Cours III. 9. PHILOSOPHIE I SCEPTICISME II PHILOSOPHIE III

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Cours III. 9.
PHILOSOPHIE
(SCIENCE)
DOUTE ET CERTITUDE
OU
ENTENDEMENT ET RAISON
PLAN
INTRODUCTION : QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ?
I SCEPTICISME
A. EXPOSÉ
1.1. POSITIVISME
1.2. RELATIVISME
2.
SCEPTICISME
B. CRITIQUE
II PHILOSOPHIE
1. PHILOSOPHIE contre SCIENCE
2. IDÉE DE LA PHILOSOPHIE
A. CONCEPT
B. MÉTHODE
C. SYSTÈME
3. " LE SYSTÈME DE LA SCIENCE " (HEGEL, Préface Phén. E.)
III HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
1. PHILOSOPHIE ANTIQUE
2. PHILOSOPHIE MODERNE
3. PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
CONCLUSION : POURQUOI PHILOSOPHER ?
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INTRODUCTION
Forgée par le mathématicien grec Pythagore, l’expression philo-sophos signifie l’ami de la sagesse.
Celle-ci incluant en elle un sens à la fois pratique (comportement raisonnable) et théorique
(connaissance rationnelle), on définira la philo-sophia par une double exigence : un idéal de vie et un
idéal de pensée ou de savoir -les écoles de philosophie de l’antiquité ne furent-elles pas
indissolublement des écoles de vie et de pensée (pythagorisme, platonisme, épicurisme, stoïcisme…) ?
Et Socrate, la figure même du «sage», ne reste-t-il pas un modèle tant de conduite que de méditation ?
C’est en tout cas à ces deux titres qu’il a inspiré son disciple Platon, le « père de la philosophie » :
le premier auteur d’un système philosophique, ses prédécesseurs ne nous ayant légué de toute façon
qu'une oeuvre fragmentaire, et de facture plus littéraire que proprement philosophique.
Comme la première détermination présuppose néanmoins la seconde –comment prétendre à une vie
sage en l’absence d’une détermination conceptuelle précise de ce qu’est ou n’est pas la « sagesse » ?-,
on commencera forcément en philosophie par la Connaissance.
" Désir de connaître et amour du savoir, ou philosophie, c’est bien une même chose ? " (Platon)
Et puisque la vérité est l’idéal de tout savoir, le philosophe poursuit nécessairement cette dernière.
Avec les différentes sciences constituées / positives (mathématique, physique, anthropologie etc.),
la philosophie partage la volonté d’accéder à un savoir véritable soit le désir de vérité. C’est même là
son exigence fondamentale et inconditionnelle.
" La vérité, dont la poursuite était pour ce naturel une obligation absolue et totale " (idem1).
En deçà de tout agir, technique ou politique, et gouvernant ce dernier, le philosopher relève
prioritairement sinon exclusivement d’une activité théorétique normée par le Vrai.
" La Sagesse est une science (…). C’est aussi à bon droit que la Philosophie est appelée la science de la vérité." (Aristote2)
A ce titre il répond à la vocation spécifique de l’homo sapiens dont le propre n’est pas de vivre mais
de s’interroger sur sa vie, en vue de comprendre le comment (conditions ou contexte) et le pourquoi
(raison ou sens) de son existence.
" Par la sagesse on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de
toutes les choses que l’homme peut savoir " (Descartes).
Mais quelle science ou vérité poursuit au juste le philosophe, étant entendu que les sciences
proposent déjà un certain nombre de vérités, que ce soit sur l’espace ou le nombre (mathématique),
la nature (physique) ou la société (anthropologie), en quoi elles font déjà partie de la sagesse ?
" Toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même,
si différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets
que la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire " (idem3).
Or précisément si toutes les disciplines scientifiques répondent effectivement à un même projet, elles
reposent sur une base commune et tissent nécessairement des liens entre elles. On ne saurait s’adonner
à l’une, sans être renvoyé aux autres. Quiconque est en route vers la vérité se doit donc de les étudier
toutes, sous peine de faillir à sa tâche.
" Car la philosophie s’étend à tout " (Kant4).
Procéderait-on autrement qu’on se condamnerait à manquer la vérité, et, au lieu de celle-ci, on ne
saisirait que des vérités partielles, contrairement à l’intention philosophique même.
Séparées les unes des autres, les vérités scientifiques se rapportent en effet à des objets déterminés et
dont on peut faire l’expérience. Elles portent alors infailliblement la marque de la relativité, ne valant
que par référence au domaine concerné (théorèmes mathématiques, lois physiques, interprétations
historiques) et sous réserve du bien fondé de leurs présuppositions (axiomes, hypothèses ou choix).
Ce faisant elles partagent avec le sens commun la postulation d’une extériorité entre le discours ou les
formules qu’elles énoncent et l’objet dont ils sont censés révéler la vérité, laissant ainsi ouverte la
question d’une vérité interne : absolue ou totale dans laquelle l’énonciation coïnciderait avec l’énoncé.
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Rép. II. 376 b et VI. 490 a
Méta. A. 2. 982 a 1 - α. 1. 993 b 20
Principes de la Philosophie Lettre-Préf. p. 557 et R.D.E. I p. 37 ; cf. égal. Spinoza, T.R.E. § 16 note
Logique Introd. III p. 23
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" Habituellement, nous nommons « vérité » l’accord d’un objet avec notre représentation. Nous avons dans
ce cas comme présupposition un objet auquel la représentation que nous en avons doit être conforme. –
Au sens philosophique, par contre, vérité signifie, si on l’exprime d’une façon générale abstraitement,
accord d’un contenu avec lui-même. C’est là ainsi une tout autre signification du terme « vérité » que celle qui a
été mentionnée précédemment." (Hegel)
Une telle Vérité relèverait logiquement d'un " Savoir absolu " (idem5).
Pour avantageuses voire indispensables que soient ces vérités produites par l’entendement
scientifique, tant pour la connaissance que pour l’action, elles ne sauraient néanmoins satisfaire
pleinement la raison humaine qui, au-delà des vérités mondaines et/ou relatives, aspire à une Vérité
totale, trans-mondaine / absolue ou «première». Et c’est tout naturellement que l’étude de celle-ci
s’appellera Onto-logie (Aristote) -Science de l’Être- ou Monado-logie (Leibniz) –Science de l’Unité-,
par opposition aux sciences positives qui traitent des multiples étants.
" Il y a une science qui étudie l’Être en tant qu’être, et les attributs qui lui appartiennent essentiellement.
Elle ne se confond avec aucune des sciences dites particulières, car aucune de ces autres sciences ne considère en général
l’Être en tant qu’être, mais, découpant une certaine partie de l’Être, c’est seulement de cette partie qu’elles
étudient l’attribut : tel est le cas des sciences mathématiques. Et puisque nous recherchons les principes premiers
et les causes les plus élevées, il est évident qu’il existe nécessairement quelque réalité à laquelle ces principes
et ces causes appartiennent en vertu de sa nature propre. " (Aristote)
Ou encore, puisque cette science revient à s’interroger sur ce qui est commun et à l’origine de tous
les étants, on la nommera " la Science … [ou] la Philosophie première " (idem6).
Plus : ce sont les raisons scientifiques elles-mêmes qui nous poussent à une telle recherche,
des vérités particulières n’ayant point de sens hors de leur rapport à une Vérité universelle : une partie
renvoie à la totalité dont elle fait partie et qui lui confère sa signification.
" Car l’expérience ne satisfait jamais pleinement la raison ; elle nous renvoie toujours plus loin la réponse à nos questions
et s’il s’agit d’une solution complète, nous laisse toujours déçus " (Kant).
Contrairement aux disciplines scientifiques qui s’intéressent à des vérités partielles/ régionales, l’étude
philosophique ambitionne la saisie d’une vérité globale : totale ou universelle. Le terme même de
sagesse / sapience n’inclut-il pas en lui l’idée de complétude ou de perfection, par opposition au
caractère inachevé de tout savoir déterminé ? Tout en voisinant avec les sciences, la Philosophie s’en
démarque par sa visée d’une vérité intégrale / finale.
Pour autant que l’on y tend à une Vérité « au-delà » des vérités scientifiques, et comme ces dernières
concernent le monde, soit des objets qui s’inscrivent dans le champ de notre expérience, le savoir
philosophique relève d’une " connaissance, non pas physique, mais méta-physique, ce qui signifie au
delà de l’expérience " (idem). Le nom de Métaphysique, qui ne fut au point de départ qu’un titre
circonstanciel proposé par un éditeur des écrits d’Aristote, pour faire suite à sa publication de la
Physique, et qui a été repris par la tradition, -tant par Descartes en ses Méditations métaphysiques,
Spinoza (Pensées métaphysiques), Leibniz (Discours métaphysique), que par Kant dans les
Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science-, a fini justement
par s’imposer et traduit assez bien ce qui est ici en cause.
" En ce qui concerne le nom de la métaphysique, il n’y a pas lieu de croire qu’il soit né du hasard puisqu’il
convient si exactement à la science en question : car puisque la nature se nomme φύσις et que d’autre part nous
ne pouvons parvenir aux concepts de la nature qu’au moyen de l’expérience, la science qui vient ensuite s’appelle :
métaphysique (de µετά, trans et physica). C’est une science qui se trouve pour ainsi dire en dehors du domaine
de la physique, au-delà de celui-ci. (…) La métaphysique c’est la philosophie par excellence, la vraie !" (idem7)
L'homo sapiens peut donc être également et à bon droit qualifié d’homo metaphysicus :
"L’homme est un animal métaphysique" (Schopenhauer8).
Englobant toutes les (autres) vérités, la Vérité métaphysique se confond avec une vérité unique :
absolue dont dépendraient toutes les (autres) vérités (relatives). Partant l’objet de la Sagesse : l’Absolu
s’avère identique à celui de la " Théologie " : Dieu, selon la terminologie aristotélicienne habituelle.
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E. I. § 24 add. 2 p. 479 (cf. égal. § 213 add. p. 615) et Phén. E. (DD) VIII.
Méta. Γ.1. 1003a20-27 et E.1 1026a15-30 ; cf. égal. Descartes, Med. prima philo. et Husserl, Philo. première
Prolég. § 57 pp. 138-139 ; § 1 p. 20 et Leçons, Heinze XIV p. 666 (in Progrès n. 5. p. 119) – Log. IV p. 34 ;
cf. égal. Progrès méta. Préf. p. 10 et Suppl. I. pp. 78-79 et Husserl, I.L.T.C. Sec.I. chap. III. § 20 p. 143
M.V.R. Suppl. chap. XVII p. 851
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Rien d’étonnant que les grands philosophes aient été préoccupés, à l’instar de Descartes, par
la " question de Dieu " voire, tel Spinoza, aient débuté leur œuvre par " De Deo "9.
" L’idée même de la philosophie est cette signification [l'Absolu], c’est la nature de Dieu comprise.
Ainsi ce que nous nommons l’Absolu a le même sens que le terme Dieu." (Hegel)
Et l’auteur de La Science de la Logique ira jusqu’à qualifier son oeuvre de " représentation de Dieu ".
La Philosophie s’apparente ainsi davantage à l’Art et à la Religion qu’au savoir scientifique, tel qu'on
l'entend usuellement du moins.
Seulement alors que ceux-ci se contentent d’une intuition externe (image) ou interne (sentiment) de
l’Absolu, ce qui les conduit à le finitiser ou relativiser, celle-là entend le saisir par la pure pensée,
moyen le plus adéquat à son appréhension véritable.
" La philosophie a le même objet et poursuit le même but que l’art et la religion ; mais elle est le moyen le plus élevé
d’appréhender l’Idée Absolue, car c’est le concept qui constitue ce moyen." (idem10)
En effet seule la pensée ou la raison est en mesure de « comprendre » la raison ultime de tout et à bâtir
un Savoir total, en lieu et place d’une représentation imagée ou ressentie de la Totalité.
" La mathématique, la science de la nature, les lois, les arts, la morale même, etc. … ne remplissent pas encore
entièrement l’âme, il y reste toujours un espace jalonné pour la seule raison pure et spéculative ; (…)
La philosophie est l’unique science qui sache nous procurer cette satisfaction intime, car elle referme, pour ainsi dire,
le cercle scientifique et procure enfin aux sciences ordre et organisation <Zusammenhang>." (Kant11)
Aussi pour éviter toute équivoque, plutôt que Ontologie, Métaphysique ou Théologie, on baptisera
la Philosophie « Raison » ou « Science » des sciences :
" la science d'une science en général (…) une science de toutes les sciences." (Fichte12)
Et on l’intitulera indifféremment Critique de la Raison pure (Kant), Doctrine / Théorie de la Science
(Fichte), Système de la Science ou Encyclopédie des sciences philosophiques (Hegel).
" Les Grecs lui ont donné le nom de philosophie ; correctement traduit selon son sens originel, ce terme est un autre nom
pour la science universelle, la science du tout du monde, de l’unique totalité qui embrasse tout ce qui est." (Husserl13)
Tous les philosophes authentiques s’accordent en tout cas sur cette volonté « scientifique » ou
« totalisante » de la Philosophie et visent ainsi une Rationalité / Réflexion intégrale : la Pensée de la
pensée ou le Savoir du savoir. Ils partagent donc le même postulat : celui de la rationalité du réel.
" Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel." (Hegel14)
Entre eux il y a plus qu'un consensus nominal.
Mais si tous conviennent du but et de son soubassement, il n’en va pas, semble-t-il, de même de
sa réalisation. En témoignerait la diversité voire la divergence des systèmes philosophiques, à quoi
se résumerait l’histoire de cette discipline d’après Descartes et Kant.
" Il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse ".
" Le champ de bataille où se livrent ces combats sans fin, voilà ce qu’on nomme la Métaphysique."15
Au point que l’on pourrait remettre en cause jusqu’à la pertinence même de la discipline ici en cause.
Avec son « objet » ne toucherions-nous pas aux " bornes " ou aux " limites " de la raison humaine16 ?
Si tant d’esprits éminents n’ont pu s’accorder sur les questions philosophiques, ne faudrait-il pas y voir
le signe du caractère insoluble pour nous de ces dernières ?
En dépit de sa « nécessité », la philosophie semblerait vouée à l’impossible : elle passerait
les capacités de notre esprit. Partant on désespérera de sa possibilité même et on la considérera comme
"la science que nous cherchons" (Aristote) ou "la « terre promise »" (Husserl)17 mais jamais conquise.
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Aristote, Méta. E. 1. 1026 a 19 ; Descartes, Méditations Dédicace p. 257 et Spinoza, Éthique I.
Ph.R. Introd. 3è sec. pp. 33-34 ; S.L. Introd. p. 35 et III. 3è sec. chap. III p. 550 ;
cf. égal. H.Ph. Ph. M.A. pp. 999 et 1005 ; vide Cours Religion p. 3
Prolég. App. p. 179 - Logique Introd. III p. 27
Sur le concept de la D.S. ou de ce que l’on appelle philosophie 1ère sec. § 1 p. 36 - 2è sec. § 3. p. 46
Crise hum. europ. et philo. I. in Crise sc. europ. et phén. tr. Annexes p. 355 ; cf. égal. ibid. II. 12. pp. 75-76
E. Introd. § 6 R. ; cf. Spinoza, É. II. Prop. VII ; Leibniz, P.N.G. 7. et Husserl, I.D.P. I 4è sec. chap. II p. 458
Descartes, D. M. 1ère par. p. 130 et Kant, C.R.P. Préf. 1ère éd. p. 29 ; cf. égal. Méthod. transc. chap. IV. p. 636
C.R.P. Log. transc. chap. III. p. 265 et Méthod. transc. chap. I. 2è sec. p. 575 ; cf. égal. Prolég. Concl.
Aristote, Méta. A. 2. 983 a 22 ; K. 1. 1059 a 40 et Husserl, P.M.I.D. 7 p. 209 in Idées III
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" Par la suite nul ne doit s’étonner de ce que cette reine des sciences qui nous est venue sous le nom de philosophie
première et qu’Aristote a souvent appelée science désirée, recherchée (ζητούµένη), demeure aujourd’hui au nombre
des sciences à rechercher encore." (Leibniz18)
Le constat leibnizien sera réitéré par Kant :
" Jusqu’ici il n’y a pas de philosophie que l’on puisse apprendre ; car où est-elle ? Qui l’a en sa possession,
et à quel caractère la reconnaître ? On ne peut qu’apprendre à philosopher ".
Et que dire aujourd’hui où la discipline philosophique souffre du plus grand des éparpillements ou
morcellements tant des matières envisagées (épistémologie, philosophie politique, esthétique etc. …),
des écoles (matérialisme, idéalisme, scepticisme, déconstructionnisme, empirisme logique, etc. …),
que des maîtres dont on se réclame (Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger, Wittgenstein etc. …) ?
" Il n’est pas à vrai dire possible de retenir dès maintenant les noms des philosophes modernes considérés comme
remarquables et durables, car ici tout est pour ainsi dire mouvant. Ce que l’un construit, l’autre le jette à bas." (idem)
Plutôt que de continuer à se bercer de l’illusion d’une Vérité métaphysique absolue, ne resterait qu’à
se résigner à en abandonner définitivement le projet ou le questionnement, et à apprendre, avec
l’empirisme, le positivisme et/ou le scepticisme, à se contenter des seules interrogations et lois :
vérités-vraisemblances scientifiques et/ou des espérances morales ou religieuses.
Une telle éventualité est cependant exclue, le philosopher étant, nous l’avons dit, consubstantiel à
l’homme et lié à l’insuffisance du savoir scientifique et du sentiment religieux.
" La métaphysique est une connaissance rationnelle spéculative tout à fait à part, qui s’élève entièrement
au-dessus des leçons de l’expérience, en ne s’appuyant que sur de simples concepts (et non en appliquant comme
les mathématiques ces concepts à l’intuition), et où, par conséquent, la raison doit être son propre élève.
Cette connaissance n’a pas encore été assez favorisée du sort pour pouvoir entrer dans le sûr chemin de la science,
et pourtant elle est plus vieille que toutes les autres sciences, et elle subsisterait toujours, alors même que
celles-ci disparaîtraient toutes ensemble dans le gouffre d’une barbarie dévastatrice." (idem)
Alors force est de reposer une dernière fois la question de la possibilité du Discours philosophique,
c’est-à-dire du Savoir absolu, soit de l’accès par l’Homme à la Vérité.
Qu’est-ce que l’Absolu / la Sagesse ou la Vérité ? Sont-ils seulement accessibles à l’Homme ?
" Une métaphysique est-elle possible ? " (idem19)
Ou devrait-on se résoudre à n’en rien pouvoir «dire» et laisser chacun se prononcer dessus à sa guise,
sans la moindre possibilité d’arbitrer entre des opinions différentes ?
" La tâche que le philosophe s’impose, le but de sa vie en tant que philosophe, c’est une science universelle du monde,
un savoir universel, valable de façon ultime, l’universum des vérités en-soi du monde, du monde en-soi.
Qu’en est-il de ce but et de son accessibilité ? " (Husserl20)
Bref : la Philosophie existe-t-elle autrement qu’en intention et peut-elle dépasser son nom d’amour
du savoir, pour devenir savoir réel / véritable, comme n’ont cessé de le proclamer les philosophes,
du passé comme du « présent » ?
" Contribuer à rapprocher la philosophie de la forme de la science – pour qu’elle puisse déposer son nom
d’amour du savoir et devenir savoir effectif – c’est là ce que je me suis proposé." (Hegel21)
En d'autres termes : le Langage ou le Savoir (philosophique) peut-il se réfléchir totalement lui-même ?
Question à la fois banale ou générale car elle intéresse tout un chacun, nul n’échappant aux
interrogations métaphysiques, et fondamentale ou radicale : d’elle dépend notre « sort » même
d’animal pensant ou « sage ».
" Une vie à laquelle l’examen fait défaut ne mérite pas qu’on la vive " (Platon).
" Mais existe-t-il meilleure récompense que le savoir ?" (Aristote)
" Or, c’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher " (Descartes)22.
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De la réforme de la philo. première et de la notion de substance p. 323 ; cf. égal. N.E. IV. VIII. § 9 p. 381
C.R.P. Méthod. tr. chap. III. p. 625 ; Log. Introd. IV p. 34 (cf. égal. Prolég. § 4 p. 27 ; Sol. qu. gale p. 162
et Leç. 1765-6 in O. ph. I. p. 515) ; C.R.P. Préf. 2nde éd. pp. 40-41 (cf. égal. Méthod. transc. chap. III. p 627 ;
Prolég. Sol. question gale p. 160) et Prolég. Question gale p. 27
La Crise des sc. europ. et la phén. transc. III. B. 73. p. 298 ; cf. égal. Log. for. et log. transc. § 80 p. 270
Phén. E. Préface I p. 21 ; cf. égal. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse
Platon, A.S. 38a, Aristote, Probl. XXX 11 et Descartes, P.P. Let.-Préf. p. 558 ; vide Cours Introd. gale 2. p. 21
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I SCEPTICISME
A. Exposé
1. Positivisme
Prenant acte du fossé qui semble séparer l’intention philosophique –recherche d’une vérité
absolue- et sa réalité historique –l’existence d’une pluralité de philosophies-, et le décrétant
définitif, vu les limites de notre esprit, le positivisme s’interdira tout questionnement
spécifiquement philosophique, dont il affirme d’emblée l’insolubilité, bornant la recherche à
la seule découverte des relations entre les faits (lois).
" Car le premier caractère de la philosophie positive est précisément de regarder comme nécessairement
insolubles pour l’homme toutes ces grandes questions. En interdisant à notre intelligence toute recherche sur
les causes premières et finales des phénomènes, elle circonscrit le champ de ses travaux dans la découverte de
leurs relations actuelles." (A. Comte)
On ne s’interrogera pas sur l’origine, le pourquoi ou le sens du monde, de l’âme ou de Dieu
mais on se focalisera sur le « calcul », le comment ou le mécanisme des phénomènes.
Il appartiendrait donc aux sciences dites exactes de prendre le relais de la philosophie,
ou mieux, de se substituer à elle, en lui signifiant son congé.
" En un mot, les débats étant désormais renfermés dans le champ de la science, la philosophie n’y est plus intéressée."
(idem)
A défaut d’une Vérité métaphysique - philosophique absolue et définitive mais introuvable, ne
devrions-nous pas nous tourner du côté des vérités - vraisemblances positives - scientifiques :
provisoires et relatives peut-être mais suffisamment assurées et efficaces ?
Il conviendrait même de tenir toute interrogation métaphysique pour dépassée, caractérisant
l’enfance ou l’adolescence de l’esprit, en vertu d’" une grande loi fondamentale " : la loi des
trois états qui spécifie l’évolution de la connaissance tant de l’humanité que des individus.
Si au début, dans " l’état théologique ou fictif " puis dans " l’état métaphysique " qui n’est
qu’une étape intermédiaire et transitoire, " simple modification générale du premier ",
les hommes tentaient de percer la nature intime des êtres, en en recherchant les causes
premières et finales et expliquaient tout par des agents surnaturels ou des forces abstraites :
véritables entités ou abstractions personnifiées, ils ont fini par se rendre compte de leurs
errements et par admettre que connaître ne voulait pas dire nécessairement comprendre de
l’intérieur mais et seulement expliquer, soit lier de l’extérieur les phénomènes entre eux.
" Enfin, dans l’état positif, l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce
à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher
uniquement à découvrir par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives,
c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude." (idem)
Ainsi plutôt que de questionner en vain l’essence de la matière, du mouvement ou des forces
qui le produiraient, on se contentera, avec Newton, d’en établir la loi positive ou réelle.
" Ainsi, pour en citer l’exemple le plus admirable, nous disons que les phénomènes généraux de l’univers sont expliqués,
autant qu’ils puissent l’être, par la loi de la gravitation newtonienne (…). Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes
cette attraction et cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que nous regardons tous
comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison
à l’imagination des théologiens ou aux subtilités des métaphysiciens." (idem23)
Et l’on se gardera d’imaginer la moindre hypothèse -"Hypotheses non fingo" (Newton)sur l’attraction elle-même, de peur de rechuter dans des débats métaphysiques stériles :
"Physique, garde-toi de la métaphysique" (idem24). Ce faisant, on s’inspirera du précepte
baconien-empiriste, à l’origine, d’après certains, de la science moderne :
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C.P.S.S. in La s. s. pp. 74 et 84 (cf. C.P. Introd. p. 52) et C.P.P. 1ère L. pp. 2, 3 et 8-9 (cf. C.P. 2è Entr. p. 82)
P.M.P.N. Scolie général et in Hegel, H.Ph. Newton t. 6 p. 17 ; vide Cours I. 2. Physique I. A. 1. 1. p. 7
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" Quant à nous, qui nous tenons modestement et perpétuellement dans les choses mêmes "25.
Fuyant les fausses, parce qu’invérifiables, querelles philosophiques, on posera comme règle
intangible de toute pensée qu’on ne peut dire-penser vraiment que ce qui existe réellement.
Et comme toute existence effective semble appartenir au monde des faits dûment constatables,
seule des propositions énonçant de tels faits seraient dotés d’une signification véritable.
" La logique spéculative avait jusqu’alors consisté à raisonner, d’une manière plus ou moins subtile, d’après des
principes confus, qui, ne comportant aucune preuve suffisante, suscitaient toujours des débats sans issue.
Elle reconnaît désormais, comme règle fondamentale, que toute proposition qui n’est pas strictement réductible à
la simple énonciation d’un fait, ou particulier ou général, ne peut offrir aucun sens réel et intelligible." (A. Comte)
Toute parole qui se rapporterait à l’« au-delà », quelque soit le nom dont on pare ce dernier,
« Univers », « Âme » ou « Dieu », serait par nature dépourvue de sens, faute de pouvoir faire
l’objet d’une quelconque expérience partagée aussi bien sensible qu’intelligible.
En définitive c’est le discours métaphysico-philosophique en son entier qui se voit destitué
de sa fonction, lui qui a toujours prétendu à la « révélation » discursive de l’Absolu / Dieu :
" De l’origine radicale des choses " (Leibniz). Le temps serait venu de viser moins haut mais
plus juste, soit à une connaissance expérimentale, phénoménale ou positive de l’observable,
tant au niveau matériel / physique, qu’au niveau humain / moral ou spirituel.
" En un mot, la révolution fondamentale qui caractérise la virilité de notre intelligence consiste essentiellement à
substituer partout, à l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c’est-à-dire
des relations constantes qui existent entre les phénomènes observés. Qu’il s’agisse des moindres ou des plus sublimes
effets, de choc et de pesanteur comme de pensée et de moralité, nous n’y pouvons vraiment connaître que les diverses
liaisons mutuelles propres à leur accomplissement, sans jamais pénétrer le mystère de leur production." (idem26)
Quant aux « mystères » derniers ou premiers, on les abandonnera à la religion (foi) ou à l’art
(imagination), c’est-à-dire à la libre appréciation individuelle ou subjective de chacun.
Le scientisme reprendra à son compte ce mot d’ordre :
" Car la science est la seule manière légitime de connaître " (E. Renan27).
Il est vrai que tous deux, positivisme ou scientisme, avaient été précédés dans cette voie par
l’empirisme dont au demeurant A. Comte se réclame : "Hume constitue mon principal
précurseur philosophique"28. Ce dernier entendait déjà délimiter notre connaissance, évoquant
les "limites extrêmes de la raison humaine" (Hume) et proscrivant toute recherche des causes.
" Rien n’est plus nécessaire à un véritable philosophe que de réprimer tout désir excessif de rechercher des causes ;
et de s’estimer satisfait, quand il a établi une doctrine sur un nombre suffisant d’expériences, s’il voit qu’un examen
plus poussé l’engagerait en des spéculations obscures et incertaines." (idem)
Seul le goût purement subjectif pouvait, selon lui, trancher entre différentes assertions
philosophiques, tout comme entre diverses productions esthétiques.
" Ce n'est pas seulement en poésie ou en musique que nous devons suivre notre goût et notre sentiment ; il en est
de même en philosophie." (idem)
Et il débouchait également sur une condamnation sans appel de la Raison philosophique
dont il tenait les productions pour totalement infructueuses, du point de vue de la vérité.
" Quand persuadés de ces principes, nous parcourons les bibliothèques, que nous faut-il détruire ?
Si nous prenons en main un volume de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple demandons-nous :
Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements
expérimentaux sur des questions de fait et d’existence ? Non. Alors, mettez le au feu, car il ne contient que
sophismes et illusions." (idem29)
25
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28
29
De la dignité et du progrès des sciences Préface p. 17 ; vide Cours I. 2. Physique I. A. 1. 1.
D.E.P. in Œuvres choisies pp. 187 et 188
L’Avenir de la Science
C.P. Préf. p. 5
T.N.H. Introd. p. 61 (cf. égal. A.T.N.H. p. 73) ; I. 1ère partie Sec. IV. pp. 77-78 ; 3è partie Sec. VIII. p. 180
et E.E.H. XII. La philo. académique ou sceptique fin
7
S’adossant au même présupposé de la réduction du réel aux faits et à leurs relations,
l’empirisme ou le positivisme logique et son héritier contemporain direct, la « philosophie »
analytique anglo-saxonne, stipuleront pareillement l’exigence pour tout discours de s’en tenir
strictement à eux et récuseront toute tentative métaphysique de les outrepasser, en se
prononçant sur leur « être », au nom de son inintelligibilité.
" Le monde est l’ensemble des faits, non pas des choses. (…) Une proposition ne peut que dire d’une chose
comment elle est, non ce qu’elle est. (…) La plupart des propositions et des questions sur des matières philosophiques
sont non pas fausses, mais dépourvues de sens. Pour cette raison nous ne pouvons absolument pas répondre aux
questions de ce genre, mais seulement établir qu’elles sont dépourvues de sens." (Wittgenstein)
Classant celui-ci au rang des catégories mystiques, ils lui dénieront toute portée
gnoséologique qu’ils réservent aux seules sciences de la nature, assignant à la philosophie un
rôle tout au plus prophylactique ou thérapeutique de clarification linguistique ou logique.
" Ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est. (…) La juste méthode de
philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des
sciences de la nature – donc quelque chose qui n’a rien à voir avec la philosophie – et puis à chaque fois qu’un
autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu’il n’a pas donné de signification à certains
signes dans ses propositions. (…) Toute philosophie est « critique du langage ». (…) Le but de la philosophie est
la clarification logique de la pensée." (idem30)
Certes il serait encore loisible de continuer à philosopher mais nullement d’espérer construire
une philosophie universelle, cette discipline étant irrémédiablement vouée au relativisme.
1.2. Relativisme
Le champ historique entier de la philosophie paraît miné par la confrontation ou la
contradiction entre des systèmes philosophiques rivaux et qui s’annuleraient les uns les autres.
Aristote ne se livre-t-il pas à une méchante critique de la théorie platonicienne des idées, à
laquelle il n’hésitera pas à reprocher de " se payer de mots vides de sens et faire des
métaphores poétiques "31 ? Lui-même ne sera-t-il pas pris pour cible par Descartes32, dont le
« cogito » et l’« argument ontologique » seront à leur tour sévèrement pris à partie par Kant
qui les traite tous deux de " tautologie "33 ? Rangeant le criticisme du côté de l’empirisme,
Hegel ne taxera-t-il pas son argumentaire contre la preuve ontologique de " barbare "34 ?
Nietzsche assimilera les catégories ou doctrines philosophiques à des "idoles" ou des
"préjugés" et, plus près de nous, Heidegger reprochera à la tradition philosophique son oubli
de l’Être au profit de l’étant et/ou de la subjectivité.
Autant de voix discordantes qui témoigneraient de l’impuissance du discours philosophique
à se constituer comme science, contrairement à l’ambition de tout grand philosophe.
Plutôt que la Philosophie, n’existeraient que des philosophies, chacune reflétant une époque
-" L’époque des « conceptions du monde » " (idem)-, quand ce n’est pas l’" idiosyncrasie " de
leurs auteurs (Nietzsche)35. L’histoire de la philosophie ne nous confronterait à nulle vérité
commune mais ne présenterait qu’une succession de théories hétérogènes, chacune enfermée
dans les limites de son temps.
" Toute philosophie précisément parce qu’elle représente un degré particulier de l’évolution, dépend de son époque
et se trouve confinée dans ses limites. L’individu est fils de son peuple, de son monde ; il peut se redresser tant
qu’il veut, il n’ira pas au delà, car il appartient au seul esprit universel qui constitue sa substance et son essence,
comment ferait-il pour en sortir ? " (Hegel)
30
31
32
33
34
35
Tractatus Logico-philosophicus 1.1 ; 3.221 ; 4.003 ; 6.44 ; 6.53 ; 4.0031et 4.112
Méta. A. 9 991 a 20 ; cf. égal A. 6 et M. 4 sq.
D.M. 1ère partie p. 130 et Principes Lettre-Préface p. 560
C.R.P. Dial. transc. chap. I (1ère éd.) et III. 4è sec. pp. 666 et 478
E. I. Concept préliminaire 2ème position de la pensée relativement à l’objectivité § 51 R. p. 315
Nietzsche, C.i. La « R. » dans la philo. et P.B.M. 1ère p. Des préjugés des Philosophes (cf. G.S. III. 112.) ;
Heidegger, Dépassement de la métaphysique in E. et C. I et in Chemins qui ne mènent nulle part, Compl. (9
8
Un adage populaire n'affirme-t-il pas Vérité d'aujourd'hui, erreur de demain ?
S’ajoutant au relativisme esthétique -A chacun son goût- et religieux -A chacun sa croyance-,
le relativisme philosophique -A chacun sa philosophie- confirmerait la finitude de l’esprit
humain et son inadéquation à l’Infini ou l’Absolu et partant corroborerait l’inanité de
l’entreprise philosophique.
" C’est là-dessus que s’appuie cet argument si plat qui prétend avec un air de connaisseur, que l’histoire de la
philosophie est stérile, une philosophie contredisant l’autre, et que la foule des philosophies prouve l’inanité de
l’entreprise philosophique." (idem)
Elle partagerait ainsi le sort de toutes les œuvres humaines : inscrites dans le temps, celles-ci
semblent vouées au " changement " voire à la disparition.
" Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure." (idem36)
Ne resterait dès lors comme seule issue qu’à prendre au mot cette vacuité et/ou vanité de toute
connaissance absolue et ou bien à se rabattre sur les vraisemblances scientifiques, selon le
projet positiviste moderne déjà énoncé, lui-même parfaitement conforme au " critère de
l’orientation sceptique " antique, ou mieux à se taire complètement, selon la radicale et
véritable direction empruntée par l’ancien scepticisme.
2. Scepticisme proprement dit
Le scepticisme, qui est à l’origine de toutes les critiques de la philosophie, prend son départ
dans l’examen (skepsis) de la situation historique de la philosophie. Or celle-là paraît loin,
nous l’avons vu, de la prétention affichée en droit par chaque philosophe : la saisie d’une
Vérité absolue. En lieu et place de celle-ci, l’histoire nous confronterait plutôt à différents
systèmes philosophiques s’opposant entre eux. Ainsi, dès l’antiquité, la philosophie se divisait
en trois tendances apparemment inconciliables portant sur la possibilité même du savoir
philosophique : Dogmatisme, Académie, Scepticisme.
" Aussi sans doute, dans les recherches philosophiques, les uns ont prétendu avoir trouvé la vérité, les autres ont-ils
déclaré qu’elle est insaisissable, les autres cherchent-ils encore. Ceux que l’on appelle en particulier
Dogmatiques semblent l’avoir trouvée, par exemple Aristote, Épicure, les Stoïciens et d’autres, ceux qui ont
prouvé son caractère insaisissable, ce sont Clitomaque, Carnéade et autres Académiciens, ceux qui cherchent ce
sont les Sceptiques. C’est pourquoi il semble à juste titre y avoir trois philosophies principales : le Dogmatisme,
l’Académie, le Scepticisme." (Sextus Empiricus)
Dès sa naissance, la philosophie serait traversé par la contradiction : ce qui rendrait caduque
l’idée de la vérité et nous obligerait à l’abstention de tout jugement sur l’absolu.
Plus généralement la diversité des jugements humains, quel que soit l’objet sur lequel ils
portent, nous condamnerait à ne pouvoir nous prononcer fermement sur rien et nous
conduirait à " la suspension du jugement (epokhé) " prônée par Pyrrhon, le fondateur du
scepticisme au IVè siècle av. J. C.
" Le scepticisme c’est la faculté d’opposer les apparences (ou phénomènes) et les concepts de toutes les manières
possibles ; de là nous en arriverons, à cause de la force égale des choses et des raisons opposées, d’abord à
la suspension du jugement, puis à l’ataraxie." (idem)
De celle-ci suivrait le repos, c’est-à-dire " l’ataraxie … la tranquillité ininterrompue et la
sérénité de l’âme ", plus tenue de pourchasser le vrai dont elle saurait qu’il est inaccessible.
Prenant acte du désaccord des opinions humaines et de l’impossibilité d’arbitrer entre elles,
chacune s’étayant sur une raison tout aussi valable que l’adverse, l’école sceptique opposera
une fin de non recevoir à toute affirmation catégorique ou dogmatique d’une pensée
quelconque, en montrant son caractère limité ou relatif.
36
H.Ph. Introd. II. II. p. 70 (cf. égal R.H. chap. II. 2. p. 119) ; III. A. p. 89 (cf. égal. II. I. p. 33) et R.H. Introd.
2è ébauche p. 54 ; cf. égal. 1ère ébauche p. 31et chap. II. 3. p. 148 et vide Cours II. 4. Anthrop. I. A. 1. 2. b.
9
" Le principe de l’école sceptique est essentiellement qu’à toute raison s’oppose une égale raison ; de là nous
croyons aboutir à nier le Dogmatisme." (idem)
Incapables de comprendre l’en-soi ou la vérité objective du monde, nous n’en saisirions que
les apparences, suffisantes à notre connaissance et pratique quotidiennes.
" Selonnous, le critère de l’orientation sceptique est l’apparence, et nous désignons ainsi virtuellement lareprésentation ;
car on ne peut mettre en question qu’elle consiste dans une persuasion et une disposition involontaire.
C’est pourquoi personne peut-être ne conteste que l’objet apparaît tel ou tel, mais on recherche s’il est tel qu’il apparaît.
Ainsi donc nous vivons sans opinion théorique en nous attachant aux apparences et en observant les règles de vie,
car nous ne pouvons être complètement inactifs." (idem)
Seul cet abandon du jugement dogmatique nous délivrerait du fantasme de la « certitude » et
nous procurerait la quiétude de l’esprit, à l’instar de ce qui est arrivé au "peintre Apelle".
Pour s’en convaincre, reconduisons nos énoncés aux conditions de leur énonciation,
en dressant l’inventaire des contextes ou modes du jugement en général. Avec Énésidème on
en distinguera " dix modes ", tours ou tropes, eux-mêmes réductibles à trois principaux.
" En remontant plus haut, il y en a trois, l’un se réfère à celui qui juge, au sujet, l’autre à ce qui est jugé, l’objet,
l’autre à tous deux." (idem)
Et de fait vu la diversité des sujets (constitution, tempérament, sensibilité et circonstances),
il est normal qu’ils jugent différemment. Ensuite le changement des propriétés des objets en
fonction de leur quantité et de leur composition et la variation des coutumes et des lois selon
les lieux et les époques, rend impraticable tout accord sur les uns et les autres.
Enfin la situation respective des sujets par rapport aux objets et réciproquement, le mélange
des deux lorsque nous sentons ou jugeons, la relation particulière qu’ils entretiennent entre
eux et à l’intérieur de leur domaine respectif et la fréquence ou la rareté de notre perception
ou des objets qui tombent sur elle, modifie nécessairement notre point de vue sur ces derniers.
Ces trois modes concernant le jugement et celui-ci étant par nature destiné à relier un sujet
jugeant à un objet jugé, on peut les ranger sous la rubrique générale du mode de la relation.
" De nouveau ces trois modes se ramènent à celui de la relation, de sorte qu’il y a le mode général de la relation,
trois modes particuliers, et plus bas les dix modes." (idem)
Ils reviennent tous à souligner la relativité / subjectivité de tout savoir se rapportant au monde.
" Le principe des Sceptiques est : il n’est rien de fini, de déterminé qui soit en soi et pour soi, ce n’est qu’une
apparence, quelque chose de chancelant, et non de durable." (Hegel)
Et ce qui vaut pour les vérités mondaines, vaudrait a fortiori pour les vérités métaphysiques
qui, en l’absence de toute donnée stable, ne bénéficieraient d’aucun fondement indiscutable.
Au(x) anciens trope(s) d’Énésidème on ajoutera donc les cinq nouveaux tropes d’Agrippa
portant sur le raisonnement, dont celui de la diversité des théories philosophiques qui jouit
d’une faveur particulière, dans la mesure où il ruinerait à lui seul le programme philosophique
d’une Science première ou absolue, en montrant son manque de cohésion ou d’unité.
" Des philosophes et d’autres aussi se servent aujourd’hui encore fréquemment de ce trope ; ce trope sceptique
est très en faveur. La diversité des opinions philosophiques serait une arme invincible contre la philosophie." (Hegel)
En leur fond ces cinq modes reviennent pareillement à un seul. En effet que ce soit la
discordance des doctrines philosophiques sur la proposition (sensualisme ou matérialisme
épicurien, intellectualisme ou idéalisme platonicien, mélange aristotélicien ou stoïcien des
deux), la régression à l’infini de l’argumentation, la relation ou la relativité de toute
affirmation –simple répétition du mode ancien- la position ou postulation de base et le cercle
vicieux –le diallèle- dans toute démonstration37, tous indiquent le manque d’une proposition
vraie -autre qu’une simple présupposition ou pseudo-évidence-, susceptible de servir de base à
un raisonnement authentique, soit l’incapacité de ce dernier à prouver véritablement ou à
s’auto-valider : se justifier lui-même.
37
Les Esquisses pyrrhoniennes ou Hypotyposes L. I. chaps. I ; II ; IV ; VI ; XI ; XII ; XIV et XV
10
" Le Scepticisme ne consiste pas du tout à argumenter contre quelque chose à partir de raisons que l’on rencontrera,
que la sagacité découvre dans l’objet particulier : il consiste en tours <modes>, en conscience des catégories,
-en un haut niveau de conscience. Le défaut de toute métaphysique –de toute métaphysique d’entendement- est :
α) d’une part la démonstration, -à l’infini ; β) d’autre part les présuppositions, -le savoir immédiat." (Hegel38)
Atteindrait-on même accidentellement la vérité que, faute de pouvoir la reconnaître comme
telle, on ne serait guère avancé ni habilité à en déduire quoi que ce soit, encore moins à bâtir
un vrai système philosophique sur elle.
" C’est comme si nous nous représentions une maison où se trouveraient beaucoup de choses de valeur, et où des gens,
la nuit, chercheraient l’or : chacun penserait l’avoir trouvé, mais il ne le saurait pas avec certitude, même s’il
l’avait effectivement trouvé. De même, les philosophes entrent dans ce monde, comme dans une grande maison,
pour y chercher la vérité ; même s’ils l’atteignaient, ils ne pourraient pas savoir qu’ils l’ont atteinte."
(Sextus Empiricus)
Au total on ne serait en droit d’affirmer rien sur rien : mais on devrait avouer son inscience :
« Tout est insaisissable » ou « Je ne saisis pas (catalepsis), je ne comprends pas ».
" Il est donc impossible de connaître qu’une chose est vraie." (idem)
Et puisque ces expressions elles-mêmes ne sauraient, sauf contradiction interne, être
certaines, on les tiendra pour de simples Esquisses (Hypotyposes) : probabilités, possibilités.
" A propos de toutes les expressions des Sceptiques, il faut savoir d’avance que nous n’assurons pas qu’elles soient
absolument vraies, puisque nous disons qu’elles peuvent se détruire elles-mêmes, car elles sont comprises parmi
les choses au sujet desquelles on les emploie, comme les remèdes purgatifs non seulement chassent les humeurs
corporelles mais sont entraînés avec elles." (idem39)
En réalité, et conformément à la méthode sceptique de l’epokhé (suspension du jugement),
il faudrait ne point les prononcer du tout. Rien d’étonnant que Pyrrhon n’ait laissé aucun écrit
et que son disciple Timon ait tiré la conséquente et radicale conclusion de l’attitude sceptique :
" Si nous sommes dans ces dispositions, nous atteindrons l’aphasie, puis l’ataraxie."40
Le silence tel serait en définitive l’unique posture sceptique et/ou philosophique possible.
Mais peut-on véritablement s’arrêter là et se satisfaire d’une telle démission de l’esprit ?
B. Critique
2.
Poussée à son extrême, l’attitude sceptique trouve refuge dans le « silence » (aphasie).
Cependant cette posture est intenable dans l’univers humain qui est intégralement imprégné
par la parole. A l’intérieur de celui-ci, même le silence « parle », fait sens : il signifie une
réponse –la plus pauvre qui soit- à une question sous-jacente : peut-on dire quelque chose ?
En se taisant, le sceptique nie implicitement une telle possibilité. Il peut bien feindre de ne pas
l’expliciter, il ne saurait empêcher l’autre d’entendre ce que ses mots tus expriment.
En vérité nul sceptique ne s’est jamais tu complètement –comment garderions-nous sinon la
trace de leur doctrine ?-et si Pyrrhon n’a rien écrit, il n’en a pas moins proféré des paroles que
d’autres se sont chargé de recueillir. On se concentrera donc sur les propositions sceptiques,
pour y déceler une inconséquence similaire.
S’il est légitime et même nécessaire, en saine philosophie, d’examiner les titres de créance
de toute connaissance et de n’en accepter aucune sans l’avoir au préalable passée au crible de
la critique, on ne doit pas pour autant préjuger avec le scepticisme du résultat de cette
enquête, en concluant systématiquement à l’incapacité de notre esprit à atteindre la vérité.
38
39
40
H.Ph. Philo. grecque t. 1 p. 32 (cf. égal. Le Scepticisme t. 4 p. 760) et Le Scepticisme t. 4 pp. 791 et 792-793
Adv. Math. cité par Hegel in H.Ph. t. 1 p. 120; Esquisses L. I. chaps. XXV ; XXVI ; XXVIII et L. II. chap. IX
cité par Eusèbe, Préparation Évangélique XIV. 18. 2. in Sextus Empiricus, Introd. par J. Grenier p. 10
11
Une telle conclusion est proprement absurde ou paradoxale, car elle revient à affirmer comme
vraie au moins une proposition -« Je ne saisis pas (catalepsis), je ne comprends pas »-, alors
qu’on était censé ne pouvoir se prononcer sur aucune -« Tout est insaisissable ».
" Tout scepticisme authentique, quel que soit son type ou son orientation, se signale par l’absurdité que voici qui l’atteint
dans son principe : au cours de son argumentation, il présuppose implicitement, à titre de condition de possibilité,
cela même qu’il nie dans ses thèses. … Celui même qui se contente de dire : « Je doute de la signification
cognitive de la réflexion », profère une absurdité. Car, pour se prononcer sur son doute, il use de réflexion ; il ne
peut tenir cet énoncé pour valable sans présupposer que la réflexion possède véritablement et indubitablement
(du moins dans le cas présent) la valeur cognitive mise en doute, qu’elle n’altère pas la portée objective du vécu
et que le vécu non réfléchi ne perd pas son essence en passant dans la réflexion." (Husserl41)
Et cette auto-contradiction du scepticisme se retrouve dans tous ses « jugements ».
Ainsi la conscience sceptique a beau affirmer l’inconsistance de toute proposition, elle n’en
persiste pas moins à user de l’affirmation pour ce faire. Elle peut bien prétendre à la vanité de
tout contenu sensible ou de toute coutume positive, elle n’en continue pas moins à s’orienter
et se régler sur eux. Donnant l’impression de ne pas vraiment croire à ce qu’elle dit ou fait et
le disant et faisant néanmoins, son propos se contredit en permanence lui-même et ressemble
bien à un " radotage inconscient ".
" Ellelaissebiendisparaîtredans sapensée lecontenu inessentiel, maisencela mêmeelle estlaconscienced’uninessentiel ;
elle prononce l’absolue disparition, mais ce prononcer est, et cette conscience est la disparition prononcée ;
elle prononce le néant du voir, de l’entendre, etc., et elle-même voit et entend, etc. ; elle prononce le néant des
essentialités éthiques, et en fait les puissances dirigeant son action. Ses actes et ses paroles se contredisent toujours. "
(Hegel42)
Force est donc de comprendre le scepticisme mieux qu’il ne s’est compris lui-même, en
constatant qu’ici, comme partout, " la question est mal posée ", selon la sentence hégélienne43.
S’agissant en effet de la question du sens ou de la vérité de la pensée, il faut clairement
s’entendre sur quoi l’on parle au juste. Car une chose est de s’interroger sur un contenu ou un
objet particulier de la pensée, une autre de questionner l’acte même ou la forme du penser.
Dans le premier cas, la question se rapporte à quelque chose qui n’a pas de sens directement
inscrit en lui-même ou qui est porteur d’une multiplicité de significations qu’il appartient à
une interprétation décrypter. Ainsi, pour suivre les exemples du philosophe44, chacun peut
s’interroger sur le pourquoi (sens) de telle forme adoptée par l’artiste dans son œuvre,
l’acception (définition) d’une locution, l’esprit (signification) d’un dogme ou d’une pratique
religieuse ou encore l’intention (valeur morale) de telle ou telle action ou coutume.
" A propos de tout objet on peut se demander quel en est le sens ou la signification ; ainsi à propos d’une
œuvre d’art ce que signifie sa forme, en fait de langue ce que signifie une expression, en fait de religion ce
que signifie la représentation ou le culte, à propos d’autres actions quelle en est la valeur morale, etc. "
Ce faisant, on se préoccupe de savoir ce que veut fondamentalement dire une chose, un mot
ou une pratique dont on ignore le sens ou qui présente une pluralité de significations entre
lesquels il nous faut choisir. Nous sommes alors confrontés à la distinction entre l’apparence
de la chose –son existence immédiate et qui peut différer selon les individus- et son essence
ou sa substance -son être idéel ou véritable et sur lequel tout le monde devrait s’accorder.
" Cette signification ou ce sens n’est pas autre chose que l’essentiel, ou le général, le substantiel d’un objet
et ce substantiel, c’est la pensée concrète d’un objet. "
En d’autres termes, nous nous trouvons face à une dualité entre l’aspect externe de la chose:
l’objet donné ou reçu, saisissable par les sens, soit son phénomène et la nature interne ou en
41
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43
44
Idées I § 79 p. 263 ; cf. égal. R.L. Prolég. Log. pure chap. IV. §§ 25-26 App. p. 94 et chap. VII. § 32 p. 124 ;
vide égal. Leibniz, N.E. II. XXI. § 50 p. 170 et Cours Introd. gale 2. pp. 21-22
Phén. E. (B) IV. B. II. t. 1 p. 175 ; cf. égal. Spinoza, T.R.E. §§ 47-48 pp. 116-117
H.Ph. Introd. III. A. p. 90 ; cf. égal. S.L. 1ère éd. L. I 1ère sec. chap. 2 C. 3. p. 123 et Notes et frag. Iéna 35
Texte in op. cit. ibidem
12
soi de celle-ci, soit son idée ou sa signification -"le sens, la fin, l'idée générale de cet objet"45-,
intelligible uniquement par la pensée.
" Nous sommes ainsi toujours en présence de deux éléments, l’un extérieur, l’autre intérieur,
un phénomène extérieur, perceptible, objet d’intuition, et une signification qui est précisément l’idée ; "
Mais précisément, à cause de ce dualisme, une discordance est susceptible de se produire
entre différentes interprétations, pour peu que l’une ou l’autre se laisse trop guider / influencer
par les apparences et s’arrêtant à elles, finisse par se satisfaire de jugements partiels / partiaux.
Le doute ou la perplexité s’installe dès lors normalement dans l’esprit quant à la vérité de la
chose ou son vrai sens.
Il en va autrement lorsqu’on se demande ce que signifie la pensée ou la vérité elle-même.
Nous ne sommes plus du tout dans la même situation, notre interrogation ne portant pas alors
sur une idée ou signification distincte de la chose dont elle serait une interprétation possible
parmi d’autres, mais sur l’instance générale même de toute idée, pensée ou interprétation :
A cette question, la réponse ne souffre aucun doute : la chose coïncidant ici avec son idée :
l’essence de la pensée étant de se penser elle-même et donc d’instituer son propre sens.
" or comme notre objet même est l’idée, il n’y a pas là deux choses différentes, mais l’idée est ce qui est
significatif pour soi-même."
Nul hiatus ne divisant le penser (l’acte de la pensée) et son objet (l’univers de la pensée),
il n’y a pas lieu de chercher la signification de celui-ci ailleurs que dans celui-là.
" La pensée est ce qui se signifie soi-même et son être-là n’est pas différent de ce qu’elle est en soi." (Hegel46)
Contrairement aux objets particuliers de la pensée, l’objet du penser qui est un universel est
inséparable de la pensée elle-même. Objet et Sens –Question et Réponse- ne font ainsi qu’un.
" L’objet est ici le général, et il n’y a pas lieu de rechercher une signification séparée ou séparable de l’objet."
La vérité de la pensée s'identifie à son effectuation : le penser se prouve / réfléchit lui-même.
Et, ce dernier ne s'actualisant que dans son expression, on dira que le Vrai se donne dans et
par le Langage, « origine », source de tout le véri-dique :
" le simple acte, souvent évoqué, d'énoncer, de parler ou d'exprimer ce qui doit être ainsi en soi " (Fichte)47.
Le Langage-Pensée-Savoir ressort ainsi de l’indubitable, comme finit par le reconnaître,
sur le mode socratique, Pyrrhon :
" Il est impossible de rien savoir de rien."48
Qu’on essaye au demeurant de « douter » de la pensée, et l’on s’apercevra fatalement que le
doute qui n’est somme toute qu’une pensée examinante pré-suppose la pensée tout court,
à titre de condition de possibilité. Quant à ceux qui, ne se rendant pas à l'« évidence »,
persistent à demander davantage, on leur fera simplement observer :
" Il n'y a pas moyen de contenter ceux qui veulent savoir le pourquoi des pourquoi. " (Leibniz49)
Pour circulaire que soit cette démonstration, elle n’en forme pas moins un cercle logique qui
n’a rien de « vicieux ». On le qualifiera même du cercle absolu de l’authentique raisonnement.
Telle est la limite infranchissable du scepticisme, qui permet de transmuer un doute purement
négatif –la mise entre parenthèses de tout le donné- en doute affirmatif ou méthodique
–la position du Cogito-, dans le style cartésien50.
" Ce motif [cartésien] originel, c’est la traversée de l’enfer, qui permet par une épochè quasi-sceptique que plus
rien ne peut dépasser, de forcer le seuil céleste d’une philosophie absolument rationnelle, et de construire celle-ci
même dans la systématicité." (Husserl51)
45
46
47
Ph.R. Introd. 3è Sec. p. 33 ; cf. égal. Esth. Id. B. chap. I. IV. p. 180
H.Ph. Introd. II. II. p. 58
D.S. 1804 Conf. XXIV. p. 235
48
49
50
51
vide. Cours II. 5. Psychologie II. 2. C. pp. 46-48 et III.
Crise II. 17. p. 89
13
C’est faute de l’avoir compris correctement que le scepticisme antique en est resté au(x)
préliminaire(s) de la philosophie, au lieu de devenir " le chemin du doute, ou proprement
le chemin du désespoir … ce scepticisme s’accomplissant" (Hegel) qui en constitue la teneur :
car au lieu de se complaire dans le désespoir ou le vain espoir, il en tire une espérance active.
