 2/ Parce que cette promotion des antithèses semble dégrader en simple maxime subjective de recherche ce dont l'Esthétique et l'Analytique ont fait, semble-t-il, des conditions mêmes de constitution de l'expérience et de l'objectivité ! Nous avons déjà dit l'affinité des antithèses cosmologiques avec l'enseignement critique. Tout se passe en effet comme si Kant tenait ici ce discours : efforce-toi de soumettre indéfiniment à la loi de causalité toutes les modifications des substances, efforce-toi de n'admettre aucune existence nécessaire, etc. sans jamais savoir jusqu'à quel point c'est vrai, considère toute chose comme si ces principes étaient vrais. Ce fictionalisme est-il compatible avec la doctrine de l'objectivité ? De deux choses l'une : ou les principes de l'Analytique ont une valeur constituante pour le phénomène, auquel cas les principes régulateurs n'ont pas lieu d'être, ne peuvent être admis à titre de simples maximes subjectives et heuristiques ; ou, à l'opposé, il s'agit de fictions utiles au © Françoise Chenet 75 http://www.philopsis.fr Philopsis progrès empirique de la connaissance et il n'est pas permis à les ériger en conditions de l'expérience possible. En vérité, ce que Kant pense comme doctrine de l'usage régulateur des Idées cosmologiques consiste moins à recommander l'usage de principes pour la progression empirique du savoir à titre de simples maximes subjectives et heuristiques (comme l'est l'usage régulateur des Idées psychologique et théologique) qu'à demander que l'on se garde d'attribuer une valeur pour la détermination des choses en soi à ces principes dont il nous faut pourtant faire un complet usage pour la connaissance objective. Nous sommes invités à limiter à l'expérience possible l'usage des principes constituants de l'expérience et à nous garder de nier qu'il puisse exister des « causes intelligibles », etc. L'usage régulateur, c'est ici l'usage non dogmatique : l'usage pour la connaissance des phénomènes, pas pour celle des choses en soi. Si bien que, malgré la différence entre les Idées psychologique et théologique d'une part et les Idées cosmologiques, il s'agit dans tous les cas de distinguer le phénomène de la chose en soi, de ne pas ériger les conditions de la connaissance – qu'elles soient constitutives de l'expérience ou indispensables pour la systématisation de l'expérience – en conditions des choses en soi : je dois considérer les phénomènes du sens interne « d'après l'Idée d'une substance simple », les considérer comme s'ils en dérivaient sans prétendre qu'ils en dérivent ; je dois considérer les phénomènes de la nature d'après les principes de l'Analytique, sans prétendre que ce qu'ils excluent est en soi impossible (toute la théorie de l'usage régulateur revient à imposer d'une part les Idées de la métaphysique spiritualiste (âme et Dieu) au nom de l'intérêt de la connaissance et à interdire d'autre part un dérapage matérialiste des principes nécessaires, constitutifs, de la connaissance. L'Idée sert ici de quasi-schème, de procédé pour construire l'unité empirique de la connaissance. Les Idées transcendantales peuvent être admises relativement (« suppositio relativa »). Cet usage de la raison ne procure aucune extension (métaphysique) à la connaissance. Ce qui est interdit, c'est © Françoise Chenet 76 http://www.philopsis.fr Philopsis de les « admettre absolument » (« suppositio absoluta »). La Dialectique ne démontre pas que je n'ai pas le droit d'admettre Dieu xxii ou l'âme, mais, ce qui est tout différent, que je n'ai pas le droit de l'admettre absolument. L'admission relative de ces Idées est même nécessaire : encore que cela ne lui confère aucune valeur objective xxiii, nous ne pouvons nous passer pour la connaissance de l'Idée de Dieu, c'est-à-dire de l'Idée de quelque chose sur quoi toute la réalité empirique fonde son unité suprême et nécessaire et que nous ne pouvons concevoir que par analogie avec une substance réelle, qui serait, suivant les lois rationnelles, la cause de toutes choses (R 570). La supposition que la raison fait de cet être originaire est simplement relative et conçue en faveur de l'unité systématique du monde des sens (R 581) xxiv. Dieu n'est pas atteint par une vue pénétrant [Einsicht] dans le suprasensible, mais dans le seul intérêt spéculatif de la raison : pour considérer de là ses objets dans un ensemble intégral. De même que toute l'Esthétique avait pour résultat que l'espace et le temps ne sont que des formes de l'intuition, que l'Analytique avait pour résultat de donner aux catégories la seule fonction de rendre possible « l'exposition des phénomènes » (cf. R 300), toute la Dialectique a pour résultat (cf. R 581) de donner aux Idées la seule fonction de rendre possible l'unité systématique de la connaissance. Il n'est pas un seul élément de notre connaissance qui ait à voir avec les choses en soi : avec la sensibilité, nous n'avons affaire qu'aux conditions du phénomène ; avec l'entendement, nous n'avons affaire qu'aux lois du phénomènes ; avec la raison, nous n'avons affaire qu'aux maximes de la connaissance systématique du phénomène. L'ontologie ou métaphysique générale procède d'une méprise sur la nature de l'entendement, la métaphysique spéciale d'une méprise sur la nature de la raison. « On méconnaît la signification [man verkennt die Bedeutung] de cette Idée [ici l'Idée de Dieu, mais cela vaut des Idées de la raison en général] dès lors qu’on la tient pour l'affirmation [Behauptung] ou même simplement pour la supposition [Voraussetzung] d'une chose effectivement réelle à laquelle on voudrait assigner la fondation de la constitution systématique du monde [Grund der systematischen Weltverfassung] » (A 681/ B 710, R 582). L'Idée doit seule© Françoise Chenet 77 http://www.philopsis.fr Philopsis ment être posée à titre de « point de vue [Gesichtspunkt] à partir duquel on peut élargir [verbreiten] cette unité si essentielle à la raison et si salutaire à l'entendement ». « Il y a une grande différence entre le fait que quelque chose soit donné à ma raison comme un objet absolument parlant [schlechthin] ou simplement comme un objet dans l'idée [als ein Gegenstand in der Idee]. Dans le premier cas, mes concepts visent à déterminer l'objet ; dans le second, il n'y a en réalité qu'un schème auquel aucun objet n'est assigné directement, ni même hypothétiquement, mais qui sert uniquement à nous représenter d'autres objets, par l'intermédiaire de la relation à cette Idée, dans leur unité systématique, par conséquent de façon indirecte » (A 670/ B 698 ; R 576). Sur ce dernier mode [Auf solche Weise], « l'Idée n'est proprement qu'un concept heuristique ». « Ici se manifeste dans la manière de penser [Denkungsart], par rapport à une seule et même supposition, une différence qui est assez subtile [ziemlich subtil], mais qui est cependant d'une grande importance dans la philosophie transcendantale. Je peux avoir une raison suffisante d'admettre [genugsamen Grund anzunehmen] quelque chose de façon relative (suppositio relativa), sans pour autant être autorisé [befugt zu sein] à l'admettre absolument (suppositio absoluta) » (A 676/ B 704, R 579). Cela ne revient pas du tout au même : le mode de penser dogmatique transforme en suppositio absoluta ce que le mode de penser critique pense seulement comme suppositio relativa. Enfin il apparaît que la métaphysique dogmatique se méprend [verkennt] sur la signification des Idées. Sa force vient de ce que, nonobstant l'illégitimité de ses assertions, elle poursuit un intérêt légitime (l'unité et l'achèvement du savoir) : ce dernier intérêt peut rendre aveugle sur les moyens utilisés. Ce que la métaphysique dogmatique juge indispensable (la suppositio absoluta) dans l'intérêt de la connaissance, Kant le dénonce comme ruineux pour la connaissance : les errements d'une raison pratiquant la suppositio absoluta retombent sur les usages parfaitement légitimes de l'entendement dans la connaissance d'expérience. La métaphysique dogmatique a pour effet d'engendrer l'erreur d'un Hume lequel, ne faisant pas la différence qu'il convient de faire entre l'entendement © Françoise Chenet 78 http://www.philopsis.fr Philopsis et la raison (raison qu'il réduit à son illégitime usage dogmatique), rejette dans l'inconsistance l'ensemble du pouvoir de connaître. Il faut accorder au procureur sceptique la tête de la raison considérée dans sa démarche dogmatique, mais on n'en a pas fini avec la raison (la critique est incomplète : cf. R 594 : « une critique complètement achevée [vollendete Kritik] nous persuade pourtant… ») une fois qu'on a dénoncé son usage dogmatique, cet usage ne l'épuise pas, n'en exprime même pas l'essence, il ne résulte que d'un malentendu. Pour assurer à l'expérience le maximum d'unité, point n'est besoin comme le croit le dogmatique (Leibniz, etc.) d'affirmer que Dieu est la racine intelligente des choses, il suffit de se représenter les choses d'après [nach] l'Idée de leur production par un Etre unique et intelligent. Retirer aux Idées la valeur objective que le dogmatisme leur confère, ce n'est pas leur retirer toute valeur ; ce n'est même qu'en leur conférant une indépassable valeur subjective qu'on les préservera de devoir être abandonnées comme de pures chimères. Selon que l'on tiendra que la distinction entre les deux modalités de la suppositio (absoluta/ relativa) est trop subtile (Kant lui-même la reconnaît déjà subtile, cf. R 579) ou que l'on pensera qu'elle est possible, tenable et consistante, on jugera différemment du criticisme ; selon que l'on retiendra la différence dans la modalité de la suppositio ou que l'on considérera le contenu même de la suppositio, on jugera différemment de l'apport du criticisme. Les Idées métaphysiques ne seront donc pas seulement – comme on le sait – simplement conservées d'un point de vue pratique ; elles le sont aussi et elles le sont d'abord au niveau de la raison spéculative elle-même. Ces Idées ont une valeur régulatrice, heuristique pour la connaissance et, par surcroît, leur réalité objective (du moins de certaines d'entre elles : celle de l'Idée d'immortalité [prédicat de l'âme], de liberté [concept cosmologique], d’existence de Dieu vont être exigées par la raison pratique. La théorie cohénienne de la chose en soi comme Idée régulatrice n'a rien à voir avec la doctrine kantienne de l'usage © Françoise Chenet 79 http://www.philopsis.fr Philopsis régulateur des Idées. Kant n'a jamais vu dans la chose en soi elle-même une Idée régulatrice, il n'en a jamais fait une injonction de la raison à l'entendement de toujours considérer ses connaissances comme relatives. La Critique ne fait pas progresser d'une chose en soi – comprise « cyniquement » comme cause de l'affection –, à sa conception « transcendantale » comme Idéal d'une connaissance complète et inconditionnée. 3. Résultat de toute la Dialectique transcendantale Les Idées de la raison pure ne sont pas dialectiques, elles ne le sont qu'accidentellement ; il ne leur arrive de le devenir que par suite d'un malentendu et faute d'attention (R 581). La raison ne saurait concevoir l'unité systématique sans donner en même temps à son Idée un objet qui ne peut être donné par aucune expérience ; cet « être de raison » [ens rationis] n'est pas admis absolument et en soi comme quelque chose de réel par la raison ; il n'est pris que comme fondement problématique [possible] ; on méconnaît le sens de cette Idée dès qu'on la tient pour l'affirmation ou même seulement pour la supposition d'une chose réelle. L'usage constitutif d'une Idée est contraire à sa nature et procède d'une méconnaissancemécompréhension. L'Idée de sujet pensant-âme n'est que le schème du concept régulateur de l'unité systématique des phénomènes du sens interne ; on en fait un usage dévoyé si au lieu de s'en servir à cela, on demande si l'âme est en soi de nature spirituelle. L'Idée de sujet pensant-âme n'a rien d'autre en vue que les principes de l'unité systématique devant servir à expliquer les phénomènes internes. On ne suppose pas ici absolument que l'âme soit le principe réel des propriétés ; d'une part l'Idée psychologique d'âme sert à écarter les lois empiriques des phénomènes corporels, qui sont d'une tout autre espèce, des explications de ce qui n'appartient qu'au sens interne, elle ramène à un principe unique dans ce sujet les principes d'explication. © Françoise Chenet 80 http://www.philopsis.fr Philopsis L'Idée de monde comme totalité absolue des séries des conditions nous fournit une règle à suivre dans l'explication des phénomènes : nous devons procéder dans l'explication des phénomènes donnés, effectuer la régression empirique comme si la série des conditions était en soi infinie, in indefinitum ; et, là où la raison est considérée comme cause déterminante (dans les principes pratiques), nous devons faire comme si nous n'avions pas affaire à un objet des sens, mais à un objet de l'entendement pur où la série des états peut être considérée comme si elle commençait absolument (par une cause intelligible). L'Idée de Dieu, c'est l'obligation de la raison de considérer toutes les liaisons des choses comme si elles étaient sorties d'un être unique embrassant tout (cf. déjà supra, R 545-6). L'idée de cet être ne signifie que l'exigence de la raison que l'on considère toute liaison dans le monde suivant les principes d'une unité systématique, comme si elle était sortie d'un être unique embrassant tout [aus einem einzigen allbefassenden Wesen], comme d'une cause suprême et parfaitement suffisante [oberste und allgenugsame Ursache]. Ici la raison ne peut avoir pour but que sa propre règle formelle dans l'extension de son usage empirique ; sous cette Idée ne se cache [verborgen liege] aucun principe constitutif de son usage approprié à une expérience quelconque. Il faut ici à Kant à la fois souligner la nature indispensable du recours à cette Idée – or, c'est là tout ce que demandait l'ancienne métaphysique : que Dieu, par exemple, soit objet d'une pensée nécessaire – et désamorcer la menace de son usage constitutif : l'usage constitutif et l'usage pour la connaissance sont indépendants : pour affirmer son usage pour la connaissance, point n'est besoin d'en faire un principe constitutif. Pour combattre son érection abusive en principe constitutif, point n'est besoin de lui ôter son usage pour la connaissance. L'unité formelle suprême, d'après des concepts rationnels, est l'unité finale [zweckmäßige Einheit] ; l'intérêt spéculatif de la raison nous oblige à regarder tout agencement [Anordnung] dans le monde comme s'il résultait du dessein d'une raison suprême [als ob © Françoise Chenet 81 http://www.philopsis.fr Philopsis sie aus der Absicht einer höchsten Vernunft entsprossen wäre]. La raison nous commande de lier toutes choses suivant des principes téléologiques pour mener à la plus grande unité systématique des choses. Nous devons donc considérer toutes choses comme provenant d'une intelligence suprême comme cause absolument unique de l'univers. La finalité fait ici son apparition à titre de principe régulateur. Absente des principes constitutifs de l'expérience (de la table des catégories), c'est-à-dire récusée comme condition de possibilité de l'expérience, comme condition transcendantale, comme principe [Grundsatz] (objectif) de l'entendement, elle fait retour comme Idée de la raison, comme principe [Prinzip] régulateur, subjectif, comme nécessaire pour la connaissance de l'expérience. 