132 Perichoresis
2. L’œil qui touche – l’ontologie de la proximité
Ce que nous avons déjà nommé réduction phénoménologique est fort bien
souligné dans le commentaire du livre de l’Exode. C’est une réduction du
niveau sensible. On met entre parenthèses tout ce qui vient
a sensibus
, parce que
les eides sont des
perfectiones
. Le caractère non-discoursif des eides est évident
ici, car les perfections se trouvent au-delà de toute nomination habituelle. Le
dépassement du sensible se fait vers Celui qui est au-delà de tout nom : “(…)
sciendum quod omnis cognitio nostra habet a sensibus, ita ut carens a nativitate
sensu aliquo careat scientia illius sensibilis, et quia secundumquod res
cognoscimus, secundum hoc et ex illis ipsas nominamus. Perfectionem autem
omnes et omnium generum cum sint in deo, utpote in causa prima omnium, et
in ipso necessario sunt unum simpliciter et res una, quia « deus unus ». (…) Hinc
est quod qui ipsum deum
videret
[c’est nous qui soulignons – D. F.] per se
essentiam dei scilicet, non ex aliis
nec per alia media
[c’est nous qui soulignons –
D. F.], videret unicam perfectionem et
per ipsa videret omnes perfectiones
[c’est
nous qui soulignons – D. F.], non ipsam per illas. Haec tamen perfectio non esset
haec vel illa, sed quid unum super omnes. (…) Secundum illud Zachariae
ultimo : « in illa die erit dominus unus et nomen eius unum ». Hoc tamen unum
non esset nomen sapientiae nec potentiae, et sic de singulis, sed esset unum
omnia super omnes, in quo omnia, secundum illud Phil. 2 : « donavit illi nomen
quod est super omne nomen ». « Nomen », inquit, in singulari, quia est unum,
« quod est super omne nomen », quia omnium nominum perfectiones, divisae in
creaturis, in ipso est res una, perfectio una”
6
. La coïncidence de l’œil de l’homme
avec l’œil de Dieu amène le premier à la connaissance de l’essence parfaite.
Cette connaissance est une vision (
videret
) de Dieu. Elle est une vision qui ne
passe pas à travers le sensible. Par conséquent, elle est non-médiée, mais
immédiate. Il n’y a plus de distance entre l’œil et le vu. L’œil de l’âme, comme
l’œil de Dieu, a une fonction tactile. L’œil de l’âme ne connaît pas l’eide
per alia
media
. Si, pour Aristote, la tactilité a le rôle de thématiser le
sensus communis
, l’œil
de l’âme est, chez Eckhart, un organe qui touche. L’œil de l’homme (de l’âme) et
l’œil de Dieu coïncident parce que l’un touche l’autre, en touchant en même
temps les perfections qu’ils connaissent. L’œil qui touche est la pierre angulaire
d’une philosophie de l’immédiat, d’une ontologie de la proximité.
C’est l’œil divin qui touche qui ne laisse pas la créature sombrer dans le
6
Eckhart,
Expositio libri Exodi
, LW II, 57, p. 62-63.