" Aussi ce scepticisme peut-il être considéré comme le premier degré vers la philosophie (...) un moment de
la philosophie elle-même " (idem52)
Pour usité que soit le trope sceptique de la diversité des conceptions philosophiques, il ne
constitue nullement le dernier mot de la philosophie qui, tout en accordant la légitimité de la
démarche du scepticisme, ne saurait en partager les conclusions. Si la pensée en tant que telle
se présuppose elle-même, alors il est exclu de parler d’une hétérogénéité des pensées,
doctrines ou philosophies. Toutes partent du même point. Et le relativisme s’avère aussi
inconséquent que le scepticisme qui en est historiquement le corollaire, dans la mesure où il
en durcit simplement la leçon.
1.2.
Liée à la nature de la raison humaine qui est foncièrement une, sauf à nier l’unité du genre
humain, la philosophie se doit d’être fondamentalement unique, quand bien même elle se
présenterait historiquement sous une forme multiple, ce qui n’est après tout pas
obligatoirement incompatible avec la similitude.
"On doit poser la question : se pourrait-il qu’il y eût plus d’une philosophie ? Non seulement il y a eu différentes
manières de philosopher et de remonter aux premiers principes de la raison, afin de fonder avec plus ou moins de
bonheur un système, mais encore il était nécessaire qu’un grand nombre de ces tentatives eût lieu, chacune
d’entre elles ayant quelque mérite pour la philosophie actuelle ; néanmoins, puisque objectivement, il ne peut y
avoir qu’une raison humaine, il ne peut se faire qu’il y ait plusieurs philosophies, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’un
vrai système rationnel possible d’après les principes, si diversement et si souvent contradictoirement que l’on ait
pu philosopher sur une seule et même proposition." (Kant53)
On la concevra donc comme l’unité d’une multiplicité, soit comme l’expression différenciée
ou progressive d’une seule et même vérité.
Toute autre conception obligerait à postuler une pluralité de raisons et à rendre du coup
inintelligible la moindre com-munication ou com-préhension entre les hommes. Si entre la
raison inhérente à tout humain, puisqu’elle le spécifie comme tel, et son expression à quoi
aspire chaque philosophe, il y avait un fossé, on se demande non seulement comment les
différents philosophes se comprendraient entre eux, mais surtout comment un historien de la
philosophie les embrasserait toutes, voire une seule. La parenté des raisons humaines entraîne
ipso facto celle des philosophies qui n’en forment que la conscience ou l’explicitation.
" Que la philosophie soit une et ne puisse être qu’une, cela tient à ce que la raison est une ; et tout de même qu’il
est impossible qu’il y ait plusieurs raisons, il est impossible qu’entre la raison et la connaissance qu’elle a d’ellemême s’élève le mur d’une distinction essentielle entre sa façon d’apparaître et celle de se connaître, car la
raison prise absolument et dans la mesure où elle est son propre objet de connaissance, c’est-à-dire philosophie,
est également une, et par suite tout à fait identique à elle-même." (Hegel)
Plus que dans l’unité formelle d’une dénomination, le terme de « philosophie » au singulier
trouve sa justification dans le projet commun à l’Humanité : rendre raison de tout.
D’ailleurs il n’y aurait aucune place pour une dispute entre les systèmes philosophiques si
ces derniers s’adossaient à des principes entièrement différents. Dans cette hypothèse, ils
s’ignoreraient superbement. Faute de terrain commun ou d’entente, nulle discussion ou nul
52
53
Phén. E. Introd. p. 69 (cf. égal. E. C.P. § 78 R.) et Rel. Scept. p. 52 (cf. égal. p. 37) - H.Ph., Le Scept. p. 776 ;
cf. égal. E. 1ère éd. § 36 R. et 2nde éd. C.L. § 81 add. 2 ; vide Cours Introd. gale Introd. p. 3
M.M.D.D. Préface pp. 80-81
14
échange, fût-il vif, ne pourrait avoir lieu entre eux. Les différends philosophiques ne signifient
point le triomphe de la différence ; tout au contraire ils témoignent de la persistance de l’unité
dans les différences mêmes, nonobstant son caractère caché pour le sens commun.
" La vue superficielle des luttes philosophiques ne laisse apparaître que les différences des systèmes, mais déjà le
vieux précepte : « contra negantes principia non est disputandum », fait voir que si des systèmes philosophiques
sont en lutte (c’est, il est vrai, une autre affaire lorsque la philosophie est aux prises avec la non-philosophie),
il y a une unité dans les principes qui au-delà de tout succès et de tout destin ne se laissent pas connaître à partir
de ce dont on dispute, et échappent au badaud qui voit toujours le contraire de ce qui se passe devant ses yeux.
Du côté des principes ou de la raison tous ces hommes dont le talent et le zèle méritent l’éloge ont bien réussi,
et ils ne se distinguent que par l’abstraction plus ou moins poussée sous laquelle la raison s’est manifestée dans
les principes et les systèmes." (idem)
Les philosophies peuvent bien différer dans l’expression plus ou moins adéquate / concrète de
celle-ci, elles ne sauraient l’ignorer totalement, sous peine de n’être plus des « philosophies ».
Certes il peut arriver que, dans l’enthousiasme de leur découverte et de leur polémique avec
leurs devanciers, certains auteurs oublient leur co-appartenance à la com-munauté des
philosophes et finissent par s’imaginer faire œuvre entièrement inédite ou révolutionnaire.
Mais, outre que ce sentiment s’estompe au cours du temps chez eux, contrairement à leurs
historiens chez qui il dure plus longtemps, il n’en demeure pas moins vrai que la même Idée
de leur discipline : celle d’une Science ou d’un Savoir Absolu, Total ou Vrai, plus ou moins
développée par chacun, les habite tous, sinon ils ne s’appelleraient pas des « philosophes ».
Lorsque par contre la différence devient prévalente, des écoles ou sectes philosophiques
s’enfermant dans un principe exclusif, partiel ou unilatéral, il appartient précisément à une
philosophie authentique de leur rappeler l’exigence de co-hérence, d’unité ou de totalité,
comme " la philosophie platonicienne " l’a fait pour " les précédentes philosophies ".
" L’idée de la philosophie est une et identique chez tous les philosophes, bien que ces philosophes eux-mêmes
n’en aient aucune conscience ; mais ceux qui parlent tant de cette diversité la connaissent tout aussi peu.
La véritablediversité n’estpas substantielle,c’estladiversitédes divers degrés du développement. La diversité peut aussi
renfermer de l’unilatéralité, tels les Stoïciens, Épicure et la Skepsis ; c’est alors la totalité seulement qui est le vrai.
Toute philosophie n’en est pas moins philosophie ; il en va de même avec le fruit et les cerises." (idem54)
D’autres, Descartes et Kant, sans parler de Hegel, unifieront les doctrines antérieures55.
Loin d’être réservés aux sciences, l’accord, l’universalité ou la vérité font partie intégrante de
la philosophie et d’avantage encore que de ces dernières. Tombe dès lors l’interdit positiviste.
1.1.
La critique / dénonciation de la philosophie ne date pas d'aujourd'hui mais est aussi vieille
que la philosophie elle-même : dès son apparition elle l'a accompagnée comme son ombre.
Cependant son cheminement n’a jamais été stoppé par le positivisme ancien ou moderne.
Faut-il y voir la marque d’un entêtement absurde ou pathologique des philosophes, comme le
clament les positivistes, ou le signe de la nature incontournable de cette discipline, comme le
pensent les grands auteurs philosophiques ? Le simple fait que les premiers ne puissent
s’empêcher de se prononcer, fût-ce négativement mais valablement selon eux-mêmes, sur les
questions métaphysiques, prouve que ces dernières se posent à l’homme et qu’elles doivent
donc voir un sens, conformément à la postulation des seconds.
" Il est clair, en effet, que même la critique de la philosophie, dès qu'elle prétendra effectivement à une validité,
sera philosophie et que sa signification présupposera implicitement la possibilité idéale d'une philosophie
systématique comme science rigoureuse." (Husserl56)
54
55
56
E C.P. p. 85 ; R.S.P. p. 23 ; H.Ph. Introd. IV. App. 2. p. 312 et Scept. t. 4 p. 791 ; cf. égal. p. 784 ;
Introd. II. I. p. 35 ; III. A. II. B. p. 113 ; Rosenkranz II. VII. p. 326 ; Descartes, Princ. 4è p. 200 et Leibniz,
vide Cours Introduction générale 3. pp. 20, 25 et 46 et Cours II. 4. Psychologie II. 2. C. pp. 40 et 58
P.S.R. p. 66
15
Et de fait en énonçant des thèses générales sur la connaissance, la proposition ou le monde,
le positivisme outrepasse largement sa propre prémisse, selon laquelle on ne pourrait se
prononcer que sur des faits précis, et transgressant ceux-ci, il s’arroge le droit de formuler une
vérité valable pour tout. Ce disant, il s’engage dans le type même d’assertions, philosophiques
et/ou universelles qu’il reproche pourtant aux autres. Sans en prendre une claire conscience, le
positivisme se contredit ainsi lui-même et démontre strictement le contraire de ce qu’il affirme :
la « nécessité » de la philosophie. Comment pourrait-il au demeurant en être autrement ?
Quiconque pense, pense fatalement dans l’horizon de l’universalité. Il est donc parfaitement
vain de prétendre se passer de la métaphysique.
" En effet, il y a toujours eu et il y aura toujours une métaphysique dans le monde (...) Il est bien vain, en effet,
de vouloir affecter de l’indifférence pour des recherches dont l’objet ne saurait être indifférent à la nature humaine.
Aussi ces prétendus indifférentistes, quelque soin qu’ils prennent de se rendre méconnaissables en substituant
un langage populaire à celui de l’école, ne manquent-ils pas, dès qu’ils pensent un peu, de retomber dans
ces mêmes assertions métaphysiques pour lesquelles ils affichaient tant de mépris." (Kant)
La physique ou la science de la nature, tant vantée par les positivistes, ne repose-t-elle pas
sur des principes métaphysiques, tel le Principe de raison, qui en déterminent la démarche ? 57
Et un physicien qui souhaiterait se limiter à la physique ne se verrait-il pas poussé hors du
champ de celle-ci par ses propres recherches ? Toute nouvelle explication y engendre en effet
une nouvelle interrogation, sans qu’aucune expérience cruciale ou définitive ne puisse
trancher la difficulté, celle-ci ne relevant pas du sensible mais de la raison qui le sous-tend.
" Qui peut se contenter de la simple connaissance empirique dans toutes les questions cosmologiques de la durée et
de la grandeur du monde, de la liberté ou de la nécessité naturelle, puisque, quelle que soit notre manière de procéder,
toute réponse conforme aux lois fondamentales de l’expérience engendre toujours une question nouvelle qui,
exigeant aussi bien une réponse, montre par là même clairement l’insuffisance de toute espèce d’explication
physique pour satisfaire la raison ?" (idem58)
S’agissant d’une réponse ou solution complète sur ce qu’est ou n’est pas la matière, le monde
ou la nature, comment et quand il / elle a commencé, le savant est forcément renvoyé au-delà
du champ de ses expériences actuelles qui admettent toujours déjà l’existence d’un donné.
Tant qu’il n’aura pas obtenu cette réponse, ses investigations ou théories sont condamnées à la
partialité, par manque d’un fondement véritable.
C'est dire le caractère contradictoire de l'expression « philosophie positive » :
" La dénomination de « philosophie positive » est une contradiction dans les termes, et il y a autre chose que du
positif dans les sciences." (Cournot59)
Loin de devoir opposer la physique ou la science à la métaphysique ou la philosophie,
il importe de souligner leur complémentarité et, dans un premier temps, la dépendance de
la première par rapport à la seconde. L’empirisme lui-même finit par le concéder et par
convenir, à son corps défendant, de la primauté du philosophique sur le scientifique.
" La métaphysique et la morale sont les branches les plus importantes de la science ; les mathématiques
et la science de la nature ne valent pas même moitié moins." (Hume60)
Auguste Comte lui-même n’a-t-il pas ancré les sciences positives dans " une seule science,
la science humaine, ou plus exactement sociale ", que nous dénommons aujourd'hui et après
lui la Sociologie mais qui ressemble en réalité davantage à une Théorie philosophique globale
de l'Humanité et/ou de l'Esprit humain qu'à une simple enquête sociologique proprement dite.
Mieux : ne les a-t-il pas toutes, celle-ci comprise, coordonnées et subordonnées à la Religion
du Grand-Être (Dieu), soit à une forme de la Métaphysique, telle qu'il l'expose dans son
Catéchisme positiviste ou La religion universelle ?
57
58
59
60
vide Cours I. 2. Physique Introduction et II. 2.
C.R.P Préf. 2nde éd. p. 49 - Préf. 1ère éd. p. 30 (cf. égal. Logique Introd. IV. p. 34) et Prolég. Concl. §57 p. 139
C.M.I.É.M.M. II p. 191
Essais 4è partie
cité par Kant in Prolég. Introd. p. 11 n. 1.
16
" Au fond, la science proprement dite est aussi préliminaire que la théologie et la métaphysique, et doit être
finalement autant éliminée par la religion universelle, envers laquelle ces trois préambules sont l’un provisoire,
l’autre transitoire et le dernier préparatoire. J’ose même refuser aux sciences l’attribut de pleine positivité, qui ne
consiste pas seulement dans la réalité des spéculations, mais dans sa combinaison continue avec l’utilité, toujours
rapportée au Grand-Être et dès lors ne pouvant jamais être dignement appréciée que d’après la synthèse totale,
c’est-à-dire subjective et relative."61
Nul n’échappe à la vocation métaphysique ou rationnelle de l’Homme qui s’avère ainsi bien
commune à tous et partant fatalement une et non plurielle. Et celle-ci ne peut se dérober
devant une question quelle qu’elle soit, puisque c’est elle-même qui la suscite. Ayant en soi
l’idée ou le sens du problème, elle doit également en détenir la solution, sauf à imaginer que
la raison se pose des énigmes irrationnelles, ce qui serait parfaitement contradictoire.
" Prétendre résoudre tous les problèmes et répondre à toutes les questions serait une fanfaronnade si effrontée et
une présomption si extravagante qu’on se rendrait aussitôt par-là indigne de toute confiance. Pourtant il y a des
sciences dont la nature est telle que toute question qui s’y élève doit être absolument résolue par ce que l’on sait,
puisque la réponse doit dériver des mêmes sources que la question. Dans ces sciences il n’est nullement permis
de prétexter une ignorance inévitable, mais on a le droit d’exiger d’elles une solution." (Kant)
Des questions sans aucune réponse possible formeraient en fait des questions dénuées de toute
signification, le sujet qui les formule ne sachant même pas de quoi il parle.
La physique et les sciences positives en général butent certes sur des réponses incomplètes,
toute hypothèse requerrant une vérification qui, à son tour, exigera une nouvelle hypothèse et
ainsi de suite, sans que l’on puisse jamais obtenir une réponse définitive ou satisfaisante.
" Mais dans l’explication des phénomènes de la nature il doit y avoir beaucoup de choses incertaines et beaucoup
de questions insolubles pour nous, car ce que nous savons de la nature est bien loin de suffire dans tous les cas à
ce que nous avons à expliquer." (idem)
D’où leur foncier inachèvement et conséquemment leur perpétuel accroissement ou progrès.
En philosophie par contre on ne saurait jamais prétexter l’ignorance ou l’insolubilité, vu que
l’interrogation et la résolution y puisent à la même source : la Raison.
" Or je dis que la philosophie transcendantale a cela de particulier entre toutes les connaissances spéculatives,
qu’aucune question, concernant un objet donné à la raison pure, n’est insoluble pour cette même raison humaine,
et qu’on ne saurait jamais prétexter une ignorance inévitable et l’insondable profondeur du problème pour
s’affranchir de l’obligation d’y répondre d’une manière pleine et entière ; car le même concept qui nous met en
état d’élever la question doit aussi nous rendre pleinement capables d’y répondre, puisque l’objet … ne se trouve
point en dehors du concept." (idem)
Tout au plus a-t-on le droit d’y récuser toute question dont la formulation même recèle des
présupposés inadmissibles, et qui forme donc une " question [qui] n'a pas de sens ", soit,
comme on l’a déjà vu à propos du sens de la pensée, une " question vide "62 ou mal posée.
" Les questions auxquelles la philosophie ne répond pas se voient ainsi répondre qu’elles ne doivent pas être
formulées ainsi." (Hegel63)
Ce dont conviennent finalement les positivistes logiques eux-mêmes :
" Une réponse qui ne peut être exprimée suppose une question qui elle non plus ne peut être exprimée.
L’énigme n’existe pas. Si une question se peut absolument poser, elle peut aussi trouver sa réponse." (Wittgenstein64)
Reste, mais c’est l’essentiel, à dessiner les contours de cette unique et vraie philosophie,
afin d’en valider le contenu et le sens.
61
62
63
64
D.E.P. pp. 199-200 (cf. égal. 278) et Let. au Docteur Audiffrent du 15, Homère 69 ; cf. C.P. Introd. p. 57
C.R.P. Dial. tr. ch. II. 4è sec. p. 406 ; App. p. 534 ; et D. 1770 Sec. V. § 27 p. 77 ; cf. R. 4945 in AK XVIII 37
C.R.P. Dial. tr. ch. III. 5è sec. p. 487 ; Méthod. tr. ch. I. 2è sec. p. 576 et Log. tr. Introd. III. p. 114 ;
vide supra 2. pp. 11-12 ; Cours I. 2. Physique II. 3. pp. 49-50 ; II. 5. Psychologie I. B. 1. 1. p. 23
et III. 8. Religion II. 2. B. et C. pp. 41-42 et 45-46
Notes et frag. Iéna 35 ; cf. égal. S.L. 1ère éd. L. I 1ère sec. chap. 2 C. 3. p. 123 et A. Comte,
Tra. Log.-phil. 6.5 ; cf. égal. Cours Introduction gale 1. note 29
17
II PHILOSOPHIE VÉRITABLE
La Philosophie EST, mais quoi au juste ? Une fois levés les obstacles sceptiques, il faut
préciser en quoi consiste cette discipline, dont nous savons d’ores et déjà qu’elle est à la fois
possible, réelle et nécessaire. Elle tient en effet à l’exigence de la Vérité inhérente à l’Homme
et/ou à la Raison. Qui en effet ne s’interroge sur l’origine du monde, le sens de la vie,
l’existence de l’âme ou de Dieu etc. … ? Ainsi et de tout temps tous les hommes philo-sophent,
au moins de manière implicite, tous étant peu ou prou intéressés par les " problèmes inévitables
de la raison pure ... Dieu, la liberté et l'immortalité ".
" L’idée d’une telle science est aussi ancienne que la raison spéculative de l’homme, et quelle raison ne spécule pas,
soit à la manière scolastique, soit à la manière populaire ?" (Kant65)
Et l’incapacité des sciences positives et, à un moindre degré, celle des représentations
esthétiques et religieuses à répondre adéquatement à de telles questions suffit à légitimer
l’existence d’une nouvelle matière, irréductible à l’investigation scientifique, esthétique ou
religieuse, et d'un degré plus élevé qu'elles.
1. Philosophie « contre » Science
Pour autant que l’on admet que le monde ne se réduit pas au contingent / fini, temporel ou
relatif, en un mot au matériel (physique), mais qu’il existe du nécessaire / infini, éternel ou
absolu, soit du « spirituel », son étude requiert une science ou une théorie spécifique, comme
l’a noté depuis longtemps Aristote66.
" Mais s’il existe quelque chose d’éternel, d’immobile et de séparé, c’est manifestement à une science théorétique
qu’en appartient la connaissance. "
Et l’on ne saurait faire l’économie d’une telle hypothèse, l’existence même du premier
impliquant celle du second, sauf à postuler que rien n’existe véritablement, le propre du fini
ou de la matière étant de disparaître et de poser ainsi l’infini ou l’esprit.
" Il est dans la nature même du Fini de se dépasser, de nier sa négation et de devenir infini." (Hegel67)
Seconde dans l’ordre d’apparition chronologique, cette science de l’éternel n’en est pas
moins première et antérieure logiquement aux autres, dans la mesure où celles-ci ont pour
objet le variable et que ce dernier n’est compréhensible qu’à partir de l’invariable, une
variation ne prenant sens que sur la base de la présupposition d’un invariant qui la structure.
Nul mouvement physique ne pourrait ainsi être déterminé ou mesuré, si l’on ne postulait des
règles permettant son calcul (conservation de la quantité de mouvement ou de l’énergie).
Ordonnant les sciences mondaines (Physique ou Mathématique), la Science du Monde
(Métaphysique) non seulement ne se réduit pas à elles mais elle les précède nécessairement.
" Toutefois cette science n’est du moins ni la Physique (car la Physique a pour objet certains êtres en mouvement),
ni la Mathématique, mais une science antérieure à l’une et à l’autre. "
Aussi c’est elle que l’on baptisera de Science première et les autres de sciences secondes.
Si la Physique étudie bien les êtres naturels et leurs transformations, ceux-là n’étant en euxmêmes ni « séparés » : spirituels ou intelligibles, ni stables, puisqu’ils sont par définition
matériels et sujets au mouvement, elle a forcément besoin, pour se constituer comme science,
d’êtres non physiques et/ou invariables, c’est-à-dire de principes métaphysiques ou a priori.
Quant à la mathématique, si elle thématise certes directement des invariants ou des structures,
celle-ci ont beau concerner des objets ou éléments quelconques, elles se rapportent néanmoins
toujours à des objets ou à des êtres spatio-temporels soit à des entités inséparables du monde.
65
66
67
C.R.P. Introd. III. p. 61 et Méthod. transc. chap. III. p 627 ; cf. Cours Introd. gale 1. p. 9
Texte in Métaphysique E. 1. 1026 a 10-23
S.L. L. I. 1ère sec. chap. II C. a) p. 139
18
Comme la physique dont elle n’est après tout qu’une forme abstraite, la mathesis dépend,
pour sa scientificité, de fondements logiques qui la dépassent et ne peut en conséquence
fournir les bases de toute connaissance68.
" Et il est clair que les êtres mathématiques ne sont pas séparés, car s’ils étaient séparés, leurs déterminations
ne pourraient se rencontrer dans les corps sensibles. (…) Les Choses mathématiques n’existent pas, comme
quelques-uns le prétendent, séparées des choses sensibles, et … elles ne sont pas les principes des choses."
Seule donc une science a priori ou pure et ainsi réellement première est habilitée à prendre
en charge des principes transmondains (séparés) et universels (immobiles) de tout.
"La Physique,en effet,étudie des êtres ni séparés ni immobiles, et quelques branches des mathématiquesétudient
des êtres, immobiles il est vrai, mais probablement inséparables de la matière, et comme engagés en elle ;
tandis que la Science première a pour objet des êtres à la fois séparés et immobiles. "69
Et seuls de tels principes jouissent d’une validité intemporelle, applicables qu’ils sont
partout et toujours, aussi bien ici-bas, pour la compréhension des mouvements terrestres qui
relèvent de la Physique proprement dite, que là-haut, pour l’intelligibilité des rotations
célestes ou des " mouvements des astres " mesurés par " l’Astronomie " ou le Traité du Ciel et
qui furent historiquement les premiers à donner lieu à des lois.
" Mais toutes les premières causes sont nécessairement éternelles, et surtout les causes immobiles et séparées,
car elles sont les causes de ce qui, parmi les choses divines, tombe sous les sens. "
Quelle que soit cependant la différence entre ces deux types de mouvement, elle ne saurait
entamer leur unité principielle, toutes les causes premières étant elles-mêmes liées entre elles
et renvoyant à une Cause, un Principe ou un Sens unique : " le Premier Moteur ".
" Tel est le Principe auquel sont suspendus le Ciel et la nature."
Partant " le divin embrasse la nature entière ", autrement il faudrait penser " l’Univers
[comme] une série d’épisodes sans lien entre eux (…) à la façon d’une méchante tragédie ".
Il n’y aurait plus " un seul Ciel "," un Monde et un Ciel " : " Le Monde, pris comme un tout "
-" l’objet de la Physique "70-, faute de pensée universelle, autant dire de Pensée tout court.
La division des sciences n’est donc nullement exclusive de leur relation et de leur commune
subordination à la Science des sciences, la plus haute d’entre elles, celle qui étudie le Principe
même de toutes les sciences et qu’à ce titre on qualifiera de « Théologie ».
" Par conséquent, il y aura trois philosophies théorétiques : la Mathématique, la Physique et la Théologie.
<Je l’appelle Théologie> : il n’est pas douteux, en effet, que si le divin est présent quelque part, il est présent
dans cette nature immobile et séparée, et que la science la plus haute doit avoir pour objet le genre le plus élevé."
Nonobstant leur nécessaire particularisation, les disciplines scientifiques positives forment
système et, à l’instar de leur propre unification régionale des données éparses de l’expérience
sous l’égide de lois, elles sont tributaires dans leurs principes d’une Science unique ou
universelle qui les « dirige » ou englobe toutes, comme « Dieu » est source des « créatures ».
" Ainsi, les sciences théorétiques sont estimées les plus hautes des sciences, et la Théologie la plus haute
des sciences théorétiques ?"
Si tel n’était pas le cas, c’est l’idée même du Discours humain qui deviendrait impensable.
Plus modestement et rigoureusement toutefois on préférera attribuer à un tel Discours
le nom traditionnel de « philosophie » évitant l’équivoque qui consisterait à confondre
l’Absolu ou Dieu –l’être éternel, immobile et séparé- avec un être d’un autre monde, objet
d’une hyper-physique, alors qu’il signifie simplement "la Pensée" ou "l’acte de l’intelligence",
qui, tout en se pensant elle-même, pense le Monde : ce Monde-ci, car il n’y en a point d’autre.
Ainsi seulement elle méritera pleinement sa caractéristique de " Science première " id est totale.
68
69
70
vide Cours I. 1. Mathématique et I. 2. Physique
nous revenons à la version de Ps.-Alex. 445, 39
Méta. N. 3. 1090a 30 – 6. 1093b 27 ; Λ. 8. 1073b 3-5 ; 7. 1072b 10-14 ; 8. 1074b 3 (Z. 2. 9612) ;
Λ. 1074a 40 - 10. 1076a 1 – N. 3. 1090b 29 ; Tr. Ciel I. 10. 280a 22-23 (I. 8.-9.) et Méta. Λ. 1. 1069a 37
19
" Mais s’il existe une substance immobile, la science de cette substance doit être antérieure et doit être
la Philosophie première ; et elle est universelle de cette façon, parce que première."
Loin d’avoir quoi que ce soit à envier aux sciences et à vouloir se construire sur leur modèle,
la philosophie doit prendre pleinement conscience de sa spécificité et « supériorité » sur ces
dernières, en les reconduisant à leur sol originaire : la Raison ou Sagesse humaine.
" C’est pourquoi et la science physique et la science mathématique doivent être posées comme des parties de la Sagesse." 71
Aussi l’on abandonnera définitivement toute tentative d’édifier un système philosophique
selon les canons scientifiques ordinaires, mathématiques en particulier72.
Sur quelle base, logique ou méthode bâtira-t-on alors la connaissance philosophique, à
supposer qu’on puisse réellement la bâtir, comme ne cessent de le proclamer les Philosophes ?
C’est ce que l’examen de son Idée nous indiquera.
2. Idée de la Philosophie
La nature propre de la connaissance philosophique se déduit de sa place ou de sa fonction
dans l’économie générale du savoir. Or à l’intérieur de ce dernier, son rôle n’est pas de figurer
une discipline supplémentaire dans la liste des sciences, en prétendant apporter de nouvelles
lumières sur une région inédite de l’Être, toutes étant déjà balisées par les matières existantes,
mais et uniquement de démontrer-justifier la vérité de chaque science, en l’insérant dans
le contexte global de la Vérité, où elle puise son sens.
" On tient souvent la philosophie pour un savoir formel, vide de contenu, et on perd trop de vue que ce qui est
vérité aussi selon le contenu dans quelque connaissance que ce soit peut seulement mériter ce nom de vérité,
s’il a été engendré par la philosophie ; que les autres sciences cherchent autant qu’elles veulent, en argumentant
et en se passant de la philosophie, sans la philosophie, elles ne peuvent avoir ni vie, ni esprit, ni vérité." (Hegel73)
Une vérité particulière aurait-elle au demeurant une valeur hors son rapport aux autres
vérités, soit sur fond de Vérité universelle ? Tout en ne se réduisant à aucune des sciences, la
Philosophie n’est nullement externe à leur ensemble, dont elle délimite précisément la forme,
par la liaison qu’elle institue entre elles. Pour ce faire, elle requiert un concept a priori/un plan
préalable de la Science comme Totalité, c’est-à-dire d’elle-même. Lequel au juste et est-il
vraiment concevable ou ne serions-nous pas une nouvelle fois face à une tâche impossible :
un mur ou un cercle vicieux ? Il importe d'approfondir tout d’abord à la définition ou au
concept de « philosophie » pour le savoir.
A. Concept
Adossée au seul présupposé indiscutable de tout penser : l’existence de la pensée ou raison,
la philosophie fera fond uniquement sur elle. Or celle-ci s’étendant à tout, celle-là portera
obligatoirement sur tout, sans aucune restriction : rien n’échappe au champ philosophique.
" Le philosophe doit être capable de spéculer sur toutes choses." (Aristote)
Ce dernier est concerné par l’Être en général / universel et non par tel étant / être particulier.
Encore faut-il s’entendre sur la notion d’Être ou de Tout, car sa signification est éminemment
ambiguë et a une incidence directe sur l’interprétation même de la Philosophie. Si, comme le
veut l’usage, on en limite le sens à la simple addition ou juxtaposition de parties (étants), soit
en extension, il est clair que la philosophie se réduirait alors à un catalogue ou une collection
d’êtres et/ou de leurs connaissances, c’est-à-dire à un dictionnaire ou un sommaire qui, tout en
offrant un abrégé de celles-ci, n’en dépasserait pas la multiplicité. Si par contre on conçoit
le tout en compréhension, soit en unifiant sous une même idée les différents étants et/ou
71
72
73
Méta. Λ. 7. 1072 b 18-27 ; E. 1. 1026 a 27-30 et K. 4. 1061 b 33
vide Cours Introduction gale 3. B. 1.
Phén. E. Préface IV. pp. 157-159
20
les diverses sciences s’y rapportant, on obtiendra bien une seule et unique Science qui
démontrerait l’unité de toutes les autres.
" La science du philosophe est celle de l’Être en tant qu’être, pris universellement et non dans l’une de ses parties ;
mais l’Être s’entend de plusieurs manières, et non pas d’une seule façon. Si donc le terme être n’est
qu’un terme homonyme, sans qu’il y ait rien de réellement commun entre ses divers sens, l’Être ne tombe pas
sous une seule science (puisqu’il n’y a pas unité de genre entre les diverses significations d’un terme homonyme).
Par contre, s’il y a quelque chose de commun, alors l’étude de l’Être appartiendra à une seule science." (idem)
Entre ces deux possibilités, nul doute n’est cependant permis. Il suffit en effet de remarquer
que, dans la première hypothèse, se contentant de récapituler les sciences, la philosophie les
répéterait en fait, fût-ce en raccourci. Elle perdrait du coup toute autonomie et légitimité.
Seule la seconde hypothèse justifie dès lors l’existence d’une discipline destinée ni à faire
nombre avec les matières positives, ni à les résumer simplement, mais à les « réfléchir ».
Et le propre de chaque science étant d’interroger les fondements, principes ou sub-stances des
étants dont elle a la charge, en postulant que ceux-ci sont liés entre eux, sinon ils ne
porteraient pas le même nom (êtres mathématiques, physiques, biologiques ou linguistiques),
il appartiendra à une même Science d’étudier les principes généraux des tous les êtres, ce par
quoi tous se dénomment des « êtres ». En l'absence d'une relation entre eux, on voit mal
comment un seul et même esprit, le nôtre, gouverné par les mêmes lois logiques,
s'appliquerait à tous. Il lui faudrait dans cette hypothèse changer intégralement ses catégories,
à chaque fois qu'il aborde un nouveau domaine scientifique. Mieux, personne ne pourrait
étudier plus d'une matière et nul savant ne serait en mesure de se prononcer sur quoi que ce
soit, en dehors de la discipline dans laquelle il s'est spécialisé.
En posant ainsi la co-hérence ou co-appartenance des êtres scientifiques à un même
ensemble (l’unité), une telle Science autorisera en même temps la compréhension de leur
articulation ou le passage des uns aux autres (la multiplicité), une différenciation n’étant
possible que sur la base d’une homogénéité. De même qu'il n'existe qu'une Physique ou une
Grammaire, en dépit de la distinction des phénomènes naturels et de leur déroulement ou des
mots et de leur emploi, une unique Étude se penchera sur l'(es) être(s), le(s) fondement(s) ou
le(s) lien(s) qui président aux (autres) êtres, c'est-à-dire sur l'Être en tant qu'être, nonobstant la
diversité de ses modes d'expression.
" Il est donc évident qu’il appartient aussi à une seule science d’étudier tous les êtres en tant qu’êtres.
Or la science a toujours pour objet propre ce qui est premier, ce dont toutes les autres choses dépendent,
et en raison de quoi elles sont désignées. Si donc c’est la substance, c’est des substances que le philosophe devra
appréhender les principes et les causes.
Mais, pour chaque genre, de même qu’il n’y a qu’une seule sensation, ainsi il n’y a qu’une seule science,
comme, par exemple, une science unique, la Grammaire, étudie tous les sons articulés. C’est pourquoi
une science génériquement une traitera de toutes les espèces de l’Être en tant qu’être, et ses divisions spécifiques,
des différentes espèces de l’Être." (idem74)
Loin de s'exclure, le même et le différent, l'un et le multiple s'appellent et se confortent.
L’un ne va pas du reste sans l’autre : hors l’unité, il n’y aurait place que pour la confusion
ou la dispersion chaotique, contraire à la recherche humaine d’un sens.
" La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion." (Pascal75)
Inversement en l’absence de toute multiplicité, ne resterait plus qu’une identité vide,
antinomique avec la nécessité d’expliciter le dit sens. Un texte dénué d'une trame unitaire,
si mince soit-elle, deviendrait vite illisible (inintelligible) ; et si celle-ci ne se diffractait pas
en épisodes variés, outre l'ennui qu'il engendrerait rapidement, il se réduirait de fait au
ressassement d'un seul et même mot. Toute formation discursive exige les deux éléments.
74
75
Méta. Г. 2. 1004 a 35 ; K. 3. 1060 b 31-37 et Г. 2. 1003 b 15-22
Pensées
21
L'énonciation d'un sens ne se réalise qu'à ce prix : la formulation (une) d'énoncés (multiples).
La Philosophie ne saurait échapper à cette loi et se disperser en «polymathie» : savoir pluriel.
" Il s'en faut donc de beaucoup, mon excellent ami, que le fait de philosopher doive consister dans la
«polymathie» ou, aussi bien, dans l'étude des divers arts." (Platon)
Ni Héraclite, chantre de la multiplicité, ni Parménide, héraut de l'unité n'eussent écrit la
moindre ligne de leur Poème, De la Nature, s'ils n'avaient finalement respecté cette règle.
Du Multiple héraclitéen à l'Un parménidien76, la voie ne connaît pas de solution de continuité.
Une vraie Science de l’Être en tant qu’être sera donc à la fois une et multiple, elle se
constituera comme l’Unité de la multiplicité. Et si l'on a choisi ici d'insister davantage sur la
première condition, c'est à la fois parce que c'est celle que l'on a le plus tendance à oublier,
particulièrement de nos jours, où il est de bon temps de prêcher une philosophie plurielle,
autant dire un discours inarticulé ou informe, id est une non-philosophie, et parce que c'est
elle qu'il faut souligner tout d'abord, si l'on veut avoir la moindre chance de bâtir un édifice
philosophique digne de ce nom, soit une parole cohérente ou sensée. Au-delà cependant d'une
préférence subjective, qu'il serait loisible à chacun de faire sienne, il y va de la légitimité ou
vérité même de notre connaissance.
D’ailleurs si les diverses sciences ne se corrélaient pas entre elles, elles ne mériteraient pas
toutes le qualificatif de « scientifiques ». La Sagesse ou la Vérité riment donc avec la Totalité.
Partant le véritable apprentissage des sciences est indissociable de l’Inter-disciplinarité,
comprise non point comme combinaison de différentes perspectives sur un objet ou un thème,
mais comme Ré-flexion de tous les regards à leur foyer d’origine commun. Peut-on enseigner
les lois physiques sans la connaissance préalable des équations mathématiques ; les fonctions
vitales sans dire un mot des propriétés physico-chimiques qui les sous-tendent et le sens de
l’histoire sans aucune référence aux caractéristiques biologiques des hommes ?
" Il faut donc bien se convaincre que toutes les sciences sont tellement liées ensemble, qu’il est plus facile de les
apprendre toutes à la fois, que d’en isoler une des autres. Si quelqu’un veut chercher sérieusement la vérité, il ne
doit donc pas choisir l’étude de quelque science particulière : car elles sont toutes unies entre elles et dépendent
les unes des autres ; mais il ne doit songer qu’à accroître la lumière naturelle de sa raison " (Descartes77).
A mille lieues d’un dictionnaire, inventaire ou répertoire, la Philosophie œuvre en vue d’une
Encyclopédie (Hegel), " une grammaire " (Kant78) ou " la logique " (Husserl) des sciences.
" En d’autres termes, il n’y a qu’une philosophie unique, qu’une science véritable et authentique unique et
en elle les sciences particulières authentiques sont justement des membres non-autonomes." (idem79)
Et cette Encyclopédie philosophique ne doit pas, à son tour, être assimilée à une encyclopédie
ordinaire, semblable quant à elle à un simple catalogue de connaissances, vu qu'elle n'en
propose aucunement une dérivation logique.
Par opposition à celle-ci qui se contente d'une enfilade d'assertions, sans fil conducteur réel,
autre que celui des sciences déjà constituées, celle-là ambitionne la « construction » et/ou la
déduction des toutes les théories les unes des autres, en vue de l'édification d'une Science du
Tout articulé, chose inconcevable, en l'absence d'une liaison logique avérée entre les parties.
Chaque proposition y renverra à la suivante et réciproquement : s'élaborera ainsi un cercle ou
un tout fermé sur lui-même.
" Chaque proposition de la Doctrine de Science a sa place déterminée par une autre proposition déterminée,
et la détermine elle-même pour une troisième proposition déterminée. La Doctrine de la Science se détermine
par conséquent par elle-même la forme de sa totalité. " (Fichte80)
76
77
78
79
80
Les Rivaux 139 a (cf. égal. Héraclite, Frgt. 40.) ; cf. Théét. 179 d sq. ; Parm. 136e et Soph. 248e - 249a ;
vide Cours Introduction gale 3. A. p. 37
R.D.E. I p. 38
Prolég. § 39
Log. formelle et Log. transc. §§ 5 et 103 pp. 40 et 362
Sur le concept D.S. 1ère Sec. § 2 p. 41
22
Auto-suffisant ce Tout ou la Science qui l'élabore se valide lui/elle-même, sans nécessité
d'une autre vérification qui se déroulerait de toute façon en son intérieur, tout s'y inscrivant.
Pure logique interne, à l'instar du Logos, la Grammaire philosophique s'auto-justifiera.
Et cette Logique transcende largement les énoncés scientifiques, au sens usuel de ce terme,
comme c'est le cas dans les encyclopédies habituelles du savoir qui n'entendent par ce vocable
que les connaissances présumées indiscutables - positives (mathématique, physique, biologie
et éventuellement les sciences dites humaines) et relèguent dans d'autres volumes, tout aussi
arbitrairement construits, des énoncés supposés relever de la seule opinion, tels ceux de la
morale, de l'art ou de la religion. Or une telle division, parfaitement dogmatique en son
principe, demande à être elle-même interrogée. Partant l'Encyclopédie ou la Logique
philosophique ne se limitera point aux sciences positives existantes, mais englobera dans son
parcours toutes les vérités humaines, scientifiques, éthiques, esthétiques et religieuses.
Outre que l'omission de ces dernières la rendrait incomplète, parcellaire, elle se priverait
alors d'énoncés qui partagent son but et en préfigurent quelque peu la réalisation.
Les trois disciplines –Art, Religion, Philosophie-, ne ciblent-elles pas le même objectif :
l'Absolu, décliné sous la figure de l'Idéal, de Dieu et du Vrai et dont elles nous laissent,
chacune à sa manière, des traces dans le Chef-d'Oeuvre, la Bible (Le Livre) et la Logique ?
" Art, religion et philosophie ont ceci de commun que l’esprit fini s’exerce sur un objet absolu, qui est la vérité
absolue ... L’art, la religion et la philosophie ne diffèrent que par la forme ; leur objet est le même." (Hegel)
Seulement précisément cette différence de forme interdit qu'on les mette sur le même plan.
Du reste ni l'art ni la religion ne sont à la hauteur de leur visée, la première ne nous offrant
qu'une intuition extérieure, non réfléchie, de l'Absolu, éclatée de surcroît en diverses oeuvres
ou représentations indépendantes, toutes susceptibles d'être considérées, à quelque degré,
comme des chefs-d'œuvre, sans qu'aucun jugement définitif ne puisse trancher entre elles.
La seconde réunit bien en une totalité (Dieu) la multiplicité esthétique et lui confère même
une signification spirituelle (Esprit), accessible à la seule intuition intérieure (Foi) et non à la
représentation, mais, faute d'élever par elle-même celle-ci au niveau de la pensée pure, elle ne
réussit pas non plus à réfléchir son contenu et à éviter sa rechute dans la diversité sensible,
comme le montrent et la pluralité des religions positives et celle des images divines qu'elles se
forment fatalement, dès lors qu'au lieu de concevoir Dieu, elles le pres-sentent uniquement.
Il faut donc, pour en réaliser le dessein, outrepasser l'entreprise artistique et religieuse vers
l'opération strictement conceptuelle qui comprendra l'unité des deux tentatives précédentes et,
en reliant leur contenu, saisira le divers qu'elles expriment, non point sur le mode de
l'arbitraire représenté, mais sur celui du nécessaire logique, soit comme différents moments
d'une pensée qui se pense, s'articule ou se précise elle-même, témoignant ainsi de sa liberté.
La Philosophie se chargera justement de cette tâche.
" La science [la philosophie] est l'unité de l'art et de la religion, pour autant que le mode d'intuition, extérieur
quant à la forme, du premier, l'opération subjective par laquelle il produit le contenu substantiel et le brise en de
nombreuses figures subsistantes-par-soi, sont, dans la totalité de la seconde, ainsi que la dissociation se
déployant et la médiatisation du déployé opérées par elle au sein de la représentation, non seulement retenus en
un tout, mais aussi réunis en l'intuition spirituelle simple, et puis, en celle-ci, élevés à la pensée consciente de soi.
Ce savoir est, par là, le concept, connu par la pensée, de l'art et de la religion, dans lequel ce qui est divers dans
le contenu est connu comme nécessaire, et ce nécessaire, comme libre." (idem81)
Pour la mener à son terme, elle devra écrire le Livre, vainement rêvé par Mallarmé car
impossible, nous l'avons vu82, selon les moyens littéraires, et que le Philosophe quant à lui
prétend réaliser, en recourant certes aux mots –de quel autre instrument dispose-t-on ?-,
81
82
Esth. Id. Beau chap. I. 1. L’Idée et l’Esprit absolu p.143 (cf. Cours III. 7. II. B. p. 31 n.155) et E. III. § 572
vide Cours III. 7. Art II. 3. C. pp. 46 sq.
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mais des mots purement intelligibles/signifiants, sans que l'on prête attention à leur matérialité.
Comment rédigera-t-il pourtant un tel Livre : par quoi le débuter, quel sera son premier mot,
ou selon quelle méthode progressera-t-il ?
B. Méthode
En tant qu’exposé méthodique des principes des sciences, la Philosophie doit répondre à des
contraintes logiques / méthodologiques très strictes, si elle veut assurer sa propre scientificité.
Il semblerait donc qu’il lui faille commencer par s’interroger sur celles-ci et donc débuter par
un Discours de la Méthode ou des Règles pour la direction de l’esprit (Descartes).
" La méthode est nécessaire pour la recherche de la vérité." (idem)
Sa première question reviendrait à se demander quel est le critère ou le signe de la vérité, soit
à déterminer la nature même de notre connaissance et de sa capacité à atteindre le Vrai.
Préalablement à toute affirmation, il conviendrait de se mettre d’accord sur le savoir qui y
conduit et son extension : jusqu’où il peut s’étendre.
" Or il n’est rien de plus utile ici que de chercher ce qu’est la connaissance humaine et jusqu’où elle s’étend." (idem83)
La philosophie critique fera expressément sienne cette procédure, lui conférant même
le statut principiel de condition de possibilité ou de voie d’accès à la science et / ou la vérité84.
Elle rejoint ainsi le bon sens qui trouve pareillement indispensable d’examiner notre faculté
ou pouvoir de connaître avant même de prétendre connaître quoi que ce soit grâce à elle / lui.
" C’est là la proposition principale de la philosophie kantienne. Celle-ci est aussi appelée philosophie critique,
du fait qu’elle a tout d’abord pour fin, dit Kant, d’être une critique de la faculté de connaître. Avant de connaître,
il faut examiner la faculté de connaître. Cela est plausible aux yeux de l’entendement humain, c’est une trouvaille
pour le sain entendement humain. Le connaître est représenté comme un instrument, comme le procédé pour nous
emparer de la vérité ; avant donc de pouvoir aller à la vérité elle-même, on devrait d’abord connaître la nature,
la manière d’être <Art> de son instrument. " (Hegel)
Cette conception instrumentaliste du savoir fut déjà celle de tous les empiristes, leurs titres
en témoignent : Essai philosophique concernant l’entendement humain (Locke), Enquête sur
l’entendement humain (Hume) ou encore Principes de la connaissance humaine (Berkeley).
En quoi il n’est guère interdit de classer le criticisme et l’empirisme dans la même catégorie
s’agissant de " la représentation au sujet de la nature de la connaissance " ou de la " position
de la pensée relativement à l’objectivité " (idem). Il est vrai que tous deux avaient été
précédés par le scepticisme et son analyse des différents modes (tropes) du jugement.
N’importerait-il pas après tout d’évaluer le moyen de compréhension dont nous disposons,
antécédemment à toute tentative de comprendre, ne serait-ce que pour vérifier sa fiabilité ?
" Il est naturel de supposer qu’avant d’affronter en philosophie la chose même, c’est-à-dire la connaissance
effectivement réelle de ce qui est en vérité, on doit préalablement s’entendre sur la connaissance qu’on considère
comme l’instrument à l’aide duquel on s’empare de l’absolu ou comme le moyen grâce auquel on l’aperçoit."
(idem)
Rien d’étonnant qu’on retrouve dans la philosophie kantienne ou le sens commun la même
« absurdité » ou cercle vicieux que dans le scepticisme. Avec quel instrument va-t-on jauger
la pertinence de l’instrument de la connaissance ? En d’autres termes : comment reconnaître
la validité du critère ou signe du vrai, si l’on ne sait pas ce que ce dernier terme veut dire ?
Toute connaissance ou enquête, se limitât-elle à celle d’un prétendu instrument du connaître, est
tenue d’admettre une norme de vérité originaire, sans laquelle son propre discours serait disqualifié.
Elle désavoue ainsi elle-même son présupposé d’une extériorité ou séparation entre un moyen
(instrument) et un objet (vérité) du savoir et postule leur radicale coprésence (corrélation).
83
84
R.D.E. IV et VII pp. 46 et 65 ; cf. égal. D.M. 2è partie
vide égal. Husserl, Idée Phén. 2è L. p. 51
24
Si le discours ne disait pas d’emblée le vrai, il ne le dirait en fait jamais, et c’est en vain qu’on
poursuivrait une connaissance « véri-dique ». Loin de devoir mesurer celle-ci à l’aune d’un
outil quelconque, c’est elle au contraire qui « définit »-détermine tout, soi-même comprise.
Étalon de mesure et mesure tout à la fois, le savoir véritable est sui-réflexif ou absolu, et, en
tant que tel, toujours déjà là.
" s’il [l’absolu] n’était pas et ne voulait pas être en soi et pour soi depuis le début près de nous. …
Cette conclusion résulte du fait que l’absolu seul est vrai ou que le vrai seul est absolu." (idem)
Pour s’y introduire, nul préalable n’est requis, il suffit d’épeler correctement sa propre pensée.
" Mais le vrai n’a nullement besoin de lisière qui le guiderait, il doit porter en lui la force de plaider immédiatement
pour lui-même " (idem).
Du reste le bon sens ne s’y est pas complètement trompé. Car, s’agissant de " savoir ce qu’il
faut entendre par « vérité » ", il a beau feindre qu’il vise par ce mot quelque chose qui se
trouverait en dehors de la pensée, il l’utilise aussi, souvent, en sa signification interne de
concordance de la pensée avec elle-même : ainsi dans des locutions comme un vrai ami ou
une vraie beauté qui renvoient à l’idée d’êtres répondant aux réquisits de la notion authentique
de l’amitié ou de la beauté.
" Au reste, la signification plus profonde (philosophique) de la vérité se trouve en partie aussi dans l’usage de la langue.
Ainsi, par exemple, on parle d’un vrai ami et l’on entend par là un ami dont la manière d’agir est conforme au
concept de l’amitié ; de même on parle d’un vrai chef-d’œuvre. Non-vrai a alors le même sens que mauvais,
inadéquat en soi-même. " (idem85)
Avec Spinoza on ne craindra pas d’affirmer haut et fort la présence en nous de "l’idée vraie"
-"(car nous avons une idée vraie)"-, irrécusable, par "quelque sceptique" que ce soit, sauf à
parler "contre sa conscience", et l’on dénoncera comme illusoires tous les préambules
méthodologiques, particulièrement la recherche préliminaire d’un signe externe de la vérité86.
Pour s’assurer de cette dernière et devenir certain de la validité de son propos, il ne saurait
être question de sortir –comment ?- de celui-ci et le comparer avec un objet donné –par qui ?-,
mais il suffit que l’objet énoncé-pensé (l’essence objective) coïncide avec son énonciationpensée (l’essence formelle), ce qui ne peut manquer d’arriver, pour peu que l’on énonce-pense
conséquemment, c’est-à-dire qu’on aille jusqu’au bout de l’expression et/ou des expressions.
La certitude ou vérité d’une proposition ne gît pas ailleurs que dans sa « position » même.
" D’où il est évident que la certitude n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même ; c’est-à-dire que
la façon dont nous sentons l’essence formelle est la certitude même."
Inutile donc de réclamer une garantie complémentaire qui nécessiterait de toute façon encore
la garantie de sa garantie et ainsi de suite. Aucune instance transcendante -Dieu ou la Naturene peut justifier la véracité de notre propos qui ne peut chercher d’accréditation qu’à l’intérieur
de lui-même. Quand on sait vraiment, on est censé savoir ce qu’on sait et qu’on le sait.
Rien ne peut suppléer notre propre opération ou possession de la vérité.
" D’où il est de nouveau évident que, pour avoir la certitude du vrai, il n’est besoin d’aucun autre signe
que la possession de l’idée vraie : car, comme nous l’avons montré, il n’est pas besoin, pour que je sache,
de savoir que je sais. "
Le savoir ne relève que de soi. Pas davantage qu’il n’y a de méta-discours –si l’on entend par
là un discours surplombant le Discours-, il ne saurait être question de méta-science.
En matière de Science, toute division entre un sujet et un objet soit entre un moyen (faculté)
et un résultat (vérité) s’avère non pertinente. La connaissance et la vérité y sont inséparables.
Seul celui qui sait est à même de produire la justification de ce qu’il sait, sans autre recours
85
86
H.Ph. Kant p. 1854 ; E. I. C. pr. §§ 25 R, 40; Phén. E. Introd. pp. 65, 66 - 67 (cf. égal. Diff. syst. A. II. p. 89);
L’essence crit. philo. p. 92 et E. C.P. § 24 add. 2. p. 479 ; cf. égal. I. § 142 add. p. 575 et § 160 add. p. 591
T.R.E. §§ 33 et 47 pp. 112 et 116 et Texte §§ 35-36 p. 113
25
qu’à la science dont il dispose, et ainsi de s’approprier " la suprême certitude " ou la vérité qui
ne sont en fait que les deux faces d’un même processus. La « certitude » réfléchit sur le
versant subjectif la valeur logique ou objective de l’idée que l’on pense (l’essence objective).
" D’où ressort encore évidemment que personne, sauf celui qui possède l’idée adéquate ou l’essence
objective de quelque chose, ne peut savoir ce qu’est la suprême certitude ; ce qui est évident puisque
la certitude et l’essence objective ne font qu’un. "
Par opposition à une connaissance tirée de la perception ou de l'expérience (induction)
–" connaissance du premier genre, opinion, ou imagination "-, de la déduction / démonstration
à partir de prémisses (admises) –" Raison et connaissance du second genre "-, on qualifiera la
savoir authentique de " connaissance ... [du] troisième " genre ou " Science intuitive ".
Distincte d’une simple conviction personnelle immédiate, elle se fonde sur une démarche ou
une médiation de la pensée mais une médiation qui n’a nul besoin d’une démonstration
supplémentaire, puisqu’elle est la « dé-monstration » ou l’« ex-position » de la vérité même.
N'en douteront que ceux qui confondent idée ou jugement actif et image ou reflet passif.
" Avoir une idée vraie, en effet, ne signifie rien d'autre que connaître une chose parfaitement ou le mieux possible ;
et certes personne n'en peut douter, à moins de penser qu'une idée est quelque chose de muet comme
une peinture sur un tableau, et non un mode du penser, à savoir l'acte même de comprendre ;"
Ne dépendant que de soi, la Vérité est absolue ou auto-référentielle. Et tout en se révélant
elle-même, elle témoigne de ce qui n’est pas elle : la fausseté. Ce n’est qu’en détenant le vrai
qu’on peut prendre conscience de son erreur. Le véri-dique se dit bien lui-même et indique en
même temps son opposé.
" Tout de même que la lumière fait paraître (manifestat) elle-même et les ténèbres, de même la vérité est
sa propre norme et celle du faux (index sui et falsi)."
Vrai et faux ne sont pas du reste exclusifs l’un de l’autre, sinon on ne dépasserait jamais celuici vers celui-là. Si la vérité rime avec idée ou pensée adéquate, c’est-à-dire complète (totale),
la fausseté se résume à une idée ou pensée inadéquate et donc incomplète (partielle).
Partageant la sui-réflexivité de Dieu, la Vérité se passe d’autant mieux de la caution de ce
dernier, qu’elle se confond en réalité avec lui.
" Dieu est la vérité ou la vérité est Dieu même."87
Descartes, contre lequel est dirigé en grande partie le raisonnement spinoziste, ne disait pas
in fine autre chose, récusant pareillement toute évaluation externe du vrai.
" Il [le livre De la Vérité de Herbert de Cherbury] examine ce que c’est que la vérité; et pour moi, je n’en ai
jamais douté, me semblant que c’est une notion si transcendentalement claire, qu’il est impossible de l’ignorer :
en effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s’en servir, mais on n’en aurait point pour
apprendre ce que c’est que la vérité, si on ne la connaissait de nature. Car quelle raison aurions-nous de consentir
à ce qui nous l’apprendrait, si nous ne savions qu’il fût vrai, c’est-à-dire, si nous ne connaissions la vérité ?"88
Tous les « cartésiens » lui emboîteront le pas :
" Car la vérité habite en nous." (Malebranche)
" Mais on en demandera le criterion [de l'accord de nos idées avec les choses. (...) J’avoue que ceux qui
demandent toujours : « d’où savez-vous que vous ne vous trompez pas, puisque tant d’autres sont dans
des sentiments différents ? » se moquent de nous et d’eux-mêmes. Car c’est la même chose que si on répondait à
mon argument : d’où savez-vous que votre conclusion est juste sans vouloir examiner mes prémisses."