4. Les désordres résultant de l'admission hypostatique de l'Idée de Dieu Cette supposition, ce principe régulateur profite toujours à la raison sans lui nuire : en supposant que les choses résultent des vues parfaitement sages d'un auteur suprême [weise Absichten eines Urhebers], nous pouvons alors dans cette voie faire une foule de découvertes (R 585-6). S'il y a de fâcheux contretemps, elle est féconde. Mais cette supposition n'est pas constitutive : elle va plus loin que ne peuvent l'autoriser les expériences faites jusqu'à présent. Si l'on perd de vue cet usage simplement régulateur de Dieu et de la finalité, la raison s'égare. Quand on fait de l'idée d'un sage Etre originaire un usage constitutif, deux vices [Fehler] résultent de cette fausse interprétation [Mißdeutung] : « la raison paresseuse » et la « raison renversée ». L'usage constitutif de la raison a certes en vue l'intérêt de la connaissance, mais, parce qu'il se méprend sur lui, les Idées de la raison alors en deviennent inutiles pour la connaissance, « elles ne servent à rien pour l'usage de l'entendement relativement à l'expérience », le concept d'âme par © Françoise Chenet 82 http://www.philopsis.fr Philopsis exemple est « tout à fait vide au regard de tout espoir de pénétrer la cause des phénomènes et il ne peut pas du tout servir de principe pour expliquer ce que nous procure l'expérience interne ou externe ». Il y a bien pire : elles deviennent même nocives : non seulement les Idées de la raison ne nous servent alors à rien, mais « elles s'opposent et font obstacle aux maximes de la connaissance rationnelle de la nature » (cf. Prolégomènes, § 44, p. 106 ; IV, 331). Sur ces défauts dans lesquels tombe la physico-théologie ordinaire, voir l'Unique fondement possible d'une preuve de l'existence de Dieu [1763], Cinquième considération [éd. Festugière, Vrin, p. 135 sq ; éd. Zac, Pléiade I, p. 379 sq]. 1/ Elle déprime la raison, elle donne l'avantage au paresseux sur le travailleur infatigable (cf. la ratio ignava). 2/ Elle considère toute harmonie naturelle comme un accident, une œuvre de la sagesse. « Ce qu'il y a dans cette méthode de plus contraire au but de la physico-théologie, c'est qu'elle fait de la contingence de la perfection de la nature la condition indispensable de la preuve d'un sage créateur. Dès lors, toute harmonie nécessaire des choses devient une dangereuse objection » (p. 138, cf. la ratio perversa). • L a « ra ison p aresseu se » [die faule Vernunft / ignava ratio] On considère l'investigation de la nature comme achevée, « la raison s'abandonne au repos comme si elle avait complètement accompli son œuvre » (A 690 / B 718 ; R 587). Il en va de même avec l'usage que fait de l'âme le spiritualiste dogmatique : il se dispense de toute recherche naturelle des causes physiques capables d'expliquer les phénomènes internes. Les choses sont pires encore avec le mauvais usage dogmatique d'une intelligence suprême : au lieu de chercher dans les lois générales du mécanisme de la matière, nous en appelons directement aux décrets insondables de la sagesse suprême. Nous considérons le travail comme terminé alors qu'il reste entièrement à faire. Le principe de l'unité finale [zweckmäßige : suivant des fins] ne peut servir à l'usage rationnel par rapport à l'expérience que si nous poursuivons la liaison physico-mécanique suivant des lois générales (R 588). © Françoise Chenet 83 http://www.philopsis.fr Philopsis On complétera ces vues avec celles développées dans le chapitre de la discipline de la raison par rapport aux hypothèses (R 637 sq). « Pour expliquer les phénomènes donnés, on ne peut alléguer d'autres choses et d'autres principes d'explication que ceux qui ont été posés en liaison avec ceux qui étaient déjà donnés, selon des lois déjà connues des phénomènes. Une hypothèse transcendantale où l'on se servirait [trad. Renaut fausse ici] d'une simple Idée de la raison pour expliquer les choses naturelles ne serait donc nullement une explication [keine Erklärung], parce que ce que l'on ne comprend pas suffisamment à partir de principes empiriques connus serait alors expliqué par quelque chose à quoi l'on ne comprend rien. Ainsi le principe d'une telle hypothèse ne servirait-il proprement qu'au contentement de la raison [Befriedigung der Vernunft], et non pas à favoriser l'utilisation de l'entendement [Beförderung des Verstandesgebrauch] relativement aux objets. L'ordre et la finalité présents dans la nature doivent être expliqués à leur tour par des raisons d'être naturelles [aus Naturgründen] et d'après des lois de la nature [nach Naturgesetzen] et, ici même les hypothèses les plus grossières [wildesten], du moment qu'elles sont de nature physique [wenn sie nur physisch sind], sont plus supportables [erträglicher] qu'une hypothèse hyperphysique, c'est-à-dire que l'appel à un auteur divin que l'on présuppose à cette fin » (A 772-3/ B 800-1 ; R 639 ; nous soul.). Les pires explications physiques valent toujours mieux que la raison paresseuse. « Expliquer les dispositions naturelles ou leurs changements en ayant recours à Dieu comme à l'auteur de toutes choses, ce n'est pas du moins en donner une explication physique et c'est avouer complètement qu'on est au bout de sa philosophie [überall ein Geständnis, man sei mit seiner Philosophie zu Ende], puisqu'on est forcé d'admettre ce dont on n'a eu par soi-même aucun concept pour pouvoir se faire un concept de la possibilité de ce qu'on a devant les yeux » (Critique de la raison pratique, p. 148 ; nous soul.). © Françoise Chenet 84 http://www.philopsis.fr Philopsis • L a « r aiso n re nver sée » [die verkehrte Vernunft/ perversa ratio] Au lieu de chercher la liaison des choses suivant les lois générales (mécaniques) de la nature, « on commence par prendre pour fondement la réalité d'un principe de l'unité finale considérée comme hypostatique », c'est-à-dire que l'on hypostasie le principe de finalité en en faisant un être intelligent (Dieu) et l'on détermine d'une manière anthropomorphique cette intelligence (parce que ce concept est inaccessible) et l'on impose ensuite des fins à la nature, de façon arbitraire, violente et dictatoriale, « au lieu de les chercher, comme il convient, par la voie de l'investigation physique ». Cet usage constitutif a pour effet de détruire l'unité de la nature (alors qu'il s'agit de la compléter) et de manquer l'idée d'une cause intelligente (qu'il s'agit de prouver par la nature). On procède à l'envers, on renverse l'ordre dans lequel doit se faire le raisonnement puisque le principe régulateur veut que l'on suppose l'unité systématique de la nature comme dérivant de l'essence des choses. Mais si je le transforme en principe constitutif et prends d'abord pour fondement un ordonnateur suprême, l'unité naturelle est par là même supprimée, elle est entièrement étrangère à la nature des choses et contingente et elle ne peut plus être connue au moyen des lois générales de la nature. Tels sont les graves désordres qui résultent de l'admission hypostatique de ce qui n e doit être pris comme fondement q u'en idée. La destination suprême de la raison dans l'usage spéculatif ne peut être de dépasser le champ de l'expérience possible, mais de poursuivre la nature dans ce qu'elle a de plus intime, suivant tous les principes possibles de l'unité. On pourrait avoir l'impression que Kant est ici comme ailleurs soucieux du seul intérêt de la connaissance, ne prêtant intérêt aux concepts transcendantaux que dans la mesure où ils intéressent la connaissance. En vérité, c'est davantage l'intérêt de la métaphysique qui le guide : leur conférer un intérêt pour la connaissance, c'est le moyen de les conserver, de les mettre à l'abri, puisqu'aucun usage constitutif ne peut leur être reconnu. © Françoise Chenet 85 http://www.philopsis.fr Philopsis Les concepts transcendantaux peuvent être nocifs pour la connaissance, s'ils sont pris pour des objets - cf. § 44 des Prolégomènes : « les Idées de la raison, à la différence des catégories, ne nous servent à rien pour l'usage de l'entendement relativement à l'expérience ; pour cela elles sont tout à fait superflues [völlig entbehrlich], et même elles s'opposent et font obstacle [entgegen und hinderlich] aux maximes de la connaissance rationnelle de la nature » (p. 105-6 ; IV, 339) ; ils sont utiles par contre (ibid.) si l'on s'en sert pour viser l'intégralité de l'usage de l'entendement dans la connexion de l'expérience. 5. La réhabilitation de la théologie : la physico-théologie régulatrice On se reportera ici à la quatrième section de l'antithétique de la raison pure, A 477/B 505 ; R 463. « J'affirme que la philosophie transcendantale a ceci de particulier, parmi toutes les connaissances spéculatives, que pas la moindre question concernant un objet donné à la raison pure n'est insoluble pour cette même raison humaine […] ; le même concept qui nous met en mesure de soulever la question doit en effet nous rendre absolument capables [durchaus tüchtig macht] de répondre à cette question, puisque l'objet […] ne se trouve pas en dehors du concept » (p. 365-6). Il est des questions où, s'agissant des choses de la nature (par exemple : d'où vient que les matières s'attirent ?), nous sommes condamnés à une ignorance inévitable ; mais lorsque nous avons affaire à nos propres concepts qui ne tirent leur origine que de notre raison, tous les problèmes qu'ils font naître doivent pouvoir être résolus, ils ne peuvent rester à l'état d'apories et on ne peut se réfugier dans l'ignorance. « La raison peut et doit rendre compte intégralement de son procédé [von ihrem eigenen Verfahren] » (Prolégomènes. § 56, p. 126). Des questions soulevées par des objets peuvent rester sans réponse, pas des questions dans lesquelles la raison n'a affaire qu'à ses propres produits : elle doit alors pouvoir en trancher. Les questions que la raison pose à propos des © Françoise Chenet 86 http://www.philopsis.fr Philopsis Idées psychologiques, cosmologiques et théologiques n'étant pas soulevés par les objets mais par le procédé [Verfahren] de la raison, « il faut qu'elles puissent toutes recevoir une réponse suffisante [insgesamt hinreichend beantwortet werden]. Aussi est-ce bien le résultat auquel on parvient en montrant que ce sont des principes destinés à amener l'usage de notre entendement à complète harmonisation, perfection et unité synthétique, et que ces principes ne valent que pour l'expérience, mais qu'ils valent pour celleci dans son entier » (Ibid, p. 127). On assiste donc à une mutation dans l'interprétation de ce qu'il convient d'entendre par « résoudre les problèmes transcendantaux ». Il ne s'agit plus d'écarter certaines questions comme étant en réalité sans objet (parce que portant sur un « objet transcendantal »), mais de conférer un sens positif pour la connaissance aux Idées qui autrement – entendues constitutivement, c'est-à-dire suivant l'apparence transcendantale –, n'ont pas d'objet. La solution critique des problèmes transcendantaux, c'est l'exposé de la destination véritable des Idées, la systématisation maximale de la connaissance. Toutes les questions que soulève la raison pure, on l'a vu, doivent trouver une solution. Nous sommes maintenant en mesure de confirmer ce qui a d'abord été affirmé par provision « relativement aux deux questions auxquelles la raison pure attache le plus grand intérêt [ihr größtes Interesse] » (R 590), c'est-à-dire l'âme et Dieu. La raison invoquée dans la note pour se dispenser de parler du rôle régulateur de l'Idée psychologique paraît être une mauvaise raison puisqu'elle vaut tout autant à l'encontre de l'Idée théologique dont les pages R 543-6 ont déjà amplement développé le rôle régulateur qui lui est dévolu. C'est de la seule Idée théologique qu'il sera question si bien que la Dialectique va s'achever sur une vaste perspective théologique, sur la profession de foi originale d'un théisme régulateur. Demande-t-on 1/ s'il y a quelque chose de distinct du monde qui contienne le fondement de l'ordre du monde et de son enchaînement suivant des lois. Il faut répondre oui. Le monde comme ensemble de © Françoise Chenet 87 http://www.philopsis.fr Philopsis phénomènes doit avoir un principe transcendantal (c'est-à-dire concevable à l'entendement pur) ; 2/ si cet être est une substance, une substance ayant la plus haute réalité, une substance nécessaire. Il faut répondre que cette question-là n'a pas de sens, les catégories dont on se sert ici n'ayant qu'un usage empirique ; 3/ si cet être distinct du monde ne peut toutefois pas être conçu par analogie avec les objets de l'expérience. Il faut répondre oui. Nous pouvons accorder à ce substratum pour nous inconnu de