les metaphores oculaires dans la mystique de maitre eckhart

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LES METAPHORES OCULAIRES DANS LA
MYSTIQUE DE MAITRE ECKHART
Daniel Fărcaş
La mystique rhénane du XIV
ème
siècle ouvre un univers théologique tout spécial.
Surgie de la tradition dominicaine, mais comme critique de la philosophie de St.
Thomas d’Aquin (et donc implicitement de la scolastique), la mystique rhénane
constitue le tournant qui lie la tradition médiévale laquelle elle appartient) à
l’esprit moderne. En vérité, c’est la mystique rhénane qui entame le vocabulaire
de la philosophie allemande (lequel se retrouve dès l’idéalisme jusqu’à
l’existentialisme heideggérien) et qui pose un nouvel horizon théologique un
qui prépare la Réforme en soulevant la problématique reprise plus tard par le
protestantisme. Notamment, elle oppose une théologie de la grâce (du
Gelassenheit
) à la théologie naturelle thomiste ; elle paraît essayer à remplacer
l’ontologie scalaire par une ontologie de la différence qualitative.
La personnalité de Maître Eckhart se trouve, sans doute, au centre de ce
mouvement de spiritualité. La mystique qu’il professe engage un imaginaire
spécifique. L’union de l’âme humaine avec Dieu est cernée non pas par des
concepts, comme le faisait la théologie naturelle scolastique, mais par des
suggestions sensibles. La connaissance négative relève de l’expérience, du senti
plutôt que de l’ordre conceptuel. En effet, chez le Thuringien, l’intuition
intellectuelle remplace les concepts intellectuels. Les métaphores qui décrivent
l’expérience mystique sont empruntées à l’ordre visible (au visuel). Eckhart parle
de la lumière, des ténèbres et… de l’œil. Maître Eckhart construit une véritable
mystique
oculaire
.
Cependant, l’expérience mystique eckhartienne se caractérise par la
synesthésie : l’œil devient l’organe de la tactilité par la suppression de l’espace
diaphane qui séparait l’œil de l’objet (l’œil de Dieu touche l’œil de l’homme dans
l’union mystique ; l’œil du Créateur soutient incessamment sa création).
1. L’œil creux
La pensée de Maître Eckhart est une véritable philosophie de la lumière. Comme
130 Perichoresis
Albert le Grand, il se trouve dans la tradition des livres de Pseudo-Denys. Ce
dernier a déployé, dans la descendance platonicienne, la dialectique de la
lumière/ des ténèbres de Dieu. Maître Eckhart oppose la vision à la tactilité pour
arriver (comme on verra plus tard) à munir l’œil de la capacité de toucher. La
vision est plus noble que la tactilité : “La lumière divine est trop noble pour avoir
une communauté avec les puissances, car à tout ce qui touche et est touché,
Dieu est lointain et étranger. Et c’est parce que les puissances sont touchées et
touchent qu’elles perdent leur virginité. La lumière divine ne peut briller en
elles, cependant par l’exercice et le détachement, elles peuvent devenir
réceptives. (…) une lumière est donnée aux puissances (…). Or, par cette
lumière, une impression parvient aux puissances qui opèrent dans l’âme”
1
. Par
cette lumière, la tactilité est amenée dans le champ de la visibilité. La vue se
substitue à la tactilité, l’œil à la main.
Au niveau de la théorie de la connaissance, le Thuringien garde l’idée d’une
opposition objectuelle entre celui qui voit et ce qui est vu : “Sic visus non respicit
ipsum visibile, rem scilicet visam, nisi per accidens. Propter quod substantia rei
visae nihil facit ad ipsam visionem, sicut visibile commune (…)”
2
. La relation
entre ce qui est vu et celui qui voit est la relation entre la substance et l’accident.
La couleur est
per substantiam
dans l’objet vu et n’est que par participation dans
l’œil. Il le dit clairement dans le
Sermon XII [Qui audit me non confundetur]
:
“Quand je vois une couleur bleue ou blanche, la vision de mon œil qui voit la
couleur, autrement dit cela même qui voit, est identique à ce qui est vu par
l’œil”
3
.
Il s’agit d’une réduction (phénoménologique) du niveau visible, qui a
comme but le niveau invisible qui rend possible la phénoménalisation en tant
qu’image. La possibilité non-vue du visible est acquise par la mise entre
parenthèses du niveau factice de la connaissance ordinaire. La réalité, c’est-à-
dire l’image mondaine, est ainsi repensée, c’est-à-dire re-thématisée à partir et
en relation nécessaire avec sa possibilité transcendantale.