(Leibniz)89
Et Kant lui-même, nonobstant son préjugé instrumentaliste, dénoncera l’absurdité de
la question " Qu’est-ce que la vérité "90 mal comprise.
87
88
89
90
Éth. II. Prop. XL Scolie II pp. 394-395 (cf. égal. C.T. II. I. pp. 45-46 et T.R.E. §§ 18-24 pp. 107- 107-110) ;
Prop. XLIII Scolie p. 397 (cf. T.R.E. § 44 et Cours Introd. gale 2. pp. 23 sq.) et C.T. II. chap. XV § 3 p. 64
Lettre à Mersenne 16/10/1639 p. 1059
Malebranche, Traité de morale I. XII. § XIX et Leibniz, N.E. IV. IV. § 1 p. 344 - ……
C.R.P. Log. transc. Introd. III. p. 113 ; cf. égal. Logique Introd. VII. B. p. 55
26
La démonstration véritable étant contemporaine de son effectuation, on ne s’embarrassera
pas de considérations épistémologiques visant à énoncer de quelconques règles de la méthode,
dont le bien fondé demeurerait dubitable, en l’absence de toute norme admise du vrai.
En philosophie on ne suivra qu’une méthode, celle que prescrit le cheminement de la pensée,
à savoir la recherche ordonnée du savoir humain.
" Puisque donc la vérité ne requiert aucun signe, mais qu’il suffit de posséder les essences objectives des
choses ou, si l’on préfère, les idées, pour supprimer tout doute, il s’en suit que la méthode qui veut qu’on
cherche le signe de la vérité postérieurement à l’acquisition des idées, n’est pas la vraie ; la vraie méthode,
au contraire, est la voie par laquelle la vérité elle-même ou les essences objectives des choses, ou les idées
(tout cela signifie la même chose), sont recherchées dans l’ordre qui convient*."
Et pour assurer entièrement sa propre validité, une telle voie n'admettra nul axiome étranger,
parût-il le plus « évident », comme le principe de contradiction qui demande légitimation.
" Et l'on ne doit pas disposer avant la Doctrine de la Science d'aucune proposition logique comme si elle avait
été valable, pas même le principe de contradiction." (Fichte91)
"La vraie méthode" cartésienne ne se libellait-elle pas : "conduire par ordre mes pensées"92 ?
Et puisque le bon ordre, à son tour, ne peut être assigné que par le tout du savoir, seul en
mesure de nous apprendre combien de parties il comporte et comment celles-ci s’entresuivent,
cette recherche ne peut que faire corps avec le dé-veloppement ou l’ex-posé de la Science.
Une re-cherche n’est jamais étrangère à ce que l’on re-cherche ; elle serait sinon recherche de
rien du tout. "La méthode philosophique"93 et la présentation de la philosophie ne font qu’un :
il n’y a que celle-ci qui puisse nous renseigner sur celle-là, c’est-à-dire sur elle-même.
"* En quoi consiste cette recherche dans l’âme, je l’explique dans ma Philosophie."
Parler donc de système philosophique relève du pléonasme : la Philosophie est Système ou
elle n’est purement et simplement pas et en elle/lui méthode et contenu ne diffèrent point :
" la méthode ... ne diffère en rien de son objet et de son contenu " (Hegel)
Mais ne serions-nous pas alors au rouet ? Si la philosophie s’écrit systématiquement ou pas
du tout, par quoi débutera –t-on l’écriture d’un livre de philosophie ? Comment commencer
une ex-plicitation dont on sait par avance qu’elle n’acquiert sens que prise en sa totalité ?
"Quel doit être le commencement de la Science ?" (idem94), étant entendu qu’en tant que
point de départ –première partie-, il ne peut être vrai –totalité-, tout en devant pourtant déjà
être porteur de vérité, car il en forme précisément la première partie, c’est-à-dire la base.
Antique et difficile, mais obligatoire, question, déjà posée par le père de la discipline :
" Obligation donc, en toute matière et pour tout homme, de faire porter sur le point de départ le plus gros effort d’examen,
en vue de savoir si c’est à bon droit, ou non, qu’on se l’est donné pour principe." (Platon)
Elle sera logiquement reprise, d'entrée, par tous ses disciples anciens aussi bien que modernes,
dans la mesure où elle forme la condition de possibilité de leur démarche et/ou de sa réussite.
D'où le caractère toujours recommencé de la philosophie.
" Commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant
dans les sciences." (Descartes)95
N'est-ce pas à la solidité de son premier maillon que l'on juge celle d'une chaîne ?
Seulement ce recommencement perpétuel ne laisse pas d'inquiéter. Si tous les Philosophes
ont effectivement poursuivi le même but et commencé par la même question, remettant ainsi
en cause la base même du savoir de leurs devanciers, alors on peut à bon droit les soupçonner
d'avoir failli à leur tâche, la science, le système ou la vérité des uns chassant celui des autres.
91
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94
95
Sur le concept D.S. 2è Sec. § 6 pp. 56-57
D.M. 2è p. pp. 136 et 138 ; cf. égal. Hegel, Préf. Phén. E. p. 111 et vide infra II.3. C.2.
et Comte, C.P.P. 1ère L. p. 21 2è L. p. 59 et D.E.P. p. 223
Éth. II. Prop. X Scolie p. 364
S.L. I. Introd. p. 40 (cf. égal. III. 3è s. ch. III p. 551) et L. 1er p. 55
Platon, Cratyle 436 d et Descartes, 1ère Méd. ; vide Cours Introduction gale 3. A. p. 29
27
D'aucuns -à vrai dire tous, de Platon à Hegel-, peuvent se proposer de réaliser, voire croire
avoir réalisé, le programme philosophique d’une pensée « scientifique »-systématique et avoir
ainsi mis un terme à toutes les querelles métaphysiques.
" La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut être que le système scientifique de cette vérité.
Contribuer à rapprocher la philosophie de la forme de la science –pour qu’elle puisse déposer son nom
d’amour du savoir et devenir savoir effectif- c’est là ce que je me suis proposé." (Hegel)
Mais l’assurance, fût-elle interne, ne saurait en la matière suffire et " ne peut pas valoir pour
plus qu’une assurance anticipée ", tant du moins que l’on n’aura pas soi-même « publié » et
ainsi soumis à la vérification " la tentative de présenter la science comme système " (idem96).
D'autant que parmi les essais passés, et malgré leurs qualités, les lacunes sont criantes, la
subsistance des philosophes ou des philosophies en étant le signe. Et que dire de la réitération
du même projet de Philosophie comme science rigoureuse par Husserl, au XXè siècle ?
Clarifions encore mieux la nature méthodique- systématique ou totale de la Philosophie.
C. Système
Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de la philosophie, cette discipline a toujours
aspiré à un Livre total. Ce dernier forme sa raison d’être, par contraste avec les considérations
ou traités scientifiques forcément partiels. Son fondateur, Platon, l’a nettement exprimé :
" Car le dialecticien est celui qui a une vision d’ensemble, le non dialecticien, celui qui ne l’a pas."
Il en a même à la fois dessiné la " ligne " directrice et " le prélude " dans la République et
esquissé une ébauche physico-historique dans le Timée, "le sommet de toute la philosophie"97.
Les modernes, à commencer par Descartes, poursuivront son objectif et l’actualiseront.
" Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique,
et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir
la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant
une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse."
L'auteur des Méditations évoquait ailleurs " la chaîne des sciences " et entendra d'ailleurs être
lu et jugé en bloc, systématiquement.
" Je serai bien aise que ceux qui me voudront faire des objections ne se hâtent point, et qu'ils tâchent d'entendre tout ce que
j'ai écrit, avant que de juger une partie ; car le tout se tient, et la fin sert à prouver le commencement."98
Et ils seront eux-mêmes « imités » et prolongés par des « contemporains », tel Husserl, qui,
après avoir rappelé le dessein platonico-cartésien -" toutes les sciences en tant que rameaux
d’une sapientia universalis (Descartes) "-, en soulignera la nature logico-« scientifique » :
" Le privilège philosophique de l’auto-compréhension et de l’auto-légitimation principielle ou, ce qui est la
même chose, le privilège de la scientificité la plus parfaite, privilège pour la réalisation duquel la philosophie existe,
et avant tout la philosophie en tant que doctrine de la science."99
Bref le projet du Livre ou du Système est l’invariant de toute philosophie et Kant était
parfaitement habilité à parler De la philosophie comme d’un système.
A vrai dire ce « rêve » date d’avant la philosophie, étant consubstantiel à la raison même.
Ou, si l’on préfère, la philosophie consiste à prendre au mot le désir rationnel et à le réaliser.
Que veut en effet la raison humaine sinon rationaliser tout, soit enchaîner-enserrer dans les
mailles d’un unique discours logique-rationnel toute la pensée. En cela elle ne fait que suivre
" un principe de totalité <Vollständigkeit> " (idem) inhérent au Langage dont toutes les
significations sont interdépendantes et forment un ensemble. Chaque locuteur en fait
quotidiennement l'expérience, lorsque, cherchant à préciser le sens d'un mot lu ou utilisé
96
97
98
99
Phén. E. Préf. pp. 21, 133 et 165 ; cf. égal. E. Introd. § 1 (vide supra Introd. p. 3)
Rép. VII. 537 c (cf. égal. VI 486 a ; Théétète 175 a et Lois XII 965 b) ; VI 509 d ; VII 531 d et Timée 20 a ;
vide Cours Introduction générale 3. B.
P.P. L.-P. p. 566 ; C.P.
et L. Mers. 01/38 p. 986 (cf. D.M. 6è p. p. 178 ; R.V. p. 901 et L. Morin 13/7/38
p. 1013) ; vide Cours Introd. gale 2. p. 17 ; II. 5. Psychologie II. 2. C. p. 58 et A. Comte, C.P.P. 1ère L. p. 13
Log. formelle et log. transc. Introd. p. 7 et § 56 p. 208 ; cf. égal. § 103 p. 361 et Concl. p. 385
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–peu connu ou inconnu de lui-, il consulte un dictionnaire, et se voit alors irrémédiablement
renvoyé à d'autres mots, le tout en un circuit qui se boucle sur lui-même, sans dehors
linguistique ou autre possible. Le périple signifiant ne ressemble nullement aux voyages
touristiques, mais commence, se continue et finit en et par soi. S’inspirant de la pratique la
plus commune de l’expression, la philosophie rend consciente / explicite ce que celle-là
effectue inconsciemment / implicitement ; elle achève ou pousse jusqu’au bout ce que le
langage ordinaire présuppose mais n’accomplit pas sciemment de lui-même.
Pour exécuter son programme, n’est requise qu’une idée, celle que chacun porte en soi :
l’Idée du Tout, de l’Unité c’est-à-dire du Principe auquel est suspendu tout le savoir et qui
n’est rien d’autre que l’uni-vers de la Pensée elle-même, et donc également des parties qui le
com-posent, l’un n’allant pas sans les autres et réciproquement. Un tout non divisible ou des
parties non unifiables ne seraient qu’un tout vide ou des parties disparates. L’Idée en question
assignera donc à la fois la perspective d’ensemble de la connaissance humaine et la place de
chaque science particulière ou sa relation aux autres. Elle donnera ainsi naissance à un
système, permettant à nos connaissances de dépasser leur simple agrégation ou juxtaposition.
" Si nous jetons un coup d’œil sur tout l’ensemble des connaissances de notre entendement, nous trouvons que la
part qu’y a proprement la raison, ou ce qu’elle cherche à y constituer, c’est le caractère systématique de la
connaissance, c’est-à-dire sa liaison tirée d’un principe. Cette unité rationnelle présuppose toujours une idée, je veux
dire celle de la forme d’un ensemble de la connaissance qui précède la connaissance déterminée des parties et
contienne les conditions nécessaires pour déterminer a priori à chaque partie sa place et son rapport avec les autres.
Cette idée postule donc une parfaite unité de la connaissance intellectuelle, qui ne fasse pas seulement de
cette connaissance un agrégat accidentel, mais un système lié suivant des lois nécessaires." (idem)
Un tel Système, répondant à l’exigence de la Raison, sera nécessairement « achevé », une
authentique totalité ne laissant rien à l’extérieur de soi. Toutes les sciences possibles et/ou
réelles doivent s’y trouver et aucune ne peut se greffer sur lui, sans qu’il l’ait anticipée.
Conséquemment aucune connaissance inédite ne saurait modifier sa structure, puisqu’il ne
tolère qu’une explicitation interne.
Au-delà de la métaphore cartésienne de l’arbre, on le comparera à un corps vivant en général,
dont les organes (parties) n’existent pareillement que dans et par l’organisme (tout) et qui se
développe et se reproduit lui-même, au lieu de subir des altérations ou modifications externes.
" Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en général ne doivent pas former une rhapsodie, mais un
système, et c’est seulement à cette condition qu’elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison.
Or j’entends par système l’unité des diverses connaissances sous une idée. Cette idée est le concept rationnel de
la forme d’un tout, en tant que la sphère des éléments et la position respective des parties y sont déterminées a priori.
Le concept rationnel scientifique contient donc la fin et la forme de tout ce qui concorde avec lui. L’unité du but
auquel se rapportent toutes les parties, en même temps qu’elles se rapportent les unes aux autres dans l’idée de
ce but, fait que l’on ne peut manquer de remarquer l’absence d’une partie quelconque, quand on connaît toutes
les autres, et qu’aucune addition accidentelle, ou aucune grandeur indéterminée de perfection, qui n’ait pas ses
limites déterminées a priori, n’y peut trouver place. Le tout est donc un système articulé (articulatio) et non pas
seulement un amas (coacervatio) ; il peut bien croître du dedans (per intussusceptionem), mais non du dehors
(per appositionem), semblable au corps d’un animal auquel la croissance n’ajoute aucun membre, mais sans
changer la proportion, rend chacun de ses organes plus fort et mieux approprié à ses fins." (idem)
A vrai dire le système du savoir ne présente qu’une analogie superficielle avec l’organisme
biologique, car, alors que ce dernier est susceptible d’une brusque variation imprévisible
(mutation), en quoi il ne forme qu’une totalité provisoire et non auto-nome, celui-là seul
s’auto-engendre ou se réfléchit pleinement lui-même, n’étant confronté à aucune extériorité.
Qui définit en effet ce qui pourrait être à l’extérieur de la raison, sinon la raison elle-même ?
Celle-ci englobe donc bien tout en son sein et s’avère ainsi absolument complète ou saturée.
Son étude, id est la métaphysique ou la philosophie, sera donc totale ou ne sera pas.
29
" Or la métaphysique, suivant les idées que nous en donnerons ici, est, de toutes les sciences, la seule qui puisse
se promettre, et cela dans un temps très court et avec très peu d’efforts, pourvu qu’on les unisse, une exécution
assez complète pour ne plus laisser [à faire] à la postérité que de disposer le tout de d’une façon didactique
suivant ses propres vues, mais sans pouvoir en augmenter le moins du monde le contenu. Elle n’est autre chose,
en effet, que l’inventaire, systématiquement ordonné, de toutes les connaissances que nous devons à la raison pure.
Rien ne saurait donc nous échapper ici, puisque les idées que la raison tire entièrement d’elle-même ne peuvent
se dérober à nos yeux, mais qu’elles sont mises en lumière par la raison elle-même, dès qu’on en a seulement
découvert le principe commun. La parfaite unité de cette espèce de connaissances, qui dérivent uniquement
de purs concepts, sans que rien d’expérimental, sans même qu’aucune intuition particulière, propre à fournir
une expérience déterminée, puisse avoir sur elle quelque influence pour les étendre et les augmenter, cette parfaite
unité rend l’intégrité absolue du système non seulement possible, mais aussi nécessaire." (idem)
Aucune comparaison ou métaphore ne s'avère ici pertinente.
Soumise à la loi du " tout ou rien " (idem), la science philosophique ne progresse pas,
comme les autres sciences, suite à des corrections, remaniements ou révisions successifs,
mais son exposition est tenue d’emblée à l’intégralité, en sorte qu’elle ne connaît pas le progrès,
au sens linéaire du moins de ce terme. Le non respect de cette clause, soit une philosophie
partielle, équivaudrait à la ruine de l’Idée de totalité, autant dire de la philosophie.
" La métaphysique se distingue absolument de toutes les autres sciences en ceci qu’elle est la seule à pouvoir être
exposée intégralement en sorte que la postérité ne trouve rien à y ajouter, aucune extension à donner à son contenu,
jusque-là que, si son Idée ne suffit pas à en livrer du même coup la totalité absolue de façon systématique,
le concept qu’on s’en fait peut être considéré comme n’étant pas correctement saisi." (idem)
Si l’on prend au sérieux celle-ci, on rejettera la fausse modestie –forme masquée d’une vraie vanitéde ceux qui confondent leur incapacité intellectuelle personnelle avec une présumée ignorance
inévitable de l’esprit humain et se satisfont d’un savoir fragmentaire, déclaré par eux définitif ;
lors même qu’ils devraient pourtant comprendre que le propre de tout fragment ou de toute
finitude est d’avoir pour horizon la totalité ou l’infini.
" Toutes les élaborations philosophiques ne méritent pas le nom de philosophie comme science si elles ne sont
pas liées en un système. Philosopher de façon fragmentaire veut dire seulement faire avec la pensée rationnelle
des essais qui, tant qu'on n'a pu leur assigner, dans l'économie du Tout, leur place définie et leur affinité avec les autres,
sont peu dignes de confiance." (idem100)
Le mode aphoristique ne saurait convenir au style philosophique et, en tant que tel, doit être
banni de son champ, au titre d'a ou pré-philosophique..
En quoi la Philosophie consonne voire s’identifie avec le Langage : tout comme lui elle se
donne "d’un seul jet … [ou] coup" (W v. Humboldt101) et se caractérise par son auto-référence
ou totalité absolue. Ou, si l’on préfère, celui-ci constitue le présupposé de celle-là, mais un
présupposé « absolu », incontournable.
" De là, enfin, j’ai conclu ce qu’il s’agissait d’établir, sans rien présupposer hors le simple sens des mots. (...)
M'accuserez-vous d'arrogance et d'orgueil parce que j'use de la raison et me repose sur ce véritable Verbe de
Dieu qui est dans l'esprit et qui ne peut jamais être déformé ni corrompu ?" (Spinoza102)
Approximativement, pour l’instant, on la définira, avec des « philosophes » peu respectueux
par ailleurs de cette détermination, par ce dernier :
" Philosopher ce n’est jamais que découvrir les origines du langage." (Jacobi)
" Parce que sans une méditation suffisante du langage, nous ne saurons jamais vraiment ce qu’est la philosophie
en tant qu’elle a été caractérisée comme correspondance, ce qu’est la philosophie en tant qu’une modalité
privilégiée du dire." (Heidegger)103
Et puisque la Parole est le Lieu même de toute Vérité ou Véri-dicité, le Système qui la traduit
ne peut dire que le Vrai et ce de manière certaine.
100
101
102
103
C.F.J. 1ère Introd. I ; Préf. 1ère éd. p. 1 ; C.R.P. Dial. transc. App. p. 505 (cf. égal. p. 525) ; Méthod. transc.
chap. III. p. 621 (cf. égal. p. 575) ; Préf. 1ère éd. p. 35 (cf. égal. Préf. 2nde éd. pp. 45 et 53) ;
Progrès Préf. p. 9 et Suppl. p. 85 (cf. égal. II. p. 75) et Op. post. AK XXI p. 524
R.L.C. 4 et 13 in Introd. œuvre kavi et autres essais pp. 72 et 80 ; vide Cours II. 5. Psychologie II. 3.
Lettres XXXVI (à Hudde) - LXXVI (à A. Burgh) pp. 1190 et 1292
Jacobi,
et Heidegger, Qu’est-ce que la philo. ? in Qu. II p. 37 ; vide Cours II. 5. Psycho. II. 3. p. 71
30
" Le système de l'esprit humain dont la Doctrine de la Science doit être la présentation est absolument certain
et infaillible ; tout ce qui est fondé en lui est absolument vrai ; il ne trompe jamais, et tout ce qui a jamais été
ou sera nécessaire dans une âme humaine est vrai." (Fichte)
De quelle autre certitude pourrait-on rêver, hormis celle de l'indicible ou de l'ineffable, id est
du silence, qui, faute de dire quoi que ce soit (de distinct), ouvre la porte à toutes les
interprétations, y compris les plus obscures ou obscurantistes ?
Cela ne signifie pas que par après, une fois le tout acquis, il ne resterait plus qu’à le répéter
à l’identique, ce qui reviendrait à ressasser une philosophie déjà écrite. Au contraire, le tout donné,
il importe encore de l’actualiser ou préciser indéfiniment, en fonction cette fois de l’avancée
des sciences positives ou humaines, des tâtonnements des arts ou de l'évolution des religions,
soit de la marche générale de la Culture de l'Humanité..
" Par suite, quand bien même une Doctrine de la Science universellement valable devrait être édifiée, la faculté
de juger philosophante aura toujours, même dans ce champ, à travailler à sa propre perfectibilité, elle aura toujours
des manques à combler, des preuves à renforcer, et des déterminations à déterminer plus précisément." (idem)
Mais cette actualisation s’inscrira obligatoirement à l’intérieur des contours ou limites
préétablis par l’ensemble, dessinant ainsi un progrès « ré-volutionnaire », au cours duquel tout
pas en avant ou pro-gression s’identifie à un pas en arrière ou une ré-gression au fondement.
Partant la philosophie ne peut adopter que la forme d’un cercle dans lequel point de départ et
point d’arrivée coïncident. Mais il ne s’agit pas d’un cercle géométrique / spatial statique,
mais bien du Cercle spirituel /temporel : approfondissant / dynamique de la Ré-flexion même.
Se résout par là même le problème du commencement (point de départ) de la Science.
Dans un réel système, début et fin s’identifiant, il est indifférent à la limite de se demander par
quoi l’on démarrera, vu que, d’où que l’on parte, on est certain a priori de parcourir la sphère
du savoir en entier.
De ce Cercle ou Système vrai, et sauf à retomber dans l'espérance ou l'«illusion» religieuse,
toujours en attente de son objet, on n'aura encore rien dit, tant que l'on ne l'aura pas effectué,
sa légitimité ou possibilité se prouvant elle-même, soit par la réalité même de son exposition.
" On ne peut par conséquent rien dire, avant la recherche, du caractère fondé de notre savoir ; et la possibilité de
la science exigée ne peut se montrer que par sa réalité effective." (idem104)
Or, puisque nous venons d'en présenter les chapitres ou domaines essentiels, nous pouvons
considérer que nous en avons « dé-montré » la nécessité réelle par sa mise en oeuvre effective
et non plus seulement recherchée ou visée, et avons justifié ainsi l'existence de la Philosophie.
Et si nous avons commencé notre « dé-monstration » par la Cosmologie, c'est que,
conformément à la tradition, nous avons estimé qu’il est « naturel » de débuter avec l’étude de
la nature (extériorité) –sciences naturelles-, pour passer ensuite à celle de l’esprit (intériorité)
–sciences humaines- et finir par l’absolu ou la synthèse des deux (intériorité-extériorité)
-sciences théologiques. C’est en tout cas ainsi qu’ont procédé tous les grands, Platon en tête
dans le Timée, suivi par Descartes dans son arbre philosophique, et par Kant :
" Or ce système réel de la philosophie elle-même ne peut être divisé autrement qu’en philosophie théorique
et philosophie pratique d’après la distinction originaire de leurs objets et la différence essentielle qu’elle fonde
entre les principes d’une science qui les comporte ; en sorte que la première partie doit être la philosophie de
la nature, l’autre celle des mœurs ;"105
Quant à Hegel, il « complétera », dans son Encyclopédie des sciences philosophiques,
le diptyque kantien des Premiers principes métaphysique de la science de la nature
–Philosophie de la nature- et de la Métaphysique des mœurs –Philosophie de l’esprit-, par
une philosophie de L’esprit absolu. Nous nous sommes nous-mêmes, essayé dans notre
propre trajet, à valider cette structure, que nous considérons comme définitive-indépassable,
104
105
C.D.S. 2è sec. § 7. pp. 65, 66 (cf. Kant, C.R.P. Préf. 2nde éd. p. 53 ; Progrès II p. 75) et 1ère sec. § 1 p. 35
C.F.J. 1ère Introd. I p. 13
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du fait qu’elle « boucle » véritablement la Science. Pour le vérifier, retraçons une dernière fois,
avec le Philosophe, la chaîne ou le cheminement général de cette dernière, soit le plan global
de la Philosophie, avant d’en reparcourir ensuite, " soixante-dix-sept fois "106, le tour concret,
celui-ci requerrant une permanente réactualisation.
3. " Le Système de la Science "
Revenant au titre initial de l’entreprise hégélienne, Le Système de la Science, éclairons-en la
logique / structure, telle que l’expose l’auteur dans son Avant-propos, plus connu sous le nom
de Préface à La Phénoménologie de l’esprit et intitulé De la (re)connaissance scientifique.
On commentera ici pas à pas ce texte philosophique capital et difficile voire parfois illisible,
exception faite des paragraphes qui confèrent à La Phénoménologie de l’esprit, appelée alors
la " première partie " du Système, la signification d’une introduction (initiation) à ce dernier.
Dans la structure finale de son œuvre, celle de L’Encyclopédie des sciences philosophiques,
Hegel contestera en effet la valeur propédeutique de son ouvrage de jeunesse et intégrera ses
différents chapitres à l’intérieur du système. Le fait qu’il ait envisagé à la fin de sa vie une
réédition en l’état de celui-là –désigné néanmoins clairement comme un "en préalable
(Voraus) [en-avant ou en-dehors], à la Science"- ne change rien à l’affaire mais prouve qu’il
ne le jugeait pas indigne. A l’instar des grandes œuvres passées, il témoigne d’une tentative
éminemment respectable de l’élaboration de la Philosophie, même si son auteur dénoncera
"l’absolu abstrait [qui] dominait alors" dans la Préface107 -ce qui justifie d’autant la nécessité
d’une explication ou explicitation de celle-ci. On laissera également de côté le long passage
polémique dirigé contre Schelling, passablement vieilli aujourd’hui.
A. « Préface »
En philosophie, comme en toute autre discipline, il faut bien commencer, étant entendu
qu’on ne la possède pas d’emblée ou immédiatement. C’est même la chose la plus importante,
dans la mesure où elle prédétermine le cours du reste.
" Le commencement est en toute œuvre ce qui importe le plus " (Platon108).
En tant que telle elle risque d’apparaître comme la plus difficile ou problématique,
pré-supposant la connaissance de toutes les autres.
" La dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu’il faut mettre la première." (Pascal109)
Aussi convient-il de s’assurer que le dit commencement soit un « bon » commencement et
qu’il ne se limite pas, comme c’est le cas dans une préface ordinaire, à des considérations
préliminaires générales ou vagues sur le but poursuivi, les circonstances de la naissance du
livre et le rapport qu’il entretient avec d’autres livres similaires.
Pris tels quels, sans leur justification –pourquoi ce but et pas un autre ? à quoi tiennent les
circonstances invoquées ? quelle est la nécessité des autres œuvres ?-, ces préalables s’avèrent
gratuits ou inutiles et par là-même inadéquats à la chose philosophique.
" L’élucidation, préalable à son œuvre, que donne ordinairement l’auteur dans une préface –sur le but
qu’il s’est proposé, autant que sur les circonstances et le rapport que lui paraît soutenir son œuvre à
l’égard des traités autres ou contemporains sur le sujet- paraît, dans le cas d’une œuvre philosophique,
non seulement superflue, mais encore en raison de la nature de la chose même, impropre et inadaptée."
106
107
108
109
S.L. Préf. 2nde éd. p. 25 et cf. égal. Corr. 603. III p. 224
Sous-titre originaire ; Auto-présentation et Notice pour 2nde éd. in G.W. IX Beilagen pp. 444, 446 et 448 ;
cf. égal. op. cit. I. C.P. § 25 R.
Rép. II 377 a
Pensées 19 éd. Br.
32
De telles considérations débouchant sur " un aperçu historique … une enfilade d’assertions
et de convictions éparses sur le Vrai " qui ne correspondent point au " genre et mode de
présentation de la vérité philosophique " ou, plus généralement, de la vérité tout court qui
se doit de tout démontrer, et donc de se présenter sous une forme nécessaire, en éliminant
d'elle toute proposition arbitraire ou contingente.
Sous prétexte que celle-ci vise une vérité universelle qui englobe forcément les vérités
particulières, on finit par s’imaginer qu’il suffit d’exprimer sa fin ou ses derniers résultats
pour disposer de celle-là, sans qu’on se mette en peine de l’articuler dans son détail.
" En outre puisque la philosophie est essentiellement dans l’élément de l’universalité qui inclut en soi le
particulier, il peut sembler qu’en elle plus que dans les autre sciences, la chose même, et dans la perfection
de son essence, se trouverait exprimée dans le but ou les derniers résultats, en regard de quoi l’exposé
serait proprement l’inessentiel."
En philosophie on pourrait se contenter de vérité(s) ultime(s) sans être tenu à la spécification,
contrairement aux sciences positives où compterait voire primerait la connaissance du
particulier, hors de laquelle on aurait l’impression d’être en présence de généralités vides.
" Au contraire dans la représentation générale de ce qu’est par exemple l’anatomie, à savoir la connaissance
des parties du corps considérées en dehors de leur être-là vital, on est convaincu qu’on ne possède pas
encore la chose même, le contenu de cette science ; mais qu’il faut en outre prendre en considération
attentive le particulier."
En fait dans de telles disciplines, où le détail (particulier) n’est pas déduit du général
(universel) et qui, pour cette raison, ne sont pas proprement scientifiques, il y a congruence
entre la manière non systématique dont on parle du dessein général et la méthode descriptive historique plutôt que rationnelle dont on traite le contenu. Une préface ou des préambules non
justifiés n’y sauraient donc choquer. Rien par contre de plus inadéquat qu’une telle démarche
dans une matière qui ambitionne la saisie d’une vérité absolue : systématique ou totale.
" De plus, dans un tel agrégat de connaissances qui n’a pas droit au nom de science, une causerie sur le but
et des généralités de cet ordre n’est pas ordinairement différente du mode historique et non conceptuel,
selon lequel aussi on parle du contenu lui-même, ces nerfs, ces muscles, etc. Mais dans le cas de la philosophie,
l’inadéquation résulterait de l’usage d’un tel procédé, dont la philosophie elle-même montrerait qu’il est
incapable de saisir la vérité."
Présupposant de surcroît, dans sa comparaison entre son œuvre et les traités autres, une
rigide " opposition du vrai et du faux ", cette façon de procéder postule une incompatibilité
des systèmes philosophiques, ne voulant voir dans la diversité que la contradiction, en lieu et
place d’une éventuelle progression.
" Elle ne conçoit pas la diversité des systèmes philosophiques comme le développement progressif de
la vérité, mais dans la diversité elle voit seulement la contradiction."
Ne croyant pas, par avance, à l’existence voire à la possibilité même de la philosophie, qu’elle
assimile à une juxtaposition de doctrines, elle ne saurait a fortiori y introduire valablement.
La « nature » nous montre pourtant déjà que la diversité n’est pas fatalement exclusive de
l’unité, ou que la contradiction n’est pas purement et simplement synonyme d’annulation,
ainsi dans l’exemple, fût-il approximatif, de la plante et de son développement110, où l’on voit
que différentes formes, tout en se refoulant les unes les autres, n’en constituent pas moins
toutes les étapes, chacune indispensable, d’un seul et même processus.
" Le bouton disparaît dans l’éclosion de la fleur, et on pourrait dire que le bouton est réfuté par la fleur ;
de même par le fruit la fleur est dénoncée comme un faux être-là de la plante ; et le fruit prend la place de
la fleur comme sa vérité. Ces formes ne sont pas seulement différentes, mais encore elles se refoulent comme
mutuellement incompatibles. Mais leur nature fluide en fait en même temps des moments de l’unité organique
dans laquelle l’une est aussi nécessaire que l’autre et cette égale nécessité constitue seule la vie du Tout."
110
cf. égal. Raison 2è éb. chap. II. 1. pp. 78-79 ; Esth. L’Idée Beau chap. 1er II. p. 157 ;
Ph.R. Introd. 5è sec. p. 60 et H.Ph. Introd. III. p. 80 et III. A. I. pp. 96-101
33
Similairement on pensera les philosophies comme les moments d’une unique Philosophie,
dans laquelle on n’entre pas par effraction de l’extérieur, mais qui ouvre d’elle-même sa
propre possibilité, sans travaux d’aménagement préalables.
Car un véritable dé-but ou une vraie intro-duction - préface ne devrait rien présupposer mais
justifier ce qu’il pose, à commencer par le but même qu’il s’assigne. L’affirmation d’un
projet, fût-il commun, de la philosophie ne suffit point en effet à déterminer la nature de celleci et à en exhiber la validité. Tant que l’on n’indiquera pas le chemin -méthode ou moyen- qui
conduit à sa réalisation, ce dernier demeurera un but seulement déclaré, autant dire une
prétention vide. Un but authentique aurait-il un sens disjoint du moyen rendant possible son
accomplissement, c’est-à-dire la transformation d’un dessein envisagé en résultat effectif ?
Et pour que ce résultat ne se résume point à son tour en de simples assertions, il importe que
lui-même ne soit pas séparé du cheminement, id est de la démonstration qui l’a permis.
" Ce n’est pas dans son but en effet que la chose est épuisée, mais dans son exécution. Le résultat non plus
n’est pas le tout effectif, il ne l’est que quand il est pris avec son devenir : le but pour soi est l’universel
sans vie, de même que l’impulsion qui manque encore de son effectivité, et le résultat nu est le cadavre qui
a laissé l’élan derrière lui."
Correctement appréhendé, le commencement et/ou le but est inséparable du moyen et de la fin
ou résultat : le contenu de la connaissance fait un avec sa forme ou, ce qui revient au même,
le vrai, but même de la connaissance, est intérieur au savoir ou à la méthode qui le démontre.
Partant la Chose philosophique ne peut se concevoir que sous la forme d’un système.
Son but ou objet, la connaissance du Vrai, étant indissociable du savoir qui le vérifie, il se confond
nécessairement avec son procès même, sous réserve qu’il s’agisse d’un procès systématique,
soit total ou véritable, qui épuise l’intégralité du pensable. Ce n’est qu’ainsi que le projet
philosophique cesse(ra) de se réduire à un propos annonciateur de vérité et se réalise(ra) en
prononçant celle-ci. Le discours scientifique s’identifie(ra) alors avec le véri-dique.
" La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut être que le système scientifique de cette vérité.
Contribuer à rapprocher la philosophie de la forme de la science –pour qu’elle puisse déposer son nom
d’amour du savoir et devenir savoir effectif- c’est là ce que je me suis proposé."
Telle est, si l’on veut, la seule découverte spécifiquement hégélienne, revendiquée comme
telle par l’auteur de L’Encyclopédie des sciences philosophiques :
" une nouvelle élaboration de la philosophie suivant une méthode qui finira, je l’espère, par être reconnue
comme la seule vraie, identique au contenu ".
Il la mettra du reste en œuvre tout au long de son Opus majeur et dans ses autres ouvrages ou
leçons qui n'en forment que des chapitres détaillés.
En fait cette nouveauté n’a pu échapper aux autres philosophies, sous peine de rompre leur unité.
Une é-laboration n’implique-t-elle pas un " labeur "111 ou travail antécédent ? En montrant
par sa révolution copernicienne, elle-même prolongement de la révolution cartésienne, que
l’objet de la connaissance (le vrai) était une fonction du sujet (savoir), Kant a clairement
signifié la voie à suivre en philosophie : la constitution du "système de la raison pure (la science)"
–mais n’était-ce pas déjà la visée de tous les grands philosophes ?
Cependant, faute d’assumer pleinement les conséquences de sa position épistémologique,
l’intériorité de l’objet au sujet du savoir, le rédacteur de la Critique de la Raison pure n’a pas
pu, su ou voulu écrire intégralement son système. Tout en articulant quelque chose de vrai,
le philosophe de Königsberg a persisté, avec ses devanciers, à le concevoir comme externe au
savoir, comme une "chose en soi" inaccessible à lui. Il s’est du coup condamné à en rester au
seul projet -"une propédeutique (un exercice préliminaire)"112-, soit une espérance qui, n’était
111
112
op. cit. Préf. 1ère éd. p. 117 (cf. égal. Préf. 2nde éd. p. 122) et H.Ph. Introd. II. p. 29
C.R.P. Méthod. transc. chap. III. p. 626
34
sa réalisation partielle, se serait vite identifiée à une chimère, similaire à la croyance religieuse
de ceux qui attendent en permanence le message divin, sans jamais l’entendre ici même.
Disons que les philosophies ou les systèmes précédents sont une élaboration incomplète du
concept de philosophie.
D’où la nécessité de les dépasser ou plutôt de parachever leur travail, et particulièrement
l’œuvre critique, comme l’a bien noté Fichte dans son Concept de la Doctrine de la science
ou de ce qu’on appelle Philosophie et dans ses Introductions à la Doctrine de la science,
en tentant de surmonter les obstacles qui l’ont empêchée de s’achever et d’accomplir ainsi
la Philosophie ou la Science.
" Démontrer que le temps est venu d’élever la philosophie à la Science, ce serait donc la seule vraie
justification des tentatives qui se proposent cette fin – cela montrerait la nécessité de cette fin et
la réaliserait en même temps."
Le philosophe de Berlin ne s’est jamais départi de cette ambition, formulée avant même sa
carrière philosophique proprement dite.
" Du système kantien et de son plus haut achèvement, j’attends une révolution en Allemagne – une révolution
qui partira de principes déjà existants, lesquels ont seulement besoin de subir une élaboration générale,
d’être appliqués à tout le savoir jusqu’ici existant."
Il n’y a donc pas, à proprement parler, de hégélianisme ou de philosophie de Hegel
-" lorsqu’il est question de la philosophie en tant que telle, il ne peut être question de
ma philosophie "- pas davantage, il est vrai, que de platonisme, cartésianisme ou kantisme,
mais uniquement une expression (hégélienne) de la philosophie, expression qui ne dépasse
les autres que parce qu’elle passe par et résulte d’elles.
" La philosophie dernière dans le temps est le résultat de toutes les philosophies précédentes et doit par conséquent
contenir le principe de toutes ; c’est pourquoi elle est, si toutefois elle est de la philosophie, la plus développée,
la plus riche et la plus concrète."113
Bref celle-là explicite ou réfléchit le contenu implicite de celles-ci, dont elle s’avère tributaire.
Avec le biographe de Hegel, on n’hésitera pas à voir dans sa pensée la suite logique de Kant,
de même qu’on peut considérer ce dernier comme l’aboutissement de Descartes etc. ...
" La philosophie hégélienne est bien, en vérité, l’accomplissement de la philosophie kantienne " (Rosenkrantz).
" ce système [kantien] est l’accomplissement poussé à son extrême de la proposition cartésienne : cogito ergo sum "
(Jacobi)114.
Seulement, si tel est bien le cas, si la philosophie est obligatoirement systématique-unique,
revient avec insistance la question initiale : comment s’introduire –car il faut bien, nous
l’avons vu, s’introduire- à une discipline ou un système dont on est censé ne disposer d’aucun
savoir préalable, sinon qu’on ne doit précisément rien y admettre préalablement et qui ne se
vérifie que dans l’après-coup de sa réalisation ? S’il faut en effet " commencer par la chose
même, sans réflexions préalables ", alors par quoi commencer au juste ?
" Quel doit être le commencement de la Science ? "115
Au XXè siècle, Husserl s’interrogera encore sur " le commencement du commencement "116.
Ne buterait-on pas sur une difficulté préjudicielle, pour ne pas dire une tâche rigoureusement
insurmontable voire viciée dès le point de départ ?
" Il serait difficile sinon impossible, de trouver une science qui fût contemporaine de son objet. " (Aristote117)
113
114
115
116
117
Corr. 11. A Schelling I p. 28 ; 357. A Hinrichs II p. 192 et E. Introd. § 13 ; cf. égal. H.Ph. Introd. I. p. 20 ;
II. II. p. 68 ; III. C. II. pp. 221-222 ; Résultat pp. 2112 et 2116 et L.L. 1831 p. 100
Vie de Hegel III.1. p. 490 (cf. égal. 15. p. 601) et Let. à G. Forster 20/12/1788 in W.III p. 518 (Leipzig 1812)
S.L. Introd. p. 27 et L. 1er p. 55
P.M.I.D. 7 p. 209 in Idées III ; cf. I.D.P. I 3è Sec. chap. 1er § 63 pp. 209-210 et Ph. 1ère 2 1ère sec. chap. II.
Organon I. Catég. 7. 7 b 25
35
En réclamant pour la vérité philosophique l’inconditionnalité ou l’absence de présupposés,
nous présupposons au demeurant déjà quelque chose, ne serait-ce que la possibilité d’une telle
étude non-présupposante, alors que cela ne va pas du tout de soi. Nous tournerions ainsi dans
un véritable cercle vicieux, tenant par avance pour acquis ce que l’on se proposait en principe
d’établir, la modalité de la connaissance philosophique. L’importance du commencement
serait à la mesure de son impossibilité ou incohérence et en conséquence de l’inanité de la
philosophie scientifique-systématique en tant que telle qui, faute de justifier son propre début,
ne démarrerait jamais vraiment ou, ce qui revient au même, se réduirait à une pure exigence,
autant dire à un mot creux, ou au mieux à un simple commencement arbitraire.
" A cette phase, qui est celle du commencement, c’est-à-dire la phase où la chose elle-même n’existe pas encore,
la philosophie ne représente qu’un mot creux ou correspond à une représentation quelconque, acceptée de
confiance et non justifiée."118
Ne serions-nous pas alors au rouet ?
Les « échecs » historiques répétés, davantage, la réitération, après Hegel, du même
programme d’une Philosophie comme science rigoureuse (Husserl) ne témoigneraient-ils pas
de façon éloquente du caractère illusoire d’un tel projet ? De cette impossibilité apparente
d’aucuns ont tiré argument, tirent encore aujourd’hui argument, pour condamner la démarche
conceptuelle ou rationnelle en philosophie.
" En posant la vraie figure de la vérité dans cette scientificité –ou ce qui revient au même en soutenant
qu’elle possède uniquement dans le concept l’élément- je sais bien que cela paraît contredire une
représentation et ses conséquences qui ont autant de prétention que d’extension dans la conviction de l’époque. "
Au concept ils opposent " ce qu’on nomme tantôt intuition, tantôt savoir immédiat de
l’Absolu, Religion, l’Être " etc., pensant ainsi accéder plus directement au Vrai.
Cette condamnation se libelle de nos jours dans le mot d’ordre Dépassement (Surpassement)
de la Métaphysique119 soit dans la nécessité proclamée d’un autre rapport à l’Être ou à la
Vérité que la Raison. Ainsi partant d’une juste dérivation étymologique de la « raison » (" lat.
reor [je pense], ratio " –et pourquoi pas res : affaire, chose ou reus : défendeur, accusé ?),
Heidegger en conclut au caractère « chosiste » ou objectiviste de celle-ci, ce qu’il condamne.
" Et la pensée ne commence que lorsque nous avons éprouvé que la Raison, tant magnifiée depuis des siècles,
est l’adversaire le plus opiniâtre de la pensée."
Il importerait donc de faire L’expérience de la pensée, c’est-à-dire d’une Autre pensée que
la pensée rationnelle et qui s’exprimerait plutôt dans " la parole du poète ou " la sentence "
mystique, que dans les doctrines philosophiques. Les premières seules nous révéleraient ce
que les dernières auraient vainement cherché, " la clarté " ou la vérité ultime de l’Être.
" Mais l’Être –qu’est-ce que l’Être ? l’Être est Ce qu’Il est. Voilà ce que la pensée future doit apprendre à
expérimenter et à dire." (idem)
On aura reconnu au passage, dans cette vision de l’Être, le strict équivalent de la révélation
biblique du nom divin dans l'Exode -" Je suis qui je suis "-, en dépit de la dénégation du
penseur qui se défend de toute assimilation de l’Être à Dieu, dans la suite de sa citation.
Le malheur d’un tel langage, c’est que tout en parlant vrai, il ne dit pas le vrai, puisqu’au
lieu de l’articuler, le démontrer ou le justifier, il se contente de l'asséner ou de le proférer
sentencieusement, à la manière de l’oracle émanant de quelque Pythie. Moyennant quoi il
peut éventuellement suggérer l’essentiel -"restaurer le sentiment de l’essence"- à supposer
qu’on l’ait perdu de vue, mais certainement pas le prouver –en "produire … l’intellection",
ce qui pourtant et uniquement importe au philosophe. Aussi contribue-t-il à " l’édification ",
ou l’exaltation de certains, les initiés, dont le moins qu’on dira est qu’ils se satisfont de peu,
118
119
S.L. L. 1er p. 62 ; cf. égal. Corr. II. 218. à Sinclair (brouillon début 1813) pp. 10-11
Nietzsche, XIV 345 Mus. Ausg. (Munich 1922-29) et Heidegger, Essais et Conférences p. 80
36
eu égard à ce qu’ils manquent et qui est en fait le véritable essentiel ou l’essence comprise expliquée et non seulement pressentie.
" A ce dont l’esprit se contente, on peut mesurer la grandeur de sa perte."
Désireux de comprendre et d’être entendu de tous, le philosophe ne saurait s’accommoder du
style vaticinant adopté par quelques-uns et qui est aux antipodes de la philosophie.
" Mais la philosophie doit se garder de vouloir être édifiante."
Kant avait en son temps ironisé Sur un ton supérieur nouvellement pris en philosophie.
Libre aux adeptes contemporains de ce ton grand seigneur et à leurs thuriféraires de s’exalter,
en se donnant à eux-mêmes et en donnant aux autres l’illusion de poser des questions
entièrement inédites ou d’énoncer des vérités originales et profondes.
" Nous différons de Hegel en ce que nous n’avons pas affaire à un problème reçu déjà formulé, mais bien à ce
qui d’un bout à l’autre de cette histoire de la pensée n’a été interrogé par personne." (Heidegger120)
On peut certes préférer celles-ci aux laborieuses déductions philosophiques. Tant néanmoins
qu’on ne prendra pas la peine de les expliquer et donc de les transformer en énoncés
philosophiques, il sera également loisible au philosophe d’y suspecter " une vide profondeur
… qui est la même chose que la superficialité ".
" Ceux qui croient pouvoir se passer de la démonstration et de la déduction en Philosophie montrent qu'ils sont
encore loin de la moindre idée de ce qu'est la Philosophie et peuvent bien par ailleurs discourir, mais n'ont aucun
droit de participer à un discours philosophique, eux qui veulent discourir sans concept."121
Réduite à elle même, la formulation heideggérienne de l’Être n’est-elle pas une pure tautologie ?
Loin de fournir une quelconque alternative au concept, L’expérience de la pensée régresse en deçà
de lui et trahit une démission de l’esprit. Elle s’avère en tout cas impraticable pour quiconque
veut entendre et être entendu, et non prophétiser, et pour cela commencera par une discussion,
comme le faisait d’ailleurs l’auteur au début d’Être et Temps, en se réclamant de Platon :
" ce que vous pouvez bien vouloir signifier, quand vous énoncez ce mot « étant » : il est clair en effet que cela,
depuis longtemps vous le savez, vous, tandis que nous, qui nous figurions jusqu’à présent le savoir,
nous sommes maintenant dans l’embarras à son sujet."122
Car la compréhension ne peut s’obtenir que par la démonstration ou détermination sans
laquelle " la science manque de l’intelligibilité universelle et a l’apparence d’être une
possession de quelques individus singuliers ". En dé-montrant, on montre en effet aux
autres et on leur ouvre ainsi l’accès au savoir, au lieu de le réserver à une prétendue élite.
" Seul ce qui est parfaitement déterminé est en même temps exotérique, concevable et capable d’être
appris et d’être la propriété de tous. La forme d’entendement de la science est le chemin vers la science,
ouvert à tous et rendu égal pour tous, et parvenir au savoir rationnel au moyen de l’entendement, c’est là
la juste exigence de la conscience qui aborde la science, car l’entendement est la pensée, le pur moi en général,
et l’entendement est le bien connu, l’élément commun de la science et de la conscience non scientifique, qui
peut ainsi immédiatement entrer dans la science."
Scientifique et démocratique à la fois, le langage conceptuel ou rationnel est l’unique langage juste.
Rien d’étonnant que son exigence se soit manifestée surtout après " le lever du soleil " de la
Révolution française123.
Et juste et donc unique, il l’est d’autant plus qu’à l’instar du vrai spinoziste, il permet et sa
propre interprétation et celle des disciplines qui lui semblent étrangères, art et religion,
alors que la réciproque n’est absolument pas vraie.
120
121
122
123
Q.E.C.Q.C. B. I. IV ; p. 76 ; H.C.E. in Chemins p. 322 ; op. cit. in Qu. III p. 17 ; H.H.P. in E. et C. p. 236 ;
Pr. rais. V p. 103 ; Alèth. in E. et C. p. 339 ; Hum. in Qu. III pp. 101-2 et Id. et diff. in Questions I p. 285
Ph.D. § 141 R.
Soph. 244 a (cité par Heidegger en exergue à Ê.et T.) ; cf. égal. Fichte, S.É. 1812 Remarques II. 1.
cf. égal. Rosenkranz II. VII. pp. 315-319 et Ph.H. 4è partie 3è sec. chap. III. p. 340
37
" De même qu’on a justement dit du vrai qu’il était index sui et falsi, alors qu’on ne sait pas le vrai à partir du faux, de même
le concept est la compréhension de lui-même et de la figure privée du concept, alors que celle-ci, à partir de sa vérité
intérieure, ne comprend pas celui-là. La science comprend le sentiment et la croyance, mais elle ne peut être jugée qu’à partir
du concept, en tant qu’elle repose sur lui, et, puisqu’elle est l’auto-développement de celui-ci, un jugement qui l’apprécie à
partir du concept n’est pas tant un jugement sur elle qu’une progression avec elle."
S’il est en effet sensé de concevoir philosophiquement l’art ou la religion, il serait par contre
absurde d’essayer de rendre compte esthétiquement ou religieusement du contenu de
la philosophie, si ce n’est au prix d’une totale déformation ou simplification de celle-ci.
Quant au cercle du commencement ou de la démarche philosophique en général, que se
plaisent à souligner ses adversaires, loin de disqualifier cette dernière, il figure "la Chose même"
dont il est question en Philosophie et/ou dans le Discours véritable : sa réflexivité soit son
auto-présupposition, par opposition à la présupposition externe des (autres) discours
(ordinaires ou scientifiques).
" La philosophie est privée de l’avantage dont profitent les autres sciences, de pouvoir présupposer ses objets,
comme accordés immédiatement à la représentation, ainsi que la méthode de la connaissance –pour commencer
et progresser-, comme déjà admise."
Et celle-ci sera le gage de son auto-démonstration ou justification absolue, partant de sa vérité
non moins absolue.
Tout sujet parlant peut faire et même fait l’expérience de cette circularité, pour peu qu’il
prête attention non seulement à ce qu’il dit mais au fait qu’il le dit. Quiconque se met à parler
doit en effet forcément présupposer (savoir) de quoi il parle, bien qu’il débute à peine son
discours et qu’il ne le saura véritablement que rétroactivement, à la fin de celui-ci, sinon il ne
pourrait point en proférer les premiers mots.
" Ce qui commence est déjà, tout en n’étant pas encore. (...) Nous sommes toujours en avance, nous posons ce qui
est en soi, par après le concept est posé tel que nous avons vu qu'il était en soi : c'est le concept en et pour soi."124
Dans l’ordre discursif, début (introduction) et fin (exposé) coïncident nécessairement, se
réfléchissent ou renvoient l’un à l’autre. Un avant-propos (préface) est indissociable du
propos final (postface), sans lequel il ne ferait certes pas sens –ne serait pas completmais qu’il anticipe ou préfigure, à titre de commencement.
" C’est là un cercle, mais c’est un cercle inévitable " (Fichte125).
Reprochera-t-on aux philosophes, et particulièrement à Hegel, de prendre ce cercle au
sérieux, en l’inscrivant d’entrée dans le titre même de son Œuvre : En-cyclo-pédie des
sciences philosophiques ? Celle-ci n’est au demeurant, et conformément à son sens
étymologique –en-cyclo-pédie : apprentissage, initiation-, qu’une Préface plus développée,
dans la mesure où elle se limite " aux éléments initiaux et aux concepts fondamentaux des
sciences particulières " dont elle présente le contenu " en abrégé ". Et si elle commence par
"des concepts avancés au préalable concernant la philosophie en général … qui sont des
déterminations puisées à partir de et à la suite de la vue d’ensemble du tout", réciproquement
cette perspective synoptique s’anticipe dès le point de départ –d’où proviendrait-elle autrement ?
Une introduction ou préface au Système se confond ainsi avec une Encyclopédie encore plus
abrégée, soit avec une (re)-prés-entation initiale-provisoire de cette dernière.
" Un tel chemin vers la science est lui-même déjà science "126.
Platon, en son Allégorie de la Caverne, et Descartes, dans sa Lettre-Préface aux Principes de
la philosophie, ne disaient pas autre chose, eux qui identifiaient déjà l’apprentissage de la
philosophie à la philosophie elle-même127.
124
125
126
E. Préf. 2nde éd. p. 138 ; Introd. § 1 (vide égal. S.L. Introd. p. 27 et Cours Introd. gale Introd. pp. 2-3)
et S.L. L. 1er p. 63 – L.L. 1831 p. 203
Les Principes de la D.S. 1ère partie § 1 in Œuvres choisies de philo. 1ère p. 17
E. Introd. § 16 et Phén. E. Introd. p. 77
38
Loin d’être insoluble, la difficulté préjudicielle d’une introduction se résout ou plutôt se
dissout dans et par le procès discursif ou véri-dique.
La critique liminaire de la préface ne vaut pas condamnation définitive de toute préface
mais ne concerne que les avant-propos habituels -" ordinaires "-, externes à la chose même.
" Ces leçons, dans lesquelles j’ai promis un exposé d’introduction à la philosophie, ne peuvent commencer que
par cette remarque, et par elle seule : la philosophie en tant que science n’a pas besoin d’introduction, et ne
souffre pas d’introduction. … La philosophie n’a nul besoin pour sa fondation d’une autre science, pas plus que
d’un quelconque instrument étranger. (…) En fait on ne peut parler de la philosophie dans une introduction."
Tout en dénonçant fréquemment ceux-ci, le Philosophe n’en a pas moins constamment
rappelé la nécessite d’une introduction systématique en Philosophie.
" Les sciences philosophiques sont celles qui ont le plus besoin d’une introduction … En philosophie, rien ne doit
être accepté qui ne possède le caractère de nécessité, ce qui veut dire que tout doit y avoir la valeur d’un résultat."
Dans sa Présentation de La Phénoménologie de l’esprit, rédigée juste après sa publication,
l’auteur s’explique clairement sur ce point.
" Dans la préface l’auteur s’explique sur … ce qui somme toute en elle [la philosophie] et son étude importe."
Toute son œuvre abonde d’ailleurs en introductions : de l’Avant-Propos, ici commenté,
à l’Introduction ou au Concept préliminaire de l’Encyclopédie des sciences philosophiques,
en passant par l’Introduction -Concept général de la Logique- ou par le propos liminaire du
Livre premier –Quel doit être le point de départ de la Science ?- de la Science de la Logique,
sans oublier les denses et longues Introductions à ses diverses Leçons de philosophie.