l'unité systématique, de l'ordre et de la finalité dans le monde, certains anthropomorphismes : nous devons nous le représenter comme intelligence suprême qui soit l'auteur du monde suivant de sages desseins ; 4/ si nous pouvons admettre un créateur unique du monde, sage et tout-puissant. Nous le pouvons et le devons même. Étendons-nous ainsi alors notre connaissance au-delà du champ de l'expérience possible ? Non. Car nous n'avons fait que supposer un quelque chose dont nous n'avons absolument aucun concept concernant ce qu'il est en soi et nous n'avons conçu cet être inconnu que par analogie avec une intelligence, c'est-à-dire que nous n'avons fait que le doter des propriétés qui peuvent contenir, suivant les conditions de notre raison, le fondement d'une unité systématique. L'Idée [de Dieu] est donc entièrement fondée relativement à l'usage cosmologique de notre raison [Diese Idee ist also respektiv auf den Weltgebrauch unserer Vernunft ganz gegründet] (A 698/ B 727 ; R 592). Mais il s'agit d'un « être en idée » [ein Wesen in der Idee] et si nous en faisions un être réel, si nous lui attribuions une valeur absolument objective, « nous serions par là même mis hors d'état d'appliquer convenablement ce principe à l'usage empirique de la raison » (R 592). Si nous nous représentons cet être en idée comme un être réel, nous tombons dans le sophisme de la ratio perversa ; 5/ si nous pouvons faire usage du concept et de la supposition d'un Etre suprême dans la considération rationnelle du monde [vernünftige Weltbetrachtung] (R 592). Oui, c'est dans ce but même que cette Idée est instituée par la raison. Puis-je regarder comme des fins réelles des ordonnancements ressemblant à des fins [zweckähnliche Anordnungen] et les dériver de la volonté divine ? Oui, mais à condition qu'il soit indifférent [gleich viel gelten] d'entendre dire que la sagesse divine a tout ordonné ainsi ou que la nature l'a ainsi sagement ordonné. Nous © Françoise Chenet 88 http://www.philopsis.fr Philopsis n'avons pas le droit en effet d'admettre au-dessus de la nature un être doué des attributs dont il s'agit mais uniquement de prendre pour fondement l'Idée d'un tel être [nur die Idee desselben] afin de considérer, par analogie avec la détermination causale, les phénomènes comme systématiquement unis les uns aux autres. Nous sommes donc autorisés [berechtigt] à concevoir la cause du monde en idée [die Weltursache in der Idee ; ni TP, ni la Pléiade ne traduisent en idée] suivant un anthropomorphisme plus subtil comme un être doué d'entendement, capable de plaisir et de peine et donc de désirs et de volonté et lui attribuer une perfection dépassant de beaucoup celle à laquelle la connaissance empirique du monde nous conduit : en effet, le principe régulateur de l'unité systématique veut que nous étudions la nature comme si, partout, s'y trouvait à l'infini une unité systématique et finale dans la plus grande variété possible (cf. les trois suppositions transcendantales). Il appartient à la législation [Gesetzgebung] de notre raison de la rechercher et de la soupçonner [suchen und vermuten] partout. Mais ce dont nous avons besoin pour étudier la nature, ce n'est pas de l'existence même de cet être, mais seulement de son idée. Nous ne dérivons rien de l'existence d'un créateur suprême, mais nous avons besoin de cette Idée. C'est ce que pressent l'usage des philosophes de tous les temps qui parlent de la sagesse et de la prévoyance [Weisheit und Vorsorge] de la nature ou de la sagesse divine comme si c'étaient là des expressions synonymes et qui préfèrent même la première expression xxv. La théologie ici exposée constitue l'objet de la « foi doctrinale » dont parle la 3ème section du chapitre du Canon de la raison pure (cf. R 670). C'est un véritable théisme régulateur, pas simplement un déisme qui se trouve ainsi justifié. On assiste ici à un procès – comparable en tous points, sauf qu'il est ici légitime puisque seulement réflexif – à celui décrit en R 524 n. On remarquera que la Dialectique s'achève sur un discours sur Dieu : s'il ne fait pas objet d'une connaissance (comme le veut la métaphysique spéciale), Dieu est, à titre d'Idée, ce dont la connaissance ne peut se passer (pour progresser). Dans une certaine mesure, la leçon de la Dialectique, c'est que la connaissance ne peut évacuer Dieu, ne peut se cons© Françoise Chenet 89 http://www.philopsis.fr Philopsis tituer sans y faire référence ; la métaphysique dogmatique n'a pas entièrement tort en faisant à Dieu la place qu'elle lui fait ; elle n'a pas le tort de lui attribuer trop d'importance, mais celui de mal comprendre sa fonction. En justifiant donc un certain anthropomorphisme, Kant prend parti en faveur du théisme contre le déisme. Le déisme ne se représente Dieu qu'au moyen de concepts purement transcendantaux, c'est-à-dire les plus généraux (ens originarium, ens realissimum, ens entium) et / ou au moyen de simples prédicats ontologiques (cause, substance) ; il ne se représente pas un Dieu vivant, un auteur du monde [Welturheber vs Weltursache] (cf. A 631 / B 659 ; R 553 et Prolégomènes, § 58). Hume a mis le théisme très mal en point (cf. Prol., § 57). « L'ensemble de ses arguments redoutables converge sur l'anthropomorphisme qui est, selon lui, inséparable du théisme qu'il rend en lui-même contradictoire ; si l'on écartait l'anthropomorphisme, du même coup le théisme s'effondrerait et il ne resterait que le déisme dont on ne peut rien faire, qui ne nous sert à rien et qui ne saurait servir de fondement à la religion et à la morale » (§ 57, p. 136 ; IV, 356). Un certain anthropomorphisme est possible qui ne soit ni grossier [grob], ni exalté [schwärmerisch]. Kant entend montrer contre Hume la légitimité d'un certain anthropomorphisme, donc du théisme. Des prédicats anthropomorphiques peuvent légitimement être attribués à Dieu à condition que l'on ne prétende pas déterminer Dieu absolument et en lui-même, mais relativement au monde et à nous. Ce qui n'est pas admissible, c'est « l'anthropomorphisme dogmatique », mais un « anthropomorphisme symbolique » est possible (cf. § 57, p. 137) : il n'est certes pas permis de dire que le monde est l'œuvre d'un entendement et d'une volonté suprêmes, mais tout à fait nécessaire de considérer le monde comme s'il [als ob] était l'œuvre d'un entendement et d'une volonté suprêmes. Cette détermination de Dieu pour les besoins de la connaissance, et donc par rapport à nous, est suffisante et « les attaques que Hume dirige contre ceux qui prétendent déterminer ce concept [de Dieu] de manière absolue en empruntant pour ce faire les matériaux à eux- © Françoise Chenet 90 http://www.philopsis.fr Philopsis mêmes et au monde ne nous atteignent pas » (Prol., § 58, p. 138) xxvi. Non seulement les objets des Idées de la raison devront être posés d'un point de vue pratique, mais ils doivent déjà l'être sous un rapport théorique. Ce que rejette, seul, la Dialectique transcendantale, c'est l'admission de l'objet de l'Idée de façon absolue, le fait de le supposer en soi [schlechthin annehmen, an sich supponieren] (cf. A 686 / B 714 ; R 585). Il ne nous est pas interdit de l'admettre et de le supposer, mais de le faire pour certaines raisons et d'une certaine manière. D'autres raisons de le poser et une autre manière de le faire nous sont même procurées. Nous ne pouvons le faire pour les raisons qu'invoque la métaphysique rationaliste (l'Einsicht dans la nature même de la chose) et de la manière dont elle le fait (absolument). Les objets des Idées n'en doivent pas moins être admis, mais « relativement au monde sensible » (A 677 / B 705 ; R 580), « dirigés vers une expérience possible » [auf mögliche Erfahrung gerichteten Gebrauch] (A 686/ B 714 ; R 585). Pour être l'opposé de leur usage constitutif, l'usage régulateur des Idées impose la réalité des objets de la raison. S'ils ne doivent pas être affirmés d'une certaine manière, ils doivent néanmoins l'être sur le plan spéculatif lui-même : eu égard à l'expérience, dans l'intérêt de l'expérience, non plus dans l'intention d'élargir notre connaissance au suprasensible, mais afin d'achever la connaissance sensible ellemême. La Critique ne mène pas seulement à une « ontologie du phénomène » mais aussi à une « métaphysique du phénomène ». Quoique, sur le plan de la raison spéculative, Dieu ne puisse être posé pour les raisons qui ont cours en métaphysique – comme être dont l'essence envelopperait l'existence, etc., ou comme radix rerum, ultime raison pour expliquer qu'il y ait quelque chose plutôt que rien, etc., comme principe ontologique explicatif (la preuve ontologique représente le paradigme de la position de Dieu faisant totalement abstraction des besoins de la connaissance) –, il doit néanmoins l'être pour les besoins de la connaissance des phénomènes, afin de rendre possible le maximum de liaison des phénomènes, c'est-à-dire leur liaison suivant des principes téléologiques. Les objets des Idées ne peuvent certes jamais être posés en et pour eux© Françoise Chenet 91 http://www.philopsis.fr Philopsis mêmes, comme conditions dans les choses en soi, mais ils doivent néanmoins l'être dans l'intérêt d'une tâche, eu égard à l'intérêt expérimental de la raison : pour l'intérêt de la physique et dans les seules limites de l'intérêt de la physique. La théorie du « comme si » ne signifie pas que nous devons faire comme si l'ordre dans le monde dérivait d'une cause du monde intelligente, etc. tout en nous gardant d'en poser l'existence, mais que nous ne devons pas faire un usage ontologique du concept de Dieu ; nous ne devons en faire rien qu'un usage gnoséologique, nous ne devons pas le poser comme fondement ou cause des choses en soi, mais seulement comme moyen pour disposer du fil conducteur de la finalité dans l'exploration de la nature. Dans son usage régulateur, l'Idée de Dieu signifie « une supposition simplement relative d'un être conçu comme cause unique et totalement suffisante de toutes les séries cosmologiques [als der einigen und allgenugsamen Ursache aller kosmologischen Reihen »] (cf. A 685/ B 713 ; R 585). Cette supposition ne peut être nécessaire que pour le monde [die Welt, in Beziehung auf welche diese Supposition allein notwendig sein kann]. Mais cela ne conduit pas à écarter la preuve ontologique au profit de la preuve cosmologique : ces preuves sont réciproques et pratiquent la même suppositio absoluta. Dieu doit être supposé non pour rendre compte de la possibilité même de l'être contingent ou pour rendre compte de l'unité finale régnant dans les choses entendues comme choses en soi, pour expliquer que les choses puissent avoir pareille unité, mais afin de pouvoir concevoir et rechercher le maximum de liaison dans les phénomènes, afin de guider le travail de l'entendement et procurer à l'expérience la plus grande unité systématique. Voilà ce que Kant appelle usage régulateur de la raison et qu'il oppose à l'usage constitutif. Pareil usage implique plus qu'une simple considération des phénomènes d'après l'Idée d'un être constituant la cause unique et totalement suffisante de toutes les séries cosmologiques, sans rien poser quant à l'existence de l'objet correspondant à cette Idée : il est évident que les phénomènes ne peuvent être considérés sous cette Idée que si l'on pose l'existence de l'objet corres© Françoise Chenet 92 http://www.philopsis.fr Philopsis pondant. Dieu est ainsi l'objet d'une foi doctrinale : non seulement je suis autorisé, mais même je suis contraint de réaliser cette Idée, c'est-à-dire de poser pour elle un objet effectivement réel [so werde ich nicht allein befugt, sondern auch genötigt, diese Idee zu realisieren, d.i. ihr einen wirklichen Gegenstand zu setzen (cf. A 677/ B 705 ; R 580), encore que ce soit comme quelque chose que je ne connais pas du tout en soi. La raison fait la supposition relative d'un être suprême conçu comme cause première, « en vue de l'unité systématique du monde sensible [zum Behuf der systematischen Einheit der Sinnenwelt gedacht] ». Ici, les uns ont nié que l'Idée de Dieu ait la nécessité épistémique que Kant lui confère, les autres que l'on puisse ou que l'on doive s'abstenir de transformer ce principe en principe constitutif. La foi doctrinale et la foi pratique sont loin d'être congruentes : seule l'existence de Dieu constitue proprement l'objet de la foi doctrinale (à la rigueur l'immortalité vient s'y ajouter, cf. A 827/ B 855 ; R 671). L'Idée d'âme dans son rôle régulateur n'est pas un objet de la foi doctrinale. L'Idée régulatrice d'âme est l'Idée d'une substance simple existant de manière permanente avec son identité personnelle, elle n'exige pas l'immortalité (cf. A 672/ B 700 ; R 577). L'Idée cosmologique est l'Idée de l'absolue totalité des séries de conditions dans la dérivation de leurs membres (cf. R 495514 et p. 584), mais Kant ne semble pas davantage en autoriser l'usage régulateur que l'usage constitutif (la supposition d' « une totalité effectivement réelle de telles séries » (cf. R 584), l'admission en dehors des phénomènes de fondements premiers, intelligibles, donc la position de la liberté. Quoique l'admission de termes premiers intelligibles ne puisse aller à l'encontre de la régression empirique illimitée dans la série des phénomènes et de leur contingence, en tant qu'il a lieu dans l'intérêt de la promotion de la connaissance empirique, l'usage régulateur de l'Idée cosmologique consiste à faire comme si cette série était infinie en soi, comme si elle était sans terme premier et ni dernier. © Françoise Chenet 93 http://www.philopsis.fr Philopsis 6. Conclusion de la Dialectique transcendantale La raison semblait d'abord promettre [zu versprechen schiene] xxvii l'extension de nos connaissances au-delà des limites de l'expérience. Or elle ne contient, si nous la comprenons bien [wenn wir sie recht verstehen], que des principes régulateurs. Si, au contraire, on la comprend mal [wenn man sie aber mißversteht] et qu'on les prend pour des principes constitutifs de connaissances transcendantes, « ils produisent une apparence brillante, mais