Pour le mystique de Thuringe, l’
épochè
phénoménologique consiste dans un
changement de perspective. Eckhart nous enseigne qu’il faut voir l’univers d’un
nouveau point de vue. En commentant la parole de Saint Paul qui disait qu’il
1
Maître Eckhart,
Sermon X [In diebus suis placuit deo et inventus est iustus]
.
2
Eckhart,
Expositio libri Exodi
, LW II, 55, p. 60.
3
Eckhart,
Sermon XII [Qui audit me non confundetur]
, in
Traités et sermons
, trad. Alain de Libera, GF
– Flammarion, 1993, p. 299.
Les Métaphores Oculaires 131
aurait préféré être éternellement séparé de Dieu pour ses frères et pour Dieu,
Maître Eckhart dit que l’Apôtre des Gentils le faisait en pleine perfection.
Autrement dit, il avait dépassé la vision humaine du monde et il est arrivé dans
la situation il voulait. D’ailleurs, il ne faut pas prier pour les biens de ce
monde, car la vraie prière vise toujours des biens spirituels. Il faut donc
abandonner le monde, effacer son image, tourner ses yeux vers Dieu pour
retrouver le vrai monde créé. Regarder le monde à travers Dieu, voilà ce que
Maître Eckhart nous propose ! C’est ici qu’intervient la mise en jeu d’une des
thèses condamnées au Procès de Cologne : “Il y a dans l’âme quelque chose qui
est tellement apparenté à Dieu que c’est un et non uni”. Mais “cela n’a rien de
commun avec rien et cela n’a non plus rien de commun avec tout ce qui est créé.
Tout ce qui est créé est néant. Or cela est loin de tout ce qui est créé et lui est
étranger. Si l’homme était tout entier ainsi, il serait entièrement incréé et
incréable”
4
. L’anéantisation est le mot éckhartien pour “réduction phénoméno-
logique”.
La réduction du néant des choses créées nous conduit à l’autre néant : celui
de Dieu et de son œil. La réduction nous fournit la possibilité de l’intuition
eidétique. Cette intuition est exprimée par la coïncidence de l’œil de l’homme et
de l’œil de Dieu. Au-delà de la multiplicité des choses sensibles, l’intuition
eidétique se réalise en tant qu’unité entre Dieu et ce qu’il y a de commun avec
Dieu dans l’âme. L’eide est l’œil qui nous permet de re-voir les choses, cette fois-
ci d’une nouvelle vision. “L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans
lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une
seule et même connaissance, un seul et même amour”
5
. Cet œil qui voit les
couleurs est dépouillé de toute couleur. Même si la pensée eckhartienne est, en
quelque sorte, apparentée à celle de Platon, on retrouve chez lui une différence
ontologique entre le vu et la possibilité de la vision. L’eide (l’œil) n’a pas de
couleur et n’est pas une image ou quelque chose de visible. Elle n’est que la
possibilité de l’image (du visible). L’eide est dépouillée de tout ce qui est
sensible.
Par conséquent, l’eide est un néant – elle est un œil creux.
4
Ibid.
, p. 297.
5
Ibid.
, p. 299.
132 Perichoresis
2. L’œil qui touche – l’ontologie de la proximité
Ce que nous avons déjà nommé réduction phénoménologique est fort bien
souligné dans le commentaire du livre de l’Exode. C’est une réduction du
niveau sensible. On met entre parenthèses tout ce qui vient
a sensibus
, parce que
les eides sont des
perfectiones
. Le caractère non-discoursif des eides est évident
ici, car les perfections se trouvent au-delà de toute nomination habituelle. Le
dépassement du sensible se fait vers Celui qui est au-delà de tout nom : “(…)
sciendum quod omnis cognitio nostra habet a sensibus, ita ut carens a nativitate
sensu aliquo careat scientia illius sensibilis, et quia secundumquod res
cognoscimus, secundum hoc et ex illis ipsas nominamus. Perfectionem autem
omnes et omnium generum cum sint in deo, utpote in causa prima omnium, et
in ipso necessario sunt unum simpliciter et res una, quia « deus unus ». (…) Hinc
est quod qui ipsum deum
videret
[c’est nous qui soulignons – D. F.] per se
essentiam dei scilicet, non ex aliis
nec per alia media
[c’est nous qui soulignons
D. F.], videret unicam perfectionem et
per ipsa videret omnes perfectiones
[c’est
nous qui soulignons – D. F.], non ipsam per illas. Haec tamen perfectio non esset
haec vel illa, sed quid unum super omnes. (…) Secundum illud Zachariae
ultimo : « in illa die erit dominus unus et nomen eius unum ». Hoc tamen unum
non esset nomen sapientiae nec potentiae, et sic de singulis, sed esset unum
omnia super omnes, in quo omnia, secundum illud Phil. 2 : « donavit illi nomen
quod est super omne nomen ». « Nomen », inquit, in singulari, quia est unum,
« quod est super omne nomen », quia omnium nominum perfectiones, divisae in
creaturis, in ipso est res una, perfectio una”
6
. La coïncidence de l’œil de l’homme
avec l’œil de Dieu amène le premier à la connaissance de l’essence parfaite.