Et entre ces deux points de vue il n’y a nulle inconséquence. C’est au surplus toujours dans
une introduction que Hegel discrimine les deux : la mauvaise et la bonne introduction.
Aussi reparcourons, avec le rédacteur du Système de la Science et les autres, le Cercle général
de la Science, en commençant par cette " représentation générale " ou, si l’on préfère,
cette présentation provisoire qu’il importe(ra) encore de représenter rétroactivement mais qui
n’en est pas moins indispensable à la bonne compréhension du Système (philosophique) et
ainsi à son exécution, puisque, sans sa réception adéquate, ce dernier demeurerait lettre morte.
En l’absence d’" un fil conducteur ", d’un " Concept préliminaire " ou d’" une vue générale
de l’ensemble "128, comment bâtirait-on du reste le dit Système, ne sachant ni comment
(forme) ni sur quoi au juste (contenu) l’édifier ?
"Enconsidérant quela représentationgénérale,précédantla tentativedesonexécution,facilite la compréhension
de cette dernière, il est utile de l’esquisser ici ; on profitera aussi de l’occasion pour éliminer quelques formes,
dont l’usage commun est un obstacle à la connaissance philosophique."
Une telle préface authentique nous indiquera, au moins à grands traits, à la fois l’« objet »
recherché et la direction dans laquelle il faut le chercher, en nous détournant de celle(s) qui
obstrue(nt) la véritable connaissance. Ce faisant elle dessinera par avance les contours -" toute
la circonscription " (Kant129)- du Système que ce dernier reprécisera, conformément à la
nature même de la Reconnaissance (Erkennen) ou Encyclopédie philosophique-scientifique.
D’ores et déjà nous pouvons néanmoins conclure par anticipation que la Philosophie n’a
d’autre contenu que son propre commencement dont elle ne sort jamais : elle ne se compose
donc que d’" une seule idée " et/ou " proposition unique ".
127
128
129
cf. Rép. VII. 521 c et op. cit. p. 537 (vide Cours Introduction gale 2. p. 20 et 3. C. b.)
Leçons d’Iéna 1801-1802 in Philo. n° 80 déc. 2003 p. 9 - Ph.R. Introd. 2è sec. III. p. 27 (cf. N.F. Iéna 53.) ;
Esth. Introd. chap. 1er 2. pp. 13 et 15 (cf. H.Ph. Introd. I. pp. 18 et 22 ; II. I. pp. 30-31 et III. pp. 77 et 88) ;
Phén. E. Présent. in G.W. Bd. 9 pp. 446-7 ; E. 1ère éd. Préf. p. 117 ; C. Prél. et R.H. 2è éb. chap. I. p. 49
C.R.P. Préf. 2nde éd. p. 45
39
" La philosophie n’a d’autre proposition que cette proposition unique, laquelle constitue tout son contenu,
de telle manière qu’elle n’en sort jamais, en d’autres termes ne passe jamais à une autre proposition.
Son organisation en un système entier n’est elle-même rien d’autre que l’expression de cette Idée, qui est la sienne ;
étant donné qu’elle n’est rien d’autre que l’élucidation de cette Idée, on ne peut faire ici aucune réflexion
sur cette proposition, sur la déterminité avec laquelle elle apparaît ici, à savoir qu’elle constitue le commencement
du système philosophique."130
B. Système
Discours encyclopédique – systématique, la Philosophie entend articuler la Totalité ou
Vérité de l’Être que seule sa réalisation vérifiera mais dont on se doit de dire un mot
préalable, afin d’en débuter correctement la présentation. Or la totalité ou vérité englobant
aussi bien l’être –ce qui est vraiment, ce qu’il est convenu d’appeler la réalité-, que la parole
qui l’énonce ou le réfléchit, il appartient au discours philosophique de rendre compte ou
raison tout à la fois de ce qui existe véritablement, par opposition à l’existence éphémère des
étants ordinaires, c’est-à-dire de la " Sub-stance " (Spinoza) : ce qui se tient au-dessous ou au
fondement de l’être, et de soi-même ou du Sujet, soit du " Je pense " (Kant) qui l’exprime.
"Selon ma façonde voir, que doit seulement justifier la présentation du système, tout dépend de ce point essentiel :
saisir et exprimer le vrai, non comme substance mais tout aussi bien comme sujet."
Toute tentative de saisir l’une (la substance) à l’exclusion de l’autre (le sujet) et vice et
versa, en postulant, comme on le fait habituellement, l’extériorité ou l’indépendance de ces
deux termes, ne pourrait aboutir qu’à un système incomplet et donc non philosophique.
" Notre savoir habituel ne se représente que l’objet qu’il sait ; il ne se représente pas en même temps lui-même,
c’est-à-dire le savoir même. Or le tout qui est donné dans le savoir ne se réduit pas à l’objet ; il contient aussi le
Je qui sait, et la relation réciproque entre moi et l’objet : la conscience."131
Plus exactement et puisque l’Être véritable n’est jamais donné mais fait toujours suite à une
synthèse intellectuelle qui, dépassant l’éparpillement des étants (choses), les unifie tous sous
un concept commun, la Sub-stance renvoie d’emblée et à la pensée et à ce que celle-ci révèle.
Idée de la totalité des existants -Unité de la pensée et de l’étendue, dans la terminologie
spinoziste-, elle signifie aussi bien le sujet que l’objet du savoir.
" Il faut en même temps remarquer que la substantialité inclut en soi l’universel ou l’immédiateté du savoir
lui-même, aussi bien que cette immédiateté qui est être ou immédiateté pour le savoir."
En énonçant la substance, on énonce donc en fait déjà le su(b)je(c)t qui la sou-tend ou plutôt
qui la fonde. Tout en exprimant celle-là, le vrai discours philosophique s’exprime soi-même.
Il est donc tout sauf un objet ou un sujet séparé, se confondant avec la Relation réflexive
-Cause de soi (Spinoza) ou Raison pure (Kant)- constitutive de l’Objectivité en général.
L’Objet véritable de la philosophie, l’Absolu, est « sujet », au double sens de ce terme :
ce dont on parle (objet ou sujet du discours) et celui qui en parle (sujet discourant) et s’avère
ainsi complet ou systématique, capable de rendre raison de l’intégralité de ce qu’il y a à
savoir, soi-même inclus.
" La philosophie doit décrire la totalité de ce qui est et existe. Or, cette totalité implique en fait le Discours, et en
particulier le discours philosophique. Le philosophe a donc affaire non pas seulement à l’Être-statique-donné
(Sein) ou à la Substance qui sont l’Objet du Discours, mais encore au Sujet du Discours et de la philosophie :
il ne lui suffit pas de parler de l’Être qui lui est donné ; il doit encore parler de lui-même et s’expliquer à soi-même
en tant que parlant de l’Être et de soi. " (A. Kojève132)
130
131
132
H.Ph. Introd. II. I. p. 38 (cf. égal. p. 69) et Log. et Méta. (Iéna 1804-1805) App. p. 207
P.Ph. 2è Cours Introd. § 1 p. 73 ; cf. égal. E. I. § 24 add. 2. p. 479 ; H.Ph. 2. p. 240 et Fichte, D.S. 1813 p. 4
Introduction à la lecture de Hegel p. 530 (Tel Gallimard) ; cf. égal. B. Longuenesse, Hegel et la critique
de la métaphysique pp. 45 et 197
40
Pour le dire plus simplement, il n’y a pas de réel (objet) en dehors du Discours (sujet) qui le relate
et qui, en le relatant, se relate soi-même, formant le lien (la relation) entre Soi, l’autre et soi-même.
Tout : sujet, objet, leur différence et leur unité passe par le Langage, dans la mesure où
l’objet, ou ce qu’il est convenu d’appeler l’extériorité ou le monde, est encore une position du
Discours soit de l’intériorité. Lors même qu’il paraît avoir affaire à ce qui n’est pas lui,
le Langage n’est confronté qu’à lui-même, car cet autre est sa propre diction, son autre donc.
Comment ferions-nous pour évoquer le monde, si ce dernier n’était pas « notre » monde,
immanent et non transcendant à la Discursivité ou Pensée, comme le soulignait déjà, bien que
de manière maladroite, parce qu’encore entachée de dualisme, Kant ?
" Le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, car autrement il y aurait en moi quelque
chose de représenté, qui ne pourrait pas être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait impossible,
ou du moins qu’elle ne serait rien pour moi."
La vérité hégélienne/philosophique se résume à une « banalité » : être c’est être dit (être) ou
rien n’est si ce n’est le Discours qui, en définissant le sens, dit ce qui est ou n’est pas au juste.
Seul le discours EST absolument ou nécessairement et n’est lui-même que la condition de
possibilité de l’apparaître ou de la révélation de tout être, étant entendu qu’en deçà de cette
révélation, il n’y a point d’être du tout, non seulement pour moi mais pour n’importe quel
sujet que je pourrais imaginer. Tant en effet que l’être n’est pas identifié, nommé ou relaté,
il n’est rien, et pas même cela, le « rien » étant encore un pro-« nom ». Paradoxalement mais
tout à fait logiquement, le lien / la relation préexiste aux choses elles-mêmes et les détermine.
Mieux vaudrait dire cependant qu’il les présente ou présentifie, pour éviter toute équivoque,
sous la forme du maintien d’une extériorité entre langage et choses.
Pour singulière que soit cette vérité, eu égard à nos habitudes linguistiques / mentales, elle
forme le strict corollaire de la réflexivité du Vrai et nous oblige à réviser notre représentation
ordinaire de " la vérité ", encore " admise et supposée " par Kant, " suivant laquelle elle est
l’accord de la connaissance avec son objet "133, conçu comme externe à celle-ci. Spinoza avait
déjà pourtant remis en cause cette vision " vulgaire " de la vérité et compris cette dernière de
manière purement intérieure134. Aussi longtemps que l’on n’aura pas saisi correctement et
pleinement " ce point essentiel " : il n’y a pas d’ob-jet (vrai) hors du procès discursif et donc
de l’ob-jection du sujet, l’on se condamnera à ne pas pouvoir achever l’œuvre philosophique.
Et c’est ce qui est arrivé et à Spinoza et à Kant.
Si Spinoza en effet -" le point cardinal de la philosophie moderne : ou le spinozisme ou pas
de philosophie "135- est bien parti de Dieu ou de la Substance, qu’il a pertinemment défini
comme "Cause de soi", id est comme Unité de la pensée ("essence") et de l’être ("existence")
et donc comme Réflexion, infidèle à son propre point de départ, il traite néanmoins
" Dieu, comme substance unique ", soit comme un être antérieur et extérieur au discours et
à ses articulations ou déterminations.
" La substance est antérieure par nature à ses affections."
Au lieu de se dire lui-même, cet Être ou Substance est dit par un entendement qui en énonce
quelques "propriétés" ou "attributs" mais qui n’est pas Lui, tout au plus un de ses modes,
nécessairement inadéquat, n’épuisant, n’exprimant pas complètement / totalement celui-ci.
Le sujet proprement dit (l'homme) se voit même et paradoxalement destitué par le philosophe
de toute autonomie (liberté), ce qui le prive en principe de la possibilité d'accéder à l'Absolu.
133
134
135
C.R.P. Log. transc. L. 1er chap. II. 2è sec. § 16 p. 154 et Introd. p. 114
Pensées métaphysiques 1ère partie chap. VI pp. 260-261
H.Ph. Spinoza t. 6 p. 1453
41
En d’autres termes : oubliant le caractère réflexif -" la conscience de soi "- de la substance,
qu’il a pourtant lui-même posé, l’auteur de l’Éthique a finalement assimilé celle-ci à une
substance, un être donné, "immobile" ou statique vers lequel la connaissance ou l’esprit peut
et même doit tendre –comment ?- mais auquel il ne saurait jamais s’identifier. C’est à juste titre
que son Livre s’intitule Éthique (?) et non Philosophie136 selon son projet originaire véritable.
Rien d’étonnant que son système finisse par ressembler à d’ancestrales –parfois encore actuellesreprésentations, insuffisamment « réfléchies », de l’Absolu ou de Dieu.
" Le défaut de l’ensemble de ces modes de représentations et systèmes est de ne pas progresser jusqu’à
la détermination de la substance comme sujet et comme esprit."
En adoptant " la position contraire ", soit en inversant, par sa révolution copernicienne,
le rapport du sujet (pensée) et de l’objet (substance), faisant de celui-ci une fonction ou
modification de celui-là et repensant la substance comme une catégorie et non comme un être,
Kant -"la base et le point de départ de la philosophie allemande moderne"137- corrige le défaut
du spinozisme, revenant somme toute à son motif véritable, l’unité du penser et de l’être.
Mais dans la mesure où, reculant devant sa propre découverte, il se contente simplement
d’inverser la place du sujet et de l’objet du connaître, sans remettre radicalement en cause la
structure duelle de ce dernier, il persiste à considérer la pensée comme étrangère à l’objet (la
substance) et s’appliquant de l’extérieur à lui. Du coup il n’envisage celle-ci que comme une
simple faculté ou forme universelle -" l’universalité "- qui, pour s’accomplir a besoin d’un
matériau particulier différencié, donné ou intuitionné, qu’elle ne produit pas elle-même et ne
peut par conséquent réfléchir vraiment, son être en soi lui échappant toujours. De l’être censé
être posé par la pensée, notre pensée ne pourrait saisir que les «phénomènes», c’est-à-dire
l’être pour nous des choses et non leur être absolu, substantiel / véritable, les «choses en soi».
D’où l’" étrange résultat " de la Critique de la Raison pure : destinée en principe à ouvrir a
la Métaphysique " le sûr chemin [la voie] de la science " -Prolégomènes à toute métaphysique
future qui pourra se présenter comme science-, elle en ferme d’entrée l’accès. En limitant la
raison au champ de l’expérience, elle lui interdit en effet tout dépassement de celle-ci et
partant toute tentative de compréhension rationnelle de l’Absolu ou du Vrai dont un abîme
infranchissable nous séparerait. Isolée de ce dernier, la raison kantienne se condamne à n’être
qu’une raison formelle ou subjective, incapable de concevoir (engendrer) le contenu ou
l’objectivité même du monde et retrouve les caractéristiques de la substance spinoziste,
"cette même simplicité, ou cette substantialité indifférenciée, immobile". Tout en pointant
dans la bonne direction, le Je pense ou le criticisme s’interdit, du fait de son inconséquence,
d’outrepasser d’éternels Prolégomènes et s’oblige, pour la solution du problème
métaphysique, à chercher refuge du côté de l’exigence morale ou religieuse.
" J’ai donc dû supprimer le savoir pour lui substituer la croyance."
Force est donc de le parachever et de résoudre l’incohérence qui le mine, comme l’a
d’ailleurs essayé Kant lui-même dans sa troisième critique, la Critique de la faculté de juger,
avec sa théorie du jugement réfléchissant par laquelle il tente d’unir ce qu’il avait auparavant
séparé, universel et particulier, concept et intuition ou pensée (sujet) et être (substance).
Faute de revenir clairement sur le présupposé épistémologique de la première Critique, qu’il
reproduit même sous la forme de l’opposition entre "notre entendement (humain) … un
entendementdiscursif(intellectusectypus)…[et] un entendement intuitif (intellectus archetypus)",
il n’y parviendra que très partiellement, sur le mode du " comme si ". On ne saurait du reste
réduire à l’unité ce que l’on a commencé par déclarer irréductible. Au mieux on formulera
alors l’hypothèse d’une telle unité, sans se donner la peine de la valider.
136
137
Éthique I. Déf. I ; prop. I ; Appendice p. 346 ; Lettre LVI à H. Boxel p. 1247 et T.R.E. §§ 31 ; 36 et 51
E. III. § 573 R. p. 369 et S.L. Introd. p. 49 n. (1)
42
" Il y a deux souches de la connaissance humaine, qui viennent peut-être d’une racine commune, mais inconnue
de nous, savoir la sensibilité et l’entendement, la première par laquelle les objets nous sont donnés, la seconde
par laquelle ils sont pensés "138.
Il appartiendra aux post-kantiens et en premier lieu à Fichte de transformer cette hypothèse
en programme de travail, en thématisant la dite racine commune et en assignant à la Raison la
tâche d’engendrer à partir d’elle tout le contenu du penser et donc du « réel », ce dernier
n’étant qu’un mot, autant dire rien, tant qu’il n’est pas conçu (réalisé). Ce faisant il pourra
légitimement espérer transmuer la Critique en Doctrine de la Science et produire " un système
du savoir en général "139 déjà envisagé, mais non effectué, par son prédécesseur. Trop attaché,
en dépit de sa révolution, au réalisme vulgaire ou, mais ceci n’est que la conséquence de cela,
à une représentation formaliste et statique de la pensée et de ses catégories, le philosophe de
Königsberg n’a pas été jusqu’au bout de son projet. Et bien qu’il ait désavoué explicitement
l’œuvre fichtéenne, celle-ci n’en demeure pas moins parfaitement fidèle à son esprit sinon à sa
lettre, entendant, tout comme ce dernier l’avait suggéré à propos de Platon, " le comprendre
mieux qu’il ne s’est compris lui-même " et dénouer les apories de son texte. Il rappelle ainsi
au philosophe son obligation première: "être conséquent"140, et à la philosophie sa seule tâche:
proposer une théorie nécessaire, non présupposante.
" Il reste à la philosophie de Fichte le grand mérite d’avoir rappelé que les déterminations-de-pensée sont à
montrer dans leur nécessité, qu’elles sont essentiellement à déduire."141
Encore faut-il savoir comment on met au juste en œuvre un tel programme. Car " si la
pensée unit à soi [au sujet] l’être de la substance [l’objet], et saisit l’immédiateté [le
donné] ou l’intuition [le sensible] comme pensée [concept] ", c’est-à-dire comme élaboré
par elle ou comme relevant d’une " intuition intellectuelle " dans la terminologie des
successeurs de Kant, et non d’une simple intuition sensible, reste à comprendre véritablement
" cette intuition intellectuelle " elle-même. Parce qu’ils ne l’ont pas appréhendée comme
une authentique « opération » ou signification –bien que Fichte ait frôlé cela142-, les auteurs
précités n’ont pas su éviter le formalisme ou le subjectivisme kantien soit " la simplicité
inerte " d’un penser inapte à concevoir réellement l’objet mais toujours contraint de le
présupposer. Partant ils n’ont pas « déduit » l’objectivité et ont présenté " l’effectivité ellemême d’une façon ineffective ", non objective.
En regard de ce point capital, la Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de
Schelling est secondaire. Que le premier, dans un style purement kantien, ramène tout au Moi
et le second, dans le style spinoziste, à la Nature –deux styles, nous venons de le dire, pas si
éloignés que cela l’un de l’autre-, n’empêche que tous deux maintiennent un écart entre le
sujet et l’objet et ne tiennent point leur promesse de Système véritable. Rien d’étonnant qu’ils
s’en remettent similairement, pour la relation à/de l’Absolu, à l’impératif éthique pour Fichte
ou à l’inspiration esthétique pour Schelling143, plutôt qu’à la connaissance. Spinoza et Kant,
on l’a vu, avaient conclu de même. Et si l’auteur de la Doctrine de la Science maintiendra
toujours le primat du savoir, ce dernier restera néanmoins plus programmatique qu’effectif,
à preuve les multiples versions de celle-là.
138
139
140
141
142
143
C.R.P. Préf. 2nde éd. pp. 43, 40 et 49 ; C.F.J. § 77 pp. 219-223; C.R.P. Dial. tr. App. p. 524 et Intr. VII. p. 75;
cf. Log. tr. L. II. chap. I. p. 189 ; chap. II. 3è sec. IV. p. 251 note et Lettre à Beck 1/07/1794 in Corr. p. 612
Sur le concept de la D.S. 1ère sec. § 2 p. 40
D.S.D.S.F. in Œuv. ph. III pp. 1211-1212 ; C.R.P. Dial. tr. L. I. 1ère sec. p. 317 et C.R.pr. L. 1er ch. 1er p. 23
E. Conc. prél. § 42 R. ; cf. égal. H.Ph. Fichte p. 1979
vide I. Thomas-Fogiel, Critique de la Représentation Étude sur Fichte 1ère partie chap. III pp. 59-64
et Fichte Réflexion et Argumentation 2è partie chap. 1er pp. 68-75
Fichte, 2nde Intr. D.S. V p. 272 et Dest. hom. III et Schelling, Syst. Idéal. tr. Intr. et ch. fin. pp. 151 et 162 sq.
43
Après Hegel pourtant, Husserl fera encore preuve de la même inconséquence et régressera
vers le slogan naïf d'" un retour aux « choses mêmes » ", se montrant infidèle à son propre
"principe des principes…[de l’]intuition donatrice originaire" et à sa dénonciation, de toute
réalité non relative au Sens.
" Toutes les unités réelles sont des «unités de sens» ... Une réalité absolue équivaut exactement à un carré rond."
En effet il choisira in fine la voie de l’empirisme le plus plat qui consiste à considérer comme
" le sol primitif … ce monde de la vie … le monde de l’intuition ", lui qui aurait dû être le
premier à savoir que pas plus que de choses en soi, on ne saurait parler de choses mêmes,
celles-ci ne se distinguant pas des " enchaînements [discursifs] qui constituent l’objet "144.
Son œuvre se présente également et logiquement sous la forme d’un perpétuel recommencement.
L’achèvement de la philosophie (critique) requiert une détermination plus précise du sens des
mots substance et sujet et surtout de leur relation, authentique synonyme de ces deux termes.
Le " point essentiel " réside ici dans une mise au point sémantique. L’on serait presque
enclin à penser qu’il n’est qu’une affaire de mots, si ceux-ci n’étaient précisément l’essentiel
hors duquel on chercherait en vain quelque chose, c’est-à-dire un sens.
Nommant ce qui est sous-jacent à tout, la sub-stance n’est pas séparable du su-jet qui la pose
ou qu’elle sup-pose, sous peine de n’être qu’une " substantialité indifférenciée, immobile "
ou incomplète. Et comme, et pour la même raison, le sujet ne saurait être compris
indépendamment de la substance qu’il sous-tend, la réalité substantielle, qui n’oublie pas sa
propre formation, ou " la substance vivante " n’est point celle d’un être objectif (substance)
ou subjectif (sujet) mais celle d’"un acte" / mouvement, chose plus que pressentie par Fichte,
lui qui avait par ailleurs, à la suite il est vrai de l'eidos platonicien et du cogito cartésien, déjà
souligné l'identité de l'être et du penser.
" L'être quel qu'il soit ... ne peut être appréhendé par nous que comme su ; l'être se situe donc toujours au sein du savoir."145
Sauf à réifier à son tour cet acte, on ne le concevra pas sur le modèle d’une activité qui
serait supportée par un corps ou un sujet particulier, mais en tant qu’Acte substantiel
(essentiel) et par là-même subjectif qui pose aussi bien l’Être (objet) que Soi-même (sujet) et
sur lequel tout effectivement re-pose, mieux : qui en posant l’Être, se pose en fait Soi-même.
" La substance vivante est encore l’être qui est vraiment sujet ou, ce qui signifie la même chose, qui n’est
vraiment effectif qu’en tant que la substance est le mouvement de se-poser-soi-même, ou est la médiation
entre son devenir-autre et soi-même."
La " racine commune " de la sensibilité et de l’entendement, affirmée à titre de simple
hypothèse par Kant, est en réalité l’Acte originaire constitutif du Réel même, c’est-à-dire la
Parole ou Relation nécessairement réflexive qui le réalise.
Pure relation réflexive, sans aucune extériorité, le Discours ou le Sujet ne se rapporte en
effet point à un être ou un réel préalablement donné et dont il se contenterait d’affirmer ou de
réfléchir l’existence, redoublant ainsi inutilement celle-ci. Au contraire il commence, comme
le rappelle fortement Descartes, par faire abstraction " de toutes choses ", par nier ou remettre
en cause -" révoquer en doute "- leur être même, en montrant leur caractère fini, limité, autant
dire leur non-être ou leur peu d’être. Sans cette dénégation première " des choses ", la parole
n’aurait pas lieu d’être ou serait parfaitement superflue, l’être s’imposant alors
immédiatement ou évidemment de lui-même. Mais puisque rien ne préexiste en fait au dire,
en niant l’être ou en affirmant son non-être, le discours nie ses propres dénominations ou
déterminations (" choses extérieures … [et] moi-même ") ou négations (" opinions " [ou]
144
145
Idées I 1ère sec. chap. II § 19 p. 64 ; § 24 p. 78 ; 2è sec. chap. III. § 55 p. 183 (cf. égal. Idées III chap. I. p. 6) ;
Crise II. 9. h) pp. 57-59 (cf. égal. E. et J. Intr. § 10) et Idée Phén. 5è L. p. 101 ; cf. Ph.1ère 1. App. pp. 311-2
2nde Introd. D.S. I. et V. (cf. Essai nelle présent. D.S. 2nde Introd. IV et VII) et D.S. 1813 p. 4 ;
pour Platon, vide Cours Introd. gale 3. A. pp. 30-32 et pour Descartes, II. 2. Psychologie II. 2. C. 2. pp. 50-56
44
préjugés ") et se rapporte purement à soi-même ou au " Je " qui n’existe que pour autant qu’il
se " prononce ", révélant qu’il n’y a rien en dehors de lui.
Le Discours de la Philosophie n’énonce rien de plus que ce dont quiconque parle fait
l’expérience, sans néanmoins théoriser celle-ci, à savoir que toute affirmation véridique
équivaut à la négation d’une négation. Ainsi quand un locuteur tente de se dire ou s’exprimer,
il commence par contester, rejeter hors de lui, tout ce qui n’est pas lui (le monde et les autres),
c’est-à-dire ce qu’il est convenu d’appeler le moi apparent ou superficiel, par contraste avec
ce qui forme l’essence même du moi, le moi profond ou véritable. Il suffit pourtant que le sujet
se rende compte que l’inessentiel n’est jamais donné mais est bien le fruit de sa propre dépréciation,
pour qu’il reconnaisse que celui-là lui appartient tout autant que le présumé essentiel.
A quoi se résumerait au demeurant le moi profond sans les déterminations dites inessentielles,
son activité mondaine, ses rapports aux autres voire son ou ses « costumes », sinon à une
entité vide ? Tous les moi ne s’affirment-ils pas du reste par une similaire exclusion des autres
(non) moi ? Le vrai moi n’est donc nullement extérieur au moi apparent ou à l’autre (non moi)
mais il se définit par la négation même de ce dernier ; ce qui signifie qu’il est ou plutôt intègre
en lui toutes les «propriétés», y compris les plus insignifiantes apparemment (poids, taille etc.),
dont il porte la responsabilité.
Pareillement lorsqu’on définit l’identité d’une chose, " ce morceau de cire ", pour reprendre
le fameux exemple cartésien, on la distingue tout d’abord des autres choses, caoutchouc ou
fer, qu’elle est censée ne pas être et par opposition auxquelles on la détermine. Ou, ce qui
revient au même, on discrimine en elle ce qui lui appartient en propre (son essence ou
substance) et ce qui ne lui advient que par accident (son apparence : "sa couleur, sa figure, sa
grandeur"), suite à son contact aux autres corps. Mais dans la mesure où ces derniers ne sont
eux-mêmes définissables que par référence à celle qui les exclut, celle-ci n’est au bout du
compte que par l’exclusion de son exclusion (autres corps) soit par la négation du caractère
seulement négatif de ses accidents qui s’avèrent somme toute constitutifs de sa substance
("quelque chose d’étendu, de flexible et de muable")146. Aucune chose ne peut être définie
hors de son rapport aux autres choses qui partagent toutes des propriétés communes ou sont
essentiellement en relation. Plus : les « choses » n’ont d’être et/ou d’identité que dans et par
la Relation (Loi) d’ensemble qui les institue.
Négation de la négation, le Dire n’est pas une substance positive constituée mais ne
s’affirme soi-même qu’en niant ou surmontant son altérité (non-être) et en se réfléchissant
ainsi pleinement lui-même. Aussi il n’est que la pure négation qui se nie elle-même, soit la
Relation qui, moyennant l’« annulation »de tous les êtres signifiés, institue leur signification
d’ensemble, c’est-à-dire le Réel même et non seulement telle ou telle réalité.
" C’est ainsi que la négation est le réel et l’être-en-soi véritables. C’est cette négativité qui est le simple faisant retour dans soi
comme sursumer de l’être-autre ; la base abstraite de toutes les idées philosophiques et du penser spéculatif en général,
base dont il faut dire que c’est seulement l’époque moderne qui a commencé de la saisir dans sa vérité."
Rien n’étant originairement ou simplement (donné) mais tout n’ex-istant qu’à partir de la
dis-cursivité ou de " la pure négativité simple ", tout dé-bute par la di-vision (éloignement
ou séparation), " la scission du Simple en deux ou la duplication opposante ", soit le
"jugement", si du moins l’on entend ce mot avec la langue allemande (Ur-teilen) " comme la
division originaire (ursprünglisches Teilen) " et non avec un certain usage comme un rapport
que l’on établirait après coup entre deux termes extérieurs et prédonnés. Car ceux-ci ne
préexistant pas à leur dis-tinction qui doit elle-même être fondée, le (vrai) jugement originaire
revient à l’opération par laquelle le Discours se dé-double ou s’ex-prime. Niant sa première
146
Abrégé et Méditations I et II ; cf. égal. Cours II. 5. Psychologie II. 2. C.
45
indistinction (ipséité), il se contre-dit/s’op-pose à soi-même, en produisant un sens particulier,
à commencer par celui de l’« être » ou du « monde » qui n’est pas identique à lui mais sans
lequel, faute d’articuler quoi que ce soit, le discours ne serait lui-même rien : pur silence.
Mais puisque ces différentes expressions-négations (« monde », « âme », « Dieu ») sont ses
expressions et non des déterminations provenant de l’extérieur, elles se nient à leur tour en
tant qu’énoncés figés se rapportant à des objets divers lui faisant face ou s’opposant
simplement à lui et se réfléchissent pour ce qu’elles sont vraiment, différentes expressions
d’un même Dis-cours soit les progressives étapes d’un(e) seul(e) et même cours(e), jugement
ou signification globale. Toute affirmation renvoie ainsi bien à une double négation.
" C’est la duplex negatio, laquelle est à nouveau affirmatio "147.
Affirmer ou dire n'est-ce pas nier ou contre-dire une énonciation autre possible ?
Et cette course ne court plus, comme la substance spinoziste, après un but, trésor ou vérité
"originaire" caché ou prédonné avant qu’elle ne commence, ni, mais nous savons déjà que
cela revient au même, après une vérité "immédiate", qui se trouverait préconstituée en nous,
tel le " Je pense " kantien qui, à cause de son immédiateté ou de sa nature seulement pensée,
en est réduit à " accompagner toutes mes représentations " dont l’objet par contre, autant dire
l’essentiel, demeure également celé dans une mystérieuse « chose-en-soi ». L’authentique cours
discursif ne veut rejoindre nulle autre vérité que la sienne propre. Son être s’identifie donc à
son par-cours même qui tout à la fois produit et réduit –mieux, qui produit en re(con)duisantpurement et simplement toutes les vérités à leur commune origine ou provenance discursive,
signifiant par là même le caractère réflexif du véridique ou de la substance philosophique, par
opposition à la nature donnée ou statique qu’on lui accorde trop souvent.
" Comme sujet elle est la négativité pure et simple, c’est pourquoi elle est la scission du Simple en deux ou
la duplication opposante, qui est à son tour la négation de cette diversité indifférente et de son opposition :
c’est seulement cette égalité se réinstaurant, la réflexion en soi-même dans l’être-autre qui est le vrai,
et non une unité originaire comme telle ou une unité immédiate comme telle."
Parlant de l’Autre (monde, Dieu), le Discours philosophique ne parle que de soi-même, mais
d’un soi qui n’est pas lui-même antécédent ou postérieur à l’autre mais contemporain de lui,
puisque c’est par l’expression de ce dernier qu’il accède à son identité.
En niant sa propre négation, la substance hégélienne s’affirme finalement comme à la fois
identique (même / une) et différente (autre / multiple) : unité de l’identité et de la différence.
Dépassant l’opposition entre ces deux catégories, elle retrouve, tout en les systématisant, les
conclusions platoniciennes du Parménide et du Sophiste148 et précise, après Fichte, le sens
(l’esprit), à défaut de la lettre, du kantisme qui identifiait déjà le penser et le juger
-"l’entendement en général peut être représenté comme une faculté de juger" ou plus
fermement : " la faculté de juger (qui est la même chose que la faculté de penser) "- et
interprétait également ce dernier comme une synthèse (unité) a priori ou originaire du divers,
y voyant " le principe le plus élevé de toute la connaissance humaine "149.
En dépit de ses inconséquences et d’une terminologie fort approximative -parler de " faculté
de juger " à propos du Je pense revient en effet à maintenir une extériorité entre penser et être
et donc trahir le sens profond de ce que l’on voulait énoncer : l’unité des deux-, le criticisme
n’en ouvre pas moins la voie à une juste compréhension du Verbe philosophique comme
Re-lation nécessairement et originairement une et multiple à la fois.
147
148
149
S.L. 1ère éd. I. 2. R. p. 113 ; E. I. § 166 Rem. et L. et M. (Iéna 1804-1805) p. 56 ;
cf. égal. D.S.P.F.S. A. II. in 1ère Publs. pp. 87-90 et Esth. Id. B. chap. I. II. pp. 157-159
vide Cours Introd. gale 3. A. p. 30
C.R.P. Log. transc. L. 1er chap. I. 1ère sec. p 130 ; 3è sec. § 10 p.137 et chap. 2è sec. § 16 p. 156
46
" Le concept que Kant a formulé dans les jugements synthétiques a priori, à savoir celui des choses qui,
tout en étant différentes n’en sont pas moins inséparables, et tout en étant identiques n’en sont pas moins différentes,
fait partie de ce qu’il y a de grand et d’immortel dans sa philosophie."150
Tirant la leçon de ses prédécesseurs, Hegel en poussera jusqu’au bout les conséquences, et
théorisera ainsi la pratique discursive la plus ordinaire. Dans son Cours de linguistique générale,
commencé tout juste un siècle après la parution de la Préface au Système de la Science, et qui
tient lieu d’" un cours philosophique de linguistique " et même de " son système de
philosophie du langage ", Saussure redira en des expressions quasi hégéliennes –négation du
"simple" ou son affirmation par le " complexe "- la même unité de l’unité et de la multiplicité,
soit l’être non substantiel du Langage.
" Mais la langue étant ce qu’elle est, de quelque côté qu’on l’aborde, on n’y trouvera rien de simple, partout et
toujours ce même équilibre complexe de termes qui se conditionnent réciproquement. Autrement dit, la langue
est une forme et non une substance."151
Il ne reste guère plus que nos « post-modernes », empêtrés dans la fausse alternative entre
l’univoque et le plurivoque, pour feindre d’ignorer leur inséparabilité et reprocher
obstinément au philosophe d’avoir privilégié le premier au détriment du second, alors qu’il
aurait dû être clair depuis longtemps que si l’énoncé d’un sens (simple) implique ipso facto sa
division et donc la multiplication du ou des sens, réciproquement l’énonciation même de
celle-ci (complexité) présuppose à son tour la négation de la pure pluralité ou sa réunification,
sinon elle ne pourrait jamais être elle-même articulée par un discours ou écrit.
Pas davantage que l’on ne peut demeurer en deçà du monde du Discours, on ne saurait en
sortir, aller au-delà, l’inarticulable ou l’« indicible » -mais n’est-ce pas la même chose que le
silence ?- étant lui-même une modalité, fort pauvre ou vide, il est vrai, de la parole.
Celle-ci constitue donc un univers clos ou fermé -se re-fermant sur lui-même- et forme un
cercle ou plutôt un cycle qui part de et revient à Soi : (re)tourne (à) en soi. Comme dans tout cercle,
point de départ et point d’arrivée y coïncident ou, puisqu’il s’agit d’un cycle, ils viennent à
coïncider, ne se réalisant que dans et par cette coïncidence.
" Le vrai est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose sa fin comme son but et a cette fin pour
commencement, et qui n’est effectif que par son accomplissement et sa fin."
Le véri-dique n’est vrai qu’une fois dit ou vérifié soit lorsque le Dire aura dit tout ce qu’il a à
dire, c’est-à-dire, puisqu’il n’a en fait rien d’extérieur à soi à exprimer, dans le temps même
de sa diction ou expression qui s’anticipe et se récapitule toujours déjà elle-même.
La Recherche philosophique est ainsi bien une re-cherche qui ne cherche jamais, ne tend
jamais vers, que ce qu’elle possède ou présuppose déjà, sinon elle ne pourrait point
commencer -comment chercher quelque chose dont on n’aurait pas la moindre idée ?
" L’Absolu lui-même ; c’est le but cherché. Il est déjà présent ; sans quoi comment pourrait-on le chercher ? "
Mais il ne sera sa pleine propriété que quand elle l’aura explicité ou circonscrit, soit
lorsqu’elle en aura fait le tour complet, c’est-à-dire à la « fin », qu’on ne confondra pas ici
avec un terme mais avec l’achèvement ou le parcours même. Au risque de paraître
prétentieux, on affirmera que la philosophie ne cherche pas à dire quelque chose, elle le dit.
" La science ne cherche pas la vérité, mais elle est dans la vérité et elle est la vérité même."152
N’est-il pas néanmoins encore plus présomptueux et pour le coup totalement inconséquent
de prétendre rechercher ce que l’on déclare d’emblée inconnaissable ou indicible ?
150
151
152
S.L. L. I chap. II Note 1 p.226
S.M. p. 30 et C.L.G. 2è partie chap. IV. § 4 pp. 168-169 ; vide égal. Cours II. 5. Psychologie II. 3.
Diff. syst. philo. Fichte et Schelling in 1ères publications p. 89 et Propéd. 2è Cours 2è sub. § 7 p. 86
47
Discours des discours -Métadiscours, si l’on y tient, mais au sens purement transversal de
ce préfixe- le Discours philosophique ne fait pas nombre avec les (autres) discours qu’il
conclurait par un point final ou suprême, en dévoilant une vérité ultime qui leur aurait échappé.
Mais « discutant », énonçant et réfléchissant tous les sens possibles et donc les discours qui
les expriment, il leur rappelle perpétuellement ce qu’ils n’ont que trop tendance à oublier :
qu’ils sont précisément des discours (signes) ou des formations discursives et non de simples
reflets d’une réalité matérielle ou idéelle préétablie. Leur signification n’est donc déposée
nulle part ailleurs que dans la Langue (ensemble de signes) qui, quant à elle, ne se trouve
ni sur terre ni dans le ciel mais a son centre de gravité en elle-même -d’où s’originent
et la « terre » et le « ciel ». Elle épouse donc une forme circulaire ou est auto-centrée
(intérieure) et non linéaire, ne se dirigeant point vers une limite extérieure à elle, quoi qu'ait
pu en dire cette fois Saussure, dans son " Second principe; caractère linéaire du signifiant ".
Il reviendra néanmoins sur cette conclusion dans les dernières leçons de son Cours, où il
notera implicitement le caractère « auto-nome » du Langage.
" Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions
incapables de distinguer deux idées de façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une
nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant
l’apparition de la langue."153.
Renouant avec la tradition philosophique inaugurée par Platon et sa célèbre question :
"pensée et discours, n’est-ce pas tout un...?"154, le Linguiste vérifie le propos du Philosophe
selon lequel tout se jouant à l’intérieur du « Penser »-Langage, celui-ci (se) déroule fatalement
(en) une boucle fermée sur elle-même c’est-à-dire circulairement. Encore que le cercle
discursif ne soit que l’homonyme du cercle géométrique car si celui-ci, une fois tracé, est
visible d’un coup d’œil -uno intuitu-, celui-là se manifeste exclusivement dans la circulation
signifiante même et n’apparaît ni avant ni après la Langue. Il ressemble donc, si l’on veut, à
un « Jeu » mais en aucun cas à ce " jeu de langage " nominaliste, si prisé de nos jours.
Contrairement à ce dernier qui n’est pas réellement le jeu du langage mais à peine un simple
jeu de (ou avec les) mots faisant partie " d’une activité ou forme de vie "155, le Jeu ici en cause
ne se réduit pas à un jeu parmi d’autres mais, instituant les règles de tous les (autres) jeux,
s’avère être le Jeu des jeux, celui qui ne joue qu’avec ses propres règles ou significations.
Aucune instance extérieure ne délimitant ou surplombant ce Jeu (du) Penser, son sens est
absolument immanent et/ou infini.
Libre donc à tel penseur du XXè de continuer à s’interroger sur Qu’appelle-t-on penser ? ou
Que veut dire « penser » ? et d’espérer produire une détermination plus radicale encore de ce Verbe,
en cherchant son inspiration dans une parole présumée plus authentique ou originaire que le
discours commun-philosophique-platonicien, enl’occurrence la parole poétique ou présocratique ;
ne pouvant néanmoins se situer hors du champ discursif ordinaire, sauf sur le mode de
l’illusion, il n’y saurait repérer que des déterminations déjà exprimées par d’autres, tel
"le Pli (Zwiefalt) de l’être et de l’étant" (Heidegger) -ou "la Différance" de son épigone J. Derridaqui répète curieusement et partiellement " la division (Entzweiung) du Simple " hégélienne.
En dépit de sa prétention affichée, l’auteur des Essais et Conférences156, non seulement ne
surpasse (transgresse) nullement le Discours philosophique -chose rigoureusement impossiblemais il régresse même souvent en deçà de lui, s’arrêtant là où celui-ci commence, le dépliement
ou le déploiement, substituant à un concept pertinent une simple métaphore (poétique).
153
154
155
156
op. cit. 1ère partie chap. I. § 3 p 103 et 2è partie chap. I. § 1 p. 154
Sophiste 263 e
Wittgenstein, Investigations philosophiques 23 p. 125 (Gallimard)
op. cit. II p. 89 et III p. 289 sq. (cf. égal. Qu. IV Séminaire de Thor 1968 pp. 248 sq.) et J. Derrida, Marges (1972)
48
Car il y a loin d'un simple mot, fût-il juste, à son explicitation complète.
" Je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire réflexion plus longue et plus étendue,
et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences." (Pascal157)
Il justifie ainsi, à son corps défendant, l’avertissement que le Philosophe adressait, dans son
Introduction à l’Histoire de la Philosophie, à tous ceux qui persistent à demander ce qu’est ou
pourquoi est, c’est-à-dire ce que signifie, le discours ou " la pensée même " :
" la question est mal posée (unpassend). A propos de tout objet on peut se demander quel est le sens ou la signification
(...) mais l’idée est ce qui est significatif par soi-même."158
Nietzsche pouvait s'évertuer à marteler contre ou à vitupérer les "préjugés des philosophes",
en particulier le fait que " le philosophe [soit] pris dans les filets du langage "159, et à
annoncer Le crépuscule des idoles, sa protestation et sa prophétie mêmes sonnent comiques,
dans la mesure où, libellées en mots, elles se retournent fatalement contre lui, et témoignent, à
son corps défendant, de la toute puissance du Logos, à la souveraineté duquel nul n'échappe.
Quant au Psychanalyste, il peut bien clamer urbi et orbi l’inanité de toute parole vraie sur
le vrai, autant dire de la philosophie, et pas seulement logico-positiviste.
" Cela veut dire tout simplement tout ce qu’il y a à dire de la vérité, de la seule, à savoir qu’il n’y a pas de métalangage
(affirmation faite pour situer tout le logico-positivisme), que nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai,
puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire." (J. Lacan160)
Il n’évitera pas ce disant l’inconséquence voire le « ridicule » et la présomption de le dire et
donc de croire ainsi détenir la clef (vérité) du dicible (vrai), sous la forme d’un Inconscient,
dont il serait l’unique porte-parole. Accordons-nous : si par « métalangage » on comprend un
langage externe aux langages effectifs, la philosophie n’a pas attendu la psychanalyse pour en
dénoncer l’impossibilité / inutilité ; si par contre on entend par là, comme on doit l’entendre,
l’auto-réflexion du langage, soit sa transcendance par rapport à –ou plutôt sa traversée detous les sens particuliers, alors non seulement on n’hésitera pas à en reconnaître l’existence,
mais on y verra précisément, avec Spinoza et d’autres, le signe de la Vérité - du Véri-dique161.
Le Discours ou le Livre de la Philosophie ne questionnera point un quelconque impensé ou
inconscient de la pensée mais, plus prosaïquement et logiquement, il articulera ce qui a déjà
été pensé (médité) mais pas encore réfléchi (théorisé) systématiquement -pas suffisamment
systématiquement du moins. Tel est l'unique moyen de con-clure l'œuvre philosophique et de
lui faire perdre son caractère, moqué depuis Aristote, d'éternelle " science désirée, recherchée
(ζητούµένη) " (Leibniz162), étant entendu qu'elle-même peut et " doit être remaniée, non pas
sept fois, mais soixante-dix-sept fois ", conformément à sa nature en-cyclo-pédique ou infinie.
C’est en vain du reste qu’on théoriserait celle-ci, si l’on ne se donnait pas la peine de la
parcourir ou remplir continûment, la structure du Savoir se réduisant alors à une forme vide.
S’il importe de bien prés-enter le Système, il est tout aussi indispensable de le re-présenter
correctement et de transformer ainsi une Préface légitime en Système de la Science légitimé.
Tant que ce pas n’aura pas été franchi, tant que l’on n’aura pas encore inscrit dans un corpus
scientifique vivant, ce qu’on vient pourtant déjà de décrire, il sera toujours loisible à d’aucuns
de suspecter le Texte philosophique d’être une lettre morte et de lui préférer d’autres types de
discours, à supposer qu’il en existe vraiment.
157
De l'esprit géométrique p. 193
op. cit. Introd. III. A. p. 90
159
P.D.B.M. § 16 et L.Ph. I. § 118 ; cf. supra I. A. 1. 2. p.7 et Cours II. 2. Psycho. I. A. 1. 2. p.7 et II. 2. C. p.58
160
La science et la vérité in Écrits VII pp. 867-868 (Seuil) ; cf. J.-A. Miller, U ou « Il n’y pas de méta-langage »
in Un début dans la vie II pp. 126-134 (Gallimard)
161
vide T.R.E. § 35 et Éthique II. prop. 43 scolie p. 397 ; vide supra II. 2. B. pp. 21-23
162
De la réforme de la philo. première et de la notion de substance p. 323 ; vide supra Introduction p. 4
158
49
Si de par sa systématicité, la philosophie ne comporte bien qu’une " proposition unique "163,
celle-ci n’équivaut nullement à une seule formule définitive, si belle ou juste soit-elle.
Parce qu’il s’identifie au Sens ou plutôt au Signifier et non à tel sens particulier, le Discours
philosophique ne se réduit point à une énonciation ou signification acquise ou décidée une
fois pour toutes, qui, pour profonde qu’elle soit, n’en n’est pas moins qu’une signification
sans fond (contenu) et donc vide, tant qu’elle demeure séparée des (autres) significations
requises par ou pour son explicitation. Et tel est précisément le cas de la sentence
heideggerienne et avant elle déjà de la " conception " schellingienne " de l’amour de Dieu
pour lui-même (la plus belle conception de la sujet-objectivation) ", elle-même reprise,
sciemment cette fois, d’une proposition de Spinoza164. Sortis de leur contexte de tels énoncés
ressortent plus de l’édification que de la philosophie proprement dite qui ne peut se concevoir
que comme une laborieuse et patiente articulation ou codification discursive : « négative ».
" La vie de Dieu et la connaissance divine peuvent donc bien être énoncés comme un jeu de l’amour avec
soi-même ; cette idée descend au niveau de l’édification et même de la fadeur quand y manquent le
sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif."
"Voie … longue et laborieuse" prévenait Platon165 : il ne suffit pas en effet d’affirmer un sens,
encore faut-il montrer comment il s’engendre à partir de la négation des autres sens soit
comment le Sens n’advient qu’à travers la néantisation des sens. L’amour véritable ne
procède-t-il pas d’un choix et partant d’une exclusion ? –sauf qu’ici il n’est pas question
d’une préférence individuelle / particulière mais d’une sélection universelle.
Certes " en soi " –dans son contenu (fond)- le signifier ne se rapporte jamais qu’à soi-même
et, ne souffrant aucune extériorité réelle, il s’aime bien lui-même : s’unit " sans trouble " à
soi, n’ayant de toute façon aucun autre choix possible. Mais ainsi conçu, sans le mouvement
d’ensemble par lequel il s’exprime, il ne forme que " la base [seulement] abstraite ", le
simple commencement qui ne signifie encore rien, sinon la pure possibilité du sens en général
-" l’universalité abstraite ". Seule sa différenciation (négation) prochaine, inscrite dans son
être négatif-réflexif -" être-pour-soi "- est susceptible de produire un énoncé ou sens précis :
« quelque chose », en lieu et place de l’éternelle répétition du Même. Se dispenser de cette
tâche et " se contenter de l’en-soi ou de l’essence " contredit " le principe fondamental
absolu ou l’intuition absolue " que l’on prétend soi-même avoir atteint et qui exige en
principe " l’actualisation de l’essence, ou le développement de la forme ", c’est-à-dire
l’articulation discursive ou formelle sans laquelle il ne serait qu’un principe à peine affirmé.
Davantage qu’une faute de goût, le ressassement stérile du style schellingien ou
heideggérien, lui-même pur pendant du silence mystique, trahit une inconséquence logique,
en énonçant un principe (le Discours), sans en tirer les conséquences (la discursivité). Dès lors
que l’essence (le contenu / la substance) est bien Dire (forme / sujet) et non simple substance,
elle ne saurait être exprimée, à l’instar d’un être ou sujet immédiat, par une formule,
si édifiante soit-elle, mais nécessite d’être dite intégralement : dans ou par toutes les formes
discursives possibles, sous peine de n’être pas un dire effectif mais une psalmodie.
" C’est justement parce que la forme est aussi essentielle à l’essence que celle-ci l’est à soi-même que
l’essence ne doit pas être saisie et exprimée seulement comme essence, c’est-à-dire comme substance
immédiate, ou comme pure intuition de soi du divin, mais aussi bien comme Forme et dans la richesse
intégrale de la forme développée ; c’est uniquement ainsi qu’elle est saisie et exprimée dans son Effectivité."
Tant que l’on n’aura pas tout dit –fût-ce en abrégé-, on n’aura (encore) rien dit véritablement,
telle est la seule clause du Discours philosophique, elle-même liée à la nature systématique de
la discursivité en général.
163
164
165
S.L. Préface 2nde éd. p. 25 et Log. et Méta. (Iéna 1804-1805) App. p. 207
Schelling, Philo. et Rel. in Essais p. 219 et Spinoza, Éth. 5è partie prop. XXXV
Rép. IV 435 c
50
Aucune "intuition" : " savoir immédiat " (Jacobi), " conception intuitive " (Schopenhauer),
"dévoilement" ou "« Voir »" de l’Être (Heidegger)166 etc. ne suppléera un tel développement travail, puisqu’il n’y a ici, nous l’avons suffisamment dit, strictement rien à intuitionner
–aucun objet, être ou vérité ne préexistant au savoir- mais tout à comprendre ou réfléchir.
Consubstantielle à l’être ou à " l’essence " qu’elle détermine, la " forme " discursive/
scientifique, sous réserve qu’elle soit " une forme développée " intégralement/
circulairement ou encyclopédiquement, n’est pas une simple façon d’appréhender l’Absolu /
le Vrai mais sa présentation même soit ce dont il résulte ou ce en quoi il a / est sa réalité.
" Le vrai est le tout. Mais le tout est seulement l’essence s’accomplissant elle-même par son développement.
Il faut dire de l’Absolu qu’il est essentiellement résultat, que c’est à la fin seulement qu’il est ce qu’il est en
vérité, et c’est en cela précisément que consiste sa nature d’être Effectif, sujet ou devenir de soi-même."
Paradoxalement, eu égard à la conviction ordinaire, l’Absolu n’est pas au commencement :
Premier mais à la fin : Dernier.
En vérité il n’est ni Premier ni Dernier, étant dès le commencement (Premier) et à la fin
(Dernier) : il est donc partout, à l’instar des principes ou des " racines " de l’" arbre " auquel
Descartes compare " toute la philosophie "167 et qui sont à la fois à son début (racines) et à son
sommet (faîte), qu’elles irriguent de leur sève.
" C’est ainsi que le commencement de la philosophie est ce qui persiste et est présent à toutes les phases du
développement, la base immuable qui reste immanente à toutes les déterminations ultérieures."168
On insistera néanmoins sur l’insuffisance du simple " commencement, [du] principe ",
dans la mesure où l’on privilégie dans la notion de Principe sa seule signification de Premier.
Or pas plus que les premiers mots d’une science -" tous les animaux "- ne forment le contenu
de celle-ci mais délimitent seulement de manière générale son objet ou son univers d’application,
" les mots de divin, d’absolu, d’éternel " pris pour eux-mêmes, ne nous enseignent quoi que
ce soit sur leur sens et ne sauraient donc passer pour l’équivalent de la philosophie.
Pour accéder à celle-ci, il faut encore passer par toute une série de médiations/déterminations :
autres mots ou négations qui développent / explicitent les premiers et devront être, à leur tour,
niés, déterminés ou précisés -"un devenir autre qui doit être réduit ou est une médiation".
Loin de s’éloigner ainsi ou de sortir du point de départ, on s’en approche, en en
approfondissant le sens.
Correctement épelé, le mot de commencement enveloppe en lui l’exigence de la médiation.
Venant du latin cum-initium, il signifie en effet initiation avec … autre chose, c’est-à-dire
qu’il ne peut lui-même être com-pris (saisi) qu’avec ce dont il est le com(m)-encement, sous
peine de n’être commencement de rien. Seule une mécompréhension " de la nature de la
médiation et de la connaissance absolue " comme ré-flexion ou retour à soi et donc comme
" devenir simple " ou simplicité : " immédiateté en devenir " accrédite l’idée que la raison
serait étrangère à l’Être /l’Absolu ou le Vrai, alors qu’elle est le "moment positif de
l’Absolu" qui tout à la fois le dé-montre (définit) et en dé-montre (réfléchit) le caractère
"simple" ou un, mais un simple devenu ou retrouvé -"cet être-retourné dans la simplicité"et non plus immédiatement ou simplement donné, postulé, trouvé. Rien ne nous est au
demeurant jamais offert, mais tout nécessite une acquisition, fût-elle originaire.
L’exemple de l’origine de l’homme ou plutôt de l’humain permet d’appréhender plus
concrètement ce qui précède. En soi l’embryon (le fœtus) est bien déjà l’homme qu’il
166
167
168
Jacobi in Hegel, E. Concept prél. § 61; Schopenhauer, M.V.R. Suppl. L. 3è chap. XXXI p. 1107
et Heidegger, Alèthéia in E. et C. III p. 312 et Ce qu’est et comment se détermine la ΦΫΣΙΣ in Qu. II p. 216
Principes de la philo. Lettre-Préface p. 566 ; vide supra 2. C. p. 24 et Cours Introduction gale 2. p. 17
S.L. L. I. Quel doit être le commencement de la Science ? p. 60 ; cf. égal. Esth. Introd. chap. I. 1ère sec. p. 17
51
(pré)contient en germe –l’embryogenèse, partie elle-même de la biologie détiendrait ainsi le
secret de l’anthropologie et de l’homme on pourrait dire qu’il est de nature : dès le point de
départ ou immédiatement ce qu’il est-, mais il ne l’est qu’en soi, potentiellement ou
virtuellement, et pas encore pour soi, actuellement ou réellement, tant que les capacités ou
possibilités, dont il est porteur, n’auront pas été développées / explicitées et n’auront pas
dépassé leur statut de simples virtualités qui pourraient bien s’avérer vides, comme dans le cas
de l’enfant sauvage169.