trompeuse [zwar glänzenden aber trüglichen Schein], une persuasion et un savoir imaginaire [Überredung und eingebildetes Wissen] xxviii, qui, à leur tour, créent des contradictions [Widersprüche] et des disputes [Streitigkeiten] éternelles ». Une critique complète [vollständige Kritik] de la raison convainc qu'elle ne peut dépasser le champ de l'expérience possible et que telle n'est d'ailleurs pas la destination de ce pouvoir, dont la destination spécifique [die eigentliche Bestimmung] est de poursuivre [nachgehen] la nature dans ce qu'elle a de plus intime, suivant tous les principes possibles de l'unité, dont le principal est celui des fins, sans jamais sortir des limites de la nature, hors desquelles il n'y a plus pour nous qu'un espace vide (R 594). Notons le caractère paradoxal de la thèse kantienne : les Idées de la raison, Idées qui nourrissent la métaphysique, reçoivent pour destination propre, pour usage fondé, la physique. Des Idées métaphysiques, il convient de ne faire qu'un usage immanent et de n'en user qu'en vue du perfectionnement et de l'achèvement de la connaissance de la nature. Les Idées métaphysiques ne sont pas par nature métaphysiques, elles ne le deviennent que par une mauvaise compréhension de leur finalité ne sont légitimes qu'à titre d'Idées physiques. C'est à la suite d'un malentendu dans l'appréciation de la destination propre de notre raison [Mißverstand in Beurteilung der eigentlichen Bestimmung unserer Vernunft] que l'on en fait un usage constitutif (Prolégomènes, § 56). Reste à souligner que ce malentendu dans l'appréciation de la destination purement régulatrice de la raison a sa racine © Françoise Chenet 94 http://www.philopsis.fr Philopsis dans le besoin pratique. Si la raison est portée à se méprendre sur sa destination spéculative exacte (régulatrice et non pas constitutive), c'est que l'intérêt pratique y incite. Voir sur ce point le chapitre II de la Méthodologie, « Canon de la raison pure », 1ère section : « de la fin dernière de l'usage pur de notre raison » : « la raison est poussée par une propension [Hang] de sa nature à aller au-delà de son usage empirique, à s'aventurer, en un usage pur et par l'intermédiaire de simples Idées, jusqu'aux plus extrêmes limites de toutes connaissances […]. Or cette tendance [Bestrebung] est-elle simplement fondée sur son intérêt spéculatif, ou ne l'est-elle pas plutôt, uniquement sur son intérêt pratique ? […] Le but final auquel parvient, en définitive, la spéculation de la raison dans l'usage transcendantal concerne trois objets : la liberté de la volonté, l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu [tel est le « noyau dur » de la Dialectique – voir l'ajout B, R 356]. Vis-à-vis de ces trois objets, l'intérêt simplement spéculatif de la raison n'est que très restreint [sehr gering] […] Si donc ces trois propositions cardinales ne sont nullement nécessaires pour le savoir, et si, pourtant, elles nous sont recommandées avec insistance par notre raison, leur importance ne pourra concerner proprement que la dimension pratique » (A 797-800 / B 825-8 ; R 653-5 ; nous soul.). L'utilité de cette disposition est de travailler à lever les obstacles que les chaînes de l'expérience font peser sur la morale : « je crois m'apercevoir que cette disposition naturelle a pour fin d'affranchir notre conception des chaînes [Fesseln] de l'expérience et des bornes de la simple observation de la nature, jusqu'à lui permettre de voir à tout le moins ouvert devant elle un champ [ein Feld vor sich eröffnet sehe] qui contient uniquement des objets pour l'entendement pur, inaccessibles à notre sensibilité ; à vrai dire, ce n'est pas pour que nous en fassions l'objet de notre spéculation […], mais parce que les principes pratiques, s'ils ne trouvaient pas devant eux un tel espace pour l'attente et l'espérance [Raum für ihre… Erwartung und Hoffnung] qui leur sont nécessaires, ne sauraient accéder à cette universalité dont la raison a absolument besoin pour sa fin morale » (Prolégomènes, § 60, p. 143 ; IV, 362-3). L'Idée psychologi© Françoise Chenet 95 http://www.philopsis.fr Philopsis que ne fait certes rien connaître, mais elle montre clairement l'insuffisance des concepts empiriques de l'âme et détourne assez du matérialisme comme d'une explication ne suffisant à aucune explication naturelle. Les Idées cosmologiques détournent du naturalisme qui prétend donner la nature comme se suffisant à elle-même. L'Idée théologique affranchit du fatalisme. « Ainsi les Idées transcendantales, à défaut de servir à nous instruire [belehren] d'une façon positive, servent au moins à éliminer [aufzuheben] les téméraires [frechen : insolentes] assertions du matérialisme, du naturalisme, et du fatalisme qui rétrécissent [verengenden] le champ de la raison, et de ce fait elles servent à aménager [Raum zu verschaffen] hors du champ de la spéculation un espace pour les Idées morales ; voilà qui, à mon sens, expliquerait dans une certaine mesure cette disposition naturelle [Naturanlage] » (p. 144 ; IV, 364). La dialectique de la raison doit être considérée comme une institution de la nature travaillant au service de l'intérêt pratique : « la dialectique inévitable de la raison pure dans une métaphysique considérée comme disposition naturelle [als Naturanlage] mérite si possible d'être expliquée non seulement comme une apparence qui a besoin d'être résolue mais encore comme une institution de nature selon sa fin [als Naturanstalt seinem Zwecke nach], encore que cette tâche, en tant que surérogatoire, ne puisse légitimement être exigée de la métaphysique proprement dite » (p. 144, nous soul. et corr.). Au total, c'est l'intérêt pratique qui est à la source tant des sophistications de la raison spéculative que de leur dénonciation par la philosophie critique. L'intérêt pratique joue les deux rôles : c'est poussé par lui que la raison s'égare dans la philosophie dogmatique ; c'est poussé par lui qu'elle se ressaisit dans la philosophie critique. « A vrai dire, l'examen critique de toutes les propositions qui peuvent étendre notre connaissance au-delà de l'expérience effective, nous a convaincus suffisamment, dans l'Analytique, qu'elles ne peuvent jamais nous conduire à quelque chose de plus qu'à une expérience possible […] Simplement, puisque le propos n'atteint ja© Françoise Chenet 96 http://www.philopsis.fr Philopsis mais son terme si l'on ne parvient pas à la véritable cause de l'apparence […], il était prudent [ratsam] de dresser, en quelque sorte, les actes de ce procès [die Akten dieses Prozesses… abzufassen] et de les déposer dans les archives [im Archive… niederzulegen] de la raison humaine, pour que l'on pût éviter dans le futur de pareilles errances. » (A 702-4/ B 730-2 ; R 594-5, nous soul.). © Françoise Chenet 97 http://www.philopsis.fr Philopsis III. Bilan : la métaphysique spéciale au terme de la Dialectique transcendantale « Je me suis remis à Kant cet automne, et pour m'assouplir, je l'ai étudié à fond… Cet animal n'est pas méchant, il ne va pas se jeter sur les passants pour les mordre. Toutefois il est là sur le chemin et les gens n'osent point trop se risquer à passer » JACOBI, à Goethe, le 13 décembre 1785. « Tous mes doutes philosophiques ont été levés par ces principes nouveaux d'une façon qui satisfait parfaitement mon intelligence et mon cœur, à jamais décisive, quoique d'une manière tout à fait inattendue et je suis convaincu, pour ma part, que la Critique de la raison pure doit produire l'une des révolutions les plus générales, les plus remarquables et les plus bienfaisantes qui aient jamais eu lieu dans les concepts humains » K.- L. REINHOLD, Théorie du pouvoir de représentation (1789), Préface. « Tout en détruisant complètement l'édifice de l'ancienne métaphysique, Kant n'en exprime pas moins l'opinion qu'on doit finalement vouloir ce qu'elle a voulu et que c'est bien son contenu, en définitive, qui serait la vraie métaphysique, si cela était seulement possible » SCHELLING, Contribution à l'histoire de la philosophie moderne [1836], PUF, p. 91 « Cet écrasement complet de la raison et la jubilation qu'éprouvent l'entendement et la finitude à s'être décrétés comme absolus » HEGEL, Foi et savoir [1802], trad. Méry, Ophrys, p. 219 A l'issue du procès circonstancié de chacune de ses composantes, la metaphysica specialis sort apparemment bien mal en point. De Mendelssohn à Strawson, en passant par Heine, on ne voit dans la Dialectique transcendantale qu'une partie négative et destructrice. « Très honnêtement, par rapport à nous, Allemands, vous êtes, vous, les Français, des gens doux et modérés. Le plus que vous ayez tué est un roi, et encore, il avait déjà perdu la © Françoise Chenet 98 http://www.philopsis.fr Philopsis tête avant que vous le décapitassiez. Et il a fallu que vous accompagniez cela de roulements de tambours, de cris et de trépignements à ébranler la planète. On fait trop d’honneur en vérité à Maximilien Robespierre en le comparant à Emmanuel Kant. Maximilien Robespierre, le grand petit-bourgeois de la rue Saint-Honoré, avait certes des accès de furie destructrice dès qu’il était question de la royauté, et son épilepsie régicide le faisait tressaillir d’assez effrayante manière ; mais, quand il était question de l’Etre suprême, il essuyait la bave blanche qui lui coulait autour de la bouche, lavait ses mains ensanglantées, passait son habit bleu du dimanche, avec les petits boutons miroitants, et rajoutait encore un bouquet de fleurs devant son large plastron. […] Je crois qu’on me dispensera volontiers de commenter de manière populaire la partie où [Kant] traite des "arguments probants de la raison spéculative inclinant à conclure à l’existence de l’Etre suprême". Bien que la réfutation proprement dite de ces arguments n’occupe pas beaucoup de pages et ne prenne place que dans la seconde partie de son livre, elle est cependant introduite d’emblée de façon tout à fait délibérée et compte parmi ses temps forts […] Après avoir plusieurs fois étudié à fond l’œuvre principale de Kant, j’ai cru percevoir que la polémique contre ces preuves en vigueur de l’existence de Dieu pointe un peu partout l’oreille, et je la commenterais volontiers plus avant si un sentiment religieux ne venait m’en dissuader » Heinrich Heine, Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne. Édition J.-P. Lefebvre, Imprimerie Nationale, 1993, p. 148 sq Mais il devrait être clair au lecteur – chacun des bilans partiels que nous avons effectués l'a mis en évidence – qu'il s'agit plus d'une apparence que d'une réalité. Ni le matérialisme, ni le scepticisme ne marquent le moindre point. • Déboutée dans sa prétention doctrinaire, dogmatique, la métaphysique spéciale spiritualiste n'en demeure pas moins aux yeux de Kant la seule métaphysique possible. Kant ne se demande jamais dans quel sens la métaphysique doit trancher (à peine lorsqu'il s'agit de la cosmologie rationnelle, malgré le conflit des assertions). © Françoise Chenet 99 http://www.philopsis.fr Philopsis La métaphysique ne saurait jamais enseigner – sur quelque mode que ce soit, illégitime (dogmatique) ou légitime (sous forme réflexiverégulatrice ou dogmatique-pratique) –, autre chose que l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, la liberté de la volonté. Pour Kant, la métaphysique est par nature la discipline enseignant que Dieu est le libre auteur de l'univers, que la liberté morale de l'homme coexiste avec l'infrangible enchaînement moral de la nature et que l'essence de l'homme est immortelle - cf. Schelling, Contribution à l'histoire de la philosophie moderne. PUF, p. 101). Il n'est que de savoir si cet enseignement peut être délivré à titre de connaissance ou non, au titre où il a toujours été affirmé ; la réponse négative qu'y apporte la Dialectique ne vient jeter aucune suspicion sur le contenu luimême. Il ne peut être question que de réviser « le ton » de la métaphysique – certainement pas ce qu'elle dit. L'innovation ne peut toucher au dictum, elle ne peut toucher qu'au modus affirmandi. • La métaphysique se voit certes privée de toute réalité objective, mais sa réalité subjective se trouve néanmoins assurée. Les Idées de la métaphysique ne sont pas renvoyées au musée des aberrations et autres superstitions humaines mais consacrées dans leur rationalité. Le procès de la « metaphysica artificialis » xxix dans la Dialectique ne dégénère pas en procès de la « metaphysica naturalis » et il faut même dire que le procès de la première n'est mené que parce que Kant sait que toucher à la première n'est pas toucher à la seconde, qu'en coupant les rejetons dogmatiques morts de la métaphysique (« die verfaulte Metaphysik »), il ne porte pas atteinte à sa racine, destinée à toujours demeurer vivace. « La métaphysique, plus que toute autre science peut-être, est mise en nous selon ses principaux caractères par la nature elle-même [durch die Natur selbst… in uns gelegt], et l'on ne saurait y voir le produit d'un choix arbitraire [Produkt einer beliebigen Wahl] ou une extension fortuite [als zufällige Erweiterung] dans le progrès des expériences » (Prolégomènes, § 57, p. 132-3, IV, 353, cf. p. 149-150, IV, 367 ; cf. Critique B XXXII-XXXIII, R 86 ; B 21-2, R 89). C'est une disposition naturelle [Naturanlage] de notre raison qui a donné naissance à la métaphysique, son enfant chéri [als ihr Lieblingskind ausgeboren hat] : engendrement qu'il faut attribuer, comme tout autre au monde, non pas à quelque hasard [nicht dem ungefähren Zufalle], mais un © Françoise Chenet 100 http://www.philopsis.fr Philopsis germe d'origine qui est sagement organisé [weislich organisiert] pour des fins d'importance [sondern einem ursprüngliche Keime zuzuschreiben ist]. » (Prolégomènes, § 57, p. 132 ; IV, 353) C'est une grande erreur de croire qu'il faille prendre fait et cause en faveur de la « metaphysica artificialis » pour que la « metaphysica naturalis » ne soit pas menacée, la « metaphysica artificialis » rend le plus mauvais service à la cause de la « metaphysica naturalis ». • La critique de la raison n'est