Cette connaissance est une vision (
videret
) de Dieu. Elle est une vision qui ne
passe pas à travers le sensible. Par conséquent, elle est non-médiée, mais
immédiate. Il n’y a plus de distance entre l’œil et le vu. L’œil de l’âme, comme
l’œil de Dieu, a une fonction tactile. L’œil de l’âme ne connaît pas l’eide
per alia
media
. Si, pour Aristote, la tactilité a le rôle de thématiser le
sensus communis
, l’œil
de l’âme est, chez Eckhart, un organe qui touche. L’œil de l’homme (de l’âme) et
l’œil de Dieu coïncident parce que l’un touche l’autre, en touchant en même
temps les perfections qu’ils connaissent. L’œil qui touche est la pierre angulaire
d’une philosophie de l’immédiat, d’une ontologie de la proximité.
C’est l’œil divin qui touche qui ne laisse pas la créature sombrer dans le
6
Eckhart,
Expositio libri Exodi
, LW II, 57, p. 62-63.
Les Métaphores Oculaires 133
néant. Il la supporte par dessous, il la tient. L’œil creux, vidé de toute couleur,
tient les choses comme dans le creux de la main. Dieu n’est pas seulement force
créatrice, mais il est aussi pouvoir providentiel. Il soutient la réalité créée. Car
“Deus autem esse est et solus dat esse immediate omnibus. Unde Gregorius ait
quod omnia in nihilum redigerentur, si non ea manu teneret omnipotentia
creatoris. Exemplum ponit Augustinus de luce in medio ad solis praesentiam.
Hoc est ergo quod hic dicitur :
omnipotens nomen eius
(…)”
7
. On retrouve
l’expressivité particulière du non-discoursif (
omnipotens nomen eius
), qui est
symbolisée ici à nouveau à la fois par la main (
ea manu teneret omnipotentia
creatoris
) et par la lumière (
lux in medio ad solis praesentiam
). C’est le même
rapprochement entre le touché et le vu ou plutôt entre la tactilité et la vision. La
présence de Dieu qui conserve sa créature n’est pas seulement puissante, mais
encore plus : lumineuse. C’est l’œil creux de Dieu, ce néant visuel qui répand la
lumière de l’être sur toute sa création. Le
Sermon IV [Omne datum optimum]
réintroduit le concept déjà métaphysique d’œil, dans la construction qui a fait
époque jusque dans la phénoménologie heideggerienne, notamment
l’expression “clin d’œil”. Comme dans l’
Expositio in Exodum
, le clin d’œil se réfère
à la providence divine. Ce sermon a suscité la 43
e
proposition condamnée (de la
2
e
liste) pendant le Procès de Cologne : “Nulla creaturam habet esse, quia esse
creaturarum dependet ex presentia dei. Si deus ad ictum oculi se avertet, tunc
creature redigerentur in nichilum. Ego dico aliquando et est verum : qui
acciperet totum mundum una cum deo, ille non haberet plus quam se ipse
solum deum haberet”
8
. Dans la version en
mittelhochdeutsch
du
Sermon IV
,
donnée par Théry, le texte éckhartien dit : “Abkerte sich gott eynen ougenblick,
sy wurden zuo nicht”
9
. L’œil creux de Dieu, ce néant qui abonde d’être, ces
ténèbres qui émanent de la lumière, soutient par son être et par sa lumière tout
ce qu’il a créé, Dieu a créé le monde par un clin d’œil qui a fait surgir de ses yeux
la lumière de l’être. C’est aussi par un clin d’œil que la créature disparaît. Si Dieu
détournait (
abkheren
) sa face, ses yeux de sa création, c’est-à-dire s’il fermait ses
yeux, la création tournerait dans les ténèbres d’avant la création. L’
ictus oculi/
ougenblick
créateur a rempli par ses effluves lumineuses les ténèbres en créant
ainsi le monde. C’est la bienveillance de ses yeux, son regard perpetuel, qui
7
Ibid.
, 29, p. 34.
8
Manuscrit 33
b
de la Bibliothèque de Soest (II)
, éd. Gabriel Théry, in
AHDLMA
, 1926-1927, Proposition
43, p. 248.
9
Ibid.
, p. 248.
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