Et qui d’autre est à même de « cultiver »-développer-éduquer les capacités humaines sinon
l’homme lui-même –autres hommes ou soi-même peu importe ici- qui n’advient ainsi à soi,
ne devient effectivement « humain » : être « cultivé » et non plus seulement naturel (sauvage)
qu’en s’appropriant ses capacités, en les faisant siennes, soit en transformant l’en soi (nature)
en pour soi (culture) ? L’homme ne se réalise donc que moyennant sa propre activité ou son
propre faire. De lui on dira qu’il n’est pas (n’a pas de nature donnée) mais devient / se réalise /
se réfléchit soi-même : il est "son propre résultat"170. Partant c’est bien dans l’anthropologie et
non dans la biologie qu’on cherchera sa vérité.
Un tel résultat ne saurait néanmoins être confondu avec ce que l’on appelle habituellement
résultat : quelque chose de second, faisant suite à un premier, dont il serait à la fois dépendant
et séparé. Explicitation ou réflexion du germe, c’est ce résultat qui confère au premier son
contenu ou sens et conséquemment sa réalité même de germe : prémisse véritable, en lieu et
place d’une simple possibilité. Aussi il précède logiquement celui-ci ou résulte de son propre
résultat et s’avère ainsi absolument Premier -"immédiatement simple"- et/ou autonome-libre
-"la liberté consciente de soi"- qui ne dépend de rien, sinon de ce qu’il produit lui-même.
" il en résulte manifestement que l’acte est antérieur à la puissance." (Aristote)
Ou : il est un premier qui ne s’oppose pas à un second, dont il serait alors tributaire, mais le
contient en lui, s’est réconcilié avec lui. Une anthropologie philosophique –un discours
(réfléchi) de et sur l’homme- ne fait pas nombre avec la biologie, étant la discipline qui
assigne sa place à toutes les disciplines humaines, biologie comprise, qui est au demeurant
déjà une bio-logie. Corrélativement l’homme, philosophiquement c’est-à-dire rigoureusement
conçu, ne fait pas seulement face à la nature, avec laquelle il rivaliserait, car c’est lui qui se
définit soi-même et qui définit la nature, se situant du même coup par rapport à cette dernière,
qui n’est jamais qu’une position de son discours. Pourvu qu’on entende convenablement ces
deux termes ou plutôt leur unité il est indifférent d’appeler celle-ci Homme ou « Nature ».
On peut tourner et retourner la question dans tous les sens, la même conclusion s’impose
toujours et encore : le Logos (humain) ou la Raison est circulaire, auto-finalisé / référentiel
-"la raison est l’opération téléologique"-, ne tendant jamais que vers lui-même ou vers sa
propre explicitation. Et s’il l’est dès le dé-but -"le commencement est but"- : dès que l’on
parle on entend exprimer, il ne le sera pleinement qu’à la fin, une fois ce but (fin) explicité,
l’expression étant la vérité de l’exprimé. On ne saura ce que l’on voulait véritablement dire,
que lorsqu’on l’aura dit -tout comme un livre ne révèle son sens que rétroactivement-,
comprenant alors qu’en deçà ou plutôt au-dedans des différents contenus (idées / sentiments)
énoncés ou évoqués, il n’a jamais été question que de ce dont on veut toujours parler, parce
que c’est le seul sujet d’entretien intéressant, constitutif qu’il est de notre être, l’énonciation/la
parole/le langage lui-même ou le soi : sujet tout aussi bien défini (toujours déjà présupposé)
qu’indéfini (toujours encore à reprendre) soit proprement « in-fini » ou insistant.
169
170
vide Cours II. 4. Anthropologie II. 1.
R.H. chap. II. 1. pp. 78-79; cf. égal. Esth. Intr. L’Id. B. chap. I. II. p. 157 et H.Ph. Intr. III. A. I. pp. 96-102
52
Nullement asservi à une " finalité externe ", à l’expression d’un sens premier (prédonné)
qu’il nous faudrait dévoiler –lequel ?-, le Discours n’en connaît pas moins un but (s’exprimer)
mais ce but étant interne au moyen utilisé (l’expression), il ne se réduit pas davantage à un
sens dernier ou ultime qui, une fois exprimé, nous laisserait en paix ou en repos, mais, en tant
que Sens du sens, se signifie en permanence et est ainsi aussi bien acquis / enveloppé
(immobile) que constamment à développer / reprendre (mobile). L’opération signifiante ou
téléologique transcende cette pseudo-alternative entre repos et mouvement, celle-ci n’ayant
cours, et encore, que dans les mouvements ou transformations physiques qui ont un rapport
avec une extériorité, alors qu’elle, ne visant rien d’extérieur à elle-même mais s’informant
soi-même, ne ressemble point à une opération matérielle ou physique quelconque.
Pour le dire avec l’auteur de la Métaphysique qui recourt à cette terminologie pour définir
précisément à la fois "la cause finale" et "la Pensée", elle est de l’ordre de l’"Acte pur" ou du
"Premier Moteur", soit d’un acte ou mouvement (signifiant) mais d’un acte qui, reposant
en/sur soi-même, est un acte pur et donc lui-même " immobile " (signifié). Ou, ce qui revient
au même, elle forme l’immobile « référence » (sens) de tous les mouvements (significations)
et est elle-même le moteur ou le "Principe du mouvement" (signifiance) -"mouvement circulaire"- :
" la pensée se pense elle-même "171 (le Signifiant se signifie).
" Cependant, selon la façon dont Aristote détermine la nature comme activité téléologique, le but est l’immédiat,
ce qui est en repos, l’immobile qui est lui-même moteur ; ainsi est-il sujet."
Ce qu’il importe au bout du compte de comprendre c’est qu’il n’y a rien à comprendre
hormis la « compréhension » elle-même qui de tout temps nous anime et/ou nous inquiète,
mieux : que nous sommes -" or cette inquiétude même est le Soi "- et que nous sommes
d’autant plus que nous le comprenons ou réfléchissons, y retournons ou revenons.
" mais le retourné en soi-même est justement le Soi, et le Soi est l’égalité et la simplicité se rapportant en soi-même."
Pas davantage qu’" une doctrine nouvelle " le système hégélien n’est " un langage nouveau "
ou une " syntaxe nouvelle ", puisqu’il énonce le mode d’être du discours en général, dont on
retrouve trace aussi bien dans " le discours naïf " que dans toutes les disciplines discursives, et
s’avère finalement aussi ancien qu’eux -" ce discours, plus vieux que tous les savoirs, les avait
tous parcourus en secret ".
Tout au plus accordera-t-on au commentateur que la philosophie hégélienne porte à une
conscience claire ce qui avant elle demeurait plus ou moins implicite : "la première philosophie
qui fonctionne explicitement comme discours (…) prise de conscience par la philosophie
qu’elle est de part en part langage", ce qui ne veut pas dire "« qu’elle n’est que langage »"
(G. Lebrun172) –contre-sens dans lequel tombe souvent l’auteur, en dépit de sa propre mise en
garde-, rien ne subsistant en dehors de lui. Mais toute la Métaphysique péripatéticienne
n’était-elle pas déjà parcourue par cette préoccupation « linguistique », maint de ses exposés,
à commencer par le célèbre " L’Être se prend en plusieurs acceptions ", débutant par
" se prend ", " se dit [ou] se disent " ou " on appelle "173 ? Et que dire de la Dia-« lectique » ou
du Dia-« logue » platonicien174 ?
Quant à ceux, et ils sont nombreux, qui persistent aujourd’hui encore à reprocher au(x)
philosophe(s) son (leur) finalisme qu’ils traduisent indûment par finitisme, on aimerait, si l’on
n’était pas d’avance assuré de la réponse, leur demander comment font-ils eux-mêmes pour
171
172
173
174
M. Θ. 8. 1049 b 5 (cf. Phys. II.1. 193 b 4) et M. Λ 6, 7 et 8 (cité par Hegel, E. fin) ; cf. Phys. VII.1. et VIII.5.
La patience du Concept Essai sur le Discours hégélien II. III. p. 92 ; VIII. II. p. 382 ; VI. IV. p. 308 ;
VII. II. p. 342 et VI. IV. p. 317 – VIII. IV. p. 404
op. cit. Γ 2 1003 a 33 et passim
vide Cours Introduction gale 3.
53
écrire un livre, alors qu’ils sont censés n’être guidés par aucun but ou aucune idée préconçue
et ne devraient donc savoir ni comment le commencer ni par quoi l’achever, l’écriture étant
d’après eux indéfinie. Il est vrai que, dans leur cas, la contradiction entre ce qu’ils réalisent
(volume) et ce qu’ils prétendent réaliser (œuvre inachevée) n’est pas si dirimante, dans la
mesure où, s’ils n’ambitionnent point de composer un traité achevé (de philosophie) –chose à
laquelle ils ne croient guère-, ils n’ont de fait jamais produit d’ouvrage du tout mais de
simples essais erratiques, plus ou moins lisibles.
Tant néanmoins que l’on n’aura pas soi-même écrit ou explicité ce Livre, l’on pourra bien
opposer, comme nous le faisons nous-mêmes ici, à l’insuffisance (pré)philosophique, sa
propre assurance qu’un tel Livre est possible et que l’on en a même déjà écrit les premiers
mots : " l’Absolu [est] sujet " ou " Dieu est l’Éternel ", le problème demeure entier.
Car il ne s’agit avec de tels énoncés précisément que de premiers mots qui, pour plus adéquats
ou conséquents qu’ils soient, comparés à ceux des critiques -puisqu’ils se tiennent au plus
près du caractère réflexif ou « subjectif » du Langage, « Dieu » nommant en principe non pas
n’importe quel être mais une Personne : " un réfléchi en soi-même, un sujet "-, n’en restent
pas moins des premiers mots ou propositions exigeant explication ou remplissement.
" Dans une proposition de cette espèce, on commence avec le mot Dieu. Pris pour soi c’est là un son vide de sens,
rien qu’un nom ; c’est seulement le prédicat qui dit ce qu’il est, qui constitue son remplissement et son sens ;
le début vide ne devient savoir effectif que dans cette fin."
On ne se trouve donc qu’en présence d’"une anticipation" qui, non encore effectuée/réalisée
n’est elle-même qu’une prétention ou une suffisance vide, tout aussi condamnable que
l’insuffisance de tout à l’heure et " la philosophie ne représente [encore] qu’un mot creux "175.
Pire : la forme même de ce commencement risque d’en rendre impossible le remplissement
ou la suite. En énonçant dès le point de départ le sujet dans un discours propositionnel, on
contrevient à sa nature de sujet (réflexif) qui s’exprime (soi-même), le transformant en un
sujet de prédication dont le sujet du savoir aurait à énumérer extérieurement les propriétés.
" Le sujet est pris comme point fixe auquel comme à leur support les prédicats sont attachés, et ils y sont
attachés par un mouvement qui appartient à celui qui a un savoir du sujet mais qui ne peut être envisagé
comme appartenant au point lui-même ; ce n’est pourtant que par ce mouvement que le contenu serait
présenté comme sujet."
Et c’est bien ce qu’on entend la plupart du temps dans le vocable Dieu que l’on traduit
traditionnellement, au prix d’une trahison, par un être / sujet ou une personne, dont nous
autres hommes pourrions exprimer éventuellement certaines qualités, pas toutes, mais qui
serait quant à lui " extérieur " à notre expression. " La façon " ou forme contredit
complètement le contenu et, au lieu de saisir l’Absolu / la Réflexion, on ne tient plus qu’un
discours sur l’absolu -"point en repos"/substance, n’ajoutant ainsi qu’un livre (essai) de plus.
Ne faudrait-il pas décidément désespérer du Livre philosophique dont l’ « objet » : l’Absolu
échapperait à jamais à notre connaissance, partageant ainsi le sort de " la substance " et/ou de
" l’Intellect " ou de " l’Intelligence divine " chez Aristote ?
" Aussi il résulte-t-il clairement d’une induction de cette sorte que de la substance et de l’essence il n’y a pas de démonstration." 176
A l’instar du Livre du Poète, toujours promis et jamais publié, le Traité de Philosophie se
résumerait à des pages blanches et/ou raturées où rien ne serait lisible hormis le regret :
" ce devait être très beau " (Mallarmé177) ?
175
176
177
S.L. L. 1er C.S. p. 62 ; cf. égal. Cours Introd. gale note 13
Méta. K. 7. 1064 a 9 (cf. égal. B. 2. 997 a 32 ; E. 1. 1025 b 7-9 ; Anal. Post. II. 3.) et Λ 7 et 9 ;
cf. égal. Éth. Eud. VIII. 2. 1248 a 27
in Recommandation quant à mes papiers, cité par J. Scherer, Le "Livre de Mallarmé", Préface p. IX
54
Il suffit pourtant de tirer la leçon qui s’impose de l’échec précédent pour s’apercevoir qu’il
n’en est rien. Car ce dernier ne signifie que l’échec ou plutôt l’incomplétude du seul discours
propositionnel ou présupposant (un point fixe ou principe) et nullement l’impossibilité de tout
discours, sinon on ne pourrait point parler, comme on vient de le faire, de cet échec.
Que prouve en effet l’inadéquation de la forme ou structure prédicative sinon que le vrai
savoir –le savoir total-, celui qui est conscient de cette insuffisance n’est pas réductible à une
juxtaposition ou suite de propositions mais ne peut prendre que la forme d’un système ou
« relation » (de propositions). Et cette exigence, loin d’être extérieure à la proposition ou au
principe, lui est au contraire intérieure, un principe ne devenant véritablement principal
qu’avec ce dont il est le principe ; séparé de ses conséquences, il resterait une proposition
particulière parmi d’autres et n’accèderait pas au statut d’une vraie proposition principale.
« Dieu » ou le « Créateur » serait-il Dieu ou Créateur sans sa création (monde ou œuvre) ?
L’affirmation même du principe implique sa négation en tant que simple principe isolé.
" Parmi les multiples conséquences qui découlent de ce qui précède, on peut tirer celles-ci : que le savoir
n’est effectif et ne peut être présenté que comme science ou comme système, de plus qu’une proposition
fondamentale (comme on dit) ou principe de la philosophie, si elle est vraie, est déjà aussi fausse en tant
qu’elle est seulement une proposition fondamentale ou principe."
C’est pourquoi on récusera la démarche spinoziste qui, imitant celles des géomètres, part de
DÉFINITIONS premières et d’AXIOMES.
" Il ne peut y avoir de pire apparence pour le commencement d’une philosophie, que de commencer par une
définition comme chez Spinoza "178.
En fait point n’est besoin de réfuter de l’extérieur la structure prédicative, sa " réfutation …
fondamentale " se fait d’elle-même, à l’intérieur du procès discursif qui, n’étant confronté à
aucune extériorité, ne tolère pas " d’assertions opposées " ou " produites du dehors " mais
dénonce de lui-même son défaut – déficience – incomplétude et du même coup y remédie.
S’apercevoir de celui-ci n’est-ce pas du reste se situer au-delà de lui et produire ainsi
" le complément de sa déficience " ? Quiconque écrit/ parle/ signifie, le fait nécessairement
à l’horizon du Tout, sinon il ne pourrait rien signifier du tout.
Mais faute de s’entendre correctement soi-même, faute de " ne voir que son opération
négative " –insuffisance du commencement- et de ne pas devenir ou " être consciente de
son progrès et de son résultat sous l’aspect positif ", la conscience discursive ordinaire,
prédicative, finit par s’arrêter ou s’attarder au seul commencement, au point de le séparer de
sa suite ou fin (conséquence), tenant le premier pour le positif et la seconde pour le négatif,
alors que le vrai positif procède, nous venons de le voir, -elle-même l’a vu mais n’a pas su en
tirer les conséquences- de la négation de la positivité présupposée au point de départ.
Affirmer le commencement revient à le nier comme simple commencement.
" La propre explicitation positive du commencement est en même temps, à l’inverse, aussi bien un
comportement négatif à son égard, c’est-à-dire à l’égard de sa forme unilatérale : être seulement
immédiatement ou être but."
Qu’il se retourne donc simplement sur ce que nous faisons tous, lorsque nous parlons, qu’il
opère " cette conversion " dont parlait déjà Platon179, et le discours, y compris le plus banal :
prédicatif, sortira de " son [seul] commencement " pour advenir au Discours philosophique
qui ne se construit point à côté ou au-delà de lui mais dans et par son auto-discussion.
Plus, il en est toujours déjà sorti, fût-ce sur un mode imparfait, sinon nul, s’appelât-il Hegel,
n’aurait jamais remarqué l’incomplétude de tout commencement, " fondement ou principe "
et n’aurait donc commencé à philosopher.
178
179
Diff. syst. philo. Fichte et Schelling A. V. p. 98 ; cf. égal. H.Ph. Spinoza p. 1458
Rép. VII 518 d
55
De cette sortie, le temps moderne et sa religion, le christianisme (religion manifeste-révélée)
et plus particulièrement le protestantisme (religion de l’intériorité) portent témoignage.
Pour elle(s) rien n’est hors de la manifestation ou de la révélation et donc de la réflexion.
Dieu n’y saurait se concevoir simplement sous la forme d’un Être ou une personne transcendant
mais se manifestant, ne se présente que par/pour l’esprit en lequel il se manifeste ; mieux il est
l’esprit ou l’intériorité même -" le Verbe " (Évangile selon St-Jean)- et non une « idole » :
souverain ou fétiche qu’il faudrait craindre ou adorer.
" L’absolu est esprit – c’est là la définition la plus haute de l’absolu."180
Partant il est bien un commencement -" Au début était le Verbe " (idem)-, rien n’existant
tant qu’il n’a pas été nommé, et à la fin, en tant que " révélé " (idem), le Nom lui-même
devant être explicité ; autant dire qu’il est partout ou « dans » le tout : le système (total) de
l’expression-révélation.
" Le vrai est effectif uniquement comme système ; la substance est essentiellement sujet, c’est cela qui est
exprimé dans la représentation qui énonce l’Absolu comme esprit, -c’est là le concept le plus sublime,
et il appartient au temps moderne et à sa religion ;"
Dans la dogmatique chrétienne, surtout telle qu’elle est interprétée par les protestants, tout
cela s’exprime sous la forme d’un dogme –l’unique dogme spécifique de cette religion- celui
de l’Incarnation ou de la Trinité : Dieu est bien Premier / Principe (« Père ») mais ce premier
ne serait pas premier sans un Second (« Fils ») qui lui-même retourne au premier avec lequel
seulement il forme la divinité ou le vrai, soit le Réflexif ou le Spirituel (« Saint-Esprit ») qui
ne doit pas être saisi comme ce qui est révélé mais comme la révélation même.
" Dans la religion chrétienne, il est sûr que Dieu s’est révélé, et Dieu est justement ceci, acte de se révéler,
se révéler et se distinguer, -le révélé est justement ceci, que Dieu est le révélable."181
Entre l'enseignement religieux et celui de la philosophie, nulle incompatibilité de fond.
Il appartenait aux philosophes modernes-chrétiens de conceptualiser / systématiser ce
dogme ou cette représentation et c’est ce qu’ils n’ont pas manqué de faire. Car aussi bien
Descartes que Kant ont étayé cette vérité chrétienne-« hégélienne » / philosophique de la
réflexivité ou systématicité : le premier dans sa métaphore, déjà évoquée, de l’" arbre "
s’alimentant soi-même, le second, cité également ci-dessus, dans " le concept rationnel de la
forme d’un tout " qui reprend l’analogie organique du " corps d’un animal " croissant ou se
développant de soi-même182. Spinoza et Leibniz en avaient déjà théorisé le principe.
" [Le] concept semble exprimer une action de l’esprit."
" Autrement il n’y a point de terme si absolu ou si détaché qu’il n’enferme des relations et dont la parfaite
analyse ne mène à d’autres choses et même à toutes les autres, de sorte qu’on peut dire que les termes relatifs
marquent expressément le rapport qu’ils contiennent."183
Ce faisant, tous les quatre se sont ressouvenus –et toute la philosophie n’est que
réminiscence : " la réminiscence (qui s’appelle la Philosophie " (Kant184)- des philosophes
préchrétiens, Platon –« le père de la philosophie »- et Aristote –l’" esprit spéculatif "185 par
excellence- qui avaient plus qu’anticipé leur œuvre, en posant l’Idée du Bien –plus
littéralement traduite l’Idée du Lien- ou l’Acte pur : la Pensée qui se pense elle-même186.
Le philosophe d’Iéna –« alle-mand » si l’on veut, mais ce terme signifie également universel :
valable pour « tout homme »- n’avait plus qu’à les réciter / reprendre tous et par là même à les
180
181
182
183
184
185
186
E. III § 384 R. ; cf. égal. § 573 R.
Pr. exist. Dieu App. 3 p. 247 ; cf. égal. Phén. E. (CC) VII. C. t. 2 p. 268 et E. § 564
vide supra n. 98 et 100
Éthique 2è partie Déf. III. Explication et N.E. II. XXV. § 10 p. 195 ; cf. égal. 12 § 3 p. 121
C.R.P. Dial. transc. L. 1er 1ère sec. p 317
H.Ph. Platon t 3 p. 389 et Aristote p. 399
vide Cours Introduction gale 3. A.
56
accomplir, en faisant le (re)tour complet (à) de la Philosophie ou de l’Esprit, c’est-à-dire de
Tout, l’esprit étant immanent à tout.
Ce dernier gît en effet aussi bien au fondement du « réel » que de soi-même. Il est tout
d’abord le principe – l’essence – l’en soi de l’être ou du « réel », soit " l’étant-en-soi " ou le
déterminant : ce sans quoi rien ne serait, car, faute d’une quelconque détermination ou
identité, l’on ne saurait dire « ce » qui est : « eau », « terre », « air », « feu ». Or c’est
précisément le propre de la pensée que de déterminer – définir ou différencier les êtres et
d’empêcher ainsi le règne du Chaos, de la confusion ou indistinction. Dans le temps où elle
produit cette détermination, la Pensée paraît sortir de soi, pour se référer à un monde qui lui
serait antérieur et extérieur ; et elle abandonne effectivement son abstraction ou
indétermination initiale, la pensée (abstraite) de l’Être (indéterminé), pour devenir pensée
d’un être : l’" être-autre " par rapport à elle. Chacun de ces êtres-autres, chaque être
déterminé, identifié semble ne devoir sa détermination ou son identité qu’à lui-même et
n’exister donc que pour soi ou être l’" être-pour-soi ", un quelque chose indépendant. Mais il
suffit de se rappeler que les « choses » / identités ou particularités ne préexistent pas à leur
identification ou nomination pour comprendre que cet être-autre et cet apparent pour-soi sont
en vérité les siens et qu’elle seule mérite pleinement le qualificatif d’être pour-soi, être
totalement indépendant, ne se rapportant qu’à soi-même : " le se déterminant " soi-même.
En épelant le « monde » -"un être-à-l’extérieur-de-soi"-, le Verbe n’épelle que soi-même :
il n’énonce que ses propres déterminations ou « noms » et nullement des entités –lesquelles ?qui seraient hors de lui, auquel cas on ne pourrait en parler, faute de pouvoir les nommer.
" Par le nom donc, l’objet comme étant est né de moi. Telle est la première faculté créatrice qu’exerce l’esprit.
Adam a donné un nom à toutes choses : c’est le droit de majesté et la première appropriation de la nature entière ou
l’acte de créer cette nature à partir de l’esprit. λσγος est raison, essence des choses et discours, Chose et dit, catégorie.
L’homme parle à la chose comme à ce qui est sien ; et tel est l’être de l’objet." 187
Il, et lui seul, est finalement " en et pour soi " : la contexture même du réel ou le Réel même,
au sens étymologique de ce terme, car si « réel » vient bien de res, ce mot signifie affaire en
justice ou procès (jugement) avant de désigner une chose, sens conservé encore dans l’usage
courant : « réaliser » une chose veut dire la penser.
La réalité est le fruit de la réalisation de l’Idée (pensée) ou de la Relation (Lien / Logos),
antécédemment à laquelle il n’y a rien (rem) et qui s’avère l’" Atlas (…) soutenant …
l’ensemble des choses " (Platon188).
" Seul le spirituel est l’effectif ; il est l’essence ou l’étant-en-soi, ce qui est entre en rapport et est déterminé,
l’être-autre et l’être-pour-soi- et ce qui dans cette détermination ou dans son être-à-l’extérieur-de-soi
demeure en soi-même – c’est-à-dire qu’il est en et pour soi."
Il n’y a qu’un matérialisme ou réalisme vulgaire et son opposé symétrique, le spiritualisme
éthéré –si éthéré qu’à force d’impuissance, il s’accommode de tout et devient ainsi lui-même
complice de la vulgarité- pour ne pas admettre cela, et continuer, en dépit de tout, à séparer
l'inséparable : le Concept et l'Être.
Persister cependant à tenir pensée et monde pour deux termes extérieurs-hétérogènes l’un à
l’autre, c’est se condamner à ne rien pouvoir articuler de sensé sur celui-ci.
Comment appréhenderait-on quelque chose qui serait par définition hors de notre portée ?
En persistant, comme on le fait aujourd’hui, à objecter à la philosophie son indéracinable
idéalisme, c’est donc davantage d’une méprise sur toute connaissance ou sur soi-même,
que sur celle-là, dont on se rend coupable. Car cette dernière a toujours dépassé la fausse
187
188
Ph.E. (1805) I. a) γ) p. 16 ; cf. égal. Ph.E. (1803-1804) chap. II. c. 1. p. 82 ; Propéd. 3è Cours 2è sub. § 159
et E. III. § 462 add. p. 261
Phédon 99 c ; vide Cours Introd. gale 3. A. p. 26
57
alternative entre ce qu’on appelle "réalisme [et] idéalisme" soit entre "le prétendu réalisme et
le prétendu idéalisme". Et si elle se qualifie elle-même d’" idéalisme absolu "189, c’est pour
marquer clairement que tout est intérieur à l’Idée, ce qui ne veut nullement dire à mon idée :
ma représentation mais à la Pensée, à laquelle tous s’adossent, y compris ceux qui ne s’en
rendent pas forcément compte, sinon ils ne proféreraient rien de sensé.
Pour qui comprend un tant soit peu la Chose, le Livre (philosophique) est donc non
seulement possible mais parfaitement réel puisque aussi bien il est l’unique « Réalité » en ou
par laquelle tout se déchiffre – le monde (réel) (n’)étant lui-même (qu’)un livre : "Mundus est fabula"
(Descartes190) ; à moins qu’on ne préfère dire avec le poète : " tout, au monde, existe pour
aboutir à un livre." (Mallarmé191). Et qui a appréhendé cela, a finalement saisi que ce qu’il
nomme l’âme, l’esprit ou la substance des choses n’est rien d’autre que lui-même : l’Esprit,
le Sujet ou la Science.
" L’esprit qui, ainsi développé, se sait comme esprit, est la science."
Celle-ci n’a d’autre condition qu’elle-même. Elle repose sur soi-même et est ainsi absolue :
L’Absolu est Sujet. " L’élément du savoir " se résume en définitive à la / une vérité
élémentaire, mille fois ressassée, il n’y a rien d’extérieur au Dire, l’altérité étant une position
discursive, sa propre diction. Le Logos est partout chez soi, y compris dans l’être- autre qui ne
serait sinon jamais compréhensible ou proférable.
" La pure reconnaissance de soi dans l’être-autre absolu, cet éther comme tel, est le fondement et le terrain
de la science ou le savoir dans son universalité."
" Cet élément " ne requiert aucune introduction ou justification -" échelle pour accéder à ce
point de vue " tout penser ou savoir le présupposant, sous peine de ne pouvoir commencer.
"Car l’entendement est la pensée, le pur moi en général, et l’entendement est le bien connu, l’élément commun
de la science et de la conscience non scientifique, qui peut ainsi immédiatement entrer dans la science."
C’est en vain que l’on s’évertuerait à pourchasser " l’absolu " ou le vrai, "s’il n’était pas et
ne voulait pas être en soi et pour soi depuis le début près de nous". Et de fait " la conscience ",
fût-elle la plus naïve, fait l’expérience de sa présence dès le début, dès " la certitude sensible "
ou le " savoir immédiat ", soit dès qu’elle tente d’énoncer le sensible et qu’elle prononce en
réalité l’intelligible (l’universel), guidée qu’elle est fatalement par la puissance de " la parole,
qui a la nature divine d’inverser immédiatement mon avis pour le transformer en quelque
chose d’autre ". Elle éprouve alors, même si elle ne le réfléchit pas véritablement, que ce
qu’elle cherche à dire (objet) réside dans son dire (sujet) et non dans un ailleurs ou un au-delà,
par essence ineffable.
" On s’imagine ordinairement que l’absolu doit être situé loin au-delà, mais il est précisément ce qui est
totalement présent, que toujours, en tant qu’être pensant, nous portons avec nous et utilisons, même si nous n’en
n’avons pas une conscience expresse. C’est dans le langage principalement que sont déposées de telles
déterminations-de-pensée, et ainsi l’enseignement a, dans la grammaire qui est apprise aux enfants, ceci d’utile
192
qu’on les rend, inconsciemment, attentifs à des différences de la pensée."
Et elle peut bien, avec un sujet censé pourtant être instruit, protester là contre, et conserver
ferme son propre point de vue.
" Le langage n’a absolument rien à voir avec la chose. La réalité de l’être sensible singulier est pour nous une
vérité scellée de notre sang. Dans le domaine sensible, le mot d’ordre est : œil pour œil, dent pour dent.
Allons au fond : querelle de mots. Montre-moi ce que tu dis là. Pour la conscience sensible, le langage est
l’irréel, le nul. Comment donc la conscience sensible peut-elle trouver ou voir sa réfutation dans l’impossibilité
de dire l’être singulier." (Feuerbach)
189
190
191
192
Prop. 2è C. Introd. § 3 ; Ph. E. (1803-4) chap. II. C) 3° p. 87 et E. I. § 45 add. ; cf. égal. §§ 95 R., 160 add. ;
S.L. L. I. 1ère sec. chap. II D. Note 2. L’idéalisme et Husserl, Postface à mes Idées 5. in Idées III p. 200
Devise sur le portrait de Descartes par Weenix (Musée central d’Utrecht)
Var. sur un suj. -Quant au Livre -Le Livre, instr. spirituel p. 378 ; cf. égal. Cours III. 7. Art II. 3. C. p. 42
Phén. E. Introd. p. 66 ; (A) I. t. 1 pp. 81, 84, 92 et E. I § 24 add. 2 p. 478 ; cf. égal. Cours II. 5. Psych. II. 3.
58
Elle ne saurait empêcher que cela elle le dit, et donc s’empêtre dans l’absolue inconséquence
qui consiste à prétendre faire une chose (sentir) et à en effectuer réellement une autre (parler).
La " contradiction " qu’elle croit déceler chez le Philosophe " entre la pensée et l’écriture "193
est ainsi bien plutôt la sienne et semblable à celle que réitérera le Poète, A. de Saint-Exupéry,
quand, dans Le petit prince, il croira saisir mieux le mouton par le dessin que par la parole194.
Parce qu’elle expérimente cela sans le réfléchir, parce qu’elle le connaît sans le reconnaître,
elle ne le sait pas vraiment mais croit le savoir et s’expose ainsi à tous les errements, c’est-àdire au maintien rigide de représentations sur le sujet, l’objet, Dieu ou la nature, qu’elle a en
principe dépassées mais dont elle demeure prisonnière, faute de les avoir repensées195.
" Le bien-connu en général est justement, parce qu’il est bien connu, inconnu. C’est la façon la plus commune
de se faire illusion, et de faire illusion aux autres que de présupposer dans la connaissance quelque chose
comme bien connu et de s’en satisfaire ; dans le va-et-vient de ce discours, un tel savoir, sans comprendre
pourquoi, ne bouge pas de place. Sans examen le sujet et l’objet etc., Dieu, la nature, l’entendement,
la sensibilité etc. sont pris comme bien connus et posés au fondement comme valides, ils constituent
des points fixes aussi bien de départ que de retour. Le mouvement passe entre eux, qui restent immobiles,
et glisse à leur surface."
La pensée commune reste ainsi rivée à des présupposés dont seule son aveuglement, à moins
que ce ne soit se paresse intellectuelle, lui interdit de se libérer.
" Ce que les yeux des chauves-souris sont, en effet, à l’éclat du jour, l’intelligence de notre âme l’est aux choses
qui sont de toutes les plus naturellement évidentes." (Aristote196)
Seulement afin de se déprendre de ceux-ci, il n’est besoin de rien sinon de les analyser,
diviser ou réfléchir. Or c’est là précisément, nous l’avons vu, le début même du penser
-" la scission du Simple en deux "- et non une entrée en matière ou préparation à la pensée.
Par cette opération, on ôtera à la représentation " la forme de son être bien connu " et l’on
transfigurera les représentations en " pensées " ou, ce qui revient au même, l'on connaîtra "
ce qui est présupposé bien connu "197. Pour " bien connues, fixes et statiques " que s’avèrent
encore ces dernières, tant qu’elles n’auront pas été à leur tour conceptualisées, elles n’en
constituent pas moins " un moment essentiel " de la compréhension. Sans cette analyse ou
division, œuvre de l’entendement, on se condamnerait en effet à l’expérience ou au
pressentiment du vrai en lieu et place de son intellection, qui est l’unique chose qui importe.
" L’activité de diviser est la force et le travail de l’entendement, de la puissance la plus merveilleuse
et la plus grande, ou plutôt de la puissance absolue."
Fruit du jugement (Ur-teil), " le cercle " du Savoir commence nécessairement par la brisure
(division), la séparation ou " la mort ".
Mais sa vie même est à ce prix : ce n’est qu’en parcourant les différentes déterminations
(négations) qu’il se reconnaîtra ou se refermera sur soi et se retrouvera, plutôt que de se
contenter de s’intuitionner vaguement.
" L’esprit conquiert sa vérité seulement quand il se retrouve soi-même dans le déchirement absolu.
L’esprit n’est pas cette puissance comme le positif, qui se détourne du négatif (ainsi quand nous disons
d’une chose qu’elle n’est rien ou qu’elle est fausse, et que débarrassés alors d’elle, nous passons sans plus
à quelque chose d’autre) ; mais il est cette puissance seulement quand il regarde le négatif en face et
séjourne en lui. Ce séjour est le pouvoir magique, qui convertit le négatif en être."
Il confirmera ainsi son statut de "sujet", de "substance authentique" ou de "médiation".
193
194
195
196
197
Contrib. Crit. Philo. de Hegel pp. 38 et 34 in Manif. philo. ; cf. égal. Marx, La Ste Famille chap. V. II.
vide Cours II. 2. Psychologie II. 3. p. 69
vide Platon, Cratyle, 428 d in Cours Introd. gale 3. p. 29
Méta. Α 1. 993 b 10
H.Ph. Kant p. 1869 ; cf. égal. L.L. 1831 p. 98
59
Pour s’introduire au Savoir, il suffit donc que la pensée cesse elle-même de se représenter
comme point fixe –base, faculté ou " instrument "198- de la connaissance et corrélativement
d’appréhender les différences ou déterminations qu’elle produit comme des résultats fixes
et rigides et saisisse ce qu’elle(s) a (ont) toujours déjà été mais qu’elle a tendance à oublier,
le mouvement ou procès du Penser avec lequel elle se confond.
" Les pensées deviennent fluides, quand la pensée, cette immédiateté interne, se reconnaît elle-même
comme moment ou quand la pure certitude de soi-même s’abstrait de soi, non en s’écartant, en se mettant
à part, mais en abandonnant la fixité de sa position de soi, aussi bien la fixité du pur concret, qui est le moi
lui-même en opposition au contenu différencié, que la fixité des différences qui, posées dans l’élément de
la pure pensée, participent à cette inconditionnalité du moi."
Se réfléchissant elles-mêmes, " les pures pensées deviennent concepts " et retrouvent leur
origine discursive. Tournant en circuit fermé," la nature de la scientificité en général "
épouse la forme d’" un Tout organique ".
La seule introduction philosophique " propédeutique … [non] arbitraire " ou non externe
à la Science -" la première partie de la science "-, celle-même que nous venons d’esquisser,
consiste donc à s’installer consciemment au cœur même du Cercle discursif, dans lequel on
circule de toute façon inconsciemment. Et dans la mesure où ce dernier n’admet pas de centre
fixe mais s’articule d’emblée autour d’un centre excentré –divisé-, on se laissera conduire par
cette division originaire même soit par "le négatif en général" ou "la négativité pure et simple"
qui commande, nous l’avons déjà souligné, le mouvement (du) signifiant, comme le vide
réglait le mouvement non réflexif lui des atomes dans l’atomistique antique199.
" C’est pour cette raison que quelques Anciens ont conçu le vide comme l’élément moteur, concevant bien,
par là, l’élément moteur comme le négatif, mais ne concevant pas encore le négatif comme le Soi."
On sera ainsi infailliblement reconduit au « point de départ », le propre du négatif étant, nous
l’avons dit, d’être " à son tour " nié.
Surmontant " la séparation du savoir et de la vérité ", tout autant que la croyance en un
être immédiat -"l’être est absolument médiat"- ou en une révélation préréflexive de celui-ci
-" la voie de l’esprit est médiation, détour "-, on accomplira le tour du savoir, présentant
" le vrai sous la forme du vrai ", c’est-à-dire l’enchaînement des (différents) sens dans leur
procès logique-signifiant.
" Leur mouvement, qui dans cet élément s’organise en un Tout, est la Logique ou Philosophie spéculative."
Loin de se surajouter à une Introduction, la Logique -" la science du vrai, qui est dans la
figure du vrai "- la vérifie, en démontrant que ce qui compte ce n’est pas le commencement
pris pour soi mais seulement son retour à soi et partant le Re-commencement ou le « Cercle ».
" Ce qui importe à la science, ce n’est pas tant que le commencement soit une immédiateté pure, mais le fait que
son ensemble représente un circuit fermé ou ce qui est premier devienne dernier, et vice-versa."200
A l’instar du logique-scientifique, n’hésitons pas à recommencer / repréciser le statut de la
Science / Encyclopédie ou Logique, afin d’en faciliter davantage et "son exécution complète"
et "la compréhension" et d’éliminer, chemin faisant, "quelques formes, dont l’usage est un
obstacle à la connaissance philosophique" –nous l’avons dit au début de ce commentaire-,
à commencer par " la connaissance [-la logique ou la vérité-] mathématique ", si proche
apparemment de la Vérité philosophique, que d’aucuns, et non des moindres201, n’ont cesse,
encore aujourd’hui, d’y voir " l’idéal que la philosophie devrait s’efforcer d’atteindre,
quoique son effort soit resté vain jusque-là."
198
199
200
201
Phén. E. Introd. pp. 65 ; vide supra n. 76
cf. S.L. L. I. Chap. III B. b) Note L’Atomistique et H.Ph. Leucippe et Démocrite t. 1 pp. 188-190
H.Ph. II. II. p. 62 et S.L. L. I. Quel doit être le point de départ de la science ? p. 60
vide Corr. 167. p. 296 ; Cours Introduction gale 3. B. 1. et Cours I. 1. Mathématique II. 3. pp. 45-47
60
C. Vérité
Récapitulons tout d’abord le(s) résultat(s) obtenu(s) jusqu’à présent. Se proposant d’achever
la philosophie -" le système philosophique de la vérité "-, afin " qu’elle puisse déposer
son nom d’amour du savoir et devenir savoir effectif ", le philosophe entend " élever la
philosophie à la Science ", en s’appuyant sur " ce point essentiel : saisir et exprimer le
vrai, non comme substance mais tout aussi bien comme sujet ". Une telle proposition
signifiant simplement la nature discursive du véri-dique, elle entraîne ipso facto la révision
des concepts du " vrai " et corrélativement du " faux " dont la mésinterprétation constitue
l’obstacle majeur à l’élaboration philosophique.
" Les représentations qu’on se fait à ce sujet sont l’obstacle principal à l’accès à la vérité."
Répéter, fut-ce sur un mode encore liminaire, ce qu’il en est du Vrai, nous permettra donc
d’élucider davantage la tâche philosophique qui, ne le perdons jamais de vue, ne se réduit ni à
la définition d’un " but " ni à la position d’un " résultat " nu, comme le veut pourtant
"l’opinion" ou la préconception dominante de la vérité.
Selon cette dernière " le vrai et le faux " seraient exclusifs l’un de l’autre et vaudraient
"comme des essences indépendantes … fixées et isolées, sans communauté mutuelle."
Entre deux chemins en sens contraire, deux religions antagonistes ou deux systèmes
philosophiques opposés, il faudrait choisir, un seul pouvant, dans cette hypothèse, être vrai et
devant être incompatible avec l’autre. Ou Dieu est (théisme), ou il n’est pas (athéisme) ; ou il
est « là-bas » (judaïsme) ou il est « ici » (christianisme) ; ou bien le matérialisme ou bien
l’idéalisme etc. etc. … Mais une telle logique ne peut donner naissance qu’à des vérités
partiales et/ou partielles, autant dire des non-vérités. Que serait en effet Dieu sans le monde,
sinon un être extra-mondain, et en tant que tel incomplet et donc non-Dieu ; et inversement
que serait le monde sans Dieu sinon un agrégat, au lieu d’un monde ou uni-vers202 ?
La (vraie) vérité ne saurait se satisfaire de telles (non) vérités ou « faussetés » unilatérales.
En conséquence il lui appartient de dépasser " l’opinion [qui] envisage l’opposition du vrai
et du faux d’une façon rigide ", en s’attaquant non point à cette opposition, ce qui n’aurait
pas de sens, car en annulant toute différence entre les deux possibilités, on aboutirait à des
discours incohérents, mais et uniquement à sa rigidité. Or le vrai n’étant rien hors de sa
vérification, il ne doit pas être conçu sous la forme d’énoncés ou de valeurs donnés ou acquis,
peu importe ici, une fois pour toutes, et qui contrediraient de l’extérieur d’autres énoncés
déclarés eux « faux ».
" On doit soutenir au contraire que la vérité n’est pas une monnaie frappée, toute prête à être dépensée et encaissée."
A proprement parler il n’est pas, pas plus que le faux -" il n’y a pas non plus de faux "mais se confond avec le procès de sa constitution. Au cours de celui-ci, ce qu’on appelle
"le faux" ne pourrait être que l’autre ou le contraire du vrai, " le négatif de la substance ".
Mais cette dernière n’admet pas, nous l’avons dit, de contraire ; ou plutôt elle l’inclut en soi,
aussi bien comme contenu (sens) déterminé-négatif –ce qu’elle n’est pas : pure matière ou
simple pensée- que comme opération de négation qui tout à la fois pose et reprend en
elle-même ces différents contenus -" la négativité pure et simple ".
"Mais la substance est elle-même essentiellement le négatif, d’une part comme distinction et détermination
du contenu, d’autre part comme acte simple de distinguer, c’est-à-dire comme Soi et savoir en général."
Seul ce devenir du Vrai (de l’Identique), et non une égalité ou vérité immédiate, vide ou une
égalité-vérité partielle qui s’arrêterait arbitrairement à l’une des déterminations et rejetterait
les autres, est une authentique vérité ou vérification qui intègre donc l’inégalité à titre de
"moment essentiel".
202
vide Cours III. 8. Religion II. 2. B.
61
Pour « faux » ou partiels que soient les différents sens produits : matière, esprit, Dieu
(personnel), ils n’en forment pas moins des stations nécessaires au procès discursif qui ne
s’exprime soi-même, ne s’égalise ou ne s’identifie à soi que moyennant sa différenciation ou
son inégalité, sans laquelle, n’articulant rien, il serait un procès vide. L’égalité ou la vérité de
celui-ci n’exclut ainsi nullement l’inégalité ou ce qu’il est convenu de qualifier de faux.
" De cette différenciation provient l’égalité ; et cette égalité devenue est la vérité. Mais elle n’est pas vérité,
dans un sens qui impliquerait l’élimination de l’inégalité comme des scories sont rejetées du pur métal,
ou même encore comme l’instrument est exclu du vase achevé, mais l’inégalité est plutôt comme le négatif,
comme le Soi, encore immédiatement présente dans le vrai comme tel."
Rien n’est faux, parce que rien n’est (d’emblée ou définitivement) vrai, tout se falsifie et ainsi
le Tout se vérifie soi-même.
Seulement on mésinterprète cette vérité quand on l’exprime sous la forme " le faux
constitue un moment ou même une partie du vrai " ou, avec le bon sens, sous la forme
d’une addition ou d’un mélange voire d’une unité du faux et du vrai, comme dans le lieu
commun : " en toute fausseté, il y a quelque chose de vrai ". Dans ce genre de formulations
on continue à rapprocher extérieurement deux termes tenus encore pour absolument distincts,
alors que ce qui est ici visé est précisément la dissolution de cette distinction même.
Entendons bien, il ne s’agit point d’abolir purement et simplement toute différenciation du
discours et s’autoriser à dire n’importe quoi. Au contraire, c’est pour penser pleinement cette
différenciation, " l’être-autre complet ", qu’il importe de dissoudre l’altérité ou extériorité
des termes (faux, vrai etc. …) entre lesquels elle est censée opérer, en surmontant
(supprimant-sursumant) " leur être autre ", soit la rigidité de leur opposition et non cette
opposition même. En d’autres termes, il convient d’inscrire leur opposition à l’intérieur d’un
même mouvement signifiant, au lieu de persister à le concevoir de façon extérieure.
Pareillement il n’est pas question d’user d’expressions fréquemment utilisées et qui en fait
induisent semblablement en erreur.
" De même les expressions d’unité du sujet et de l’objet, du fini et de l’infini, de l’être et de la pensée,
présentent cet inconvénient que le sujet et l’objet, etc., signifient ce qu’ils sont en dehors de leur unité ;
dans leur unité ils n’ont donc plus le sens qu’énonce leur expression, aussi bien le faux n’est plus comme
faux un moment de la vérité."
Perdant leur sens familier, les catégories du vrai et du faux demandent à être discursivement
ou philosophiquement repensées.
La discursivité ou logique véritable requiert un remaniement de la logique qui règle à la fois
le discours ordinaire et le discours dit scientifique, particulièrement le discours mathématique,
que l’on peut qualifier globalement de dogmatique.
" La manière dogmatique de penser dans le savoir et dans l’étude de la philosophie n’est pas autre chose
que l’opinion selon laquelle le vrai consiste en une proposition qui est un résultat fixe ou encore qui est
immédiatement sue."
Exigeant " une réponse nette ", séparée d’une réponse présumée fausse, la " dite vérité "
énoncée par de tels discours se révèle " distincte de la nature des vérités philosophiques ".
Sous peine de devenir inintelligibles, celles-ci ne sauraient cependant lui être totalement
étrangères et doivent même en dériver. Remaniement ne signifie en aucun cas rupture.
Voyons cela de plus près en nous penchant surtout sur les dites " vérités mathématiques "
qui constituent d’ailleurs le régime scientifique initial (propédeutique) de toute pensée
-" Nul n’entre ici s’il n’est géomètre " (Platon203).
203
cf. Philipon, in Arist. de anima II. 3. p. 117, 26-27 Hayduck ; cf. égal. Rép. VII. 525a et Lois V. 747b
62
1.
Mathématique
Si le propre du Vrai est d’être interne au procès du savoir, les vérités mathématiques –tel le
théorème de Pythagore : " il et vrai d’une façon précise que le carré de l’hypoténuse est
égal à la somme des carrés des deux autres côtés du triangle rectangle "-, les premières
vérités rationnelles-« scientifiques » historiquement constituées, sont assurément des vérités,
dans la mesure où elles ne sont pas pré-données au sujet qui se contenterait de les mémoriser
mais relèvent de sa seule démonstration.
" Car en ce qui concerne les vérités mathématiques, on tiendrait encore moins pour un géomètre celui qui
saurait du dehors et par cœur les théorèmes d’Euclide, sans savoir leurs démonstrations, ou comme on
pourrait s’exprimer par contraste, sans les savoir du dedans."
Nul apprentissage externe ne saurait pallier la nécessité pour chacun de refaire leur
cheminement démonstratif, s’il veut connaître des théorèmes et non ressasser des formules,
ceux-là n’ayant de sens que dans et par la déduction qui y conduit, sans que celle-ci puisse
elle-même être confondue avec une simple généralisation ou induction à partir de cas
particuliers empiriquement constatés ou observés.
Un « théorème » est bien, conformément à son sens étymologique, un objet d’étude ou de
théorie et nullement un objet d’expérience, contrairement cette fois à l’étymologie de calcul
(caillou) ou de géo-métrie (mesure de la terre). La mathématique ne se réduit nullement au
décompte ou à la mesure a posteriori, fussent-elles les plus exactes ou les plus justes,
mais relève exclusivement de la démonstration a priori.
" Que dans la science de la mathématique il ne soit absolument pas question d’une telle exactitude empirique,
que le mesurer mathématique par le truchement d’opérations [relevant] du calcul ou par le truchement
de constructions et de preuves [relevant] de la géométrie soit totalement distinct de l’arpentage, de la mesure
de lignes et de figures empiriques, etc., voilà qui s’impose de soi."204
Et une telle méthode s’impose à tous, nonobstant leur statut social, comme le signifiait déjà
clairement Euclide au roi Ptolémée 1er Sôter de l’Égypte hellénistique qui lui demandait
une définition simple de la géométrie.
" Il n’y a pas de voie royale [impériale] vers la géométrie [qui mène au temple de la géométrie]."205
Chacun est tenu en la matière d'emprunter la voie commune et laborieuse du raisonnement.
Cette exigence tant scientifique qu’éthique a amené certains, platoniciens et cartésiens en
particulier, à voir dans la dite science plus qu’une connaissance chronologiquement première,
la Première de toutes les disciplines logiques, celle sur laquelle devraient se régler toutes les
autres, la philosophie comprise, au point qu’ils ont voulu y voir le Modèle de toute pensée.
" La méthode des mathématiciens dans la découverte et l’exposé des sciences –c’est-à-dire la démonstration
des conclusions par définitions, postulats et axiomes- est la meilleure et la plus sûre pour chercher la vérité
et l’enseigner : voilà l’opinion unanime de tous ceux qui veulent s’élever au-dessus du vulgaire." (Spinoza206)
En s’inspirant de ses procédures, on mettrait donc un terme à toutes nos « disputes » et
résoudrait toutes les énigmes « métaphysiques ». A l’instar de Dieu -" Cum Deus calculat et
cogitationem exercet, fit mundus (Quand Dieu calcule et pense, le monde se fait) " (Leibniz)ou, plus modestement des mathématiciens dont la devise sonne : " calculons " (idem), il
suffirait de traduire tous nos concepts en signes mathématiques, pour faire taire nos querelles.
" en sorte que toute démonstration procède selon une forme légitime, comme les calculs et que, si survient une erreur,
il soit aussi facile de la découvrir et de la montrer aux autres qu’une erreur de calcul." (idem207)
204
205
206
207
S.L. 1ère éd. L. I. 2è sec. chap. 2. C. 3. Rem. p. 260 ; cf. égal. Pr. exist. Dieu II. p. 44
cité par Hegel à la fin de la Préface, vide infra p. 85 ; cf. égal. Cours Introd. gale 1.
Pr. ph. D. Préf. p. 147 ; cf. égal. Éth. I. App. p. 349 ; Descartes, Règles IV. p. 49 ; Leibniz, Lettre à L’Hôpital
27/12/1694 ; Kant, R.E.P.Th. n. et m. Consid. 3è § 3. p. 55 ; C.F.J. § 62 p. 184 et Cours Introd. gale 3. B. 1.
De sc. univ. in Ph. Sch. VII pp. 191 et 200 (Ger.) ; cf. égal. A J. F. II fév. 1679 et Cours I. 2. Phys. II. 2. A.
63
Cependant, en dépit de son caractère logique / rationnel / théorique, la Mathesis ne constitue
pas pour autant la figure achevée de la rationalité, le lien qu’elle établit entre démonstration et
conclusion (résultat ou théorème) n’ayant point la forme de la nécessité absolue mais
conservant quelque chose d’arbitraire ou d’extérieur.
" L’essentialité de la démonstration n’a pourtant pas encore en mathématiques la signification et la nature
d’un moment du résultat lui-même, mais dans ce résultat la démonstration a plutôt cessé et a disparu.
Comme résultat le théorème est bien un théorème vu comme vrai. Mais cette circonstance surajoutée ne
concerne pas son contenu, mais seulement sa relation au sujet connaissant. Le mouvement de la démonstration
mathématique n’appartient pas à ce qu’est l’objet, elle est une opération extérieure à la chose."
Ainsi, dans l’exemple du théorème de Pythagore, " la relation bien connue des côtés du
triangle rectangle " ne se déduit pas directement de l’idée même de ce dernier –comme
l’existence de Dieu se démontre par l’idée de celui-ci- mais résulte d’une construction ad hoc,
faite par le mathématicien et nullement exigée par le concept du dit triangle qui reste indifférent
à celle-ci. " La production totale du résultat est une démarche, et un moyen de connaissance "
et non le développement même du concept qui s’avère fort peu conceptuel.
Certes en philosophie également, au point de départ du moins, il y a une différence entre
l’objet tel qu’il advient à la connaissance ou à la conscience soit tel qu’il est là pour elle
–Dieu tel qu’il est cru ou conçu par la conscience (preuve a posteriori de l’existence de Dieu)et le même objet en sa vérité ou dans son essence –Dieu tel qu’il se pré-sente lui-même
(preuve a priori ou ontologique).
" Dans la connaissance philosophique aussi le devenir de l’être-là comme être-là est différent du devenir
de l’essence ou de la nature interne de la chose."
C’est bien pourquoi du reste la connaissance commune ne reconnaît pas dans le Dieu de
l’argument ontologique son propre Dieu, le suspectant même de n’être que le fruit d’une
construction ou d’un raisonnement artificiel voire d’un pur sophisme. Seulement alors que la
philosophie emprunte les deux chemins / méthodes (a posteriori et a priori), la mathématique
se limite à la première voie, c’est-à-dire à la justification par la connaissance –ou plutôt par
une connaissance extérieure à son objet- de différentes caractéristiques d’un être dont
l’origine ou le sens même demeure ininterrogé et dont on se contente en conséquence de ne
connaître que quelques propriétés formelles.
Plus, la philosophie unifie en fait ces deux démarches. Ainsi la démonstration a priori de
l’existence de Dieu, signifiant le passage du concept à l’être, consiste à ex-primer/ex-térioriser
Dieu sous la forme de ce qui est là : ex-iste, exposé à une connaissance qui diffère de lui.
Inversement dès lors que la connaissance ré-fléchit cet être-là, ce qui est le mouvement même
de la démonstration a posteriori, elle est nécessairement reconduite à l’essence ou au concept
même de Dieu : le monde ou la sphère de l’existant n’ayant pas de consistance, d’être
substantiel en lui-même208.
" La genèse intérieure ou le devenir de la substance est transition sans coupure dans l’extérieur,
ou dans l’être-là, être-pour-de-l’autre, et inversement le devenir de l’être-là est le retour dans l’essence.
Chacune de ces démonstrations appelle l’autre, sans laquelle elle serait incomplète-fausse.
Seule leur réunion / "le double processus" qu’elles parcourent, aussi bien chacune que prises
ensemble, délimite pleinement "le Tout" et donc le Vrai dont elles forment "les moments".
Faute de connaître ce double mouvement, soit faute de « déduire » véritablement de son
objet les propriétés qu’il recèle, la mathématique se condamne à n’être qu’un savoir formel,
pour lequel forme et contenu diffèrent et qui ne peut du coup prétendre à la « vérité ».