pas celle de l'exigence de totalisation ni même celle de l'exigence de dépasser les limites du donné sensible ; la représentation de l'inconditionné et le besoin de l'inconditionné qui constituent l'essence de la raison ne sont pas dénoncés comme illusion, ni même comme conduisant nécessairement à l'illusion. On peut saisir là toute la différence entre le criticisme et le positivisme. L'illusion que nourrit la raison ne réside que dans sa prétention éventuelle à produire une science de l'inconditionné. C'est à bon droit que la raison repousse toutes les limites ; « ce qui, avec nécessité, nous pousse à aller au-delà des limites de l'expérience et de tous les phénomènes, c'est l'inconditionné que la raison réclame nécessairement et de façon entièrement légitime [mit allem Recht] dans les choses en soi, vis-à-vis de tous ce qui est conditionné, en exigeant ainsi que la série des conditions soit close » (Préf. B XX, R 79-80 ; nous soul.). La raison n'est à condamner que lorsqu'elle entreprend de le faire d'une certaine manière (en pratiquant une « suppositio absoluta ») ou sur un certain terrain (spéculatif). Les représentations de la raison elles-mêmes ne sont pas mises en cause, il est simplement établi qu'elles ne peuvent fonder aucune connaissance synthétique a priori. « La destination propre de la raison n'est pas entièrement comblée par l'emploi limité de l'expérience auquel est astreint l'entendement pur » (Prolégomènes, § 40, p. 102 ; IV, 328) ; cette insatisfaction de la raison est tenue pour légitime en soi, le besoin de la raison fait ici loi : « notre faculté de connaître ressent un besoin [Bedürfnis fühlt] beaucoup plus élevé que celui d'épeler simplement les phénomènes en fonction d'une unité synthétique, pour pouvoir les lire comme une expérience » (A 314 / B 370-1 ; R 342 ; nous soul.) © Françoise Chenet 101 http://www.philopsis.fr Philopsis Mieux, pareille exigence ne saurait être absolument vaine : « tout ce que la nature elle-même prescrit est bon pour quelque fin » (cf. A 743 / B 771 ; R 662 ; cf. Prolégomènes, § 60). Sans soutenir que cette exigence serait vaine si ce qu'elle réclame devait ne pas exister, Kant affirme en tout cas qu'elle doit avoir une bonne destination, la nature ne faisant rien qui existe absolument en vain. La Dialectique n'établit pas que la raison a tort de réclamer un inconditionné mais que c'est à tort qu'on le cherche dans les phénomènes et que l'on prétend en produire une connaissance synthétique a priori. L'inconditionné nouménal se trouve ainsi promu. Il est acquis que la raison, en tant que faculté de l'inconditionné, ne peut trouver sa pleine satisfaction que dans le suprasensible. Quand même la raison ne se trouve pas autorisée à en affirmer la réalité donnée et en mesure d'en produire la connaissance, elle n'en réclame pas moins un inconditionné qu'elle doit se représenter comme suprasensible afin de ne pas tomber en contradiction avec elle-même. La raison exige la représentation d'un monde intelligible. Si cette représentation nécessaire de la raison ne peut en aucun cas donner lieu à une connaissance, elle ne s'en trouve pas moins promue comme horizon indépassable de la connaissance. L'apparence transcendantale n'est pas à chercher dans cet horizon même mais dans sa présentation comme objet de connaissance possible. Il faut même aller plus loin (cf. nos vues supra à propos de la solution des antinomies) : on ne saurait s'arrêter à la pensée strictement problématique du suprasensible (comme un quelque chose dont nous pouvons former la pensée sans contradiction). Il faut que cet inconditionné soit, si l'on veut que la raison échappe réellement aux antinomies. Les antinomies dynamiques ne peuvent être tenues pour réellement résolues que pour autant qu'est admis comme effectivement donné dans les choses en soi ce qui ne saurait l'être dans le phénomène. • Certes écartée à titre de connaissance, la métaphysique ne l'est aucunement comme pensée rationnelle. Et cette thèse est sans doute ce qui importe le plus à Kant. La métaphysique traditionnelle s'efforçait d'établir démonstrativement la réalité de ses objets, mais avec la montée du matérialisme et du scepticisme métaphysique © Françoise Chenet 102 http://www.philopsis.fr Philopsis (Hume) au XVIIIème siècle, c'est la rationalité même des entités métaphysiques qui se trouve mise en cause. Kant travaille à (r)établir la rationalité récusée par le matérialisme ou le scepticisme des objets de la métaphysique. On a tort de ne prêter attention qu'à seule réduction de ces objets du statut d'objets de connaissance à celui d'objets de pensée rationnelle, c'est-à-dire d'apprécier le travail kantien du point de vue du dogmatisme par rapport auquel il est évidemment très en deçà ; il faut autant sinon davantage prêter attention à l'élévation de ces objets du statut de représentations à la valeur et au contenu contestés ou niés à celui de pensées pleinement rationnelles. Il faut, pour apprécier le travail kantien, se placer au point de vue auquel il permet d'échapper. Si ces concepts ne sont pas des connaissances objectives, ce sont du moins, tout de même, des pensées rationnelles. Sans doute ne pouvons-nous légitimement nous élever au-delà des limites de l'expérience dans l'ordre de la connaissance, mais cela ne signifie pas que nous ne le puissions et le devions par la raison, et non par la simple imagination folle ou suite à on ne sait quel dérèglement subjectif de la pensée. C'est de façon nécessaire et fondée que nous nous élevons à la pensée des objets métaphysiques. Si cette pensée rationnelle et nécessaire prend chez Kant le nom de foi, on n'oubliera pas qu'elle est Vernunftglaube, vernünftiger Glaube : foi rationnelle. La connaissance de leur existence nous est ôtée, mais la pensée de leur existence est nécessaire. • Les arguments du dogmatisme affirmatif peuvent être écartés, on n'est pas par là tenu de renoncer [aufgeben] à des propositions qui, en tout état de cause, ont tout au moins [doch wenigstens] pour elles l'intérêt de la raison, intérêt dont ne bénéficient pas les propositions du dogmatisme négatif (cf. A 741 / B 769 ; R 621). Bien davantage : si l'intérêt pour la connaissance peut se satisfaire de la réduction des Idées au statut de simples Idées régulatrices, ni l'intérêt architectonique, ni l'intérêt pratique ne peuvent s'en satisfaire. Nous avons même des raisons – certes subjectives, mais puissantes sur le plan spéculatif même –, pour poser l'existence effective de ce sans quoi notre raison ne trouve pas de satisfaction complète, c'està-dire de ce suprasensible sans lequel nous ne pouvons penser l'achèvement de la série des phénomènes (Idée de liberté et d'Etre nécessaire). L'intérêt architectonique de la raison exige la vérité des © Françoise Chenet 103 http://www.philopsis.fr Philopsis thèses dynamiques, l'existence d'un mundus noumenon (et, disons-le, l'intérêt « dogmatique » de la raison l'exige – par quoi nous désignons, faute d'un meilleur terme, le simple contraire du scepticisme : on n'échappe en effet réellement au scepticisme qu'engendre nécessairement l'antithétique de la raison pure, que si l'on admet un monde intelligible). Étant accordé que les concepts de réalité, de substance, de causalité, d'existence nécessaire n'ont en dehors de l'usage empirique absolument aucune signification, « je peux néanmoins admettre un tel être incompréhensible [Dieu], non pas certes en soi [an sich annehmen], mais comme l'objet d'une simple Idée, relativement au monde sensible [relativ auf die Sinnenwelt]. Car ce qui est ici au fondement du plus grand usage empirique possible de ma raison, c'est une Idée (celle de l'unité systématique intégrale […]) qui ne peut jamais en elle-même être présentée [dargestellt… werden] adéquatement dans l'expérience, bien qu'elle soit, pour rapprocher l'unité empirique du plus haut degré possible, incontournablement nécessaire ; et dès lors non seulement je suis autorisé [nicht allein befugt], mais je suis même contraint [sondern auch genötigt] de réifier [realisieren] cette Idée, c'est-à-dire de poser pour elle un objet effectivement réel [einen wirklichen Gegenstand zu setzen], encore que ce ne soit que comme un quelque chose en général que je ne connais pas du tout en soi et auquel je donne des propriétés analogues aux concepts de l'entendement dans son usage empirique dans la mesure où il apparaît comme fondement de cette unité systématique et relativement à celle-ci » (A 677/ B 705 ; R 580 ; nous soul.). La Critique ne montre pas tant l'illégitimité de toute position d'un monde intelligible qu'elle ne dénonce la façon dont on s'y est pris pour le poser, la voie que l'on a empruntée pour le faire. L'élucidation de la raison comme exigence d'inconditionné et la démonstration de l'impossibilité de l'inconditionné s'il n'existe pas un monde intelligible constitue une forme originale de position de ce monde intelligible que Kant ne veut pas ériger en connaissance parce qu'il n'y reconnaît pas la forme traditionnelle de la connaissance dogmatique : ce qui n'est pas posé par un procès gnoséologique semblable à celui dont usent les dogmatiques – et singuliè© Françoise Chenet 104 http://www.philopsis.fr Philopsis rement les leibnizo-wolffiens – ne lui paraît pas relever d'un procès de connaissance stricto sensu ; la connaissance devrait-elle donc se limiter à la simple analyse de concepts et au syllogisme ? il y a certainement à questionner chez Kant le concept crucial d'une connaissance métaphysique, peutêtre trop étroit et daté. Alors qu'il réélabore le concept de connaissance dans le domaine de l'ontologie en montrant que ce qui ne peut être connu d'une certaine manière peut l'être d'une autre (avec une portée certes différente), sans cesser pour autant d'être une connaissance – ainsi le principe de causalité qui ne peut être connu comme principe valable des choses en général peut-il être connu comme condition de l'expérience possible (ce qui ne peut être connu comme dogme peut l'être comme principe [Grundsatz] (cf. R 617-8) –, Kant ne remet pas en cause le concept de connaissance en métaphysique spéciale et se voit donc obligé de rejeter hors de la connaissance en l'affectant d'une valeur purement subjective ce qui constitue une voie d'affirmation métaphysique originale (donnant ainsi au dogmatique une légitimité inespérée : sa cause ne serait donc rien de moins que celle de la connaissance métaphysique ! – ce qui est lui faire trop d'honneur et n'est pas le meilleur moyen de lutter contre le penchant dogmatique). • Le matérialisme nie la rationalité des représentations d'âme, d'immortalité, de Dieu, etc., les dénonce comme autant de produits de l'imagination, de l'ignorance, ou de la superstition, etc., il en produit une genèse fantasmatique ; il nie tout usage positif de ces idées, quand il n'y voit pas la source de toutes les erreurs, stagnations et régressions de la connaissance. Ces Idées doivent être combattues sans concessions, chassées des esprits qu'elles obscurcissent et asservissent, elles et tous leurs rejetons, indirects ou sublimés. Il devrait être clair, dans ces conditions, que la critique kantienne de la métaphysique spéciale tourne à l'avantage du spiritualisme, bien que Kant lui refuse tout droit dogmatique. Kant peut bien priver les Idées de tout usage constitutif, il ne les détrône pas dans la place qu'elles remplissent au cœur du procès de la connaissance, on peut même dire qu'elles ne sont détrônées du premier que pour recevoir pleinement en possession le second, lequel est peut-être, après tout, le © Françoise Chenet 105 http://www.philopsis.fr Philopsis plus important : car affirmer ces Idées sans leur reconnaître d'usage pour la connaissance, ne serait-ce pas préparer à leur abandon ultérieur ? En leur conférant une autorité incomparable pour la direction de la connaissance, en les soustrayant à toute critique sur ce terrain même, Kant leur rend un signalé service : les Idées continuent à occuper la première place, même si ce n'est plus dans l'ordre de l'être mais dans celui de la connaissance. Après tout une monarchie constitutionnelle demeure une monarchie, cette adaptation permet à la première de se conserver. On aimerait être sûr que la « perversa ratio » et la « ignava ratio » ne menacent que l'usage constitutif de l'Idée de Dieu. On aimerait être persuadé que l'Idée d'âme est indispensable à la constitution de la psychologie empirique et qu'elle ne constitue pas – même entendue comme « suppositio relativa » – un obstacle à surmonter sur le chemin d'une constitution d'une science de l'objet du sens interne • La thèse spiritualiste, écartée comme connaissance – autant certes que sa négation –, reste problématiquement possible. De cette possibilité même, Kant se satisfait. A une métaphysique tentant vainement d'établir spéculativement la réalité objective de certains énoncés, Kant substitue dans la Dialectique transcendantale une métaphysique nova methodo qui n'a d'autre souci que d'établir la simple possibilité objective de certains énoncés. Sans doute la montée du matérialisme qui affirme l'impossibilité intrinsèque de ces énoncés est-il pour quelque chose dans l'adoption de cette position qui peut sembler une simple position de repli, mais qui est d'abord d'intelligence : il est vain de travailler à établir à grand renfort de démonstrations ce que l'adversaire combat à sa racine même, la réalité de ce dont l'adversaire conteste la possibilité même. Il est vain de travailler à établir la réalité de concepts à l'aide de moyens (une théorie de la causalité comme s'appliquant aux choses en soi, une théorie de l'espace et du temps comme données dans les choses en soi, etc.) qui en compromettent la possibilité même. Il est vain de compromettre en leur possibilité même des concepts par une démonstration sophistique de leur réalité. Les grands services que la métaphysique se flatte de rendre à © Françoise Chenet 106 http://www.philopsis.fr Philopsis la « bonne cause » doivent être lucidement examinés : ses sophismes démonstratifs rejaillissent