" Dans la connaissance mathématique l’intellection est une opération extérieure pour la chose, il en résulte
que la vraie chose est altérée par là."
208
vide Cours III. 8. Religion II. 2. A.
64
Pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, celui du triangle rectangle, il est manifeste que
non seulement la construction et la démonstration qu’on se propose de faire ne procèdent pas
directement de l’idée même du triangle, mais même que ce dernier, qui devrait pourtant être le
point de départ de tout, semble purement et simplement oublié, soumis qu’il est à
des manipulations qui ne sont pas les siennes mais celles du mathématicien.
" Le triangle, dans l’exemple ci-dessus, est démembré et ses parties converties en d’autres figures que
la construction fait naître en lui."
Et rien n'oblige ce dernier à emprunter une voie de préférence aux autres.
Pourquoi adopte-t-on telle construction plutôt que telle autre, étant entendu qu’une
multiplicité de constructions était possible, cela relève non d’une nécessité intrinsèque de la
chose mais de l’unique décision subjective du mathématicien censé savoir où l’on va.
" La construction ne procède pas du concept du théorème, mais elle est imposée, et on doit obéir en
aveugle à la prescription de tirer précisément ces lignes, quand un nombre indéfini d’autres pouvaient
être tirées, avec une ignorance égale à la confiance que cela servira à la conduite de la démonstration."
Et si, par la suite, il apparaîtra que ce sont bien ces lignes qui étaient sinon les seules, du
moins les meilleures pour établir le résultat en question, et que le géomètre n’a donc point agi
totalement arbitrairement, mais qu’il avait une réelle prescience de la conclusion ou qu’il
suivait dans sa démarche des règles précises, ce n’est " seulement qu’après-coup, en cours
de la démonstration " que surgit cette nécessité qui s’avère ainsi une nécessité a posteriori.
De même "le progrès de la démonstration accepte telles déterminations et telles relations" en
lieu et place de telles autres, sans autre justification que la volonté du mathématicien d’établir
tel résultat préjugé juste par avance. Seule " une finalité extérieure régit ce mouvement " et
non une finalité ou nécessité interne exigée par l’objet lui-même.
" On doit avoir trouvé quelque vingt preuves du principe de Pythagore."
Certes les propriétés que le mathématicien établit sont bien celles de l’objet, elles lui
appartiennent –le triangle rectangle a bien la propriété indiquée par le théorème de Pythagoremais elles ne sont pas ses propriétés, des propriétés affirmées / posées par lui ; elles ne
résultent et ne s’exposent pas directement ou véritablement à partir de lui. Comment de
simples lignes et valeurs numériques pourraient-elles affirmer ou nier quoi que ce soit ?
Ensemble : êtres et/ou propriétés suivent d’opérations ou de positions (postulations) de
l’entendement mathématique qui entend faire valoir strictement un certain type de relations.
Ils répondent ainsi à une nécessité subjective et non à la nécessité objective / véritable qui
doit, quant à elle, s’auto-affirmer ou s’expliciter elle-même.
" La nécessité que cette démonstration nous fait saisir répond véritablement aux déterminations particulières de
l’objet même, ces rapports numériques lui appartiennent ; cependant c’est à nous-mêmes de passer d’une
opération à l’autre, et d’assurer leur liaison. En réalité, cette liaison que nous établissons, est un processus par
lequel nous réalisons le but que nous avons proposé à notre intellection. Ce n’est pas l’objet qui acquiert ses
relations propres et leur liaison. L’objet ne s’engendre pas, ou n’est pas engendré, tel que nous l’engendrons lui
et ses relations, dans cette marche de l’intellection."
Une fois cette nécessité subjective acceptée, le reste s’en suit mais rien n’impose absolument
parlant cette finalité - nécessité mathématicienne, ou, pour le dire mieux, elle n’est elle-même
qu’une nécessité conditionnelle, un point de vue ou un savoir externe sur le monde
et nullement le Savoir interne ou la Vue même du Monde. Quel point de vue au juste ?
Avant de préciser ce point, comprenons correctement nos dernières propositions.
Toute nécessité est nécessairement « subjective », n’étant point une propriété ou qualité
inhérente à une chose, comme le sont les caractéristiques physiques d’un objet, mais et
uniquement la modalité d’un discours ou jugement proféré par un sujet. Seulement, faute de
concerner des objets discursifs ou réflexifs, la connaissance mathématique ne peut
précisément énoncer / produire une nécessité authentique, c’est-à-dire un Discours qui se
65
démontrerait lui-même comme le seul possible soit qui inclurait en lui toutes les possibilités,
y compris celle de sa propre négation.
" Car prouver signifie, en philosophie, la même chose que montrer comment l’objet se fait par lui-même
et à partir de lui-même ce qu’il est."209
Tel est par contre le cas du discours métaphysique et/ou théologique qui justifie l’existence du
Cogito ou de Dieu : du Penser, même dans l’hypothèse où il(s) ne serai(en)t rien, ce rien luimême devant encore être « pensé ».
" Il est vrai que l'objet des mathématiques n'est pas plus extérieur au savoir que celui de la philosophie.
Toute l'existence des mathématiques repose sur l'intuition, mais sur une intuition extérieure. A cela s'ajoute encore que
le mathématicien n'a pas affaire à l'intuition (construction) même, mais au construit, à ce qui peut être représenté
extérieurement, alors que le philosophe ne s'intéresse qu'à l'acte de la construction, qui est un acte absolument intérieur."
(Schelling210)
La Mathesis est ainsi condamnée à ne produire que des propositions hypothétiques du type
Si A, alors B : si triangle, alors somme des angles égale à deux droits211 ou si triangle
rectangle, alors le carré de l’hypoténuse égale à la somme des carrés des deux autres côtés.
" Cette méthode de la nécessité subjective part de certaines premières déterminations qui nous sont déjà connues ;
ce sont des présuppositions, des conditions par exemple que le triangle est donné ou bien l’angle droit ; certaines
connexions précèdent et dans ce genre de démonstration nous montrons que quand telle détermination existe,
telle autre existe aussi ; c’est-à-dire notre résultat dépend de déterminations données déjà existantes, ce à quoi
nous aboutissons est représenté comme dépendant de présuppositions."212
Mais comme rien n’oblige à penser le triangle –contrairement à « Dieu » que je ne puis pas ne
pas penser-, la consécution que l’on effectue à son propos ne vaut que dans le contexte d’une
démonstration mathématique et non dans celui de la pensée ou du raisonnement en général.
D’où son appellation de nécessité seulement subjective : qui n’a force de loi que dans le cadre
du « calcul » mathématique, par opposition à la pure nécessité subjective et/ou objective de la
Réflexion « théologique » ou totale.
" L’évidence " et l’exactitude –qualités néanmoins toutes relatives, nous venons de le voirdont s’enorgueillit la méthode mathématique s’avèrent, à y regarder de plus près, parfaitement
trompeuses, dans la mesure elles ne sont ici en réalité que l’envers de son insuffisance.
" L’évidence de cette connaissance défectueuse, dont la mathématique est fière et dont elle fait parade
contre la philosophie, repose seulement sur la pauvreté de son but et la défectuosité de sa matière ;
elle est donc d’une espèce que la philosophie se doit de dédaigner."
Ou plutôt elles sont parfaitement adéquates / suffisantes à ce que la mathématique se propose
mais certainement pas à ce que l’on est en droit d’attendre du Savoir absolument parlant.
En effet ce qui caractérise la perspective ou le point de vue mathématique, c’est la volonté du
mathématicien de calculer / mesurer ou quantifier le monde et/ou les relations entre les êtres
mondains afin d’en proposer une vue exacte. Pour ce faire il ne lui importe pas de s’interroger
sur le sens ou la « substance » de ce qu’il calcule. Il se doit même d’ignorer celui-ci ou de le
mettre entre parenthèses, pour ne retenir des êtres que ce qu’ils ont de commun / homogène
autant dire leur plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire leur propriété générale la plus
extérieure et superficielle qui soit : le fait qu’ils sont tous des « étants » et à ce titre
comparables et quantifiables.
" La quantité est ce qui a des parties les unes hors les autres " (Aristote213).
209
210
211
212
213
P.E.D. VIII. p. 96 (cf. S.L. 1ère éd. L. I. p. 44) ; II. pp. 44-45 (cf. S.L. L. I 2è sec. chap. II A Note 1 p. 221 ;
L. III 3è sec. chap. II A. a. p. 506 ; b. 3. pp. 533-534 et H.Ph. Spinoza p. 1484) et E. I. § 83 add. p. 518
S.I.T. § 4. p. 133 ; vide Cours I. 1. Mathématique III. 3. p. 52
cf. Descartes, Méds. II et V ; Cours II. 5. Psychologie II. 2. C. et Cours III. 8. Religion II. 2. A. 3. a. ;
cf. égal. Platon, Rép. VI 510 c et Cours Introd. gale 3. B. 1
Ph.R. 1ère partie chap. II. 2è sec. III. 1. p. 178
66
Sans cette réduction préalable des êtres à l’homogène ou à l’unité, soit à des étants ou des
uns équi-valents et donc in-différents, on ne saurait en effet calculer quoi que ce soit.
L’exactitude mathématique n’est ainsi que le corollaire de son insignifiance conceptuelle ou
signifiante et son extension universelle, la marque même de la pauvreté de sa compréhension.
" Son but ou son concept est la grandeur. C’est là précisément le rapport inessentiel, privé du concept.
Le mouvement du savoir se passe donc à la surface, ne touche pas la chose même, pas l’essence ou le concept.
Il n’est donc aucunement conception."
Sur l’essentiel : la signification ou la teneur de ce qu’il calcule ou met en relation,
le mathématicien reste "muet" ou "silencieux"214 ; d’où son recours à un symbolisme aveugle,
en lieu et place du « discours ». Restant délibérément " à la surface " des choses ou des êtres,
sans jamais pénétrer leur « intériorité », la mathématique nous instruit sur le cadre abstrait,
général ou homogène de l’existence des choses : "l’espace" (géométrie) et sur l’unité elle-même
abstraite et indifférenciée formée par celle-ci : " l’Un " (arithmétique), voire sur les relations
formelles que de telles unités peuvent entretenir entre elles : la fonction (analyse), mais elle ne
souffle mot sur leur fond : contenu ou « réalité » (substance) différenciée.
" La matière, sur laquelle la mathématique offre un tel trésor réjouissant de vérités, est l’espace et l’Un."
Car, en tant que cadre général ou uniforme des choses, l’espace est parfaitement vide -"vide
et mort"- ; il ne peut donc de soi-même engendrer le moindre contenu différencié.
Aussi il appartiendra au savoir d’y inscrire des "différences" –diverses figures-formes
géométriques- qui ne sauraient néanmoins, étant donné la nature même de l’espace, être
elles-mêmes que des différences indifférentes -"immobiles et sans vie". C’est bien pourquoi,
si elles servent assurément à décrire la con-figuration / forme des êtres (quelle ?),
leur extension ou quantité (combien ?), et même leurs connexions ou fonctions (comment ?),
elles ne sont pas aptes à expliquer leur essence (quoi ?) ou naissance (pourquoi ?) :
provenance, raison ou cause et partant leur substance ou effectivité même.
" L’Effectif n’est pas une chose spatiale sous l’aspect considéré par la mathématique ; ni l’intuition sensible,
ni la philosophie ne s’occupent d’une ineffectivité telle que celle des choses de la mathématique."
Ni le réel empirique (physique), ni les relations métaphysiques ne se réduisent, sauf aux yeux
du mathématicien, à des propriétés spatiales et/ou quantifiables qui ne forment pas au
demeurant d’authentiques relations.
Bien qu’elles soient en effet toutes composées des mêmes éléments (points, lignes, surfaces)
et qu’elles ne se distinguent entre elles que par le nombre ou la mesure de ces derniers –d’où
la possibilité, moyennant des transformations réglées, d’obtenir l’une à partir de l’autre,
comme il ressort " des belles spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques "
(A. Comte215)-, les différentes figures géométriques ne s’engendrent pas cependant les unes
les autres, sans le concours d’une construction artificielle du géomètre. Prise en elle-même,
chaque figure reste ce qu’elle est, sans se rapporter ou transformer d’elle-même à ou en une
autre figure. Rien dans la notion du point ou de la " ligne " n’oblige à penser celle du triangle
ou d’une quelconque " surface ".
A la limite on pourrait s’arrêter à certaines figures sans passer à l’étude des autres, et si l’on
effectue néanmoins ce passage, il faudra recommencer / revérifier à chaque fois le bien fondé
ou la cohérence de sa construction.
" Dans un tel élément ineffectif, il n’y a donc qu’un vrai ineffectif, c’est-à-dire des propositions fixées, mortes ;
à chacune d’entre elles on peut s’arrêter ; la suivante recommence pour soi, sans que la première se soit
promue elle-même jusqu’à l’autre, et sans qu’ainsi une connexion nécessaire ait puisé son origine dans
la nature de la chose même."
214
215
Hegel, Corr. 203. De Pfaff p. 359 et A. Kojève, Essai hist. rais. philo. païenne Introd. Note 9 p. 168
Cours de philosophie positive 2ème Leçon p. 36
67
C’est du reste ainsi qu’ont procédé historiquement les géomètres : par adjonction de différents
chapitres à la géométrie élémentaire d’Euclide, tels la géométrie analytique de Descartes,
la géométrie projective de Desargues, les différentes géométries non-euclidiennes etc.
Si relation entre les figures et les propositions (théorèmes) qui les concernent il y a –et il y a
forcément rapport entre elles, sinon on ne parlerait pas de géo-métrie mais de simple géo-graphie
des figures-, elle n’est pas le fait même de celles-ci mais relève de l’entendement
mathématicien qui démontre l’égalité ou l’identité des figures, en montrant qu’elles répondent
toutes aux présuppositions de base admises une fois pour toutes et s’avèrent ainsi de
simples applications – transformations – variations des mêmes formes fondamentales.
C’est dire le caractère parfaitement extérieur-formel voire tautologique de la relation
mathématique qui réduit tout à l’Uni-forme et ne saurait en conséquence rendre compte de la
dif-férenciation ou richesse qualitative du « réel » soit de la façon dont ce dernier se scinde
lui-même en êtres dif-férents ou op-posés (physiques, biologiques et psychiques) et non
seulement en étants in-différents et juxta-posés auxquels s’appliqueraient les mêmes lois /
théorèmes et que ne distinguerait que la figure (forme) ou la quantité.
" En vertu de ce principe et de cet élément, le savoir suit aussi la ligne de l’égalité –et en cela réside
le caractère formel de l’évidence mathématique. Car ce qui est mort, ne se mouvant pas de soi-même,
ne parvient pas à la différenciation de l’essence, à l’opposition ou à l’inégalité essentielle, il ne parvient donc
pas au passage de l’opposé dans l’opposé, ou au mouvement qualitatif, immanent, au mouvement autonome."
Encore une fois, uniquement intéressée par " la grandeur, la différence inessentielle ",
la Mathesis n’est pas en mesure de « concevoir » le Réel ou son Procès signifiant,
n’en esquissant que des schèmes ou des structures figées.
Faute d’être elles-mêmes véritablement conçues, engendrées les unes à partir des autres, les
entités mathématiques ne peuvent davantage être conceptuellement déduites : elles sont donc
seulement présupposées. En quoi l’on est habilité à conclure que ni l’espace ni les
déterminations ou dimensions, censées être pourtant les siennes ne sont authentiquement
compris ; tout au plus sont-ils mesurés. Ce qu’est réellement l’espace, sur lequel opère le
géomètre, et pourquoi il se scinde en telles dimensions et pas plutôt telles autres, c’est ce qu’il
admet mais ne justifie jamais.
" Que ce soit le concept qui scinde l’espace en ses dimensions, et détermine les liaisons de celles-ci, et celles-ci
mêmes, de tout cela elle fait abstraction ; elle ne considère pas, par exemple, le rapport de la ligne à la surface ;"
Et certes " l’espace " se confondant avec la " pure quantité ", non susceptible en tant que telle
de différenciation conceptuelle, on n’a pas à réclamer ni au mathématicien ni à quiconque
d’en démontrer rationnellement les propriétés.
" On n’a pas à exiger de la géométrie qu’elle déduise la nécessité pour l’espace d’avoir justement trois dimensions,
dans la mesure où la géométrie n’est pas une science philosophique et où il lui est permis de présupposer
son objet, l’espace, avec ses déterminations universelles. Mais, même autrement, il ne saurait être question de
faire voir cette nécessité."
Mais dans la mesure où, lorsqu’elle met en relation certaines dimensions, telles la diagonale
et le côté d’un carré ou le diamètre et la circonférence d’un cercle, la géométrie bute sur
d’étranges grandeurs : √2 ou ∏, bornes de ses considérations quantitatives, l’on est en droit de
l’interroger sur la façon dont elle transgresse " ses [propres] limites ".
" Il est très remarquable cependant que dans sa démarche elle achoppe finalement sur des incommensurabilités
et des irrationalités, là où, voulant pousser plus loin l’acte de détermination, elle est entraînée-en-dehors
et au-dessus du principe-de-l’entendement."216
Or force est de constater que si la mathématique pure « apprivoise » bien ces étranges
grandeurs, en élargissant à chaque fois la notion de grandeur ou de nombre, y incluant
les nombres irrationnels, transcendants, infinitésimaux, et, plus près de nous, les transfinis,
216
E. II. § 254 R. ; § 255 R. ; D.N. C. prél. p. 57 et E. I. § 231 R. ; cf. égal. S.L. L.3è 3è sec. chap. II A. 3. p. 536
68
elle n’élimine pas l’indétermination ou les paradoxes que ces notions ou quantités charrient
et qu’elle ne peut « résoudre » de façon satisfaisante, à l’intérieur de son propre champ.
" et quand elle compare le diamètre du cercle à sa circonférence, elle se heurte à leur incommensurabilité,
c’est-à-dire à un rapport conceptuel, un infini qui échappe à sa détermination."
L’infini authentique ne se laisse pas « enclore » dans ou par une formule mathématique /
quantitative univoque, fût-elle une fonction, celle-ci n’étant jamais qu’un rapport déterminé
entre des quantités ou, pour le moins, entre deux termes, de plein droit quantifiables.
En fait et avant même les irrationnels, transcendants etc., ce sont les notions mathématiques
élémentaires, la ligne ou le quantum, qui se révèlent être des entités inouïes, pour peu que l’on
questionne leur « composition », comme l’a tenté Zénon d’Élée en ses fameux Paradoxes.
Et si la mathématique a toujours réglé ces/ses contradictions au moyen d’artifices opératoires,
elle ne les a jamais surmontées pleinement, prisonnière qu’elle demeure de la logique de
l’identité ou de la non-contradiction qui l’oblige à vouloir réduire à l’identique le non-identique.
Aussi le mathématicien peut-il bien contester la prétention du philosophe à saisir seul
le véritable infini.
" Quelques philosophes, les modernes en particulier comme Hegel et ses disciples, ne se montrent pas encore satisfaits
de cet infini si familier aux mathématiciens. Ils le nomment avec mépris le mauvais infini et prétendent connaître
un infini beaucoup plus élevé, le vrai, l’infini qualitatif, qu’ils ne trouvent qu’en Dieu et dans l’absolu en général."
(Bolzano)
Dès lors qu’il persiste lui-même à parler d’" une grandeur véritablement infinie " (idem217),
il n’empêchera pas ce dernier d’observer qu’une telle expression sonne étrangement.
La mathématique souhaiterait-elle assigner à celle-ci un sens non-contradictoire –ce qu’elle ne
peut manquer de vouloir faire, sauf à se dédire elle-même-, qu’elle referait une fois de plus
l’expérience de sa carence, soit de l’impossibilité de démontrer mathématiquement
(non-contradictoirement) la non-contradiction de ses propres énoncés, comme l’établira
précisément le théorème d’incomplétude de Gödel218.
Pour dépasser une telle limitation, il lui faudrait transgresser ses propres présupposés et son
mode de raisonnement –autant dire cesser d’être elle-même- à commencer par celle d’un espace
abstrait / homogène ou indifférent dans lequel il ne peut, par définition, rien « se » passer ou
produire et donc s’opposer, un tel espace étant le lieu des projections ou translations du même.
Bref, pour atteindre l’authentique infini ou l’op-position, et non un sempiternel ressassement
du fini ou de l’identique, elle devrait confronter " à l’espace le Temps comme Temps ",
c’est-à-dire le principe de l’altération, du changement, " devenir " ou « passage ».
Or si la mathématique appliquée ou la physique mathématique a bien affaire au temps et/ou au
mouvement –comme dans " les lois du mouvement concernant la grandeur, essentiellement
celle du temps écoulé et de l’espace parcouru dans ce temps ; ce sont d’immortelles découvertes
et qui font le plus grand honneur à l’analyse de l’entendement "-, elle se contente en fait de les
décrire ou formuler exactement, sans jamais en fournir ou proposer une « explication » véritable.
Pourquoi les corps se meuvent et se meuvent selon telle proportion, soit qu'est-ce que
le mouvement en définitive et/ou est-il véritablement consubstantiel à la matière, autant de
questions que la physique stricto sensu laisse en suspens.
Ainsi l’équation cinématique du mouvement uniformément accéléré nous permet certes de
mesurer la chute libre des corps mais elle ne justifie en rien pourquoi les corps tombent et
selon cette proportion et non une autre. Pour cela on est encore obligé de recourir à des
"forces physiques", en l’occurrence à " cette force qu’on appelle force d’accélération ",
217
218
Les paradoxes de l’infini § 11 p. 61 in Logique et Fondements des mathématiques (Payot) ;
cf. égal. Hegel, S.L. 1ère éd. L. I. 2è sec. chap. II. C. 3. R. p. 237
vide Cours I. 1. Mathématique II. 3. p. 47
69
censée être " égale (constante) " et dont la valeur ne saurait être démontrée mais est constatée
-" c’est le facteur empirique dans la grandeur de la chute ". Les formules mathématiques sont
appliquées à un donné préalablement présupposé et lui-même jamais déduit.
" La mathématique appliquée traite bien du Temps, aussi bien que du mouvement, et encore d’autres
choses effectives, mais elle emprunte à l’expérience les propositions synthétiques, c’est-à-dire celles qui
portent sur les rapports de ces choses et qui sont déterminées par leur concept, et elle ne fait qu’appliquer
ses formules à ces présuppositions ".
La mathématique en tant que telle laisse hors d’elle le dynamisme ou la substance du Réel
qu’elle admet sans plus. Elle montre par là-même " ses limites et donc la nécessité d’un
autre savoir " qui, au-delà de l’Espace et de la description des objets spatiaux rendrait
compte du Temps ou du Processus (Production) même, en quoi consiste finalement ce qu’il
est convenu de baptiser le « Réel ».
" Mais la mathématique ne peut tout simplement pas démontrer les déterminations de grandeur de la physique,
pour autant qu’elles sont des lois, qui ont pour fondement la nature qualitative des moments ; pour la simple
raison que cette science n’est pas philosophie, qu’elle ne part pas du concept et que, par conséquent, le qualitatif,
pour autant qu’il n’est pas accueilli lemmatiquement à partir de l’expérience, réside en dehors de sa sphère." 219
Comment au demeurant la Mathesis, dont le "concept est la grandeur" et le principe
"l’égalité" et qui ne peut donc concerner que des différences / transformations ou variations
elles-mêmes quantitatives, laissant l’essentiel ou le fond identique/ invariant –les mouvements
matériels sont-ils autre chose que de simples modifications de l’énergie ?- pourrait-elle
concevoir " le Temps " en tant que tel qui traduit la présence, au cœur même du sensible, d’un
mouvement autre que simplement physique, soit d’un mouvement «dirigé» / orienté ou sensé,
lui-même à l’origine de la différenciation qualitative.
" En ce qui concerne le Temps, on aurait pu croire qu’il constituerait, en contrepartie de l’espace,
la matière de l’autre partie de la mathématique pure, mais le temps est la conception même étant-là.
Le principe de la grandeur, de la différence sans concept, et le principe de l’égalité, de l’unité abstraite et
sans vie, ne peuvent pas se saisir de cette pure inquiétude de la vie et de l’absolue différenciation."
Sans un tel mouvement ou passage –sans le Temps ou le Sens qui « détermine » l’orientation
et donc le changement véritable-, rien n’ad-viendrait, n’ap-paraîtrait, ne se réaliserait jamais,
tout revenant alors à des modifications -accroissements ou diminutions- du Même, autant dire
à l’éternel Retour du Même.
Le temps authentique, par opposition au temps physico-mathématique de l’horloge qui
sonne en fait constamment les mêmes heures, le temps de l’évolution, de l’Histoire ou de la
progression, c’est-à-dire le procès même de la temporalisation, ne relève pas de la Mesure
quantitative qui revient à appliquer une unité identique (un étalon de mesure) à des entités
différentes et ainsi à annuler l’altérité et partant la temporalité de celles-ci. Le vrai temps n’est
«mesurable» que par la détermination conceptuelle, le sens de «ce» qui change, soit par lui-même,
le temps se confondant avec le changement ou plutôt avec son contenu -comme le note
l’expression populaire les temps changent qui, au-delà du pléonasme, signifie que les données
évoluent-, hors de quoi il ne serait qu’un contenant vide et s’assimilerait à l’espace220.
Or c’est précisément ce qui arrive avec le temps des mathématiciens. Car si l’on parle bien
en mathématique, et plus particulièrement en arithmétique, de progression ou de suite des
nombres, c’est uniquement comme itération à l’infini de la même unité ou opération,
moyennant une réduction du Sens différencié et/ou temporel des êtres à l’équivalence ou
l’homogénéité d’étants identiques ou indifférents, tous juxtaposables, co-extensifs ou
co-appartenant à un même cadre ou ensemble indifférencié : l’espace ou la matière.
L’arithmétique n’est ainsi confrontée qu’à un temps immobile ou paralysé.
219
220
E. II. § 258 R. ; § 267 R. et n. 1. (cf. égal. § 270 R.) et S.L. I. 2è sec. Chap. II. C. c. Note 1. p. 303
cf. égal. S.L. 2nde éd. L. I. 3è sec. chap. I. C. pp. 391-392 et Cours I. 2. Physique II. 2. C. et 3.
vide Cours II. 4. Anthropologie III. 1.
70
" Ce n’est donc que comme paralysé, ou comme l’Un, que cette négativité devient la deuxième matière
de cette connaissance. Cette connaissance, une opération extérieure, rabaisse ce qui se meut de soi-même à
la matière, pour avoir maintenant en elle un contenu indifférent extérieur et sans vie."
Contrairement au Sens qui s’articule lui-même, le nombre est bien " l’exponent d’une
opération " (Wittgenstein221) mais d’une opération extérieure à lui, qui présuppose une
matière dénombrable déjà donnée.
" L’arithmétique considère le nombre et ses figures, ou, plus exactement elle ne les considère pas, mais opère avec eux.
Le nombre n’est en effet qu’une précision indifférente, inerte, l’impulsion à l’activité et ses rapports lui viennent
du dehors. Les modalités de ses rapports sont les modalités de calcul. L’arithmétique les fait figurer les unes
après les autres, et il est clair que chacune d’elles dépend des autres. Mais le fil de leur progression n’est pas mis
en évidence par l’arithmétique."222
L’analyse elle étudie certes bien des fonctions (variations) mais toujours entre deux éléments
dont la co-présence est admise, la variation ne valant que pour leur forme ou grandeur.
Postulant la co-extensivité de tous ses termes, la Mathématique trouve tout naturellement
dans la Physique son terrain d’application privilégié. Pour abstraite ou pure que soit la
première, elle n’en partage pas moins avec la seconde la postulation que tout est « étendu » ou
spatial, offert aux sens, soit la présupposition empiriste ou sensualiste.
" La mathématique a affaire aux abstractions du nombre et de l’espace mais celles-ci sont encore quelque chose
de sensible, bien que ce soit ce qui est abstraitement sensible et privé d’être-là."
Discipline rationnelle-scientifique assurément, elle n’en reste pas moins lestée du poids de
"l’intuition sensible", fût-elle "abstraite, de l’espace" soit d’"un sensible insensible, et un
insensible sensible"223. Elle s’identifie ainsi à une Physique abstraite ou formelle et nullement
au Savoir absolu ou véritable. Platon avait déjà signalé cette nature mixte de la Mathesis dans
sa Ligne du Savoir et avait tiré les conséquences qui s’imposaient quant à sa « scientificité »,
en soulignant à la fois son exactitude ou rigueur et ses limites224.
Pour autant en effet qu’elle vise des abstractions, la connaissance mathématique procède par
"des déterminations d’entendement simples" et peut ainsi calculer-tisser des relations précises
et univoques entre ses objets, ce qu’elle effectue d’ailleurs " de façon parfaite ".
" La mathématique pure a aussi sa méthode, qui est adéquate à ses objets abstraits et à la détermination quantitative
qui préside seule à ses considérations."
Portant sur des idéalités -"les figures géométriques" et "le nombre"- elle en décrit / démontre
de manière absolument exacte et complète la structure.
" Ainsi cette sorte de connaissance est capable d’épuiser la nature de ses objets."225
Il est donc parfaitement vain, comme l’a pourtant fait à un moment donné Hegel, de prétendre
à un " enseignement [purement] théorique de la Géométrie et de l’Arithmétique " qui
les traiterait " plus rationnellement et systématiquement ... que d’habitude " en les dotant
d’un " fil conducteur " dont elles manqueraient226.
" il [n'] y a [pas] de principes philosophiques de la mathématique." (Kant227)
Mais puisque ses abstractions demeurent des abstractions sensibles, présupposant le mode
d’existence des objets matériels / spatiaux, les relations mathématiques ne sauraient valoir
qu’à l’intérieur de la sphère sensible. Voir en elles l’ultime vérité de l’Être revient en fait
au strict point de vue empiriste / matérialiste.
221
222
223
224
225
226
227
T.L.-Ph. 6.021
S.L. L. I. 2è sec. chap. II A. Note 1. p. 221
E. I. §19add. 2. p. 469; §231R. et II. §254add. ; cf. égal. §258 R.; S.L. L. 3è 3è sec. chap. II A.3. pp. 534-535
et H.Ph. Platon p. 467
vide Cours Introd. gale 3. B. 1.
E. I. § 231 R.; II. § 259 R. (cf. égal. Ph.R. 1ère p. ch. II. 2è s. III. 1.); S.L. Introd. p. 39 et Preuves 2. pp. 49-50
Lettre
citée par V. Hösle, Hegels System Band 2. 5.1.1. n. 33 pp. 293-294
O.P. 6. p. 47
71
" Considéré de plus près, du reste, le point de vue exclusivement mathématique mentionné ici, à l’intérieur
duquel la quantité, ce degré déterminé de l’Idée logique, est identifié avec celle-ci elle-même, n’est pas un autre
point de vue que celui du matérialisme."
Parfaitement légitime dans son ordre, celui des choses ou des objets spatio-temporels,
dont font également partie " les objets du monde spirituel " ou plutôt leurs manifestations
particulières : individus, opinions, performances etc. qui s’inscrivent dans le réel empirique,
"la détermination quantitative" et la méthode mathématique ne sont guère transposables à
d’autre(s) champ(s) : l’Esprit en tant que tel, sous peine de transformer une "dignité" légitime
en prétention exorbitante. "Un degré de l’Idée, qui comme tel doit voir aussi son droit reconnu",
le mathématique, ne peut cependant être pris pour l’expression parfaite de celle-ci.
Sans récuser aucunement le raisonnement mathématique, on en limitera cependant la portée
au seul domaine de l’étant matériel.
On condamnera donc toutes les tentatives, aussi bien passées –Spinoza et son Ethica Ordine
Geometrico demonstrata- que présentes –Wittgenstein et son Tractatus logico-philosophicus-,
qui, en dépit de l’« évidence » platonicienne / cartésienne / hégélienne, persistent à envisager
la démonstration mathématique comme la norme même de toute démonstration.
" Que ces méthodes, si essentielles et au succès si brillant dans leur champ propre, soient inutilisables pour
la connaissance philosophique, cela ressort de soi-même, puisqu’elles ont des présuppositions et que
la connaissance s’y comporte comme entendement et comme progression à même une identité formelle.
Chez Spinoza, qui fit usage principalement de la méthode géométrique, et cela pour des concepts spéculatifs,
le formalisme de cette méthode frappa aussitôt."
Il est exclu en tout cas de vouloir " l’appliquer à la philosophie ".
Quelle que soit sa grandeur ou rigueur, la mathématique ne se confond nullement avec la
science absolue. Pas davantage qu’elle ne peut s’auto-fonder, elle ne saurait –mais il s’agit en
fait de la même chose-, valider elle-même les contenus expérimentaux auxquels pourtant elle
se rapporte, directement ou indirectement.
" En affirmant que c’est l’honneur de la mathématique, que toutes les propositions qu’elle contient soient
strictement démontrées, on lui a souvent fait oublier ses limites ; ainsi cela a paru contraire à son honneur,
de reconnaître simplement l’expérience comme source et unique preuve pour les propositions d’expérience."
Reposant sur elle-même, connaissance philosophique ne s’inspirera de nulle méthode ou
vérité qui lui soit étrangère. Elle se doit au contraire, suite à " ces critiques de ces
démonstrations [mathématiques] ", de « créer » sa propre Logique, en dépassant la Logique
mathématique, formelle ou analytique :
" une science subordonnée, comme la mathématique ".
On transgressera donc "la syllogistique formelle" avec ses catégories de " l’identité formelle
... [et de] l’égalité ", propres à " la géométrie " et/ou la mathématique en général vers
cette autre Logique, que l’on qualifiera, par opposition à l’Analytique, de Dialectique228.
2.
Dialectique ou Philosophie
A l’encontre de la Mathesis qui ne s’intéresse qu’aux propriétés abstraites, formelles ou
générales des êtres, sans égard pour leur « contenu », concrétion ou qualité, et qui raisonne
donc en admettant leur (co-) existence ou leur présence –en quoi elle s’avère une science à la
fois abstraite et mondaine-, la philosophie ambitionne de ressaisir le concret ou le sens même
des êtres : leur réalité effective. Pour accomplir un tel projet, elle ne saurait présupposer quoi
que ce soit, l’être concret / l’être-là ou l’être réel n’étant jamais donné mais n’étant là ou
228
E. I. §§ 99 add. p. 534 ; 231 R. et S.L. Introd. p. 39 ; I. 2è s. ch. II. C. c. Note 1. p. 303 (A. Doz, T.M. p. 129) ;
(cf. égal. III. 3è sec. chap. II A. 3. pp. 534 et 538 et H.Ph Spinoza pp. 1452, 1458 et 1484) ;
S.L. Préf. 1ère éd. p. 8 et S.L. III. 3è sec. chap. II A. 3. pp. 534
72
n’ex-istant qu’à partir (ex) du Concept qui le conçoit ou l’engendre. En effet c’est en se
différenciant / déterminant que ce dernier « produit » des catégories ou sens différenciés
–l’être, la chose, l’objet, le sujet etc.- sans lesquels aucun être particulier n’apparaîtrait ou ne
se manifesterait, faute de pouvoir être identifié. Le con-cret n’est ce qu’il est que par la
concrétion ou synthèse de multiples déterminations, soit par la Pensée ou Conception même.
" La philosophie, en revanche, ne considère pas la détermination inessentielle, mais la détermination
en tant qu’elle est essentielle ; ce n’est pas l’abstrait ou l’ineffectif qui est son élément et son contenu,
mais l’effectif, ce qui se pose soi-même et vit en soi-même, l’être-là dans son concept."
Il n’est donc pas question en philosophie de calculer des étants indifférents présupposés une
fois pour toutes, c’est-à-dire d’opérer sur des êtres ou des symboles vides, mais de construire
par la pensée le Sens même de l’Être, y compris celui de l’étantité mathématique (la quantité)
qui est après tout une modalité ou un moment de la Pensée et non son tout.
Et puisque le Sens ou l’Être effectif-véritable n’est pas mais ad/de-vient ou se fait, puisqu’il
n’est pré-sent qu’anticipé ou pré-sentifié par le Penser, seul le mouvement ou processus
intégral de ce dernier, en lieu et place d’un simple calculer ou d’un mettre en rapport des
étants, est en mesure de rendre compte du Réel ou du Vrai ou mieux, il se confond avec le
Vrai même, dès lors que celui-ci ne s’ajoute pas de l’extérieur à une réalité déjà constituée,
mais « réalise » cette dernière en son procès ou véridicité.
" C’est donc le processus qui engendre et parcourt ses moments : et ce mouvement dans son intégralité
constitue le positif et la vérité de ce positif."
Or ce mouvement ne peut manquer d’être complet ou intégral, le propre de la pensée étant de
s'étendre à toutes les idées –en fait de les engendrer-, et moyennant son propre parcours, de se
ré-fléchir, soit de re-venir à elle-même, sans rien laisser hors de ses prises. Partant sa cohérence
ou complétude d'ensemble, id est sa vérité s'identifie avec la vérité tout court.
Dans un tel processus il n’y a pas, comme dans le raisonnement mathématique, de ligne de
démarcation ou de séparation tranchée du faux et du vrai, entre lesquels on devrait choisir,
rien n’ayant le statut de "chose fixe" ou de "positif mort" qu’il faudrait refuser ou accepter.
Tout : chaque chose (res), dans la mesure où elle ad-vient, s’inscrivant dans un Devenir, est à
la fois quelque chose de positif et rien (rem), un être négatif, puisque vouée à son tour à
passer ou à se dé-passer en autre chose, tout comme elle-même n’est que le résultat du
dépassement de celle qui l’a précédée.
Mais si rien, aucun sens constitué ne peut ainsi être considéré comme vraiment vrai, par
opposition à un autre sens qui devrait être tenu pour totalement faux, l’ensemble de ce
mouvement de signification reste lui absolument vrai, n’étant rien d’autre que le « Lieu » de
manifestation / révélation / mise à jour du Réel – Vrai qui, quant à lui, ne commence ni ne
finit jamais, ou, si l’on préfère, qui a toujours déjà commencé et n’en finit jamais de
(re)commencer car sans lui rien ne pourrait / n’aurait pu en effet ap- et/ou dis-« paraître ».
" L’apparition est le mouvement de naître et de périr, qui lui-même ne naît ni ne périt, mais est en soi
et constitue l’effectivité et le mouvement de la vie de la vérité."
Mouvement absolu, le Procès du Sens/ Vrai ne forme pas, à l’instar du déplacement physique,
un état distinct de l’état de repos, rien ne lui préexistant à quoi il pourrait être référé.
On le qualifiera donc aussi bien de repos et le comparera à un « mouvement stationnaire »
ou mieux à la transe dionysienne.
" Le vrai est ainsi le délire bachique, dans lequel il n’y a aucun membre qui ne soit ivre, et puisqu’il dissout
aussi immédiatement chaque membre, quand il se sépare, il est aussi bien le repos translucide et simple."
73
Moins poétiquement mais plus adéquatement on le nommera avec Aristote "Acte pur" ou
"Premier Moteur immobile" soit " La pensée [qui] se pense elle-même " ou " DIEU "229,
expression que ne désavouerait aucun chrétien authentique230.
Dans cet étrange mouvement, tout s’engloutit –aucun être-sens ne demeure : il n’y a pas de
révélation ou vérité définitive / ultime de l’Être, et pourtant et en même temps tout subsiste,
ne serait-ce qu’à titre de moment nécessaire de l’ensemble.
" Les pensées déterminées … sont des moments positifs et nécessaires aussi bien qu’elles sont négatives
et disparaissantes."
Chaque signification particulière, résultat elle-même des autres significations, les contient en
effet toutes et « exprime » donc la Totalité sous la modalité d’une catégorie ou d’un concept,
c’est-à-dire sous la forme d’un être-là ou d’une réalité, mais d'une réalité qui se sait ou
s'intériorise comme moment déterminé d'un tout, en quoi elle s'avère autant réalité que savoir.
" Dans le tout du mouvement, considéré comme repos, ce qui se distingue en ce mouvement et se donne un
être-là particulier, est préservé comme quelque chose qui s’intériorise, comme ce dont l’être-là est le savoir
de soi-même autant que ce savoir est aussi immédiatement être-là."
Et puisque cette « intériorisation » porte en elle ou préserve les autres réalités et/ou concepts,
elle renvoie bien à un Savoir synchronique ou total dont elle forme un élément diachronique.
A ce propos on n’hésitera pas à invoquera avec Leibniz l’idée de l’Harmonie, certes point
"uneharmonie... préétablie"231 mais uniquement une Consonance active : s’établissant (en marche),
sans le concours d’un quelconque arrangeur ou harmoniste étranger ou transcendant (Dieu).
Expressions partielles et totales à la fois, tous les concepts-êtres-sens sont des étapes,
expositions ou stations obligées de l’intégralité du parcours. Ils disent, fût-ce sur un mode
déterminé / particulier, la vérité de l’Être et de tout l’Être. Même la quantité ou la spatialité
issues au demeurant du « dépassement » de la qualité232, énoncent une vérité valable pour tous
les êtres, leur seul tort, ou plutôt celui de ceux qui s’arrêtent à elles, étant de croire qu’avec
ces catégories on énonce l’essentiel ou le tout de l’Être.
La " méthode de ce mouvement ou de la science " se déduit de sa nature même ou plutôt
elle se réduit à lui ou à elle, car, sauf à rechuter dans la représentation formaliste de la
connaissance avec ses éternels " préambules " méthodologiques, force est de remarquer que
méthode ou progression scientifique ne font qu’un. Tout cela se dégage de soi-même de ce
qui précède où il est implicitement exprimé.
" Le concept de cette méthode est implicite dans ce qui a été dit ".
Et correspond éminemment au sens étymologique et spinoziste du mot « méthode »233 qui a
toujours signifié cheminement (gr. meta : vers et odos : chemin) et non exercice préliminaire.
" Car la méthode n’est rien d’autre que l’édifice du Tout proposé dans sa pure essentialité."
D’ailleurs les annonces épistémologiques ou les traités méthodologiques dans le style
cartésiano-kantien, bien qu’ils refleurissent périodiquement –Husserl en fut le dernier
porte-parole en date-, ont fait leur temps et montré leur inconsistance ou stérilité.
" Considérant ce qui a prévalu à ce sujet jusqu’à maintenant, nous devons avoir conscience que le système
des représentations se rapportant à la méthode philosophique appartient à une culture disparue."
Quant à l’usage, déjà dénoncé, de la méthode mathématique en philosophie, bien qu’il occupe
encore parfois le devant de la scène, comme dans les essais de l’empirisme-positivisme
logique ou de la philosophie analytique, il ne peut valoir plus qu’un phénomène de mode,
229
230
231
232
233
vide supra p. 49 n. 165
vide supra p. 55
P.N.G. 3. p. 391
cf. S.L. L. I. 1ère s. chap. III. C. c) Note p. 186 et 2è s. p. 185 sq. ; vide égal. Cours III. 8. Rel. II. 2. A. 2. C.
vide supra II. 2. B. p. 22
74
qu’aucun philosophe authentique ne peut prendre au sérieux et qui, la mode passée, tombera
dans les oubliettes, comme cela s’est produit pour toutes les tentatives similaires234.
Ces prétendues nouveautés relèvent donc en fait de vieilleries qui ne sauraient bénéficier d’un
préjugé favorable, au-delà de cercles restreints des pseudo-révolutionnaires de la pensée.
" Si cela devait avoir un ton vantard et révolutionnaire -ton dont je me sais éloigné-, il faudrait remarquer que
l’appareil scientifique fourni par la mathématique –explications, divisions, axiomes, séries de théorèmes et
leurs démonstrations, principes et leurs conséquences et conclusions-, tout cela a déjà pour le moins vieilli
dans l’opinion. Si son inaptitude n’est pas encore clairement aperçue, on n’en fait toutefois peu ou point
d’usage, et si on ne désapprouve pas cet appareil en soi, du moins on ne l’aime pas ; et nous devons avoir
le préjugé en faveur de ce qui est excellent, qu’il entre en application et qu’il se fasse aime."
Rien de plus étranger en effet à la démarche conceptuelle - véridique qu’une démonstration
qui allègue des preuves ou des contre-preuves sans rapport immédiat avec l’objet concerné
ou, pour le dire plus justement, qui ne se déduit pas directement du sujet traité.
" Or il n’est pas difficile de voir que la manière de proposer une proposition, d’alléguer des raisons en sa faveur,
et de réfuter de la même façon la proposition opposée avec des raisons n’est pas la forme sous laquelle
la vérité peut apparaître."
Convenant parfaitement, nous l’avons suffisamment noté, à une discipline qui n’a égard que
pour les déterminations quantitatives régnant dans la sphère des objets spatiaux et comptables,
elle perd toute validité dans le royaume des sujets « réfléchis » et/ou véritables qui relèvent
d’une auto-connaissance et non d’une science externe.
" La vérité est le mouvement en elle-même, tandis que cette méthode est la connaissance qui est extérieure
à la matière. C’est pourquoi elle est propre à la mathématique et doit lui être laissée, la mathématique qui,
comme nous l’avons remarqué, a pour principe le rapport de grandeur privé du concept, et pour matière
l’espace mort et l’Un également mort."
On peut certes user de cette logique mathématique dans l’argumentation ordinaire ou dans
l’investigation purement historique, plus intéressée par le factuel que par le logique, voire
dans une préface qui n’est pas encore le lieu d’une conceptualisation totale.
" Dans un style plus libre, c’est-à-dire mêlé à plus d’arbitraire et de contingence, cette méthode peut garder
sa place dans la vie ordinaire, dans une conversation, ou dans une information historique qui satisfait
la curiosité plus que la connaissance –et donc aussi sans doute dans une préface."
Après tout, dans la conversation ordinaire, il est plus question de (se) convaincre et de prendre
parti /trancher que de comprendre. Aussi peut-on s’y permettre de s’appuyer sur des certitudes
ou « opinions » données et de les examiner du dehors, comme le géomètre se base sur des
axiomes ou postulats et construit ses démonstrations à partir d’eux, sans jamais les réfléchir.
" Dans la vie ordinaire la conscience a pour contenu des connaissances, des expériences, des concrétions
sensibles, des pensées aussi et des principes, en général ce qui est tel qu’il vaut comme un datum, un être,
ou une essence qui restent fixes. Tantôt la conscience suit ce contenu, tantôt elle interrompt la connexion
en exerçant son libre arbitre sur un tel contenu, et se comporte alors comme ce qui détermine et manipule
ce contenu du dehors. La conscience ramène ce contenu à quelque certitude, même s’il s’agit seulement
d’un sentiment momentané, et la conviction est satisfaite quand elle est parvenue à une zone de repos
qui lui est familière."
Dans les deux domaines, et sans omettre leurs différences, ne comptent finalement que
la conviction ou l'exactitude, mais non la Vérité.
Faut-il pour autant conclure de cette insuffisance de l’argumentation ou méthode
mathématique en matière de philosophie à l’inutilité de toute " médiation conceptuelle ",
pour s’en remettre à la seule intuition, comme le proposent aussi bien Schopenhauer que
Bergson dans leur mise en cause de la démonstration mathématique, voire à l’enthousiasme,
comme le suggère en définitive Heidegger dans toute sa remise en cause de la Métaphysique
et/ou de la Raison235 ? Croyant échapper au formalisme du raisonnement mathématique,
234
235
vide supra I. B. 1. 1.
Schopenhauer, M.V.R. I. § 15 ; Bergson, L’évol. créat. III. Œuvres pp. 672-82 et Heidegger, vide supra p. 35
75
on retomberait alors dans un autre formalisme, similaire en fait au premier, puisqu’il en
partage le présupposé : l’extériorité de l’objet de la connaissance, soit le préjugé, déjà discuté,
de l’existence du « vrai » hors du savoir, assimilé ici à l’intuition.
Loin d’obtenir, comme on le souhaiterait pourtant, une Nécessité / Science ou Vérité effective,
l’on produira par ce genre de procédé une nécessité encore plus externe ou subjective que la
nécessité géométrique. Car, à l’opposé de celle-ci, celle-là ne bénéficierait même pas de
l’avantage d’être universellement reconnue, la certitude/l’intuition ou le pressentiment de l’un
ne coïncidant qu’occasionnellement avec la certitude/l’intuition ou le pressentiment de l’autre.
" Mais si la nécessité du concept bannit l’allure déliée de l’argumentation d’un entretien autant que
l’allure raide de la pédanterie scientifique, on a déjà noté ci dessus que la place du concept ne doit pas être
prise par l’anti-méthode du pressentiment et de l’enthousiasme, et l’arbitraire du discours prophétique
qui méprise non seulement cette scientificité là mais la scientificité en général."
Une critique conséquente de la logique mathématique ne saurait s’accommoder d’un tel
retour à l’empirisme le plus plat et à son corollaire le relativisme. Tout au contraire elle se
doit de vouloir plus de scientificité que la science mathématique et donc de ne pas confondre
l’entendement qui est à l’œuvre dans cette dernière avec la raison ou, ce qui revient au même,
de ne pas réduire celle-ci à celui-là. La mise en œuvre de cette rationalité supérieure n’étant
rien d’autre que l’exposé du Système philosophique même, il suffit ici d’en esquisser tant par
anticipation que rétrospectivement, en se souvenant du trajet parcouru, la forme extérieure,
à commencer par son caractère dialectique-ternaire, souligné par Kant et les post-kantiens236.
Quels que soient les mérites des uns ou des autres –mais à vrai dire, nous le verrons,
la paternité de cette « découverte » revient à Platon-, il s’agit là de la condition absolue de
la Philosophie ou Science.
" Quand la triplicité qui, chez Kant, fut seulement retrouvée par instinct, encore morte et non conçue,
eut été élevée à sa signification absolue, la vraie forme a été proposée en même temps dans son vrai contenu
et le concept de la science a surgi."
En effet le procès conceptuel ou signifiant ne traduisant pas de significations constituées
mais énonçant lui-même celles-ci, ne peut suivre qu’un rythme ternaire : de Soi à Soi, en
passant par l’Autre. Lorsque le Sens se formule, il commence par s’ex-primer /s’ex-térioriser :
sortir hors de soi, c’est-à-dire hors de son unité indifférenciée, et donc à devenir autre que soi,
en se donnant un contenu ou sens déterminé ou particulier fût-ce le plus pauvre qui soit :
l’Existence / la Réalité ou l’Objectivité. Il se différencie de ou s’op-pose ainsi à soi-même –il
nie son indétermination-, en posant en face de lui une présence autre que la sienne propre :
l’être-là, autrement dit le monde ou la nature. Mais dans la mesure où cet être-là a été posé par
lui, qu’il est sa propre ex-position, et non quelque chose d’imposé de l’extérieur, il est bien
son être, soit un de ses sens (possibles) ou le Sens en une de ses expressions / positions : celle
de la «mondanité» ou de l’«objectivité» pour commencer, dont il nie, à son tour, l’extériorité.
L’ex-pression ou la ré-flexion de Soi est donc aussi bien é-loignement que rap-prochement
du Sens de soi-même.
" D’une part le mouvement de l’étant consiste à devenir à l’égard de soi-même un autre et à devenir ainsi
son contenu immanent ; d’autre part l’étant reprend en soi-même ce déploiement ou cet être-là sien,
c’est-à-dire qu’il fait de soi-même un moment et se simplifie en la détermination. Dans le premier mouvement
la négativité consiste dans la différenciation et la position de l’être-là ; dans le retour-en-soi-même, elle est
le devenir de la simplicité déterminée. C’est de cette façon que le contenu montre qu’il n’a pas reçu
sa détermination d’un autre, comme une marque extérieure, mais il se détermine lui-même et se donne
sa place comme un moment du Tout."
236
cf. Kant, C.R.P. Log. transc. 1ère div. L. 1er chap. I. 3è sec. § 11 p. 139
et Hegel, F. S. A. II. p. 215 ; S.L. L. 3è 3è sec. chap. III. p. 564 et H.Ph. Introd. III. E. II. p. 275
76
Véritable Trinité, le Sens ne se divise jamais simplement entre deux significations :
Soi ou l’Autre, Pensée ou Être, Dieu ou le Monde, entre lesquelles il importerait de choisir.
Car, et précisément parce qu’il se divise lui-même, son dualisme n’est point exclusif de son
unité mais l’inclut. Ce qui donne : Soi, l’Autre et Soi « dans » l’Autre (Intersubjectivité),
Pensée, Être et Pensée « dans » l’Être (Conception ou Réalisation) ou encore Dieu, le Monde
et Dieu « dans » le Monde (Incarnation).
Chaque contenu ou moment du Tout conceptuel n’étant qu’une concrétion ou réflexion du
Sens en général, il est clair qu’il est / ne peut être qu’un contenu pensé / réfléchi et nullement
quelque chose de donné, reçu tel quel par les sens. Et de fait qu’est-ce que la consistance ou la
substance d’un contenu, par quoi on le dit existant, sinon son essence / identité ou " l’égalité
avec soi-même " –sans laquelle il ne serait pas lui-même mais un autre- et donc l’idée,
" la pensée " ou l’universel qui le constitue ? Or celle-ci s’explicite par la différence ou la
" Qualité ", hors laquelle, faute de se différencier / distinguer des autres êtres (contenus),
un contenu (être) ne serait pas lui-même.
L’« identité » d’un être, cela même qui fait qu’« il », et non n’importe quoi, est dit être là,
n’est ainsi jamais offert immédiatement mais toujours l’effet d’une détermination ou
spécification et partant relève de l’offrande de " la pensée " ; mieux, elle se confond avec
cette dernière, puisque sans elle, « il » n’existerait tout simplement pas.
" C’est ainsi qu’on convient que l’être est pensée ; ici apparaît l’intellection qui s’efforce d’éviter la parole
banale et non-conçue sur l’identité de la pensée et de l’être."
Et pour autant que tout contenu, tout être-là est idéel, pour autant qu’il n’y a pas d’être ou de
subsistance hors de l’idée ou de l’universel qui l’identifie ou le sup-porte, il ne saurait y avoir
d’être fixe, toute fixation / détermination s’inscrivant nécessairement dans le " devenir "mouvement-procès de la Pensée ou du Sens. Rien : l’Âme, le Monde voire Dieu n’est de toute
éternité, tout n’existe que comme moment du Penser, lui seul absolument pérenne.
Une fois cette idéalité de l’étant ou cette relation interne entre être et pensée comprise, on
n’opposera plus au grossier matérialisme / réalisme du sens commun, un idéalisme non moins
commun ou vulgaire qui consisterait à affirmer la suprématie de l’esprit sur la matière, que
l’on continuerait néanmoins penser comme extérieur à elle. On rechuterait alors dans l’antique
et " interminable bataille " entre les " Fils de la Terre " et " les Amis des Natures intelligibles "
(Platon237), elle-même strict corollaire du formalisme. Si " l’être est absolument médiat ",
si " l’être est pensée ", en d’autres termes s’il n’est d’être que conceptualisé ou nommé, alors
il n’y a pas lieu d’opposer extérieurement la matière à l’esprit et vice et versa, le réel à
la pensée ou le contenu du savoir au savoir lui-même. Il faut au contraire saisir que tout autant
qu’il n’existe d’être que su, il n’existe de savoir véritable qu’étant ou réel et non à titre de
simple idée, auquel cas on ne serait jamais en présence d’une science de l’être mais d’une
pure opinion subjective, fût-elle géniale, sur l’Être.
Quand le savoir semble se rapporter à l’extériorité (nature), c’est encore à soi qu’il renvoie,
cette relation étant la sienne.
" En vertu de cette nature de l’étant, et en tant que l’étant a cette nature par le savoir, ce savoir n’est pas l’activité
qui manipule le contenu comme un quelque chose d’étranger, ni la réflexion en soi-même hors du contenu ;
la science n’est pas cet idéalisme, qui remplacerait le dogmatisme des affirmations par un dogmatisme des
assurances subjectives, c’est-à-dire de la certitude de soi-même, -mais plutôt quand le savoir voit le contenu
revenir dans sa propre intériorité, l’activité du savoir est à la fois absorbée dans le contenu, car elle en est
le Soi immanent, et en même temps elle est retournée en soi-même car elle est la pure égalité avec
soi-même dans l’être-autre."
237
Sophiste 246 c, 247 c et 248 a ; cf. égal. Cours Introd. gale 3. A.
77
L’Idéalisme authentique –l’idéalisme qu’est la philosophie- ne fait nullement nombre avec le
matérialisme, celui-ci n’étant qu’un « moment » de celui-là, moment inconscient cependant
de sa propre « position ».
L’on peut bien s’imaginer que les étants demeurent indépendamment de la pensée ou de
l’universel et que, dotés d’eux-mêmes de propriétés particulières, ils se contenteraient d’être
ce qu’ils sont, de conserver donc leur être propre ou de poursuivre leur propre but particulier.
Il suffit pourtant de remarquer comment ces dits êtres particuliers, qu’ils soient naturels ou
humains génèrent un ensemble ordonné, soumis à des lois physiques ou historiques, pour
comprendre qu’il ne s’agit que d’une apparence ou "ruse"238 de la Raison ou du Savoir même.
" Aussi cette activité du savoir est la ruse qui, semblant se retenir d’agir, regarde comment la vie concrète
de la détermination, en cela même qu’elle croit poursuivre sa conservation de soi et son intérêt particulier,
fait en vérité l’inverse, est une activité qui se dissout elle-même et se fait un moment du Tout."
Jamais en effet un Ordre / un Sens ou une Science quelconque n’apparaîtrait, si le Concept ou
le Savoir qui se donne l’allure d’assister passivement au spectacle du monde et d’en proposer
un reflet extérieur, n’« imprégnait » en profondeur ce dernier. De la simple addition de
particularités ne saurait émerger qu’une autre particularité et aucunement l’universalité,
à moins que celle-ci ne détermine elle-même celles-là.
Que nous persistions ordinairement à considérer le monde ou l’univers comme extérieur ou
faisant face à la pensée –croyance déjà dénoncée aussi bien par Platon dans son allégorie de la
caverne, que par Descartes dans son analyse du morceau de cire239- relève d’une pure illusion
ou « jeu » de celle-ci qui, tant qu’elle n’a pas parcouru l’intégralité de ses expressions,
tant qu’elle séjourne exclusivement dans l’une d’entre elles, nous fait logiquement croire que
cette dernière n’est pas en elle mais en dehors d’elle, lors même que cette extériorité s’avère
en vérité une extériorité interne à l’esprit : simple différence entre la pensée et une pensée.
Pour nécessaire que soit cette illusion et consubstantielle à toutes les sciences de la nature,
dont le « réalisme » provient précisément de leur usage irréfléchi des catégories ou
déterminations, il appartient néanmoins à la philosophie de le dissiper : c’est même une des
formulations possibles de sa raison d’être ou de sa tâche.
" La philosophie peut être considérée comme la science de la liberté ; parce qu’en elle disparaît le caractère étranger
des ob-jets, et par là la finitude de la conscience ; c’est uniquement en elle que se dissipent la contingence,
la nécessité naturelle et le rapport à une extériorité en général, et par là la dépendance, la nostalgie et la crainte ;
c’est seulement dans la philosophie que la raison est absolument auprès d’elle-même."
Platon et Descartes, dans leur commune critique de l’empirisme, n’ont pas failli à cette tâche.
Après Hegel et en un style parfois exagérément dramatique-théâtral, Husserl la rappellera,
dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale,
particulièrement en son annexe, La crise de l’humanité européenne et la philosophie.
Avant Platon, Anaxagore avait déjà, sinon dé-montré ou ex-posé, du moins posé cette
détermination pensante de l’être-là et plus généralement l’identité de l’être et de la pensée,
c’est-à-dire l’entendement immanent de l’être.
" L’être-là est qualité, détermination égale à soi-même, ou simplicité déterminée, pensée déterminée ;
c’est l’entendement de l’être-là. Ainsi il est νοΰς, c’est comme tel qu’Anaxagore reconnut le premier l’essence."
Il peut donc être considéré comme l’ancêtre de l’Idéalisme philosophique ou de la Logique.
" Anaxagore est célébré comme celui qui a le premier énoncé que le « Noûs », la pensée est le principe du monde,
que l’essence du monde est à déterminer comme étant la pensée. Il a, ce faisant, posé le fondement d’une vision
intellectuelle de l’univers, dont la figure pure doit être la logique."240
238
239
240
cf. E. I. § 209 add. et R.H. chap. II. 2. pp. 106- 113
pour Platon, vide Cours Introd. gale 3. C. et pour Descartes, Cours II. 5. Psychologie II. 2. C.
E. éd. 1817 Introd. § 5 R. (cf. égal. Fondts commt philo. spéc. Bouterwek in Philosophie 45/mars 95 pp. 20-1)
et S.L. Introd. p. 35 (cf. égal. H.Ph., Anaxagore)
78
Et c’est à ce titre qu’il fut célébré tant par Platon que par Aristote241.
Mais, tout en reconnaissant leur dette à l’endroit du penseur de Clazomènes, ces derniers ont
davantage précisé la vision intellectuelle du monde ; le premier en qualifiant l’être-là d’idée,
le second de forme ou d’espèce.
" Ceux qui vinrent après lui conçurent la nature de l’être-là d’une façon plus déterminée comme eidos ou idea,
c’est-à-dire universalité déterminée, espèce."
En quoi ils doivent, et surtout le premier d’entre eux, passer pour les vrais pères de la
philosophie -" Avec Platon commence la science philosophique en tant que science "-, encore
que celle-ci, tout en connaissant un commencement chronologique, n’admet pas d’autre
origine que le « Vrai « ou la Parole même et se confond ainsi avec le début de celle-ci, autant
dire avec le commencement en général : rien ne préexistant, nous ne cessons de le répéter,
au Langage-Pensée. D’où les légitimes hésitations de Hegel sur le début de la philosophie242.
Détermination / Forme / Spécification / de la Pensée, l’être-là –la »matière », l’« esprit »
mais aussi bien la « terre », le « ciel » ou la « plume » avec lequel on écrit243- n’est « là » que
pour autant que son « être » a été dûment déterminé / dit [be-stimmt] / identifié ou reconnu.
La connaissance-pensée est ainsi la sub-stance / le sou-tien de tout (ce qui est) et elle-même
ne se rapporte à rien d’autre qu’à elle-même. En tant que telle elle paraît à l’instar de ce qu’il
est convenu généralement d’entendre par substance, " fixe et permanente ", l’invariant des
accidents ou des variations. Mais ceux-ci n’étant jamais que d’autres déterminations,
ils doivent nécessairement être sou-tendus par la sub-stance pensante qui ne peut donc être
conçue sous la forme d’une identité fixe (le positif) qui exclurait la différence variable
(le négatif) mais sera au contraire comprise comme incluant en elle-même cette dernière.
La pure égalité / identité à soi de la pensée et / de l’être n’est point l’identité statique d’une
pensée ou d’un être qui demeurerait extérieur ou indifférent aux accidents, mais bien la
relation identifiante qui ne détermine, fixe ou identifie un être-là qu’en l’identifiant à d’autres
êtres-là, soit en niant précisément sa pseudo-fixité. Un être ne peut en effet se particulariser
qu’en se rapportant à d’autres êtres-là qui lui signifient sa particularité, abolissant du même
coup ce qui paraissait être une particularité ou propriété inhérente seulement à lui.
" C’est justement parce que l’être-là est déterminé comme espèce, qu’il est pensée simple ; le νοΰς,
la simplicité, est la substance. En vertu de sa simplicité ou de son égalité avec soi-même, la substance
apparaît comme fixe et permanente. Mais cette égalité avec soi-même est aussi bien négativité, par quoi
cet être-là fixe passe dans sa dissolution."
Plutôt que de " substance ", et pour éviter l’équivoque, on qualifiera le penser de " sujet ",
terme lui-même non dénué certes de toute ambiguïté, dans la mesure où l'on court le risque,
en l'utilisant, de le confondre avec un sujet subjectif opposable à l'objectivité, mais qui
présente l’avantage d’une connotation plus « dynamique ».
Paraissant advenir à la pensée de l’extérieur, dans " son rapport à de l’Autre " (la nature)
et changer sous la pression de celui-ci, la détermination s’avère purement interne celle-là.
Car si cette dernière est bien relation à soi, " simplicité "-unité (Einfachheit), comme l’ont
déjà clairement vu Descartes et Kant, elle s’étend à tout, sinon elle ne serait l’unité de rien
mais se réduirait elle-même à une détermination particulière ; un être physique ou psychologique,
c’est-à-dire dans les deux cas un point au lieu d’une relation. L’uni-versalité même de la
détermination-pensée implique donc que l’altérité ou la déterminité, l’être-autre soit toujours
" son être-autre " et conséquemment que toute altération soit saisie comme son altération ou
son " mouvement autonome ", mouvement de différenciation ou de particularisation,
241
242
243
Phédon 97 b c et Méta. A 3. 984 b 15 ; cf. égal. Cours Introd. gale 3. A.
vide H.Ph. Platon p. 389 ; cf. égal. Thalès pp. 41 et 49 ; Parménide p. 128 et Héraclite pp. 154, 157 et 168
cf. Comment le sens commun comprend la philo.
79
à quoi se résume finalement toute com-préhension / connaissance ou intellection authentique
qui revient à une « saisie » du même « avec » (dans) l’autre ou, si l’on préfère, saisie de
l’autre avec (dans) le même.
En pensant l’Être (l’Autre), la Pensée se pense elle-même (le Même), en déployant /
développant " le concept pur " et partant la rationalité même.
" Ainsi l’entendement est un devenir et comme ce devenir, il est la rationalité."
Le rationalisme hégélien ou philosophique –voire ce que d’aucuns appellent son panlogismene consiste nullement à soumettre de l’extérieur une réalité, qui serait préalablement donnée, à
la juridiction d’une raison, elle-même également préconçue, mais et plus radicalement à
remettre en cause les présupposés communs à un tel rationalisme et à ses adversaires,
à commencer par la représentation d’un monde (être) séparé de la raison, qui seuls habilitent
leur querelle : les uns (les rationalistes) pensant que la raison est supérieure à la réalité,
les autres (les irrationaliste) que c’est l’inverse.
Or en identifiant l’être à la raison, en montrant qu’il n’existe pas d’être hors de celle-ci ou
qu’il n’est d’être que su, le Philosophe tarit la source de cette opposition et démontre que pas
plus qu’à l’Idéalisme absolu -" toute vraie philosophie est pour cette raison un idéalisme "244-,
il n’y a d’alternative au Rationalisme conséquent, celui qui n’exclut pas de soi l’irrationalisme
mais l’explique comme son propre moment, moment à la fois nécessaire, puisqu’il correspond
à la première étape de toute détermination -" la différenciation et la position de l’être-là "-,
et indûment figé, puisqu’on s’arrête à lui, en oubliant qu’il n’est qu’une étape qui requiert son
complément, " le retour-en-soi-même ". Faute d’une réelle séparation entre concept et être,
il ne saurait y avoir de précellence entre eux, mais bien égalité-identité.
" Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel." (Hegel)
Ou, comme rien n’est à proprement parler hors du devenir et/ou du con-cept réel, on écrira :
" Tout ce qui est réel devient rationnel et tout ce qui est rationnel devient réel." 245
Du fait même de cette identité ou identification de l’être au concept, on ne divisera pas la
philosophie en ontologie, hénologie - monadologie ou métaphysique d’un côté, épistémologie,
logique ou théorie de la connaissance de l’autre, ce qui aurait fatalement pour effet d’assimiler
la métaphysique à une hyper-physique, science d’un objet non- ou sur-sensible, mais on ne
cherchera le « secret » de l’être (ontos) que dans la logique, en comprenant cette dernière tant
comme science (sujet) que comme contenu (objet) ou mieux, comme ré-flexion – re-tour ou
spéculation du contenu (sur) lui-même.
" En cette nature de ce qui est : être dans son être son concept, consiste la nécessité logique ; elle seule est
le rationnel et le rythme du Tout organique, elle est aussi bien savoir du contenu que le contenu est
concept et essence –en d’autres termes elle seule est le spéculatif."
Nulle méthode préalable n’est ici requise. Le con-cept impose de lui-même la sienne, soit son
propre cheminement, progression ou " rythme ", rythme ternaire, nous le savons déjà,
celui-même de toute réflexion véritable : de Soi à Soi, en passant par l’Autre.
Platon et Descartes, encore eux, ont emprunté, de manière plus ou moins heureuse / réussie,
cette voie, en la déclinant de l’Idée du Bien ou du Je pense à l’Idée du Bien ou Dieu, par
l’intermédiaire du Cosmos ou du Monde. Et Leibniz avait déjà suggéré la parenté de
la métaphysique et de la logique.
" La Métaphysique n’est guère différente de la vraie Logique."
244
245
E. I. § 95 R ; p. 360 ; cf. égal. II. § 246 add. p. 341 et supra p. 56 n. 189
E. Introd. § 6 R. (cf. égal. Ph.D. Préf. p. 55 ; H.Ph. Platon p. 478 ; à Heine in Nicolin n° 363 p. 235)
et Ph.D. Leçons 1819/1820 p. 51 ; cf. égal. Esth. Id. B. chap. I. II. p. 160 ; vide Cours Introd. gale 1. p. 8
80
Quant à Kant, il a posé explicitement l’équivalence de ces deux disciplines –nommant
la seconde Logique transcendantale-, puisque, tout en les distinguant parfois, il affirme
qu’" elle [la critique] en [de la science] décrit pourtant toute la circonscription " et mérite
donc autant que cette dernière le nom de " métaphysique "246. Parce qu’il n’a pas cependant
pensé conséquemment celle-là, prisonnier qu’il est resté, tout comme ses prédécesseurs
et aussi bien ses successeurs immédiats, d’une représentation formaliste de la connaissance,
il n’a pu achever son programme.
" La philosophie critique a déjà transformé, il est vrai, la Métaphysique en Logique mais, à l’instar de l’idéalisme
ultérieur, elle a, comme nous l’avons précédemment rappelé, donné par peur de l’objet, une signification
essentiellement subjective aux déterminations logiques ; de ce fait, elles sont en même temps restées entachées
de l’objet qu’elles fuyaient, et une chose-en-soi, branle infini, leur resta résiduellement collée à titre d’au-delà."247
Il aura fallu attendre Hegel, largement néanmoins anticipé sur ce point par Fichte, pour voir ce
programme se réaliser et être mené à son terme.
Sa présentation authentique sera l’œuvre de la Science de la Logique et/ou de
l’Encyclopédie des sciences philosophiques.
" Cette nature de la méthode scientifique, d’une part de ne pas être séparée du contenu, d’autre part de se
déterminer par soi-même son rythme, a, comme on l’a déjà mentionné, sa présentation authentique dans
la philosophie spéculative."
En esquisser par avance, comme nous le faisons présentement, " le concept " ou les contours
ne peut certes "pas valoir pour plus qu’une assurance anticipée", en vertu de la nature même
du vrai, en qui but (forme) et moyen (contenu) ne sauraient se séparer, mais n’en forme pas moins
une clarification indispensable à la bonne intelligence ou réception de l’Oeuvre philosophique.
"Cette exposition partiellement narrative" –non conceptuelle- du concept ou de l’« objet »
de la philosophie, que nous sommes en train de proposer, ne se confond certes pas avec son
exposé conceptuel ou philosophique, sans être pour autant en dehors de lui, dans la mesure où
elle en constitue " une vue générale de l’ensemble ", qui elle-même ne peut être que
" le résultat " d’une " étude … déjà entreprise " ; d’où la tirerait-on sinon autrement ?
Quelle que soit son insuffisance, une telle exposition n’est point totalement étrangère à l’étude
de la science elle-même ; disons qu’elle en compose un abrégé ou résumé.
S’anticipant /se présupposant toujours elle-même, la philosophie ne requiert ainsi d’autre
condition /préalable que la stricte exigence /volonté de com-prendre -concevoir –philosopher,
soit l’intention de se laisser guider par la seule astreinte – contrainte du concept.
" Ce qui importe donc dans l’étude de la science, c’est de prendre sur soi la tension du concept."
Plus simplement on ne fera dépendre "l’essence de la philosophie" que du seul "besoin de la
philosophie" ou de "la décision de philosopher", id est de penser purement ou rigoureusement.
" La résolution de vouloir purement penser, grâce à la liberté qui fait abstraction de tout et saisit sa pure abstraction,
la simplicité de la pensée." 248
Il importe donc de s’en tenir " aux déterminations simples ", purement logiques, telles
"l’être-en –soi" ou l’essence, "l’être-pour-soi" ou l’être déterminé, "l’égalité-avec-soi-même",
c’est-à-dire l’être " en et pour soi "249 etc., car ce sont elles qui arriment - règlent tout
discours, non à la manière d’une âme qui imposerait de l’extérieur sa loi au corps,
mais de façon absolument immanente, puisque rien n’échappe ou ne préexiste au langage.
Ce sont donc " de purs mouvements autonomes ".
246
247
248
249
Leibniz, A Elisabeth fin 1678 p. 128 et Kant, C.R.P. Préf. 2nde éd. p. 45 et Méthod. transc. chap. III. p. 626
S.L. Introd. pp. 36-37
R.H. 2è éb. chap. I. p. 49 (cf. égal. supra n. 113 Phén. E. Présent. in G.W. Bd. 9 pp. 446-7) ;
Diff. syst. phil. Fichte et Schelling A. I. p. 85, II. p. 89 ; Brouillon Introd. E. in Berliner Schriften, cité in
Avt.-propos de l’E. p. 31 éd. Gall. (cf. égal. Alloc. de Hegel à ses audits. Berlin 1818 in E. pp. 148-149 Vrin)
et E. C.P. § 78 R. ;cf. égal. Phén. E. Introd. p. 69 ; Introd. § 17 et S.L. I. p. 58
vide supra pp. 55-56
81
Une telle démarche heurte nécessairement le mode ordinaire du penser qui se contente de
"suivre le cours des représentations" et s’avère "une [simple] conscience contingente",
tout autant que "la pensée formelle [ou] … argumentative" qui entend soumettre celles-ci à
ses normes arbitraires et n’engendre ainsi qu’une nécessité subjective, à l’instar de la mathématique.
C’est pourtant la seule démarche rationnelle susceptible de produire une authentique nécessité
ou véritable conceptualité.
" Renoncer à une incursion personnelle dans le rythme immanent des concepts, ou ne pas y intervenir
arbitrairement et par une sagesse acquise ailleurs, cette abstention est elle-même un moment essentiel de
l’attention au concept."
Pour mieux le comprendre et saisir pleinement l’écart entre la pensée dite argumentative et
"la pensée concevante", reconsidérons de plus près le fonctionnement de celle-là.
Et tout d’abord remarquons qu’un tel type de pensée est capable de réfuter des pensées tenues
pour vraies, en montrant qu’elles sont habitées par une contradiction ou une pétition de principe
-à titre d’exemples on se rappellera la critique kantienne du Cogito ou de la preuve ontologique
de l’existence de Dieu et, de manière plus générale, la critique sceptique de la métaphysique250.
Mais, faute de concevoir la nécessité de cette contradiction, elle en demeure à un résultat
purement négatif qui l’oblige à chercher des contenus vrais ailleurs : dans d’autres pensées
présumées plus justes et dont elle montrera qu’elles ne le sont pas davantage.
" Mais dire ce n’est pas cela, cette vue n’est que le négatif ; il est l’arrêt final qui ne va pas au-delà de soi,
vers un nouveau contenu, mais pour avoir encore un contenu, il faut trouver ailleurs quelque chose d’autre."
Extérieure aux contenus qu’elle examine, la pensée raisonneuse n’a pas de contenu propre
mais se complaît dans la déconstruction de tout propos, soit dans " la vanité de son savoir ",
puisque aussi bien elle ne remet jamais en cause les présupposés de sa « critique », à
commencer par la séparation du négatif et du positif ou du statut même de la contradiction.
Plus que la philosophe critique, qui demeure en tout état de cause une grande « philosophie »,
c’est la philosophie analytique anglo-saxonne, avec son rejet catégorique de la métaphysique,
qui illustrerait à merveille ce formalisme vaniteux.
Or que le négatif ne soit pas séparable du positif et qu’en conséquence la contradiction ne
soit pas forcément le signe de la fausseté, on l’a déjà observé à plusieurs reprises. C’est en effet
le propre de tout contenu ou énoncé scientifique, répétons le une fois de plus, de se contre-dire
ou de s’op-poser à soi-même et de dé-passer ainsi l’affirmation de simples tauto-logies vers
des énoncés déterminés qui, niés à leur tour, forment le Discours complet ou total.
" Au contraire, comme on l’a déjà montré, dans la pensée concevante le négatif appartient au contenu luimême, et est le positif, aussi bien comme le mouvement immanent du contenu et sa détermination que
comme leur totalité."
Loin de se résoudre à l’annulation pure et simple du contenu ou à l’" affirmation du vide ",
le négatif est le moteur même de toute détermination ou précision et se trouve à l’origine de
tout énoncé positif qui se résume à du " négatif déterminé ".
" Compris comme résultat, il est ce qui ressort de ce mouvement : le négatif déterminé et donc aussi bien
un contenu positif."
Affirmation et Négation ne s’excluent nullement l’une l’autre.
Parce qu’elle n’entend pas cette vérité élémentaire, la pensée argumentative débouche sur
un scepticisme stérile, envers du plus pur dogmatisme, car il revient, tout comme ce dernier,
à « affirmer » le Néant, à défaut de l’Être251.
" C’est justement le scepticisme, qui, dans le résultat, voit toujours seulement le pur néant, et fait abstraction du
fait que ce néant est d’une façon déterminée le néant de ce dont il résulte."
250
251
vide Cours II. 5. Psychologie II. 2. C. ; III. 8. Religion II. 2. A. 3. b. et supra I. A. 2.
vide supra I. B. 2.
82
Ainsi, après avoir « constaté » l’incapacité de la connaissance raisonneuse à saisir l’Absolu
autrement qu’en tombant dans des contradictions, l’auteur de la Critique, conclut à la négation
ou vanité de toute connaissance de l’Absolu252, sans se rendre compte que ce faisant il se
contredit lui-même : si l’Absolu était véritablement inaccessible, on ne saurait rien en énoncer
que ce soit sur le mode positif ou négatif. La seule conclusion qu’il eût dû tirer de son
« observation » était donc la nécessité de dénier-dépasser cette sorte d’argumentation et en
conséquence de réviser la logique qui la sous-tend.
" Mais le néant, pris seulement comme le néant de ce dont il résulte, est en fait le résultat véritable ; il est lui-même
un néant déterminé et a un contenu."
La limite du savoir scientifique ordinaire ne saurait en aucun cas signifier le néant de tout
savoir absolu mais et uniquement la relativité d’un certain type de rationalité.
L’on évitera l’inconséquence kantienne, peu digne au demeurant d'un philosophe de son
envergure, et l’on « parachèvera » son œuvre critique, si et seulement si on arrive à nouer
correctement le négatif et le positif.
" La seule chose à faire pour obtenir la progression scientifique –et à l’intellection toute simple de laquelle il est
essentiel de s’efforcer de parvenir- est la reconnaissance de la proposition logique que le négatif est tout aussi
bien positif, ou que ce qui se contredit ne se dissout pas en un zéro, en un néant abstrait, mais pour l’essentiel
seulement en la négation de son contenu particulier, ou bien qu’une telle négation n’est pas toute négation,
mais la négation de la chose déterminée qui se dissout, et partant, négation déterminée, donc que dans le résultat
est contenu de manière essentielle ce dont il résulte –ce qui est proprement ne tautologie, car sans cela, il serait
quelque chose d’immédiat, et non un résultat."
En d’autre mots, l’on complétera " la proposition de Spinoza : omnis determinatio est negatio
… proposition … d’une importance capitale " par sa réciproque : omnis negatio est
determinatio, et l’on repensera la notion d’argumentation / démonstration ou raisonnement.
Toute affirmation ne recèle-t-elle pas en elle une négation et inversement253 ?
Car et à supposer que la pensée raisonneuse ait néanmoins un contenu, qu’il soit d’origine
sensible ou intelligibles, faute d’en articuler pertinemment les déterminations, soit faute de
concevoir l’" Idée, c’est-à-dire universalité déterminée, espèce " comme " mouvement
autonome ", elle échoue à en proposer une " appréhension pensante " Si en effet dans son
comportement critique le raisonnement, mais mieux vaudrait ici parler de la ratiocination,
montre bien que rien ne résiste à la pensée, et démontre par là-même qu’il n’y a pas de
contenu fixe assuré ou prédonné qu’elle n’aurait qu’à accepter ou recevoir, mais qu’elle est
elle-même l’unique ou le vrai Sujet (de la pensée) -"le Soi, dans lequel contenu retourne"-,
parce qu’elle ne se comprend pas elle-même ou oublie sa propre vérité, elle raisonne sur
ce dernier, comme s’il lui était étranger et qu’elle se contentait de le représenter.
Substituant au Soi véritable " un sujet représenté ", donné une fois pour toutes
(Âme, Monde ou Dieu) et qui serait à la base de la pensée, il ne lui reste plus alors qu’à se
demander quel contenu (propriété ou prédicat) conviendrait à un tel sujet.
" Dans son comportement négatif, dont nous venons juste de parler, la pensée raisonneuse est elle-même le Soi,
dans lequel le contenu retourne ; en revanche dans sa connaissance positive le Soi est un sujet représenté,
auquel le contenu se rapporte comme accident et prédicat. Ce sujet constitue la base à laquelle le contenu
est rattaché et sur lequel le mouvement va et vient."
Rien d’étonnant qu’avec un tel procédé elle ne parvienne point à une conception ou
intellection authentique du contenu, c’est-à-dire à son engendrement, le sujet dont elle part
n’étant lui-même jamais interrogé mais toujours présupposé.
252
253
cf. op. cit. Dial. transc. passim
Phén. E. Introd. pp. 70-71 ; S.L. Introd. p. 40 (cf. égal. L. II. 1ère sec. chap. II. C. Note 1. p. 65 et L. III. 3è s.
chap. III. p. 561) et L. I. 1ère sec. chap. II. A. b) Note p. 109 ; cf. égal. L. II. 3è sec. chap. I. Note p. 191 ;
cf. Spinoza, É. I. VIII Sc. I p. 314 et Lettres XXXVI et L pp. 1190 et 1231 et vide supra p. 45
83
La pensée concevante ne saurait en effet s’accommoder d’une telle distinction, admise sans
examen entre sujet et prédicat et qui renvoie en fait à la division entre sujet et objet du savoir.
Or l’objet de la science, " le vrai " étant tout entier déterminé par le Concept /Sujet, ou plutôt
devant lui-même être conçu " non comme substance mais tout aussi bien comme sujet.",
il n’est pas assimilable à un sujet statique auquel se rapporteraient, via un raisonnement
extérieur, des propriétés, mais il ad / de-vient par le Procès même de la Raison / du Savoir254.
Le Soi ou Sujet véritable s’identifie donc au mouvement conceptuel et non plus à
" un sujet représenté ", qui tout à la fois pose et " reprend en soi-même ses déterminations ",
dès lors qu’il les réfléchit comme siennes.
" Puisque le concept est le Soi propre de l’objet et se présente comme son devenir, le Soi n’est pas un sujet en repos,
support inerte des accidents, mais il est le concept qui se meut lui-même et reprend en soi-même ses déterminations."
Ni lui (le sujet) ni elles (les propriétés) n’ont d’être séparé. N’existe qu’un Sujet qui se
détermine -" entre dans les différences "-, s’exprime ainsi lui-même, puisqu’il n’est rien
hors de ses expressions, qu’il n’est pas une " base fixe " ou un " sujet immobile ".
Seul est effectivement et demande à être pensé ou mieux se pense le mouvement de la signification :
" et c’est seulement ce mouvement lui-même qui devient l’objet."
Du fait de cette relation interne entre sujet et prédicat, déjà envisagée par Leibniz
-"praedicatum inest subjecto"255-, l’objet-sujet de la Philosophie, " l’Absolu …[ou] Dieu "256,
ne sera pas conçu sur le modèle d’un objet-substance dont on aurait à énoncer les qualités,
sans avoir la certitude de les avoir énumérées toutes : grandeur, puissance, bonté etc., comme
il ressort de la définition cartésienne et aussi bien leibnizienne de Dieu257.
Et inversement celles-ci étant liées au sujet, elles n’apparaîtront plus comme des propriétés
générales qui pourraient s’appliquer également à d’autres objets : la grandeur à la matière, la
puissance à la force, la bonté à l’homme etc. Le véritable contenu du Sujet philosophique n’a
donc rien à voir avec des accidents / prédicats qui lui adviendraient, mais prédicats et sujet n’y
faisant qu’un, les déterminations de celui-ci se confondent avec son essence ou sa substance. :
ce que l’on dit de lui (prédicat) coïncide avec ce dont on parle (sujet).
" Le sujet qui remplit son contenu cesse d’aller au-delà de lui-même et ne peut plus avoir encore d’autres
prédicats ou d’autres accidents. Inversement la dispersion du contenu est enchaînée au Soi ; le contenu
n’est pas l’universel, qui, libre du sujet, conviendrait à plusieurs autres. En fait, le contenu n’est plus ainsi
le prédicat du sujet, mais il est la substance, il est l’essence et le concept de ce dont on parle."
Ce qui ne se produit que parce que le Logos philosophique n’a pas d’autre contenu ou sujet
que lui-même. Il ne parle jamais que du Discours ou de Soi-même et partant révèle la vérité
profonde de toute parole que nous entrevoyons bien tous, lorsque nous devisons, mais que
l’asservissement commun à la prédication de nos jugements ordinaires nous empêche
généralement de voir véritablement, c’est-à-dire de concevoir.
En effet quand nous jugeons-parlons, nous nous réglons d’habitude sur la structure
prédicative et pensons nous représenter des « choses » ou des objets externes à notre discours
dont nous entendons proposer une définition. Aussi nous passons logiquement de prédicat en
prédicat, aucun ne nous satisfaisant pleinement, car ils sont censés n’être précisément que des
prédicats (accidents) et non le sujet (la substance) même dont il est question et qui n’est donc
en aucun cas « défini » de manière satisfaisante. Mais s’agissant d’exprimer le Sujet même du
Discours, une telle démarche trouve rapidement sa limite. Si ce qui est à dire (prédicat)
254
255
256
257
vide supra p. 43
D.M. VIII. ; cf. égal. Lettre à Arnauld 14/07 1686 in D.M. et Corresp. avec Arnauld p. 121
cf. supra n. 13
cf. Descartes, Méd. 3è et Leibniz, P.N.G. 9. ou Monad. 48. ; cf. égal. Spinoza, Éth. I. Append.
84
se confond avec ce dont on parle (substance-sujet), alors il devient impossible de progresser
simplement de celui-ci à celui-là, ce dernier nous ramenant en fait au premier.
" La pensée par représentation suit, par sa nature, les accidents et les prédicats et à bon droit les outrepasse,
puisqu’ils ne sont que des prédicats et des accidents, mais elle est repoussée dans son avance, quand ce qui
dans la proposition a la forme d’un prédicat, est la substance même."
La forme prédicative usuelle contrevient en ce cas à ce que l’on veut au juste signifier.
On ne saurait dire l’Identité (sujet-prédicat) dans une proposition basée sur la non-identité,
si ce n’est au prix d’une véritable distorsion, contradiction ou inconséquence.
Subissant le " contrecoup " du contenu (signifié), la pensée représentative ou la forme
propositionnelle qui en constitue le cadre, voit ses repères vaciller. Partie du sujet, avec la
présupposition qu’il demeurait une base ou prémisse ferme et fixe, elle s’aperçoit, confrontée
à un prédicat lui-même substantiel et qui a donc pris la place du (premier) sujet, que celui-ci
n’est pas ce qu’elle croyait : un terme fixe ou stable, puisqu’il a disparu en tant que tel ou
qu’il est passé dans le prédicat. Se substituant au sujet, ce qui paraissait n’être que le prédicat
(accident) devient maintenant le terme de référence, de sorte que butant sur ce (nouveau)
sujet, la pensée se trouve dans l’incapacité de poursuivre indéfiniment sa prédication ordinaire
mais se voit contrainte de tenir compte du sens ou de la teneur de « ce » terme.
" Elle part du sujet, comme si celui-ci restait au fondement, mais puisque le prédicat est au contraire
la substance, elle trouve que le sujet est passé dans le prédicat et est donc supprimé, de ce fait ce qui paraît
être un prédicat étant devenu a masse totale et indépendante, la pensée alors ne peut plus errer çà et là,
mais elle est bloquée par ce poids."
Renvoyée du premier au second sujet, qui n’en est que la re-prise, la pensée ne peut plus se
satisfaire de passer de prédicat en prédicat mais est tenue d’approfondir ou de réfléchir
le Sujet même –seule façon d’articuler un discours cohérent plutôt qu’une ratiocination
arbitraire-, si elle n’entend pas se condamner au silence ou à de pures tautologies.
Pour le dire en d’autres termes, c’est parce qu’elle se représente ou suppose le sujet du
discours comme un " Soi objectif fixe ", soit comme un objet qui fait face au discours, que la
pensée représentative se réduit à un catalogue ou une multiplicité " des déterminations ou
des prédicats " dont le lien ou l’unité n’est pas son œuvre mais celle d’un sujet extérieur :
" le Je sachant lui-même " qui joue ainsi le rôle du sujet du discours. Que celui-ci se
détermine cependant lui-même ou soit de l’ordre de l’objet réflexif, alors ce Je sachant ou
" le sujet du savoir " retrouvera sur son chemin, " dans le prédicat ", l’objet-sujet dont il
croyait être débarrassé - sorti ou qu’il croyait pouvoir dépasser, pour se complaire dans le seul
face à face avec soi-même. Empêché de se retirer en lui-même, le sujet connaissant ne saurait
du même coup se contenter d’une simple ratiocination extérieure, mais puisqu’il est
dorénavant confronté "au Soi du contenu", au sujet effectif, il devra cesser de raisonner sur…,
pour commencer à raisonner avec…, c’est-à-dire en coïncidant avec ou en épousant
le mouvement même de ce dernier.
La forme de l’expression philosophique diffère ainsi du style habituel du discours soit des
"termes du langage ordinaire…des formes et des termes de parler du vulgaire" (Descartes258).
S’articulant autour " du jugement ou de la proposition en général, qui inclut en soi
la différence du sujet et du prédicat ", la parole commune ne peut, telle quelle, dire ce que
"la proposition spéculative [le discours philosophique]" vise : l’identité ou l’unité des deux.
" Il importe, à ce propos, de faire dès le début cette remarque générale que, sous la forme d’un jugement,
une proposition ne se prête pas à l’expression de vérités spéculatives. (…) Le spéculatif ne peut donc pas être
exprimé en tant que proposition."
258
Méd. 2nde p. 281
85
S’exprimant néanmoins dans les vocables du langage ordinaire et non dans une autre langue
–laquelle ?-, cette unité ou « réflexivité » du Sujet -son caractère spéculatif- ne se juxtapose
pas simplement à la différence mais résulte de sa négation dont elle forme le " contre-coup ".
"La proposition spéculative … [ou] identique" ne revient pas à une Autre proposition que
" la proposition en général " dont elle composerait un tout autre type ; elle est la même mais
réfléchie en elle-même. " La langue-artificielle philosophique" prolonge –que pourrait-elle
faire d’autre d’ailleurs ?- les langues vernaculaires.
Point n’est donc besoin d’abandonner notre parler commun, il suffit de le réviser ou plutôt
il suffit qu’il se révise lui-même, en prenant conscience à la fois de ce qu’il dit et du fait que
c’est lui qui le dit, et qu’il s’aperçoive en conséquence que les énoncés différenciés de son
discours sont inséparables de l’unité de leur énonciation.
" Il suffit seulement de savoir ce qu’on dit ".
Pas plus qu’" il ne peut y avoir deux raisons, ni deux esprits, c’est-à-dire une raison divine et
une raison humaine, totalement différentes en leur substance et leurs modes d’activité ",
ni deux entendements –l’entendement proprement dit et la raison-, il ne saurait y avoir place
pour deux logiques, la logique formelle et la logique dialectique : la seconde « prolonge »
la première qui la « précontient ». Comprendrait-on autrement la Dialectique ?
" A une telle question, on pourrait répondre que, quelque grande que puisse être la distance entre le concept de
la logique formelle et le concept spéculatif, il s’avère pourtant, lorsqu’on y regarde de plus près, que
la signification plus profonde du concept n’est aucunement aussi étrangère à l’usage général de la langue que
cela ne semble tout d’abord être le cas."259
La révision ici en cause ne rime nullement avec une rupture mais avec une refonte ou un
réaménagement de la syntaxe quotidienne.
A titre d’analogie on comparera ce renversement philosophique de la proposition ordinaire
ou diverse en proposition spéculative ou unitaire à ce qui se passe en musique lors de la
constitution du rythme, autant dire lors de la genèse de la musique, puisque c’est ce dernier
qui confère à une succession de sons un sens réglé et partant une valeur musicale.
Or lui-même résulte du «jeu» entre la juxtaposition de sons différents (plus ou moins accentués)
et la liaison de celle-ci en une suite réglée par une égale répartition de sons dans le temps
(mesure) ; sans que cette dernière abolisse cependant la différence d’accent, sous peine de
n’obtenir qu’une cadence métronomique uniforme et non un rythme véritable. Celui-ci ne se
confond ni avec l’accent (différence) ni avec le mètre (égalité) mais se joue littéralement dans
l’entre-deux ou dans la suspension de l’un par l’autre, soit dans leur réunion dynamique.
Pareillement le mouvement réfléchi ou le rythme de la proposition spéculative qui mesure
l’unité du sujet et du prédicat n’annule pas purement et simplement l’accent ou la différence
entre eux –il ne serait sinon qu’une unité monotone (tautologique)-, mais, transformant la
différence en différenciation, il en suspend la fixité ou rigidité et rend ainsi possible l’unité
harmonieuse de l’égalité et la différence, soit une " unité " dans laquelle la diversité
s’évanouit en tant que telle.
" Ce conflit de la forme d’une proposition en général et de l’unité du concept qui renverse cette forme
ressemble à celui du mètre et de l’accent dans le rythme. Le rythme résulte du balancement entre les deux,
et de leur unification. De même dans la proposition philosophique aussi, l’identité du sujet et du prédicat
ne doit pas anéantir leur différence qu’exprime la forme de la proposition. Mais leur unité doit surgir
comme une harmonie. La forme de la proposition est l’apparition du sens déterminé ou est l’accent qui en
discerne le remplissement ; mais que le prédicat exprime la substance, et que le sujet lui-même tombe
dans l’universel, c’est là l’unité dans laquelle cet accent expire."
259
S.L. I. 1ère s. chap. 1er Note II. p. 82 – H.Ph. Scept. p. 803 (cf. égal. L.L. 1831 p. 91) ;
S.L 1ère éd. I. 1ère s. chap. 1er C. 3. R. p. 82 ; S.L I. 1ère s. ch. II. C. c) p. 146 ; Ph.R. Introd. 4è s. II. p. 44
(cf. Cours III. 8. Religion II. 2. A. 3. c. n. 176) et E. I. § 160 add. p. 591 ; cf. égal. Textes pédag. p. 145
86
Cessant d’exister pour elle-même, la différence (sens particulier) ne s’est pas pour autant
volatilisée mais s’est transmuée en moment évanescent de l’unité (sens universel).
On maniera cependant cette analogie, qui n’est après tout qu’une analogie, avec la plus
grande précaution. Le rythme musical n’a en effet qu’une ressemblance purement formelle
avec le rythme spéculatif. Opérant sur des sons en eux-mêmes insignifiants, la musique ne
saurait, contrairement à la spéculation qui se rapporte directement à des sons vocaux (mots)
produire la moindre unité signifiante. Tout au plus, peut-elle, grâce à sa ressemblance externe
avec celle-ci, en rappeler une ; ce qu'elle na parvient du reste à faire que si l'on adjoint au
rythme, totalement dénié de sens à lui seul, une mélodie (gr. melos : chant), seule en mesure
de susciter l'impression d'une expression. Et si nous croyons souvent l’inverse et pensons que
la musique exprime ou signifie quelque chose par elle-même, c’est tout simplement parce que
nous lui attribuons ou projetons en elle un sens engendré ailleurs : dans et par les mots.
" Mais ce ne sont là que nos intuitions et représentations à nous que l’œuvre musicale a certainement contribué à
provoquer, mais qu’elle n’a pas produites directement par le traitement purement musical des sons."
Seules des paroles sont du reste à même d’expliciter un sens ou un sentiment quelconque.
C’est donc plutôt de " la poésie " que de la musique dont la philosophie serait proche parente,
sans davantage s’identifier pourtant à elle.
Comment un " traitement purement musical des sons ", basé sur des " rapports déterminés "
(accent, mesure, rythme) -" rapports numériques "- qu’un sujet impose du dehors aux sons, et
non sur des relations qui dérivent directement de ceux-ci, pourrait-il donner naissance à autre
chose qu’une unité formelle variant à l’infini ?
" C’est ainsi que la réunion de divers sons sur la base de rapports déterminés, sans être contraire à la nature du son,
n’en constitue pas moins quelque chose d’artificiel qui ne découle pas de cette nature. Ces rapports sont l’œuvre
d’un tiers et n’existent que pour celui qui les a conçus.
En raison de cette extériorité des rapports, la réunion et la détermination des sons repose sur une base
quantitative, sur des rapports numériques qui, tout en étant conformes à la nature du son, ne sont pas utilisés en
musique qu’après avoir été découverts par l’art et nuancés à l’infini."260
Pas plus que la mathématique, et pour les mêmes raisons, la musique ne se réfléchit elle-même
et ne compose un Sens ou une Unité authentique. Il n’y a pas de musique qui « résumerait »
toutes les musiques mais et seulement des musiques ou plutôt des morceaux, œuvres ou
variations musicales indéfiniment déclinables. Il faut se tourner du côté du Discours (réfléchi)
pour avoir la moindre chance de «créer» une signification dans l’acception pleine de ce vocable,
à savoir une relation qui se réfléchit elle-même. Inversant l’éloge socratique de la musique
-" la musique est la plus haute philosophie "261-, nous dirons : la philosophie est la plus haute
musique, puisqu’elle se rythme elle-même.
Et bien qu’il appartienne à l’exposition du Système philosophique dans son ensemble
d’« illustrer » ce rythme intérieur de la musique philosophique, il ne sera pas de trop d’en
proposer ou rappeler un ou deux exemples, pour s’en faire une idée plus précise. Soit tout
d’abord la proposition " Dieu est l’Être ", une des multiples définitions traditionnelles de
l’Absolu, comparable à celles déjà discutées ci-dessus, " Dieu est l’Éternel, ou l’ordre
moral du monde ou l’amour …, etc. ". L’on a déjà remarqué alors l’inséparabilité du sujet
(Dieu) et du prédicat (l’Éternel) et l’incapacité d’" une proposition de cette espèce "
à exprimer véritablement cette indivision, dans la mesure où " le sujet est pris comme point
fixe auquel comme à leur support les prédicats sont attachés [extérieurement] "262.
Or lorsque le prédicat a, comme c’est le cas ici, " une signification substantielle ", l’Être ne
désignant point une détermination ou un être particulier mais l’essence en général, la substance
260
261
262
Esth. La Peinture, La Musique chap. II. I. a) et II. t. 7 pp. 173 et 190 ; cf. égal Cours III. 7. Art II. 3. B.
Phédon 61 a ; cf. égal. Phèdre 259 d
vide supra p. 53
87
de ce qui est, cette inséparabilité devient plus patente encore. Sauf à confondre Dieu avec un
être (chose ou personne), on ne le concevra pas hors de l’Être : " le sujet se dissout " donc
dans le prédicat. Tout autant que le second n’est pas" un [simple] prédicat [particulier] mais
l’essence ", le premier cesse de revêtir l’aspect d’un être particulier ou de " sujet fixe ".
Du coup et faute de ses repères habituels, la pensée est empêchée d’avancer simplement
"du sujet au prédicat", le Sujet sur lequel elle prétendait discourir ayant disparu, et comme
elle ressent le manque de celui-ci, elle se voit rejetée "à la pensée du sujet", c’est-à-dire à sa
détermination ou son prédicat au lieu de sa seule représentation comme point fixe. Ou, mais
c’est la même chose, le prédicat ayant pris la place du sujet, dire le second revient à dire le
premier et non plus à raisonner librement sur lui, comme s’y emploie encore une certaine
théologie ordinaire ou dogmatique. Ne laissant pas parler « Dieu », cette dernière parle de ou
sur Dieu, sans s’apercevoir qu’elle le transforme inévitablement en un être (idole) et fait ainsi
le jeu de l’athéisme qui n’aura pas de mal à opposer à ses arguments des contre-arguments
tout aussi plausibles. Plus avisée, la théologie négative des « mystiques » ou la théologie
critique de Kant comprennent bien qu’il n’est pas possible de dire quelque chose de cohérent
sur Dieu, mais ne tirant pas la leçon qui s’impose de cet échec, elles se condamnent au silence
ou à la foi irréfléchie, laissant ainsi le champ libre et à l’athéisme et à la superstition263.
Prenons maintenant une autre proposition du style "L’effectif est l’universel" et constatons
similairement que le sujet de celle-ci, le ce qui est toujours et réellement agissant (effectif),
par opposition à une action réelle particulière qui n’est jamais qu’une réaction, disparaît ou se
dissout dans le prédicat, celui-ci n’énonçant pas une qualité de celui-là mais son être même :
ce qui produit constamment et donc effectivement de l’effet, et non seulement à titre de cause/
force momentanée et particulière, elle-même dépendante de conditions (réalités) spécifiques.
Quand il faut épeler l’Effectif (le Réel), la pensée " perd donc sa base fixe objective " et du
" prédicat, elle est rejetée au sujet ", tout comme lors de la diction de Dieu. Dans les deux
cas –mais ne s’agit-il pas de la même occurrence ?- elle est contrainte à abandonner sa
position unilatérale de pensée en soi qui se rapporterait à des objets rencontrés ou donnés par
les sens, ou l’intuition dans la terminologie kantienne, et « retourne » au "sujet du contenu".
Partant c’est bien à elle-même que retourne la pensée, le sujet du contenu n’étant autre
qu’elle, mais un elle-même qui n’est plus confronté à un contenu (objet) externe, mais se
donne à soi-même son objet et incarne ainsi pleinement le Sujet (-Objet).
Cette réflexivité ou retour à soi du Sujet philosophique, et pour commencer cette résistance
ou " ce freinage inhabituel " que le prédicat impose à notre pensée ordinaire, expliquent
assez " l’inintelligibilité des écrits philosophiques ", même pour une conscience cultivée,
tant nous sommes habitués à raisonner dans la structure prédicative. On peut faire remonter
une telle mécompréhension " surtout à Fichte ".
" L’aspect paradoxal et bizarre sous lequel beaucoup de ce qui constitue la philosophie moderne se présente à
ceux qui ne sont pas familiarisés avec la pensée spéculative, tient en grande partie à ce qu’on utilise la forme du
jugement simple pour exprimer des résultats spéculatifs."264
C’est en effet à un renversement de perspective –une transformation de la forme propositionnelle
ou mieux une transfiguration de la tournure même de nos propos- que nous invite
"le contenu philosophique de la proposition". Subvertissant le style de celle-ci, dans laquelle
pourtant à la fois lui et les énoncés ordinaires s’expriment, il nous oblige à corriger ou à réviser
le sens même des philosophèmes et à comprendre que ce qu’ils disent ne correspond pas à ce que
nous pensons y entendre, lorsque nous les interprétons dans le contexte du penser ordinaire.
263
264
vide Cours III. 8. Religion I. B. 1. 1.
H.Ph. Fichte p. 998 et S.L. L. I. 1ère sec. chap. I. C. 1. Note 2 p. 83
88
Et pour atteindre cette juste interprétation des vérités philosophiques, il importerait, semble-t-il,
de rompre radicalement avec nos habitudes linguistiques et/ou notre syntaxe usuelle qui nous
poussent à raisonner sur des termes présumés fixes-séparés (sujet, verbe, complément),
pour adopter directement " une exposition philosophique ", c’est-à-dire une syntaxe fluide,
mobile, dotée d’" une valeur plastique ".
L’on se gardera cependant d’opposer de façon aussi rigide ces deux syntaxes. On ne rendrait
pas alors justice à la première qui est, après tout, celle dont tout le monde part, y compris le
philosophe, et on s’interdirait de concevoir l’émergence / l’origine du discours philosophique.
Car si " pour ce sens commun, le monde de la philosophie est en soi et pour soi un monde
renversé ", l’existence même de ce dernier implique que " la conscience naturelle " et donc
la syntaxe dont elle use ne demeure pas totalement fermée à la spéculation. D’ailleurs ne lui
arrive-t-il pas d’opérer parfois ce renversement de l’une à l’autre et " de marcher pour une
fois aussi sur sa tête ; … de prendre cette position inhabituelle et de se mouvoir en elle ",
ne serait-ce que quand, dans la certitude sensible, elle fait l’expérience " de la parole, qui a la
nature divine d’inverser immédiatement mon avis pour le transformer en quelque chose
d’autre ", ou lorsque, dans la position de lois, elle se trouve en face d’un " monde renversé " ?
Pour " imprévue … arbitraire "265 que lui paraisse alors cette inversion, elle n’en est pas
moins le signe de la scientificité, et il suffit de la systématiser pour passer de la conscience
ordinaire à la conscience philosophique.
Plus, sa systématisation est la philosophie même qui ne se superpose pas au discours non
philosophique mais le dé-passe, en transitant au préalable obligatoirement par lui, soit en
prenant appui sur lui. Celui-ci " a aussi son droit qui est valable " et à l’ignorer, à sauter à
pieds joints, par dessus lui, on confondrait spéculation et divagation ou vaticination.
En aucun cas la grammaire des philosophes ne se substitue " d’une façon immédiate " à celle
des langues naturelles, mas elle en résulte. Il ne saurait être question d’enfiler des affirmations
présumées philosophiques, par contraste avec des propos considérés comme banaux, mais il
importe d’énoncer " ce mouvement opposé (contraire) " –différence et identité du sujet et
du prédicat- dont elles sont issues. Ce dernier ne se limite donc pas à "ce freinage intérieur",
c’est-à-dire à la dénonciation abrupte de la forme prédicative, dont le corollaire serait
l’affirmation non moins raide ou péremptoire de vérités contraires aux croyances habituelles :
" Dieu est l’Être " ou " L’effectif est l’universel " se substituant simplement à « Dieu est un
être » ou « l’effectif est le particulier (le concret) ». Pour qu’une telle substitution fasse sens,
encore faut-il que " ce retour du concept en soi-même soit présenté ", en d’autres termes
que la réflexion de soi du sujet soit démontrée-exposée ou représentée, et en conséquence
qu’il soit montré comment l’on outrepasse de simples opinions vers d’authentiques pensées.
" L’esprit pensant n’accède à la connaissance et conception pensante qu’à travers la représentation
et en se tournant vers elle."
Ce n’est qu’ainsi que non seulement on rendra justice à " la pensée non spéculative "
et donc à quiconque veut s’introduire à a Science.
" L’individu qui a le droit de demander que la science lui fournisse du moins l’échelle pour accéder à
ce point de vue [celui de la pensée spéculative] et lui indique ce point de vue lui-même." 266
Mais et surtout on démontrera alors la nécessité ou vérité du contenu philosophique, en notant
comment il se déduit / s’impose et l’on justifiera par là-même la cohérence de la spéculation,
par sa réalisation même, en lieu et place de sa seule exigence.
" Ce mouvement, qui constitue ce qui était jadis la preuve, est le mouvement dialectique de la proposition elle-même.
Lui seul est le spéculatif dans son effectivité, et ce n’est que son énonciation qui est présentation spéculative."
265
266
L’essence crit. philo. p. 95 ; op. cit. pp. 65-67et Phén. E. (A) I. p. 92 et III. p. 132 ; vide supra pp. 83-85
E. Introd. § 1 (cf. égal. Conc. prél. § 20 R.) et op. cit. p. 65
89
Sans un tel mouvement, la philosophie mériterait le qualificatif qu’on lui accorde parfois et
toujours par malveillance de pure spéculation, c’est-à-dire de bavardage ou réflexion vaine,
étrangère aux préoccupations des hommes.
Et ce trajet démonstratif ou dialectique n’est qu’un autre nom pour "la progression scientifique"
ou conceptuelle dont il a déjà été question plus haut et qui se résume à la reconnaissance de
la positivité du négatif, soit de la vérité de la contradiction, sans laquelle tout discours
s’avérerait inintelligible ou se réduirait à des tautologies.
" Car c’est le contenu en soi, la dialectique qu’il a en lui-même, qui le fait se mouvoir vers l’avant. (…)
Ce par quoi le concept lui-même continue à s’induire, est le négatif précédemment indiqué, qu’il a en lui-même,
c’est cela qui constitue le véritablement dialectique."
Dans la mesure où " la dia-lectique " s’identifie à la dis-cursivité, elle n’a pu échapper
entièrement aux sujets parlants et particulièrement aux philosophes, à commencer par Platon.
Et de fait, en dépit de ses limites ou de son résultat purement négatif, " la dialectique
platonicienne … même dans le Parménide " n’en forme pas moins une élaboration du
Discours spéculatif voire sa première explicitation véritable.
" Du reste, la dialectique n’est rien de nouveau en philosophie. Parmi les Anciens, Platon est désigné comme l’inventeur
de la dialectique, et cela à juste titre dans la mesure où, c’est dans la philosophie platonicienne que la dialectique
se présente pour la première fois dans une forme scientifiquement libre et par là en même temps objective."267
Quant à son élève Aristote, en dépit de sa dévalorisation de la " Dialectique ", assimilée à
une logique des " probables (…) [ou] de l’opinion " et de sa position réitérée du principe de
non-contradiction comme " l’ultime vérité " de toute démonstration ou du discours logique,
il n’en a pas moins explicitement admis la " puissance simultanée des contradictoires " (nous
soulignons) et affirmé la possibilité d’une logique synthétique ou ternaire.
" Mais pour nous, la difficulté est résolue tout naturellement par l’existence d’un troisième terme. (…)
Au fait, c’est dans la ligne de la synthèse, la comparaison étant vraie, que se trouve la solution. " 268
Comment eût-il pu sinon, avec les catégories analytiques ou formelles de l’Organon, faire
le moindre pas en Métaphysique ou dans la spéculation ?
" Il faut se garder de croire qu’Aristote, en tant qu’il est spéculatif, aurait pensé, progressé selon ces formes qui sont
pensées dans l’Organon ; car alors il n’aurait pu faire aucun pas, il ne serait parvenu à aucune proposition spéculative."
Celle-ci ne poursuit en effet qu’un objectif : « réconcilier » (relier-réunir) ce que l’on n’a que
trop souvent tendance à rigidement « opposer » (séparer).