immanquablement sur la possibilité même des concepts. L'établissement de la possibilité intrinsèque des concepts de la métaphysique a plus de prix que leur réalité démontrée par les dogmatiques. Sans cette précaution critique, nous pourrions délirer au lieu de penser (cf. Qu'est-ce que s'orienter, p. 79). La Critique de la raison pure ne travaille qu'à libérer les concepts de la métaphysique de l'hypothèque qui pèse sur leur possibilité même. La distinction du phénomène et de la chose en soi, de la connaissance et de la pensée n'ont pas d'autre fin. On admettra pour le moins que ces distinctions ont cet effet. Dieu, la liberté et l'immortalité ne peuvent être problématiquement admis, l'inconditionné ne peut être admis que si la stricte limitation de la connaissance à l'expérience possible se trouve démontrée, laquelle a pour contrepartie l'impossibilité de la métaphysique spéculative comme connaissance. La critique kantienne de la connaissance procure aux concepts menacés de la métaphysique une protection : elle les met à l'abri de critiques. « Il ne faut pas sous-estimer [nicht gering zu schätzen] le service [Dienst] qu'elle [la Critique] rend à la théologie en l'affranchissant du jugement de la spéculation dogmatique et en la mettant du même coup complètement à l'abri [in Sicherheit] de toutes les attaques d'adversaires de ce genre. Car la métaphysique commune pouvait bien lui promettre grand secours, elle n'en était pas moins incapable ensuite de tenir cette promesse et par dessus le marché, en appelant à son secours la dogmatique spéculative, elle n'avait rien fait d'autre que d'armer un ennemi contre elle-même [Feinde wider sich selbst zu bewaffnen] » (Prolégomènes, p. 167, nous soul. ; IV, 383). Telle est l'utilité négative de la Critique. Il suffit de montrer la possibilité d'un accord entre nature et liberté, entre la contingence des êtres et l'existence d'un être nécessaire, etc. ; pour cela il faut montrer que les lois de la connaissance empirique ne peuvent prétendre à une validité inconditionnelle, à cette validité inconditionnelle que les dogmatiques leur confèrent précisément, en quoi ils compromettent gravement, quoi qu'ils en aient, la cause qu'ils prétendent servir. « Il est intéressant de ne pas faire de ce qui est pour © Françoise Chenet 107 http://www.philopsis.fr Philopsis nous les conditions de la connaissance possible des choses [Dinge] les conditions des choses [Sachen] [mêmes] ; car si on le fait, la liberté est supprimée [aufgehoben], (de même) l'immortalité, et nous ne pouvons plus former de Dieu que des concepts contradictoires. C'est ce qui nous contraint à déterminer précisément la possibilité, l'étendue et les limites de notre pouvoir de connaissance spéculatif, afin que la philosophie épicurienne ne s'empare [bemächtige] pas de tout le champ de la raison et ne ruine [zu Grunde richte] pas la morale et la religion, ou qu'à tout le moins elle ne rende pas les hommes inconséquents » (Réfl. 6317, 1790-91 ; nous soul.). • Interdites d'usage constitutif, les Idées ne sont pas proscrites pour autant. Un simple avertissement critique met en demeure de substituer à leur illégitime admission comme « suppositio absoluta » leur admission présomptive comme « suppositio relativa ». Ce que je ne suis pas autorisé à poser « absolument » [schlechtin, suppositio absoluta], je puis avoir néanmoins un motif suffisant [genugsamen Grund] pour le poser « relativement » [suppositio relativa] » (cf. A 676 / B 704 ; R 579). Privées d'usage constitutif, les Idées sont néanmoins proclamées indispensables à la constitution du procès de connaissance. Si l'usage « déterminant » de ces concepts est chimérique, leur usage « réflexif » (pour parler le langage de la troisième Critique) est proclamé fécond et nécessaire. La science ne peut se passer de Dieu ; sans doute s'agit-il seulement de « Dieu en idée [Gott nur in der Idee] », mais la thèse va loin ! D'une certaine manière, Kant ne dit rien d'autre que Leibniz : la science ne peut se passer du principe de finalité, la science ne peut se passer de l'Idée d'âme, etc. Objets d'une déduction subjective métaphysique, les Idées sont encore objets d'une quasi déduction transcendantale. Elles sont légitimées tant dans leur origine que dans leur usage pour la connaissance. • La suppositio absoluta est la suppositio simpliciter, la suppositio relativa est la suppositio secundum quid, c'est-à-dire relativement à un certain point de vue [Hinsicht] ou en vue d'une certaine fin [Absicht] (cf. Progrès, p. 69 ; XX, 306). La réfutation kantienne de la position absolue des objets correspondant aux Idées passe à tort pour la thèse que leur réalité ne peut être posée généralement parlant, alors qu'elle signifie que leur réalité ne peut être posée en elle-même abs© Françoise Chenet 108 http://www.philopsis.fr Philopsis traction faite de toute fin, à la façon dont un Descartes peut poser Dieu dans sa preuve ontologique ; c'est seulement la preuve proprement dogmatique qui est écartée, laquelle repose sur la prétention à pénétrer la nature de l'en soi et à la déterminer, à poser l'objet correspondant aux Idées pour des raisons proprement objectives. La Critique n'enseigne pas que les objets de la métaphysique ne doivent pas être posés, mais qu'ils ne peuvent l'être abstraction faite du sujet et des fins (spéculative et pratique) de sa raison. Mais ils peuvent et doivent l'être secundum quid : eu égard aux fins de la connaissance, afin de réaliser son achèvement, eu égard aux fins de la morale (comme horizon de l'impératif catégorique : afin que son objet – le souverain bien – soit possible). Bien que Kant fasse de cette manière d'affirmer ces objets, une foi et non une connaissance (foi doctrinale [dans l'ordre spéculatif] et foi pratique), leur position n'a rien de facultatif, d'arbitraire ou d'incertain, avec l'opinion [meinen]. Ce que la métaphysique dogmatique se croit à tort en droit de poser indépendamment de tout rapport aux fins de la raison en s'appuyant sur les seuls principes d'identité et de non-contradiction et / ou par une inspection de la nature de la chose, la métaphysique qu'inaugure Kant se croit elle aussi autorisée à l'affirmer, mais sur un tout autre fondement : la métaphysique ne peut procéder ' , mais toujours seulement ’ (cf. Progrès, p. 69 ; XX, 306). L'homme (le besoin subjectif de la raison humaine) ne peut être mis entre parenthèse : les dogmes [dogmata] nous sont interdits ; mais si la théosophie – terme par lequel Kant ne semble désigner particulièrement ni les disciples de Paracelse, ni Swedenborg, ni le mysticisme, mais la prétention à la connaissance de la nature divine, en général (cf. ibid., v. Critique de la raison pratique, p. 130, 132 ; Critique de la faculté de juger, § 89, p. 264-5 et p. 281) – nous est ainsi interdite, cela n'implique pas que toute théologie nous le soit. La nécessité de Dieu pour que le souverain bien soit est un « argument qui suffit à prouver [ein Argument… hinreichend zu beweisen] l'existence de Dieu comme être moral ; il suffit à la raison humaine, dans la mesure où elle est moralement pratique, c'est-à-dire qu'il lui permet de l'admettre ; et il suffit à fonder une théorie du suprasensible, mais se présentant uniquement comme passage dogmatique et pratique à ce dernier. Il ne s'agit donc pas proprement d'une © Françoise Chenet 109 http://www.philopsis.fr Philopsis preuve [Beweis] de l'existence de Dieu absolument (simpliciter), mais uniquement à un certain point de vue (secundum quid), c'est-à-dire relativement à la fin ultime que l'homme moral a et doit avoir ; l'admettre, c'est tout simplement se conformer à la raison dès lors que l'homme a le droit d'accorder une influence sur ses décisions à une idée qu'il s'est formée par lui-même conformément aux principes moraux, tout comme s'il [als ob] l'avait tirée d'un objet donné » (Progrès, p. 69 ; nous soul. ; XX, 305). La métaphysique dogmatique n'est pas condamnée parce qu'elle poserait la réalité de ces objets mais pour prétendre faussement être fondée à le faire grâce à une pénétration [Einsicht] dans la nature des choses et à une extension de notre connaissance. La position des objets de la métaphysique ne peut être légitime que si elle se fait sans cette prétention. Or Dieu, la liberté, etc. peuvent être admis sans prétendre à quelque Einsicht que ce soit dans le suprasensible. Nous apprenons de la loi pratique que ces Idées ont des objets, « sans cependant pouvoir montrer comment leur concept se rapporte à un objet, et ce n'est pas encore une connaissance de ces objets » (Critique. de la raison pratique, p. 145). Des objets sont ainsi donnés à ces idées ; « la raison se voit forcée d'admettre qu'il y a de tels objets, quoiqu'elle ne puisse les déterminer plus exactement, ni par conséquent étendre cette connaissance des objets » (ibid.). On ne restaure pas ainsi la connaissance dogmatique : je ne sais pas comment Dieu, la survie, la liberté sont possibles en eux-mêmes. La réalité de ces objets est seulement nécessaire « in praktischer Hinsicht ». Le dogmatisme que Kant combat, ce n'est jamais l'affirmation comme telle qu'il y a de tels objets, mais que ces objets nous soient donnés, que la raison spéculative puisse les connaître par une pénétration de leur nature, que nous puissions les connaître « par simples concepts [aus lauter Begriffen] ». Les objets suprasensibles peuvent être posés sans supposer ni engendrer de connaissance du suprasensible. La différence essentielle de valeur établie entre la fin de la raison spéculative et celle de la raison pratique et le primat accordé à cette dernière viennent de ce que, comme le souligne la section De l'opinion, de la science et de la foi (cf. R 667 sq), la fin pratique est une fin que l'homme doit nécessairement avoir (impératif catégo© Françoise Chenet 110 http://www.philopsis.fr Philopsis rique), tandis que la fin spéculative est une fin qu'il peut avoir ou qu'il a effectivement (impératif hypothétique) ; « ce besoin [Bedürfnis] n'est pas comme le besoin hypothétique [nicht etwa hypothetisches] d'un dessein arbitraire [einer beliebigen Absicht] de la spéculation, d'après lequel on devrait admettre quelque chose, si l'on veut, dans la spéculation, user aussi complètement que possible de la raison, mais c'est un besoin ayant force de loi [sondern gesetzlisches], d'admettre une chose sans laquelle ne peut avoir lieu ce qu'on doit sans relâche se proposer pour but de ses actes » (Critique de la raison pratique, préface, p. 2-3, nous corr.). C'est seulement d'un point de vue pratique que les objets de la raison sont posés de façon nécessaire. Mais il n'y a pas moins une foi doctrinale [doktrinale Glaube], analogue, dans le domaine spéculatif, à la foi pratique (cf. A 626 sq/ B 854 sq ; R 670 sq). L'unité finalisée ne peut être supposée dans la nature, jouer le rôle de fil conducteur dans l'exploration de la nature [Leitfaden zur Naturforschung] que si [keine andere Bedingung] je suppose qu'une suprême intelligence a tout ordonné ainsi d'après les fins les plus sages : faire la supposition d'un sage créateur du monde est une condition nécessaire pour disposer d'un principe directeur dans l'exploration de la nature [Leitung in der Naturforschung]. « Sous ce rapport théorique [in diesem theoretischen Verhältnisse] je crois fermement en un Dieu [festig einen Gott glaube], auquel cas dès lors cette foi n'est pourtant pas pratique au sens strict, mais doit être appelée foi doctrinale [ein doktrinaler Glaube] » (R 671, modifié ; nous soul.). Pour n'être pas pratique, cette foi [glauben] ne peut être assimilée à un simple meinen, souligne Kant. • La dénonciation du caractère illégitime d'une affirmation comme connaissance ne vaut jamais chez Kant comme position indirecte (dogmatique) de sa négation. Il ne s'agit jamais chez Kant – chose remarquable, mais peu remarquée – de la vérité ou de la fausseté de certains énoncés, mais seulement de légitimité ou d'illégitimité ; l'enquête ne porte jamais que sur le droit, le bien fondé d'un énoncé. On se gardera bien de prendre la dénonciation de l'illégitimité d'une prétention pour la dénonciation de la fausseté de l'énoncé même sur lequel porte cette prétention. La réfutation d'une preuve n'est pas la réfutation de ce que la preuve veut prouver. La Dialectique © Françoise Chenet 111 http://www.philopsis.fr Philopsis n'est pas une critique de certains contenus énonciatifs, tels que : l'homme a une âme immortelle, Dieu existe, mais une interrogation sur la question de savoir si ces énoncés – qui ne peuvent en aucun cas être tenus pour analytiques – peuvent prétendre au statut de « jugements synthétiques a priori ». En établissant que nous n'avons pas les moyens de certains énoncés, qu'ils ne sont pas possibles à titre de connaissances synthétiques a priori, Kant porte à la métaphysique un coup en vérité bien moins rude que l'on pourrait le croire. Dans toute autre philosophie qui convertit immédiatement l'illégitimité d'une prétention énonciative en une preuve de la fausseté même de l'énoncé, pareille réfutation serait de grande portée ; mais il en va tout autrement chez Kant. L'administration de la preuve de la nature sophistique de la psychologie rationnelle, par exemple, laisse totalement ouverte la question de la nature du sujet que je suis comme chose en soi, ne met pas en cause l'idée même de sujet comme chose en soi, et ne profite aucunement au matérialisme. • On se rappellera toujours que les mêmes raisons qui découvrent l'impuissance de la raison humaine à établir la réalité objective des concepts de la métaphysique « suffisent nécessairement aussi pour démontrer l'inefficacité de toute assertion contraire » (cf. R 558). « Le gain obtenu est déjà très important [viel gewonnen] si je peux, en procédant librement à l'aveu de ma propre ignorance, repousser [abtreiben] en tout cas les assauts dogmatiques d'un adversaire spéculatif et lui montrer qu'il ne pourra jamais, sur la nature de mon sujet, en savoir davantage pour contester la possibilité de mes espérances, que je n'en sais moi-même pour m'y maintenir attaché » (A 383-4 ; R 385). Si la preuve de l'existence de l'être correspondant à ce que la raison pense comme Idéal de la raison pure ne peut être administrée, sa réalité objective ne peut être réfutée [zwar nicht bewiesen, aber auch nicht widelegt werden kann, cf. A 641 / B 669 ; R 559)]. Les limitations que la sensibilité impose inévitablement à la raison pure valent pour la négation autant que pour l'affirmation. On voit même, curieusement, Kant assurer qu'ils valent davantage encore contre toute négation : « puisque la raison est totalement insuffisante pour produire des assertions affirmatives [bejahende Behauptungen] dans ce domaine, elle disposera tout aussi peu et moins encore [so wenig und noch weniger] du savoir requis pour © Françoise Chenet 112 http://www.philopsis.fr Philopsis pouvoir énoncer négativement quelque chose [etwas verneinend behaupten] sur ces questions » (A 753 / B 781 ; R 628, nous soul.). La réfutation des preuves de l'existence de Dieu ou de la spiritualité de l'âme est effectuée à l'aide de principes qui valent contre toute affirmation « transcendante » en général ; le fait que Kant ait appliqué d'abord ces principes aux métaphysiques dogmatiques spiritualistes n'implique pas qu'elles soient seules atteintes. On trahit les exigences de la connaissance objective et l'on produit des assertions spécieuses, sitôt que l'on prétend pouvoir s'affranchir des contraintes de l'objectivité et produire néanmoins une connaissance : spiritualisme et matérialisme sont ici mis à parité dans leur commune prétention à déterminer ce que sont les choses en soi, à en produire une connaissance. La volée de bois vert que prend le spiritualisme n'épargne pas le matérialisme et ne lui confère aucun avantage. • Si la Dialectique concentre tout son effort à montrer l'illégitimité de la prétention à convertir les exigences de la raison en autant de réalités objectives et semble ainsi donner à l'entendement une sorte de valeur absolue, on n'oubliera pas que c'est parce que l'entendement est le gardien et l'aune de l'objectivité ou, ce qui revient au même, de la connaissance. Mais les conditions de l'objectivité (phénoménale) sont une chose, le suprasensible en est une autre et il peut avoir une réalité qui ne soit pas celle dont l'entendement a le monopole. Le criticisme combat successivement deux sortes d'empirisme : il rencontre d'abord sur son chemin, dans la partie analytique de la Critique, cet empirisme qui ne veut pas reconnaître que l'expérience trouve ses conditions de possibilité dans notre faculté de connaître elle-même. Il rencontre ensuite, dans la partie dialectique de la Critique, cet empirisme qui fait des conditions de la connaissance objective des conditions de possibilité des choses. Cette forme d'empirisme qui serait celui d'Epicure (cf. R 459), peut-être celui de Hume, peut aussi être considéré comme une conséquence (à bannir) de l'Analytique, comme une interprétation indue de la théorie de la connaissance objective. Que la théorie de l'objectivité ne soit pas le dernier mot de la Critique, la Dialectique l'atteste ; les conditions de la connaissance objective ne sont que les conditions de la simple connaissance objective ; elles ne doivent pas être trans© Françoise Chenet 113 http://www.philopsis.fr Philopsis formées en conditions de possibilité des choses et donc de possibilité de les penser. Ces conditions ne peuvent être érigées en législation pour les choses en soi. Les principes de la Critique transforment en prétentions dogmatiques le fait de porter à l'absolu les principes de l'expérience possible ; « l'empirisme » (pris en ce sens) est lui-même dogmatique par rapport aux Idées sitôt qu'il nie hardiment ce qui est au-dessus de la sphère de ses connaissances intuitives, sitôt qu'il fait valoir ses principes comme des affirmations objectives (cf. R 459, c'est-à-dire comme portant sur les choses en général). En ce sens, affirmer que l'âme ne peut être pensée comme une substance sous prétexte que la substance ne peut être prédiquée que sous des conditions temporelles, affirmer que Dieu ne peut être pensé comme cause pour cette même raison, c'est faire un usage dogmatique des principes de l'expérience possible. Les négations du matérialisme sont inacceptables en ce qu'elles proclament que les choses (en soi) ne peuvent être pensées que de la manière dont nous connaissons les phénomènes, que toute distinction entre pensée et connaissance est illégitime, ou encore que l'irreprésentable est l'impossible, que l' « ens rationis » ne fait qu'un avec le « nihil negativum ». • La suppression des pseudo-raisons objectives [objektive Gründe] de l'adhésion à certaines propositions n'est en aucun cas une suppression des « raisons subjectives » que nous pouvons avoir d'y adhérer. Nous verrons dans le chapitre De l'opinion, de la science et de la foi que nous avons des raisons subjectives, pratiques, de poser Dieu, la liberté et l'immortalité. Comme l'explique la Réfl. 6110 (vers 1785-88) : « Mais nous avons des raisons subjectives, tant de l'usage spéculatif de notre raison que de son usage pratique, pour supposer une telle existence [celle de Dieu] parce que sans elle nous ne pouvons obtenir aucune satisfaction pour notre raison et ne pouvons pas non plus lui procurer une unité complète. En particulier, sans cette supposition, les lois pratiques, pourtant objectives, sont dépourvues de force subjective. Nous avons donc assez pour [fonder] une croyance raisonnable [zum vernünftigen Glauben] et même pour faire de cette croyance raisonnable une supposition nécessaire ; car, en philosophie spéculative, il n'est pas nécessaire que je tente de spéculer pour déterminer l'origine de la nature (ce n'est pas une nécessité objective © Françoise Chenet 114 http://www.philopsis.fr Philopsis que de spéculer), mais bien d'obéir à la loi morale ; mais je dois reconnaître les lois morales, par conséquent aussi comme hypothèse inévitable, la supposition sans laquelle des lois morales n'auraient aucune force obligatoire [verbindende Kraft] pour des êtres raisonnables » (nous soul.) Ce à quoi il faut renoncer comme savoir [wissen], nous le conservons ou le retrouvons à titre de « foi doctrinale » et à titre de « foi pratique ». « Le croyant est celui qui accepte que sa raison admette ce qui est indispensablement nécessaire à l'intégralité de son usage expérimental théorique ou pratique, quoiqu'il ne puisse pas le prouver » (Réfl. 6218, vers 1785-88 ; nous soul.) En quel sens Kant nous ôte-t-il donc le droit d'affirmer l'existence d'un être nécessaire ? Il veut seulement dire que nous ne pouvons prétendre connaître l'absolue nécessité, aucunement que nous ne devions pas l'affirmer. Les raisons (subjectives) d'affirmer peuvent exister là où les conditions (objectives) de la connaissance font pourtant défaut : « La supposition nécessaire d'un premier fondement de la série des choses subordonnées les unes aux autres n'est pas une connaissance de la nécessité de ce premier fondement en lui-même. Cette connaissance serait celle de son absolue nécessité, ce dont nous sommes entièrement incapables. Ce n'est pas non plus la connaissance de la nécessité hypothétique de la chose, mais la connaissance de la nécessité subjective de l'hypothèse suivant des principes de la raison ou plutôt la connaissance de la nécessité subjective qu'il y a à admettre une chose qui soit absolument nécessaire. Cette nécessité d'une chose déterminée par des concepts qui ne se trouvent pas simplement dans la raison pure, pour l'explication des phénomènes ou des règles pratiques, n'est ni savoir [wissen], ni opinion [meinen] (hypothétique), mais foi [Glauben] » (Réfl. 6221, vers 1785-88). Le savoir est l'assentiment complet en tant qu'il se fonde sur des preuves, « la foi est la reconnaissance de la nécessité d'une telle hypothèse pour son propre usage, qu'il soit théorique ou pratique (foi théorique et pratique) » (cf. Réfl. 6422, vers 1785-88). • On se remémorera enfin l'exorde de la Dialectique : occupons-nous maintenant du travail « d'aplanir et renforcer le sol [den Boden eben und baufest zu machen] destiné à accueillir le majestueux édifice de la morale, ce sol où se trouvent toutes sortes de trous de taupe que la raison, à la chasse aux trésors, y a creusés en © Françoise Chenet 115 http://www.philopsis.fr Philopsis vain, en dépit de ses bonnes intentions [aber mit guter Zuversicht], et qui rendent fragile [unsicher] l'édifice à construire » (A 319 / B 375-6 ; R 345). La critique de la « metaphysica specialis » n'est que celle d'une métaphysique élaborée par la raison pure spéculative – d'une métaphysique animée des meilleures intentions à l'égard de la « bonne cause » mais qui l'a sérieusement compromise. Une métaphysique élaborée par la raison pure pratique va prendre immédiatement la relève, conférer « une réalité subjective, encore qu'elle n'ait de valeur qu'au point de vue pratique [objektive, aber nur in praktischer Hinsicht gültige Realität] » (Progrès, p. 74 ; XX, 309) aux Idées auxquelles la métaphysique spéculative cherchait sophistiquement à assurer une réalité objective. C'est afin que la métaphysique pratique puisse prendre tout son essor, afin qu'elle soit libérée de l'hypothèque que fait peser sur elle la métaphysique spéculative dogmatique que Kant entreprend de montrer que le roi (spéculatif) est nu. Le philosophème du kantisme n'est pas le philosophème « positiviste » que notre raison ne peut s'étendre au suprasensible, mais qu'elle ne peut s'y étendre par la voie spéculative : la voie pratique réalise à sa manière ce que la voie spéculative semble promettre, mais compromet absolument puisque, tel Midas, elle transforme en phénomène tout ce qu'elle touche et que l'Inconditionné ne peut jamais se trouver dans les choses telles que nous les connaissons. « Je ne peux pas même admettre [nicht einmal annehmen] Dieu, la liberté et l'immortalité, à destination du nécessaire usage pratique de ma raison, si je n'ampute pas en même temps [zugleich benehme] la raison spéculative de sa prétention à des vues débordant toute appréhension [ihre Anmaßung überschwenglicher Einsichten], parce qu'il lui faut, pour les atteindre, se servir de propositions fondamentales qui, ne s'étendant en fait qu'à des objets de l'expérience possible, sont cependant appliquées à ce qui ne peut être un objet de l'expérience, transforment effectivement, à chaque fois, cet objet en phénomène [in Erscheinung verwandeln] et ainsi déclarent impossible toute extension pratique de la raison pure. Il me fallait donc abolir [aufheben] le savoir afin d'obtenir une place pour la foi [Glauben], et le dogmatisme de la métaphysique, c'est-à-dire le préjugé selon lequel il serait possible d'y faire des progrès sans une Critique de la raison pure, est la vraie source de toute incroyance entrant en conflit © Françoise Chenet 116 http://www.philopsis.fr Philopsis avec la moralité [die wahre Quelle alles der Moralität widerstreitenden Unglaubens]) – incroyance qui est toujours très fortement dogmatique » (Préface, B XXX, R 84-5 ; nous soul. et corr.). En limitant la connaissance à l'objet d'expérience possible, en rapportant l'espace, le temps et la causalité notamment, au seul objet de la connaissance, la Critique semble certes de prime abord porter un coup décisif et intolérable à la métaphysique dans la mesure où elle a pour effet d'invalider toutes les prétentions d'une métaphysique semblable à celle d'un Descartes ou d'un Leibniz. Elle n'en a pas moins – aux yeux de son promoteur – une utilité positive considérable : la liberté et Dieu ne sont pas sauvables en effet si l'on adopte les hypothèses des dogmatiques, c'est-à-dire de ceux qui tiennent que, dans la connaissance, le sujet tourne autour de l'objet. La distinction critique du phénomène d'avec la chose en soi, qui en résulte, est le rempart de la métaphysique. La Critique peut, seule, couper à leur racine [entwurzeln] matérialisme, fatalisme, athéisme, incrédulité des librepenseurs (cf. B XXXIV, R 87). « Dans le cadre d'une telle démarche la raison spéculative nous a en tout cas ménagé une place [doch wenigstens Platz verschafft] pour un pareil élargissement [Erweiterung], bien qu'elle ait dû laisser vide [leer] cette place, et il ne nous est donc pas interdit de songer à la remplir – elle nous y invite même –, si nous le pouvons, à l'aide des données pratiques qu'elle nous fournit » (B XXI-XXII, R 80). La limitation de notre connaissance aux phénomènes ruine certes toute métaphysique dogmatique possible, mais elle laisse place à la pensée de ce que, sinon, nous ne serions même plus autorisés à penser. La limitation spéculative rend seule possible l'extension pratique. La Critique de la raison pure doit se lire comme fournissant ses prémisses à la Critique de la raison pratique (chap. « Du Canon… »). Tant la Critique de la raison pure (et ce, dès sa première édition) que la Critique de la raison pratique ont attiré l'attention sur l'enjeu – considérable pour la métaphysique – du philosophème de l'idéalisme transcendantal : si espace et temps existent en soi comme conditions des choses, l'infinité et l'indépendance de Dieu sont menacées, on perd surtout tout moyen d'échapper au spinozisme et à la négation, ruineuse pour la morale, de la liberté. Assumer ce qui fonde la distinction du phénomène d'avec la chose en soi et sa conséquence © Françoise Chenet 117 http://www.philopsis.fr Philopsis (l'impossibilité de la connaissance des choses soi et donc de la métaphysique spéculative), c'est travailler pour la « bonne cause ». Avant d'exposer les postulats de la raison pratique, Kant s'interrogera préjudiciellement dans une section de la Critique de la raison pratique intitulée « De la suprématie [Primat] de la raison pratique sur la raison pure spéculative » (Picavet, p. 129 sq) sur le droit que nous avons de faire usage de concepts rationnels qui dépassent les limites de la connaissance spéculative : question à laquelle il répond par l'affirmation du primat de la raison pratique. Dans son usage spéculatif comme dans son usage pratique, la raison a un intérêt : l'intérêt de l'usage spéculatif de la raison est la connaissance poussée jusqu'aux principes a priori les plus élevés, celui de la raison pratique est la détermination de la volonté relativement à un but final et complet. Lequel de ces intérêts prime donc ? Si la raison pratique devait tirer ses principes de la raison spéculative, si la raison pratique ne devait concevoir rien de plus que ce que les lumières [Einsicht] de la raison spéculative lui offrent, la suprématie devrait évidemment revenir à cette dernière. Mais s'il devait s'avérer que la raison pratique a des principes originaux [ursprüngliche Prinzipien] a priori avec lesquels soient inséparablement liées certaines positions théoriques [mit denen theoretische Positionen unzertrennlich verbunden wären] [= les postulats] – impénétrables à la raison spéculative quoiqu'ils ne soient pas en contradiction avec elle [die sich gleichwohl aller möglichen Einsicht der spekutativen Vernunft entzögen (ob sie zwar derselben auch nicht widersprechen müßten)] –, alors se pose le problème de savoir quel intérêt doit primer : la raison spéculative doit-elle accepter tout ce que la raison pratique lui ordonne d'admettre ou est-elle autorisée à rejeter comme vaine logomachie [als leere Vernünftelei] tout ce qui supprime les limites qu'elle s'est posée à elle-même « en l'abandonnant à tous les non-sens et à toutes les illusions [Unsinn oder Wahnsinn] de l'imagination » ? Pour en trancher, il faut considérer la nature de la raison pratique, la nature de l'intérêt qui l'anime. Selon cet intérêt, © Françoise Chenet 118 http://www.philopsis.fr Philopsis le primat revient en effet à la raison spéculative ou à la raison pratique. L'intérêt de la raison spéculative devrait évidemment prévaloir si la raison « pratique » n'avait d'autre fonction que de gouverner l'intérêt des penchants sous le principe sensible du bonheur : l'intérêt pathologiquement déterminé de cette raison « pratique » (pseudo-raison pratique) ne pourrait élever aucune prétention légitime : « il vaudrait mieux n'avoir aucune raison que de la livrer de cette façon à toutes espèces de rêves [Träumerei] ». Il en va autrement si la raison pratique exprime un autre intérêt que celui des penchants. Si la raison pure peut être pratique par elle-même – comme c'est le cas : la conscience de la loi morale l'atteste –, s'il n'y a qu'une seule raison jugeant d'après des principes a priori, tantôt au point de vue théorique, tantôt au point de vue pratique, il est clair que la raison théorique doit admettre les propositions qui ne sont pas en contradiction avec elle, quoiqu'elle ne puisse pas les établir dogmatiquement, dès lors que ces propositions sont inséparablement liées à l'intérêt pratique de la raison pure [sobald sie unabtrennlich zum praktischen Interesse der reinen Vernunft gehören]. Quoique la raison pure théorique doive considérer ces propositions comme quelque chose d'étranger, qui n'a pas poussé sur son propre terrain [ein fremdes Angebot, das nicht auf ihrem Boden gewachsen], elle doit les admettre dans la mesure où elles sont inséparablement liées à l'intérêt pratique de la raison pure. Elle ne doit pas plus les rejeter ou les ignorer que les prendre pour ses propres lumières [nicht ihre Einsichten], mais elle doit y voir des « extensions [Erweiterungen] de son usage à un autre point de vue », extensions qui ne sont pas contraires à son intérêt qui est de limiter la démesure spéculative [in der Einschränkung des spekulativen Frevels]. A l'intérêt des penchants [das Interesse der Neigungen] s'oppose l'intérêt de la raison [das Interesse der Vernunft]. On échappe ainsi et ainsi seulement à une dangereuse antinomie. Sans cette subordination [Unterordnung] de la raison spéculative à la raison pratique, en effet, la raison serait en conflit [Widerstreit] avec elle-même : d'une part la raison spéculative n'accueillerait [aufnehmen] pas les positions © Françoise Chenet 119 http://www.philopsis.fr Philopsis théoriques inséparables des principes a priori de la raison pratique ; d'autre part, la raison pratique n'accepterait pas les limites de la raison spéculative et l'entraînerait dans l'extravagance [Schwärmerei]. La subordination inverse de la raison pratique à la raison spéculative n'est pas envisageable : on ne peut demander à la raison pratique de se subordonner à la raison spéculative, tout intérêt étant pratique (« l'intérêt même de la raison spéculative n'est que conditionné et [qu'] il est seulement complet dans l'usage pratique » p. 131). Le primat de la raison pratique sur la raison spéculative est donc nécessaire parce que fondé dans la raison elle-même (en tant qu'il n'y a qu'une seule raison). © Françoise Chenet 120 http://www.philopsis.fr Philopsis Table des matières CHAPITRE VII La théorie de la raison LA DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE : III. critique de la THÉOLOGIE rationnellE & USAGE RÉGULATEUR DE LA RAISON I. La critique de la théologie rationnelle 4 Idée théologique et Idée cosmologique 5 1. De l'Idéal transcendantal 7 a. La genèse de l'Idéal transcendantal 7 b. L'apparence dialectique 16 c. L'intérêt cosmologique, raison de l'apparence transcendantale : l'exigence d'un ens necessarium 20 2. Examen des preuves servant à conclure à l'existence de Dieu 25 A. Examen de la voie transcendantale : preuves ontologique et cosmologique 26 B. Examen de la voie empirique : elle est également fermée. La preuve physico-théologique n'est pas une preuve indépendante et complète 44 3. Conclusion : critique de toute théologie issue des principes spéculatifs de la raison 49 • Impossibilité de toute théologie transcendantale 50 • Utilité négative de la théologie transcendantale 53 © Françoise Chenet 121 http://www.philopsis.fr Philopsis 4.Quelle est, finalement, la portée réelle de la critique de la théologie rationnelle ? 56 II. Le rôle purement régulateur des Idées de la raison 64 1. De l'usage régulateur des Idées de la raison 64 2. Du but ultime [Endabsicht] de la dialectique naturelle de la raison 73 3. Résultat de toute la Dialectique transcendantale 80 4. Les désordres résultant de l'admission hypostatique de l'Idée de Dieu 82 5. La réhabilitation régulatrice de la théologie : la 6. Conclusion de la Dialectique transcendantale physico-théologie 86 94 III. Bilan : la métaphysique spéciale au terme de la Dialectique transcendantale 98 Table des matières 121 NOTES 123 © Françoise Chenet 122 http://www.philopsis.fr Philopsis NOTES i . Cf. notamment E. BOUTROUX, La philosophie de Kant, p. 228 sq ; Ch. RENOUVIER, Critique de la doctrine de Kant, chap. VIII & XIVXVIII. J. MARÉCHAL , Le point de départ de la métaphysique, t. IV : La critique de Kant (3ème éd. 1944), voir le chap. IV ; F. ALQUIÉ , La critique kantienne de la métaphysique, p. 104 sq ; A. PHILONENKO, L'Œuvre de Kant, t. I, p. 305 sq ; J. MOREAU , Le Dieu des philosophes : Kant, Leibniz et nous ; F. MARTY, La naissance de la métaphysique chez Kant, p. 157 sq. Ét. GILSON : L'être et l'essence, Vrin, 3ème éd., chap. VI, p. 187 sq. G. LEBRUN, Kant et la fin de la métaphysique, chap. V-VII. J. RIVELAYGUE, Leçons de métaphysique allemande, t. II, p. 208 sq. O. HÖFFE, Introduction à la philosophie pratique de Kant, 2ème éd. Vrin, 1994, chap. XII : « La révolution kantienne de la théologie philosophique », p. 266 sq. A. RENAUT, Kant aujourd'hui, p. 123 sq. — Voir Prolégomènes, § 55 ; Progrès de la métaphysique, p. 64-8. Pour la critique hégelienne, voir outre l'Encyclopédie (3ème éd., § 51) Les preuves de l'existence de Dieu, trad. J. GIBELIN, Vrin, 1959, notamment les annexes (p. 95-129) : Sur la critique kantienne de la preuve cosmologique, exposé de la preuve téléologique, exposé de la preuve ontologique ; N. NIEL donne ces textes à l'issue de sa traduction des Preuves de l'existence de Dieu, Aubier, 1946, p. 189-248, mais pas J.-M. LARDIC dans son édition des Leçons sur les preuves de l'existence de Dieu, Aubier, 1994. Sur la critique hégelienne, voir, entre autres, R. VANCOURT, La pensée religieuse de Hegel, PUF, 1964, chap. IV : Sens des preuves de l'existence de Dieu : Hegel critique de Kant ; G. PLANTY-BONJOUR, Le projet hégelien, Vrin, 1993, p. 147-158. ii . TP, 412 fait ici contresens. J'existe comme intelligence (cf. B 159 ; R 214). iii . Sur cet usage analogique, voir les §§ 58 et 59 des Prolégomènes, la Critique de la faculté de juger, § 90, p. 268-9, les Progrès, p. 356. iv . Dieu, comme Idée de la raison, n'est pas le créateur du monde, mais le concept rendant possible toutes les disjonctions… v . L'ens realissimum ne signifie pour Kant rien d'autre que l'omnitudo realitatis, l'intégralité [Vollständigkeit]. Jamais Kant ne rai© Françoise Chenet 123 http://www.philopsis.fr Philopsis sonne sur l'Idée d'un être parfait et infini (cf. ALQUIÉ : La critique kantienne…, p. 111). vi . Kant appelle théologie transcendantale (cf. R 553) la connaissance de l'être suprême par la simple raison [théologie rationnelle vs révélée] en tant qu'elle détermine son objet exclusivement par des prédicats « transcendantaux » (ses prédicats ontologiques les plus généraux : comme être originaire, suprêmement réel, être des êtres) vs la théologie naturelle (qui le détermine comme intelligence au moyen d'un concept dérivé de la nature de notre âme). vii . Les concepts de liberté, d'immortalité et de Dieu. viii . On ne trouvera aucun exposé, aucun compte rendu de la preuve anselmo-cartésienne ; historiens de la philosophie et disciples d'Anselme et/ou de Descartes ne trouveront donc pas leur compte. ix . L'être n'est pas un prédicat, voir HEIDEGGER, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie [Cours 1927, paru en 1975, Gallimard, 1985] et La thèse de Kant sur l'Être [1962], repris in Questions II, Gallimard, 1968. x . La preuve ontologique est doublement critiquable : avant de conclure illégitimement de l'essence à l'existence, du possible au réel, elle conclut illégitimement de la possibilité logique à la possibilité réelle, de la non-contradiction du concept à la possibilité réelle du défini ! xi . L'arrêt inadmissible dans la régression et l'usage inadmissible du principe de causalité ont déjà été signalés. xii . Bien que Kant ne parle pas ici d'antinomie, c'est en fait très évidemment à une antinomie que l'on a affaire : il doit y avoir du nécessaire / l'être nécessaire est inconcevable. xiii . La morale n'a pas d'autre titre à exiger Dieu que comme garant de la réalisation du souverain bien. xiv . Ce point est essentiel : la métaphysique (spéculative) ne fait que prolonger la physique. xv . Notons au passage la mauvaise traduction, trop répandue, d'Urwesen par Etre suprême. xvi . Voir infra la prise de parti de Kant en faveur de la théologie naturelle (théisme) (cf. R 590 sq). © Françoise Chenet 124 http://www.philopsis.fr Philopsis xvii . Il n'a pas encore été question dans la Critique des concepts de connaissance pratique et d'usage pratique de la raison. Ces vues anticipent sur celles que développera le chapitre du Canon de la raison pure. Le concept d'intérêt pratique de la raison a fait son apparition dans la section du chapitre de l'Antithétique de la raison pure consacré aux intérêts en jeu dans les thèses et les antithèses. xviii . Dieu comme principe d'explication tel qu'y recourt la raison théorique ne peut être qu'une hypothèse (Cr. r. pratique, p. 135). xix . C'est ce que Kant thématise dans la Critique de la faculté de juger sous les noms d'usage déterminant et d'usage réflexif. xx . « J'appelle maximes de la raison tous les principes subjectifs qui ne sont pas tirés de la nature de l'objet, mais de l'intérêt de la raison pour une certaine perfection possible de la connaissance de cet objet [dem Interesse der Vernunft in Ansehung einer gewissen möglichen Vollkommenheit der Erkenntnis dieses Objekts], » (A 666 / B 694 ; R 573). xxi . Tel le débat qui aura lieu un demi-siècle plus tard entre Cuvier et Geoffrey Saint-Hilaire ! Cf. Ernst Cassirer. Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, t. IV De la mort de Hegel aux temps présents, trad. franç., éd. du Cerf, 1995, p. 151-174. xxii . Il est manifeste que c'est l'usage légitime de l'Idée de Dieu que Kant vise à fixer dans ces pages. xxiii . En effet, les concepts de réalité, substance, causalité, nécessité dans l'existence n'ont aucun usage en dehors de l'usage où ils rendent possible la connaissance empirique d'un objet (A 677 / B 705 ; R 579). xxiv . Toujours est-il que nous avons besoin [bedürfen] d'une telle supposition. xxv . Cette assertion kantienne est assez curieuse, tout tendant chez lui à se représenter ce principe d'ordre comme extérieur à la nature : c'est à un Welturheber qu'elle conduit. xxvi . Voir F. MARTY, La naissance de la métaphysique, chap. III, surtout p. 175-180. © Françoise Chenet 125 http://www.philopsis.fr Philopsis xxvii . La raison promet monts et merveilles, mais elle ne tient pas ses promesses. La Critique est la dénonciation des promesses illusoires de la raison spéculative. xxviii . La théologie comme science est, en particulier, un savoir purement imaginaire reposant sur une mauvaise compréhension de la destination (régulatrice) de l'Idée de Dieu. xxix . Artificialis, künstlich, savant : la métaphysique constituée dans les systèmes des dogmatiques. Kant n'utilise pas, que nous sachions, cette formule, mais elle correspond notamment à l'opposition faite dans la Logique entre logique naturelle et populaire [natürliche und populäre Logik] et logique savante ou scientifique [künstliche oder wissenschaftliche Logik] (logica naturalis, logica scholastica sive artificialis] (cf. Logique, introd., II, p. 16). Le concept de metaphysica naturalis et la distinction de la metaphysica naturalis d'avec la metaphysica artificialis se trouvent chez Baumgarten (Metaphysica, 1739, § 3), F. Meier (Métaphysique, 1755, §§ 7-16), Baumeister (Philosophia definitiva, 1775, § 344) (cf. l'article déjà mentionné de Léo FREULER). © Françoise Chenet 126 http://www.philopsis.fr