" Supprimer des oppositions ainsi fixées, c’est l’unique intérêt de la raison."269
Plus proche de nous "Kant" a exposé, dans la Dialectique transcendantale, "la dialectique
… comme un faire nécessaire de la raison" et souligné, "dans les antinomies de la raison
pure", fût-ce de façon inadéquate, " la nécessité de la contradiction ". Prisonnier cependant lui
aussi d’une vision purement négative de celle-ci, il n’a pas su en tirer les conséquences qui en
découlaient, régressant même dans ses conclusions en deçà du platonisme - de la philosophie
en général, puisqu’il finit par dénier à la raison la capacité de saisir l’Absolu / la Raison.
" Mais de même qu’on en reste seulement au côté négatif abstrait du dialectique, de même, le résultat est
seulement ceci, qui est connu : à savoir que la raison est incapable de connaître l’infini –singulier résultat qui
revient à dire, puisque l’infini est le rationnel, que la raison n’est pas capable de connaître le rationnel."
Ce faisant il a proprement « trahi » la vocation de la Philosophie.
L’on évitera cette inconséquence ou mésaventure critique, sur laquelle, il est vrai, l’auteur de
la Critique de la Raison pure n’a cessé de revenir, tant dans la Critique de la Faculté de Juger
que dans son Opus postumum, en repensant le résultat de la contradiction, soit en
267
268
269
S.L. Introd. pp. 40-42 et E. I. § 81 add. p. 513 ; cf. égal. Cours Introd. gale 3. A. et B.
Org. V Top. I. 1. 100a30 - 14. 105b30 ; Méta. Γ 3. 1005b34 (cf. égal. Org. IV. 2ndes Anal. I. 11. 77a10 et 22
et Cours I. 1. Mathématique) ; Θ 8. 1050b 9 et Λ 10. 1075a 31 – E.E. VII. 12. 1245b 14
H.Ph. Aristote p.605 et Diff. Syst. philo. Fichte et Schelling A. II. p. 87
90
l’interprétant non comme une annulation de toute affirmation (proposition) mais comme la
négation d’une diction déterminée-dogmatique ou exclusive et donc l’affirmation d’une
proposition plus englobante-« nuancée » ou supérieure.
" C’est en ce dialectique-ci, tel qu’il est pris ici, et partant, en la saisie de l’opposé dans son unité, ou du positif
dans le négatif, que consiste le spéculatif."
Pour " difficile " que soit ce pas, il n’en est pas moins franchissable et a même toujours déjà
été franchi, puisqu’il anime inconsciemment tout mouvement propositionnel quel qu’il soit.
Il suffit donc de se concentrer sur celui-ci, au lieu d’avoir le regard figé sur les propositions
prises une à une, pour philosopher-spéculer correctement.
Dynamisme de la proposition et non nouvelle proposition qui ferait nombre avec la
proposition ordinaire dont elle s’amuserait à prendre le contre-pied ou à dénigrer de
l’extérieur la banalité, la proposition spéculative, tout en se démarquant du parler commun,
ne s’en sépare pas brutalement. Elle en partagerait sinon l’unilatéralité alors qu’elle se doit au
contraire de surmonter cette dernière. Son sort se joue entre deux propositions et non
à l’intérieur d’une proposition, si inédite soit-elle.
" L’injustice la plus courante qu’on commet à l’égard de la pensée spéculative consiste à la rendre unilatérale,
c’est-à-dire à ne relever qu’une des propositions dont elle se compose. En affirmant ainsi hautement cette proposition,
on se croit quitte, mais au fond on use d’un procédé difficile à justifier, puisqu’en relevant une des propositions,
on laisse arbitrairement dans l’ombre l’autre qui a les mêmes droits à notre attention."270
Aussi rien de plus injustifié que de prétendre, avec tel philosophe contemporain, Heidegger,
à un Dépassement / Surpassement de la Métaphysique ou de la pensée commune qui se serait
enlisée dans l’étant, par une Pensée dite de l’Être, tant du moins que l’on n’aura pas montré
comment celle-là conduit d’elle-même à celle-ci et justifié ainsi le terme même d’Être.
Car énoncer que " l’Être est Ce qu’Il est ", c’est certes indiquer le caractère réflexif de ce
qui est à penser –ce que la Bible nous rappelait au demeurant fort bien dans le nom de Dieu :
"Je suis qui je suis"-, mais faute de déduire, à l’instar des preuves classiques de l’existence de
Dieu, cet énoncé des formulations qui distinguent l’Être de ce dont il serait l’être (l’étant),
ce que l’on profère ne relève pas d’une réflexion ou retour pensant réel mais tout au plus
d’une intuition ou d’un pressentiment parfaitement injustifiés tels quels.
" Comme proposition, le spéculatif est seulement le freinage intérieur et le retour de l’essence à l’intérieur
de soi-même qui manque encore de présence. Nous nous voyons donc souvent renvoyés par les expositions
philosophiques à cette intuition intérieure, elles s’épargnent ainsi la présentation du mouvement dialectique
de la proposition que nous réclamions."
A se contenter de ce genre d’intuitions ou de propositions et à les opposer aux propositions
contraires, comme le fait du reste le penseur de la Forêt-Noire dans la suite de son texte
-" L’« Être » -ce n’est ni Dieu, ni un fondement du monde "-, loin d’affermir celles-là, on
transforme son pressentiment légitime en une tautologie vide271.
Ici comme ailleurs " tout dépend de ce point essentiel : saisir et exprimer le vrai,
non comme substance mais tout aussi bien comme sujet ", ce qui présentement veut dire
que ce qui compte ou importe ce n’est pas tant l’énoncé ou la proposition prise en elle-même,
isolée de son contexte, mais la contexture ou le procès de son énonciation, soit le mouvement
dialectique qui la démontre ou l’engendre.
"La proposition doitexprimer cequelevraiest, mais essentiellement le vrai est sujet, comme tel il est seulement
le mouvement dialectique, cette marche s’engendrant elle-même, progressant, et retournant en soi-même."
Déjà dans " la connaissance ordinaire ", mathématique ou autre, une affirmation n’est
acceptée, tenue pour valable que pour autant qu’elle est démontrée / prouvée ou validée, et
ainsi sue non point " du dehors … [mais] du dedans "272. A fortiori cela vaut-il pour
270
271
272
S.L. Intr. pp.42- 43 et L. I. 1ère s. ch. I. N. 2 p.83; cf. égal. E. C.P. § 48 R. et Husserl, Id. III App. I. § 6. p.158
cf. supra p. 35
vide supra p. 54
91
la dialectique ou la connaissance spéculative qui n’est que l’intériorisation complète du savoir
en général et gît donc tout entière dans l’auto-démonstration du contenu ou du sujet.
Séparer dialectique et analytique / démonstration, comme le font certains textes d’Aristote273
et plus nettement encore Kant avec sa bipartition de la Critique en Analytique et Dialectique,
ne pouvait assurément conduire qu’à la perte du " concept de la preuve philosophique ",
autant dire à la ruine de la notion de philosophie, par assimilation de celle-ci à une
connaissance vraisemblable en lieu et place d’une connaissance vraie.
Derrière cette division se cache pourtant une difficulté réelle qui explique, pour partie, que
des penseurs aussi avisés qu’Aristote ou Kant aient cédé à la tentation de disjoindre ces deux
régimes de la pensée et aient interprété finalement " la dialectique " comme un raisonnement
" portant sur l’apparence et le probable " ou une " logique de l’apparence "274, au risque de la
réduire alors à une des modalités de la logique scientifique, l’analytique ne pouvant pas
davantage prétendre à une connaissance certaine ou absolue mais et uniquement à des
raisonnements hypothétiques. Si "le mouvement dialectique" sejouebienentredeux propositions,
ilsecomposelui-même de "propositions" qui paraissent requérir elles-mêmes un autremouvement
pour être fondées, soit deux autres propositions qui devront à leur tour, et ainsi de suite … .
On se trouverait donc confronté au problème de " la preuve ordinaire ", celui de la
régression à l’infini, qui rend justement celle-ci si peu probante. Partant "la Dialectique, [qui]
en raison de sa nature investigatrice … nous ouvre la route aux principes de toutes les
sciences" et devrait au bout du compte s’identifier à la Philosophie, n’accéderait, tout comme
le savoir analytique, qu’à des probabilités.
" En Philosophie, il faut traiter de ces choses selon la vérité, mais en Dialectique, il suffit de s’attacher à l’opinion."
(Aristote)
En définitive la philosophie ne serait qu’un vain mot, inapte qu’elle serait à dépasser
la modalité de la connaissance commune et à satisfaire sa propre exigence d’absolu.
Une telle conclusion omet néanmoins la différence, maintes fois soulignée ci-dessus, entre
la connaissance scientifique et le savoir philosophique dont et Aristote et Kant ont bien
articulé quelque chose, sinon ils ne mériteraient pas le nom de « philosophes ». Se rapportant
à un objet qu’elle présuppose et qu’elle traite comme un objet qui lui serait étranger,
la connaissance analytique (scientifique) ne va pas effectivement au-delà d’une explication
elle-même extérieure, c’est-à-dire une régression inachevable de condition (raison)
en condition (raison), le propre de toute condition étant d’être elle-même conditionnée.
Elle n’atteint / ne coïncide ainsi jamais avec l’objet.
" Il serait difficile sinon impossible, de trouver une science qui fût contemporaine de son objet." (Aristote)
Telle est en tout cas la procédure de la science physique par exemple275. C’est donc à juste
titre qu’on la baptisera de " connaissance extérieure ".
Tout autre par contre s’avère la modalité de la science philosophique qui, ne portant pas sur
un objet externe à elle-même, ne laisse rien hors d’elle : elle se trouve dès le début auprès de
soi et ne peut donc en aucun cas se manquer.
" Car la science théorétique et ce qu’elle connaît sont identiques." (idem)
Si, contrairement aux Analytiques, le Stagirite n’avait finalement admis cette "identité entre
l’intelligence et l’intelligible", soit le fait que la "Pensée est la Pensée de la Pensée" (idem276),
il n’eût pu écrire, nous venons de le voir, sa Métaphysique ou Théologie. Pur concept ou sujet,
273
274
275
276
vide Cours I. 1. Mathématique II. 3.
Aristote, Organon III 1ères Analytiques I. 1. 24 b 10 et Kant, C.R.P. Log. transc. Introd. III. p 116
vide Cours I. 2. Physique II. 3.
Org. V. Top. I. 2. 101b ; 14. 105b ; I. Catég. 7. 7b ; De l’âme III. 4. 429b ; Méta. Λ 7. 1072b et 9. 1074b
92
la diction dialectique n’énonce rien sur un objet qui lui préexisterait et dont il lui suffirait
d’épeler les qualités mais comme il se détermine lui-même, il s’exprime soi-même.
Conséquemment les propositions dans ou par lesquelles il s’articule ne sont point dissociables
les unes des autres et doivent être entendues dans leur totalité que chacune anticipe certes
mais qu’elle n’est qu’en creux, telle une " forme vide " en attente de son remplissement.
" En ce qui concerne le mouvement dialectique, son élément est le pur concept, c’est pourquoi il a un
contenu qui est de part en part sujet en lui-même. Il n’y a donc aucun contenu tel qu’il se comporterait
comme un sujet sous-jacent, et tel que sa signification lui écherrait comme un prédicat ;
la proposition n’est immédiatement que forme vide."
Seul compte donc la Relation ou le Tout des propositions qui donne rétroactivement sens à
ces dernières. Le Discours prime ainsi la proposition et tant que l’on ne l’aura pas parcouru
intégralement, on risque fort de rabaisser une énonciation provisoire juste au niveau
d’énoncés foncièrement inadéquats.
L’on se prémunira contre ce danger en écartant de l’expression philosophique des
formulations qui invitent par trop à un arrêt du mouvement dialectique ou propositionnel,
à savoir des propositions dont l’énoncé colle de manière manifeste à la structure prédicative
ordinaire et trahit ainsi le vrai sujet, en le désignant par un mot qui en fige le sens sous
la forme, sinon d’un " Soi intuitionné ou représenté de manière sensible ", du moins d’un
sujet donné c’est-à-dire d’une " unité vide et sans concept ", comme c’est le cas du nom de
Dieu dont on a déjà vu qu’il présentait l’inconvénient de prendre L’Absolu ou le Sujet
"comme point fixe … [ou] point en repos". A de tels termes, on préférera des vocables
moins marqués représentativement ou plus abstraits.
" Pour cette raison, il peut être utile par exemple d’éviter le nom : Dieu, parce que ce mot n’est pas
immédiatement et en même temps concept, mais est le nom proprement dit, la stagnance fixe du sujet
sous-jacent, tandis qu’au contraire, l’être ou l’un, la singularité, le sujet indiquent eux-mêmes
immédiatement aussi des concepts."
Détournant d’emblée la pensée de représentations présumés bien connues, ces derniers
obligent celle-ci à s’engager dans la voie d’une authentique conceptualisation277.
Car s’il arrive aussi à ceux qui discourent sur Dieu, d’en parler conceptuellement ou
spéculativement, ce mot même de Dieu qu’ils continuent à employer leur interdit de le
concevoir véritablement, soit de le «dissoudre» finalement, puisqu’ils persistent à le «réifier».
Leur propos s’apparente dès lors davantage à une apologie qu’à une logique et sert
assurément à l’édification des foules, mais certainement pas à la vérification scientifique.
" Si des vérités spéculatives sont dites aussi sur ce sujet, leur contenu manque pourtant du concept immanent,
parce que ce contenu se présente seulement comme sujet stagnant, et du fait de cette circonstance
ces vérités acquièrent facilement la forme de la seule édification."
Selon les termes utilisés "l’obstacle" propositionnel sera plus ou moins bien levé, et
"le prédicat spéculatif" entendu adéquatement ou inadéquatement. Syntaxe et terminologie
ne forment pas un aspect extérieur, formel ou purement technique du Discours philosophique,
mais s’avèrent indissociables de son « contenu » : point en effet d’"intellection spéculative"
exacte sans une "exposition philosophique" juste, soit sans une "présentation" dis-cursive
-"dia-lectique", seule susceptible de rendre correctement "le concept".
Qu’on n’espère pas échapper aux travers de " la ratiocination " en coupant court au
raisonnement ou à la conceptualisation et en empruntant le chemin plus économique de la
certitude immédiate, c’est-à-dire de " la présomption de vérités toutes faites " qui
serviraient d’étalon de mesure pour évaluer la vérité philosophique et n’auraient elles-mêmes
nul besoin d’être jaugées. On tomberait alors de Charybde en Scylla, car " le philosopher "
277
cf. égal. supra p. 53 et S.L. L. III. 3è sec. chap. III. p. 560
93
ne peut s’accommoder d’une telle solution de facilité. Pas plus que les autres " sciences ",
la philosophie ne saurait s’acquérir en l’absence d’une culture ou d’un travail réflexif, quoi
qu’en pense et dise le " préjugé " populaire pour qui " chacun s’entend pourtant
immédiatement à philosopher et à apprécier la philosophie ". Or si n’importe qui est bien
apte à philosopher, il ne philosophera effectivement qu’en acceptant ou assumant "l’astreinte
du concept", soit en soumettant " sa raison naturelle " au plus strict des raisonnements.
Et cette condition est même davantage requise en philosophie que dans tout autre
connaissance, dans la mesure où, et contrairement là encore à une idée reçue selon laquelle
celle-là ne serait qu’" un savoir formel ", c’est plutôt elle qui donne consistance et vérité à
toutes les sciences dignes de ce nom.
" On tient souvent la philosophie pour un savoir formel, vide de contenu, et on perd trop de vue que ce qui
est vérité aussi selon le contenu dans quelque connaissance et science que ce soit peut seulement mériter
ce nom de vérité, s’il a été engendré par la philosophie ; que les autres sciences cherchent autant
qu’elles veulent, en argumentant et en se passant de la philosophie, sans la philosophie, elles ne peuvent
avoir ni vie, ni esprit, ni vérité."
Incapables de réfléchir, nous l’avons constaté, leurs (propres) présupposés et donc reposant
elles-mêmes sur des " vérités toutes faites ", les sciences ne deviennent en effet pleinement
intelligibles ou scientifiques que resituées comme moments du Discours total dont la
Philosophie est l’explicitation ou la théorie et qui justifie précisément leurs « hypothèses »
(quantité pour la mathématique, force pour la physique, vie pour la biologie etc.), à titre de
vérités progressives-provisoires du Logos humain.
Croire donc que " la philosophie, au sens propre du terme " pourrait se passer de la
validation rationnelle et s’accomplirait tout aussi bien en s’en remettant à l’intuition ou à
" la révélation " voire au " bon sens " trahit la mécompréhension la plus totale de sa nature.
A l’aide de ces derniers on produira certes " un succédané " de philosophie mais en aucun
cas de la philosophie.
Libre aux auteurs de tels ersatz philosophiques –nous pensons particulièrement à Nietzsche
ou à Heidegger- de se prendre pour un "esprit libre" avec le premier ou pour un esprit génial,
absolument original, posant des questions dont "personne"278 n’aurait eu l’idée avant lui pour
le second. En réalité ils ne produisent cependant qu’" une prose triviale ", quand ce n’est pas
" des discours extravagants " ou " de petits livrets de discours de rien ", pour reprendre
l’expression de Leibniz visant les propos de ceux qui, à son époque, de tout temps, estimaient
" qu’il est du bel esprit de déclamer contre la raison "279. Et puisque ce genre d’opuscules
s’offre nécessairement sous une forme aphoristique ou « poétique », ils finissent par revêtir
l’allure de " créations qui ne sont ni chair, ni poisson, ni poésie, ni philosophie ",
comme le sont sans conteste et tous les livrets de Nietzsche –sans même parler de son
« roman » Ainsi parlait Zarathoustra- et maintes études de Heidegger, surtout celles
rassemblées dans Questions III.
Quant à ceux qui, à la dialectique, opposent le " bon sens " et à la philosophie spéculative
préfèrent ce qu’ils nomment " la philosophie naturelle ", ils se retranchent derrière
" une rhétorique de vérités triviales " dans le style voltairien, dont l’« évidence » n’a
d’égale que l’« absurdité » et l’" insignifiance ".
" Mais d’où vient cette expression sens commun, si ce n’est des sens ? Les hommes, quand ils inventèrent ce mot,
faisaient l’aveu que rien n’entrait dans l’âme que par les sens ; autrement, auraient-ils employé le mot de sens
pour signifier le raisonnement commun ? [ou] (…) Il le faut avouer le mal est sur la terre."
278
279
Nietzsche, P.D.B.M. 2ème partie et Heidegger, Questions I. p. 285 (vide supra n. 120)
N.E. II. XXI § 50 p. 170 ; cf. égal. Kant, Sur un ton supérieur nouvellement pris en philosophie
94
Interrogés sur le bien fondé ou sur le sens de telles assertions, ils se contentent d’invoquer leur
propre conviction, le " cœur " (sentiment) ou l’expérience, qu’ils s’empressent, contre toute
évidence cette fois, de généraliser, supputant qu’elle doit se retrouver chez les autres.
" Toute l’antiquité a maintenu que rien n’est dans notre entendement qui n’ait été dans nos sens. [ou] (…)
Il [l’auteur du poème sur le Désastre de Lisbonne] avoue donc avec toute la terre qu’il y a du mal sur la terre "
(Voltaire280).
Assurés d’avoir prononcé " l’ultime parole ", ils s’épargnent ainsi l’effort d’avoir à justifier
celle-ci ou " l’exposer au jour ". A vrai dire " ces vérités ultimes " n’auraient même pas dû
être proférées " car elles se trouvent de longue date dans les proverbes populaires, etc." :
"Si je ne vois pas … je ne croirai pas !" (Saint-Thomas281) ou "Le mal règne en ce bas-monde."
Mais il est aisé de montrer la fausseté / le vide "de telles vérités", en les frottant à des
"vérités diamétralement opposées" et également présentes à la conscience commune :
"il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir" ou "le monde ne va pas si mal que cela".
Prise en flagrant délit de confusion ou de contradiction et incapable d’articuler correctement
cette dernière, la conscience s’empêtre dans de " nouvelles confusions " : "il y a voir et voir"
ou "tous les maux ne se valent pas", et ne s’en sort en définitive qu’en affirmant la complexité
des choses : elles sont " ainsi et ainsi " -" il y a du mal sur la terre, ainsi que du bien "
(Voltaire282) et en se moquant de toutes les tentatives de réflexion philosophique de cette
complexité, la taxant par avance de " sophismes [ou] … de rêveries ", exactement comme l’a
fait Voltaire dans son persiflage de la Théodicée leibnizienne ou dans sa polémique contre
Descartes et Rousseau. Son œuvre et plus généralement les écrits philosophiques français du
XVIIIè, le Discours sur l’origine de l’inégalité et le Contrat social exceptés, participant bien
" de prétendues vérités immédiatement évidentes du sain entendement humain " qui s’avère
en fait fort peu sain.
" Car ce qu’on appelle le bon sens (gesunden Menschenverstand) n’est pas la philosophie, -il est souvent très peu sain."283
Ne se limite-t-il pas à ressasser des lieux communs, c’est-à-dire des préjugés ?
Il n’y a au demeurant de "pire mal que … la « misologie »" (Platon284) dès lors que, au-delà
de la philosophie, celle-ci pervertit le fondement même de "la communauté [ou
communication] avec les autres hommes", qui ne peut s’instituer que dans et par " l’accord
mutuel ", soit le dialogue linguistique et/ou logique.
" Quand le sens commun fait appel au sentiment, son oracle intérieur, il en a fini avec quiconque n’est pas
de son avis, il doit déclarer qu’il n’a rien de plus à dire à celui qui ne trouve pas et ne sent pas la même chose
en soi-même ; en d’autres termes il foule aux pieds la racine de l’humanité, car la nature de l’humanité,
c’est de pousser à l’accord mutuel et son existence est seulement dans la communauté instituée
des consciences. Ce qui est anti-humain, ce qui est animal, c’est d’en rester au sentiment et de ne pouvoir
se communiquer que par lui."
Toute tentative d’asseoir la communication humaine sur une autre base que " la communauté
instituée des consciences " (nous soulignons) : le cœur ou le sentiment ne pourrait déboucher
que sur une vague empathie ou sympathie dont on sait le caractère particulier et précaire,
à mille lieues d'un vrai " universel "285.
280
281
282
283
284
285
Dico. philo. art. Sens commun et Sensation et Le désastre de Lisbonne début et Préface
in Évangile selon Saint-Jean 20. 25
Le désastre de Lisbonne Préface
H.Ph. Sophistes p. 267 ; cf. égal. S.L. III. 3è Sec. chap. III p. 559 et Notes et Frgts Iéna 15.
Phéd. 89 d ; cf. égal. Cours Introd. gale 2. p. 18 note 71
P.E.D. IV. p. 65 ; cf. égal. Kant, C.F.J. § 40 ; Log. Intr. IX. p. 88 ; Prolég. Intr. p. 12, Sol. pp. 163 165 ;
Husserl, C.S.E.P.T. App. III au § 9a p. 408 ; P.S.R. p. 83 et vide contra Nietzsche, P.D.B.M. 2ème partie § 43
95
Or c’est somme toute à cette même tentation partisane que cèdent et le bon sens et la
pseudo-génialité qui, pour différents qu’ils se présentent dans leur forme, n’en partagent pas
moins une identique pauvreté de contenu, liée dans les deux cas à leur commun refus de la
rationalité , dont le premier ne veut simplement pas entendre parler, alors que le second
prétend l’avoir déjà dépassée. Croyant emprunter "une voie royale", celle-même qu’exigeait
d’Euclide un roi désireux de s’instruire en mathématique mais qui refusait le détour
démonstratif286, le sens commun se condamne, tout comme le « génie », à rester au bord du
chemin de la science ou, à supposer qu’il consente néanmoins à un effort intellectuel minimal,
en lisant " les compte-rendus critiques des œuvres philosophiques et même leurs préfaces
et leurs premiers paragraphes", il en parcourra des bribes : "les principes généraux ".
" La voie royale habituelle en philosophie consiste à lire les préfaces et les compte-rendus, pour se faire une
représentation approximative de la Chose."287
Modeste ou prosaïque dans son apparence -" ce chemin commun, on le suit en robe de
chambre "-, le bon sens semble fort éloigné de celui, plus hautain et poétique, suivi par les
esprits « inspirés » -" mais le sentiment sublime de l’éternel, du sacré, de l’infini s’avance
en vêtements sacerdotaux "-, mais puisque ce dernier na va pas plus lui-même au-delà de
"la génialité des idées profondes et originales et des éclairs sublimes de la pensée" qu’il
ne se donne jamais la peine de justifier vraiment, sa profondeur demeure une profondeur vide
et ne dépasse guère la superficialité de la voie commune, comme nous avons déjà eu
l’occasion de le noter ci-dessus.
La route royale véritable du savoir scientifique sera tracée par l’élaboration conceptuelle.
Du coup elle cessera d’être perçue comme réservée aux « rois » et, tout en se démarquant du
bavardage commun, ne se confondra nullement avec la rhétorique prétentieuse de certains
mais sera ouverte de plein droit à tous.
" Les pensées vraies et l’intellection scientifique peuvent seulement se gagner par le travail du concept.
Lui seul peut promouvoir l’universalité du savoir, laquelle n’est ni l’indétermination ordinaire
et l’indigence du sens commun, mais la connaissance cultivée et accomplie, ni l’universalité extraordinaire
de l’aptitude de la raison se corrompant dans la paresse et l’orgueil du génie, mais la vérité qui a mûri
jusqu’à sa forme authentique –qui est susceptible d’être possédée par toute raison consciente de soi."
L’universalité philosophique s’entend aussi bien épistémologiquement que politiquement.
Rien d’étonnant qu’elle ne s’accomplisse qu’à l’âge démocratique, après "le lever du soleil"
de la Révolution française et inversement que celui-ci ne se réalise qu’avec celle-là.
" Seul ce qui est parfaitement déterminé est en même temps exotérique, concevable et capable d’être appris
et d’être la propriété de tous."288
D. Conclusion
La condition tant de l’exécution que de la réception du projet philosophique se résume donc
à la nécessité de la démonstration authentique – pleine ou véritable, sans aucun présupposé,
c’est-à-dire d’une pensée autonome – circulaire ou tout bonnement « ré-fléchie ».
" Je pose ce qui fait l’existence de la science dans le mouvement autonome du concept ".
Quelles que soient les résistances qu’un tel point de vue rencontre, il n’en reste pas moins le
seul recevable pour un Discours qui a la prétention de réfléchir la totalité, soi-même inclus
-"car le dialecticien est celui qui a une vision d’ensemble " (Platon289). Il n’a donc pu
échapper à son initiateur, dont l’œuvre essentielle ne consiste pas " en ses mythes ", quelle
que soit leur beauté par ailleurs et quoi qu’en pensent certains, mais en sa " dialectique ",
286
287
288
289
vide supra C. 1. p. 62 note 204
Notes et Frag. (Iéna 1803-1806) 53.
vide supra p. 36 et Lettre 278. à von Raumer in Corr. II p. 93
Rép. VII 537 c ; cf. égal. supra p. 23 et Cours Introduction générale 3. B.
96
telle qu’elle est exposée dans le Parménide, comme l’ont justement compris les néoplatoniciens, Proclus en tête qui la tenait " pour la vraie révélation et pour l’expression
positive de la vie divine ", allant jusqu’à qualifier "l’unique et parfaite théorie du Parménide"
de Théologie platonicienne290. Le langage mystique -" l’extase "- auquel il recourt dans celleci n’est guère éloigné du " pur concept ", plus proche en tout cas que celui du bon sens.
Plus près de nous, Kant et Fichte ont précisé cette nécessaire expression rationnelle de
L’Idée philosophique, le premier en transformant explicitement "la Métaphysique en Logique"
dans sa Critique de la Raison pure, le second en assumant presque toutes les conséquences de
cette transformation dans sa Théorie de la Science.
" Le connaître spéculatif ou déduction partir du concept, le libre développement autonome du concept n’a été
instauré que par Fichte."
Ce dernier a ainsi, envers et contre tous, Kant inclus, achevé l’entreprise critique.
" La philosophie de Fichte est l’achèvement de la philosophie kantienne." 291
A ces deux noms on pourrait ajouter celui de Husserl qui a également redéfini La philosophie
comme science rigoureuse.
Les temps sont donc mûrs pour parachever l’œuvre de ces penseurs qui, à défaut d’avoir été
pleinement fidèles à leur projet, ont eu le (double) mérite de l’anticiper et de préparer ainsi
l’« opinion » à sa véritable réalisation.
"Nous devons être persuadés qu’il est de la nature du vrai de percer quand son temps est venu,
et c’est pourquoi il n’apparaît jamais trop tôt et ne trouve pas un public sans maturité pour l’accueillir."
Sans cela, et en l’absence d’un public susceptible de la comprendre voire de la confirmer, le
travail du philosophe demeurerait " son affaire solitaire " et celui-ci ne pourrait jamais
savoir si ce qu’il croit être " universel ", l’est véritablement ou relève de sa seule opinion.
Le destin d’un livre, et singulièrement d’un Livre de philosophie censé concerner tout et tout
le monde, dépend autant de son écriture que de sa réception ou reconnaissance par les autres.
" Certes, le Livre, pour être un Livre et non du papier broché et noirci, doit être lu et compris par des hommes "
(Kojève292)
Encore convient-il ici de ne point confondre le public réel des lecteurs amateurs et
effectivement intéressés et le cercle restreint des critiques ou « spécialistes » dont la lecture
est la profession plus que la passion et qui prétendent parler au nom des premiers.
" Mais ici il faut souvent distinguer le public de ceux qui se donnent comme ses représentants et ses interprètes."
" Sûrs de leur compétence ", ceux-là tranchent de la valeur des écrits, au gré des modes
philosophiques, soit de leurs propres présupposés, ou de leurs emballements stylistiques,
destinant certains à une notoriété aussi imméritée qu’éphémère, alors que les autres jugent
dans la longue durée et ne retiennent au bout du compte que les vraies oeuvres « classiques » :
les textes dignes d’être étudiés en classe.
" L’action plus lente … rectifie la direction de l’attention captivée par des assertions imposantes, autant
que le blâme dédaigneux ; cette action plus lente prépare aux uns seulement au bout de quelque temps
l’audience de leur monde, tandis que les autres après une vogue temporaire n’ont plus de postérité."
Que l’on pense à tous ces auteurs du temps de Hegel qui ont connu leur heure de gloire et
dont presque nul ne se souvient –" Bouterwek, Reinhold, Fries Krug etc. "- ou à ceux
d’aujourd’hui en France –Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Serres etc.- que personne
n’évoquera demain, tandis que peu connaissent les noms de M. Gourinat, B. Longuenesse ou
I. Thomas-Fogiel, dont aucun ne contestera bientôt la démarche réellement philosophique.
290
291
292
op. cit. I. 7. p. 32
pour Kant, S.L. Introd. pp. 36-37 (cf. supra p. 71) ; pour Fichte, H.Ph. Descartes p. 1435 et Fichte p. 1977 ;
cf. égal. E. Conc. prél. § 42 R. (supra p. 36) et Diff. Syst. philo. Fichte et Schelling Av.-Propos p. 81
Introd. lecture Hegel p. 385
97
L’Histoire de la Philosophie en témoigne, elle qui, aux antipodes d’un simple corpus ou
dictionnaire des œuvres, n’accorde une place qu’aux Grands –Platon, Aristote, Descartes,
Spinoza, Leibniz, Kant, Hegel- et passe sous silence les autres.
Le temps est venu de se mettre à l’unique école des Maîtres et de prolonger leur ouvrage,
en ré-écrivant cette Dialectique ou Logique qu’ils ont tous ambitionné d’écrire et
partiellement voire quasi totalement réalisée.
" C’est là désormais le besoin général du temps et de la philosophie."
" Démontrer que le temps est venu d’élever la philosophie à la Science, ce serait donc la seule vraie
justification des tentatives qui se proposent cette fin –cela montrerait la nécessité de cette fin et
la réaliserait en même temps."293
On effectuera ainsi leur/notre aspiration et plus fondamentalement la vocation de l’Homme294.
Partant on participera à la seule chose à laquelle nous sommes véritablement appelés :
l’Humanité et/ou l’Universalité de la Raison, soit l'accomplissement d'un Intérêt ou d'une
Oeuvre commune, en lieu et place de l'assouvissement de désirs ou de projets strictement
personnels ou propres à un groupe seulement d'individus et qui demeurent en tout état de
cause des expressions rétrécies des premiers.
D’ailleurs et malgré les apparences, cette universalité s’est obligatoirement renforcée, ne
serait-ce qu’en raison du progrès de la culture qui imprègne chacun, fût-ce inconsciemment.
Beaucoup peuvent en effet se donner l’illusion de n’agir et de ne parler qu’en leur nom, ils
n’empêcheront pas que tous leurs actes et dires baignent dans un contexte historique commun.
Aussi il est parfaitement vain de revendiquer une œuvre absolument originale ou singulière.
" Du reste nous vivons aujourd’hui à une époque dans laquelle l’universalité de l’esprit s’est renforcée et
où la singularité, comme il convient, est devenue d’autant plus indifférente, à une époque aussi où celle-là
tient à toute son extension et à toute la richesse acquise et la revendique ; aussi la part qui, dans l’œuvre
totale de l’esprit, revient à l’activité de l’individu peut être seulement minime, celui-ci doit donc, comme
la nature de la science l’implique déjà, s’oublier d’autant plus et certes devenir et faire ce qu’il peut,
mais on doit d’autant moins exiger de lui qu’il doit peu attendre de soi et exiger pour soi. "
Celle-ci est toujours déjà traversée par une langue ou des significations, passées et présentes,
partagées nécessairement par plusieurs, à la limite tous, les différentes langues étant de plein
droit traduisibles entre elles, nonobstant la difficulté d'une telle opération, sinon nul ne
pourrait parler un autre idiome que sa langue maternelle, et comprendre une autre philosophie
que celle qui lui a été inculquée en premier.
Et si le rédacteur du Système de la Science : la Science de la Logique ou l’Encyclopédie des
sciences philosophiques se targue légitimement d’avoir contribué de manière décisive à
l’élaboration de l’Œuvre universel, il n’omet jamais de rappeler qu’il n’a pu l’écrire que grâce
à tous ses prédécesseurs, que l’on considérera en conséquence comme les co-auteurs du Livre.
" Voilà jusqu’où l’esprit du monde est parvenu. (…) La dernière philosophie contient par conséquent
les précédentes, comprend en elle tous les stades, est le produit et le résultat de tous les précédents."
Le mérite de celui-ci, il ne l’ignorait nullement, ne revient pas à son seul auteur déclaré mais à
" la communauté instituée " des philosophes en général, c'est-à-dire à toute la tradition des
Grands Philosophes de tout lieu et temps.
Le Livre en question pourra - devra d’ailleurs être lui-même poursuivi ou « retravaillé ».
Car, pour strictement définie qu’en soit la version hégélienne, la Logique n’est pas définitive
mais proprement infinie, puisque, outre le fait qu’elle " doit être remaniée, non pas sept fois,
mais soixante-dix sept fois "295, elle n’est, en dépit ou à cause de son achèvement, jamais
293
294
295
H.Ph. Fichte pp. 1977 et 1988 ; Résultat p. 2115 et op. cit. p. 23
vide supra Introd. p. 1 et I. B. 1. 1. p. 15 et Cours Introd. gale 2. pp. 15 et 21
H.Ph. Résultat pp. 2112-2116 et S.L. Préface 2nde éd. p. 25
98
complètement terminée mais toujours à « ré-actualiser », en fonction de l’avancement ou de la
progression des sciences. Il appartient du reste à la nature même du Savoir ou de la Science
d’être une Re-cherche per-pétuelle et de se présenter sous la forme d’un Cercle in-interrompu,
dans lequel on se trouve déjà pris, sans possibilité ni d’y séjourner fixement ni d’en sortir.
C’est pourquoi, tout en l’ayant certes circonscrit et esquissé sa "représentation générale"296,
il importe encore de le re-parcourir pour le prolonger / souligner, à la fois avec et après Hegel,
selon l’invite expresse que le Philosophe adressait à ses étudiants d’Iéna -avant même la
parution du texte ici commenté-, en conclusion de son Cours sur la philosophie spéculative.
" Voici, messiers, la philosophie spéculative, au point où je suis parvenu dans son élaboration.
Considérez cela comme un commencement de l’entreprise philosophique, que vous prolongerez plus loin."297
Le cercle philosophique s’avère bien uniquement l’homonyme du cercle géométrique298.
Nous ne souscrirons pas, pour une fois, au jugement de Kojève, pour qui " il faut relire (ou
repenser) le Livre ; et ce cycle se répète éternellement "299. Tout au contraire nous postulerons
que ce Livre ne demande pas seulement à être relu mais exige d’être en permanence récrit,
selon des normes ou un plan certes déjà pré-tracés mais qu’on se doit sans fin de post-rédiger,
pour lui donner consistance et précision. Le Manuel de Philosophie subirait sinon le destin de
la Bible ou du Livre des prières qu’on se contente de psalmodier, au lieu de les comprendre.
On se gardera donc de terminer notre définition de la philosophie par un point définitif / final
et l’on retournera directement à l’exposé, plus détaillé cette fois, des sciences philosophiques,
dont le nombre, n’est pas indéfini, mais se chiffre en tout et pour tout à neuf300.
En effet si nous partons du seul présupposé indiscutable ou indubitable, l’existence du
Discours ou de Soi, nous remarquerons aisément que celui-ci ne comporte que trois « objets »,
-eux-mêmes divisibles en trois- : l’Autre (Monde), le Soi (Âme) et le Soi dans l’Autre (Dieu) ;
ce qui donne les discours Cosmo-logique, Psycho-logique et Théo-logique, c’est-à-dire,
en termes plus modernes, la science de la nature, la science humaine et la science absolue.
Or ces trois disciplines se subdivisent à leur tour en trois, chacune envisageant son sujet de
trois points de vue différents, selon qu’elle en privilégie l’aspect externe, interne ou « total ».
Ainsi la Cosmologie se limite à la configuration externe de ses objets avec la mathématique,
de là elle passe à leur dynamisme interne avec la physique, pour finir par l’étude d’une nature
à la fois externe et interne, la nature vivante, avec la biologie. Pareillement la Psychologie
débute par les manifestations extérieures de l’esprit avec l’anthropologie ou l’histoire, puis
s’intéresse à sa vie intérieure avec la psychologie et se conclut par une interrogation sur des
extériorisations (actes) porteurs d’une intériorité (intention) avec l’éthique ou la politique.
Quant à la Théologie, elle part d’une appréhension externe (image) de l’Absolu avec l’art,
ensuite elle en propose une saisie interne (foi) avec la religion et s’achève par une
compréhension tout aussi bien extérieure qu’intérieure (dé-monstration) avec la philosophie.
Au total la Philosophie s’ordonne selon le Plan suivant :
296
297
298
299
300
op. cit. p. 45
in Rosenkranz, Vie Hegel II. IX. p. 354 ; cf. égal. Lettre 603. Weisse à Hegel 11/07/1829 in Corr. III. p. 224
vide supra p. 47
op. cit. p. 393 ; cf. égal. pp. 385 et 413 et contra p. 338 note (1)
vide Cours Introd. gale 3. D. Plan général
99
Philosophie : " LE SYSTÈME DE LA SCIENCE "
Introduction générale : Qu’est-ce que la Philosophie ?
I. COSMO-LOGIE
1. Mathématique/Logique
2. Physique
3. Biologie
II. PSYCHO-LOGIE
4. Anthropologie/Histoire
5. Psychologie
6. Éthique/Politique
III. THÉO-LOGIE
7. Esthétique/Art
8. Théologie/Religion
9. Philosophie/Science
Conclusion générale : Qu’est-ce que la Philosophie ?
C’est d’ailleurs cette structure qui a guidé les pas de tous les grands philosophes,
comme nous avons déjà eu l’occasion de le vérifier avec Platon, Descartes et Hegel, et comme
nous le confirmera un excursus sur l’Histoire de la Philosophie qui « achèvera » notre propos.
III HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
La Philosophie connaît assurément une Histoire, vu qu'elle s'inscrit dans le temps et que,
sauf à se cantonner à l'éternelle répétition de l'identique, elle inclut nécessairement en elle une
part de changement. Encore faut-il comprendre adéquatement son historicité Car la discipline
philosophique n'étant, dans sa différence avec les sciences positives, que l'auto-réflexion de la
Raison, soit le Système ou le Tout logique et complet de toutes les connaissances, et la
rationalité ne pouvant être qu'une, il ne saurait y avoir qu'une seule et unique Philosophie ou
Sagesse et/ou qu'un seul Auteur Philosophe, contrairement à ce qui se passe dans les sciences.
" Pour le Philosophe, on ne peut en rien le considérer comme un ouvrier de l'édifice des sciences, c'est-à-dire
comme un savant ; il faut voir en lui un chercheur de la sagesse. Il est la pure Idée d'une personne qui se donne
pour objet, sur le plan pratique et (à cet effet) aussi sur le plan théorique, le but final de tout savoir ; et l'on ne
peut utiliser ce nom au pluriel, mais seulement au singulier (le philosophe juge comme ceci ou comme cela) ;
parce qu'il désigne une pure Idée ; mais parler de philosophes suggérerait la représentation d'une multiplicité en
ce qui est une unité absolue." (Kant301)
Le même Sujet, au double sens de ce mot -ce dont on parle et celui qui en parle-, doit donc
ici traverser le temps, comme l'enseigne d'ailleurs à tout esprit non prévenu l'Histoire
(philosophique) de la Philosophie.
" L'histoire de la philosophie fait voir dans les philosophies qui apparaissent diverses, pour une part, seulement
une philosophie une à des degrés divers de son développement, pour une autre part, que les principes particuliers
dont chacun fut au fondement d'un système ne sont que des rameaux d'un seul et même Tout." (Hegel)
Sa variabilité ne concerne pas la forme et/ou le contenu général de son discours, mais
exclusivement son explicitation précise, elle-même se déroulant à l'intérieur du cadre prescrit
par les exigences du Logos philosophique.
301
A.P.V.P.§ 88 p. 1095 note in O.ph. III
100
Toute autre perspective reviendrait à la négation même d'une Histoire de la Philosophie ou à
sa réduction à un catalogue historiographique de systèmes, ou plutôt dans ce cas d'opinions
contingentes et diverses, sans rapport avec ce que l'on doit entendre par « philosophie ».
" Parce qu'elle est l'activité sur soi de la raison unique et universelle, la spéculation, au lieu de n'apercevoir dans
les systèmes philosophiques des différents âges et des différents cerveaux que des procédés divers et des points
de vue purement particuliers, doit, lorsqu'elle a affranchi des contingences et des limitations son propre point de vue,
se trouver elle-même à travers les formes particulières, -sans quoi elle ne trouverait qu'une simple multiplicité de
concepts et d'opinions, propres à l'entendement ; or une telle multiplicité n'est pas une philosophie." (idem)
Faute d'objet commun, c'est-à-dire de critère permettant de discriminer le philosophique et le
non philosophique, comment écrirait-on du reste une Histoire de la Philosophie ?
Aussi on se gardera de décliner la science philosophique au pluriel et à en concevoir les
époques sur le mode de la simple succession de doctrines multiples et particulières, mais on
interprétera au contraire ces dernières comme des moments et comme la progression d'un seul
et même esprit qui subsiste, tout en s'approfondissant ou en se réfléchissant lui-même.
" Cette série [des configurations spirituelles de la philosophie] est le véritable royaume des esprits, l’unique
royaume des esprits qu’il y ait ; - série qui n’est pas une multiplicité, qui ne demeure pas non plus une série au sens
de succession, mais qui précisément dans la connaissance de soi-même fait de soi des moments de l’unique esprit,
<fait de soi> le seul et même esprit présent." (idem302)
Plus qu'ailleurs on récusera ici toute idée de mutation ou de rupture.
Et pour saisir à son tour correctement ce progrès, il importe de ne point le confondre avec
une marche en avant linéaire qui, annulant au fur et à mesure de son cheminement les
productions antérieures et fuyant à l'infini, rendrait inintelligible l'unité de leur Esprit ou Sens.
Seul " le mouvement circulaire " (Aristote303) qui retourne à soi, concilie altération
(changement) et permanence (unité), est à même de résoudre le paradoxe d'une série de
philosophies qui restent cependant la même Philosophie, en plus riche à chaque fois certes.
Tenant ensemble l'unicité de l'Idée philosophique et sa multiplicité (approfondissement)
interne, il nous offre le moyen de penser une réelle « é-volution » continue dans laquelle point
de départ et point d'arrivée coïncident, celui-ci dé-veloppant celui-là.
" Si l’évolution absolue, la vie de Dieu et de l’Esprit n’est qu’un seul processus, un seul mouvement, elle ne l’est
qu’en tant qu’abstraite ; mais ce mouvement universel, comme concret, est une série de formations de l’esprit ;
cette série ne doit pas se représenter comme une ligne droite, mais comme un cercle, comme un retour en soi.
La périphérie de ce cercle comprend une grande quantité de cercles ; une évolution est toujours un mouvement
passant par une foule d’évolutions ; l’ensemble de cette série est une succession d’évolutions revenant sur soi et
chaque développement particulier est un degré de l’ensemble. Il y a continuité dans l’évolution, mais sans
aboutir à l’infini (abstrait) ; elle revient au contraire en elle-même." (Hegel)
Au total l'Histoire de la Philosophie ne ressemble ni à une juxtaposition d'auteurs ni à une
avancée de leurs écrits, mais à la Ré-flexion ou Re-tour temporel sur soi de l'Idée qui traverse
et les uns et les autres et dont ils ne sont que les traducteurs momentanés. A la limite
il suffirait de se familiariser avec l'un d'entre eux, à condition qu'il incarne authentiquement
une philosophie, pour pouvoir prétendre à la possession, sinon intégrale du moins exacte,
de la Philosophie en tant que telle.
" Quelle que soit la diversité des philosophies, elles ont ce trait commun d'être de la philosophie. Quiconque donc
étudierait ou possèderait une philosophie, si toutefois c’en est une, connaîtrait par suite la philosophie." (idem)
Mais puisque l'élucidation du détail est requise par le Système lui-même qui, en l'absence de
celle-ci, s'apparenterait à un écrit figé et mort, à l'instar des textes sacrés, l'on se doit de
s'intéresser à son Histoire, c'est-à-dire à la façon dont il se meut et acquiert sa consistance.
302
303
E. Introd. § 13 ; D.S.P.F.S. I. p. 86 in 1ères Publs. (cf. égal. E.C.P. p. 85 ; R.S.P. p. 23
et H.Ph. Scepticisme p. 791 et vide supra I. B. 1. 2 pp. 13-14) et H.Ph. Résultat t. 7 p. 2117
Physique VI. 10. 241 b 18-20 ; vide Cours Introduction gale 3. D. p. 62
101
C'est même la meilleure méthode pour s'y « intro »-duire : Histoire et Philosophie ne font
pas nombre, l'étude de la première conduisant droit à la seconde, voire s'identifiant purement
et simplement à elle, n'en constituant que le strict développement ou prolongement immanent.
La progression de l'une signifie l'auto-détermination de l'autre.
" La philosophie est pour soi la connaissance de ce développement et comme pensée compréhensive, elle est elle-même ce
développement de la pensée. La philosophie est d'autant plus parfaite que ce développement a pris plus d'extension.
De plus ce développement ne va pas au-dehors, dans l'extériorité, mais son déploiement est aussi bien une intériorisation,
c'est-à-dire que l'Idée universelle demeure le fondement, ce qui comprend tout et reste immuable. L'extériorisation de l'Idée
philosophique dans son évolution n'étant pas un changement, un développement en autre chose, mais aussi bien une intériorisation,
un approfondissement en soi, la progression rend l'Idée générale primitivement indéterminée, plus déterminée en soi.
Le développement ultérieur de l'Idée ou sa détermination plus grande sont une seule et même chose. Ce qui est le plus extensif
est ici le plus intensif. L'extension comme développement n'est pas un éparpillement et une division, mais aussi une cohésion
qui est d'autant plus forte et intensive que l'extension, le cohérent est plus riche et plus large." (idem)
A condition toutefois de prendre bien soin de distinguer une Histoire digne de ce nom d'une
plate historiographie, ce qui n'est malheureusement que trop rarement le cas, l'on n'hésitera
pas à considérer que l'enseignement de la Philosophie est inséparable de l'instruction de
l'Histoire de la Philosophie et vice versa.
" Je remarque encore toutefois que, d'après ce que nous venons de dire, l'étude de l'histoire de la philosophie est
l'étude de la philosophie elle-même et il ne peut en être autrement. (...) Par suite cette histoire s'identifie au
système de la philosophie." (idem)
Or le discours philosophique s'articulant en trois expressions possibles, on en subdivisera
l'Histoire en trois périodes. L'Idée commence par adopter une forme objective (en soi)
caractéristique de la philosophie antique, puis acquiert une forme subjective (pour soi) typique
de la philosophie moderne, et s'achève en une forme objective-subjective (en soi et pour soi)
propre à la philosophie contemporaine. Telles sont les seules " positions [authentiquement
philosophiques possibles] de la pensée relativement à l'objectivité " (idem304). S'en tenant
strictement à elles, on proposera un Abrégé d'une Histoire systématique de la Philosophie,
chose déjà tentée, et cela est à mettre à son crédit, par Kojève dans son Essai d’une histoire
raisonnée de la philosophie païenne, mais selon un plan qui nous paraît discutable.
Dans ces trois phases, nous ne retiendrons que les points nodaux (platonisme, cartésianisme kantisme et hégélianisme). La quantité de philosophes ou de philosophies méritant pleinement
cette appellation et ayant marqué leur époque n'est au demeurant pas indéfinie305.
Et comme nous avons déjà eu l'occasion, tout au long de ce qui précède, de les commenter
patiemment306, on se limitera ici à l'essentiel voire au minimum, au risque du schématisme,
mais afin d'éviter de fastidieuses répétitions. Esquissons donc fort sommairement, et en guise
de conclusion à notre Cours, l'Évolution de la Pensée philosophique.
1. Philosophie antique
Apparu en Grèce au VIè siècle av. J.C., " le terme de « philosophie » " (Diogène Laërce307)
s'y est transmué en nom d'une discipline qui avec Platon a rapidement pris les contours
d'une discipline scientifique, enseignée du reste dans une École, l'Académie.
" La philosophie proprement dite commence pour nous en Grèce (...). Avec Platon commence la science philosophique
en tant que science." (Hegel308)
En effet tant dans sa forme dialoguée qui ouvre l'espace de la discussion ou de l'objection et
partant oblige le sujet à la démonstration ou à la justification, que dans son contenu qui se
304
305
306
307
308
H.Ph. Introd. III. A. I. 3. p. 103 ; II. I. p. 35 ; p. 38 ; II. II. p. 40 – III. A. II. p. 109 et E. I C.P.
vide supra II. 3. p. 93
vide Cours Introduction gale 3. (Platon), II. 5. Psychologie II. 2. C. (Descartes) et supra II. 3. (Hegel)
V.D.S.P.I. pp. 40-42 ; cf. égal. Cicéron, Tusc. V. III. 7-9
H.Ph. Introd. IV. App. 2. p. 331 (cf. égal. III. C. I. pp 199 et 201) et Platon p. 389 ; cf. égal. Kant, L. méta.
Introd. 2. p. 122 et Husserl, Philo.1ère 1. 1è sec. chap. I. 2ère leç. ; chap. III. 6è leç. et Crise Annexe I. p. 322
102
rapporte invariablement à des essences ou des idées (concepts), la philosophie platonicienne
manifeste tous les traits de la scientificité. Et elle se définit d'emblée comme une science
absolue et/ou universelle, par opposition aux savoirs positifs, telle la mathématique, dont
le caractère axiomatique ou hypothétique et l'objet délimité interdisent qu'on les tienne pour
autre chose que des connaissances relatives.
Passant au crible d'un examen rationnel toutes les vérités conditionnelles, le platonisme
entend en dépasser la finitude, en régressant vers l'Idée inconditionnelle de l'ensemble de tous
les étants, " l'Idée du Bien ", soit l'Idée d'un Lien (Agathon : Bien ou Lien) entre toutes les
idées, scientifiques aussi bien qu'éthiques, ou encore celle d'une Raison structurant tout.
Puis, une fois ce véritable A priori / Fondement du Savoir acquis, il se propose d'en déduire
toutes les connaissances, en progressant à l'intérieur de la sphère des idées, sans recours à
autre chose qu'à leur seule Logique.
" Eh bien ! comprends-moi encore quand je parle de l’autre section de l’intelligible, celle qu’atteint le raisonnement
tout seul, par la vertu de la dialectique, sans employer les hypothèses comme si elles étaient des principes,
mais comme ce qu’elles sont en effet, savoir des points d’appui pour s’élancer en avant; afin que, en allant dans
la direction du principe universel jusqu'à ce qui est anhypothétique, le raisonnement, une fois ce principe atteint
par lui, s’attachant à suivre tout ce qui suit de ce principe suprême, descende ainsi inversement vers une terminaison
sans recourir à rien absolument qui soit sensible, mais aux natures essentielles toutes seules, en passant par elles
pour aller vers elles, et c’est sur des natures essentielles qu’il vient terminer sa démarche."
Son dessein se résume donc bien à la pure volonté de bâtir un Système de la Science (Hegel)
lui également circulaire et/ou " dialectique ", dès lors que le double mouvement apparent
(régression vers et progression à partir de), spécifique de la " section intelligible", n'en forme
en réalité qu'un, car le " principe universel ... suprême " (le Bien, l'Anhypothétique ou
l'Inconditionnel) qui l'anime, le sous-tend du début à la fin. Mieux, la dé-duction des
conséquences re-trouve ce que l'in-duction ou la marche en avant vers le Principe avait déjà,
dès son premier pas, pré-supposé à titre de but, de finalité ou d'orientation –" en allant dans la
direction du principe universel ". Le moteur de ce mouvement reste de bout en bout le même :
" le raisonnement tout seul ...sans recourir à rien qui soit sensible ".
Loin de se limiter néanmoins au projet d'un Système, Platon nous en a légué plus qu'un
aperçu dans le Timée-Critias où s'expose précisément la Logique présidant tant à "la
naissance du monde" (récit de Timée), à "la vérité de l'histoire" des hommes (récit de Critias),
qu'à "la naissance des Dieux" (récit d'"Hermocrate, qui parlera le troisième ... demain").
Soulignons au passage la structure tripartite (Cosmologie, Psychologie et Théologie) de
l'Encyclopédie du Philosophe. Noyau de sa philosophie positive, puisqu'il donne consistance à
ou vérifie son Principe énoncé dans la République, le Timée pourrait à bon droit être qualifié
de " sommet de toute la philosophie "309. La tradition ne s'y est guère trompée310.
En vérité il n'y a pas lieu ici de distinguer base et sommet, les deux s'imbriquant
étroitement, à l'instar de ce qui se passe pour les points de départ et d'arrivée du (double)
mouvement intelligible. A quoi ressemblerait d'ailleurs une Idée, jamais scientifiquement
confirmée, sinon à une Pensée vide, et réciproquement que serait un savoir sans une Idée
rectrice qui l'organise, sinon un agrégat de connaissances sans valeur épistémologique ?
Autant l'Idée dans son Unité a besoin de la multiplicité qui l'exprime, autant la Multiplicité en
sa pluralité requiert une unité qui lui permette d'être saisie et de ne pas sombrer dans le chaos.
Bien comprises ces deux thèses n'en font qu'une, constitutive de l'Idéalisme platonicien qui
concilie l'inconciliable : l'Un et le Multiple, l'Être et le Non-Être etc., rendant ainsi possible
une Con-ception ou Pensée systématique.
309
310
Rép. VI. 505 c ; 511 b ; Tim. 27 a ; 26 c ; Critias 106 b ; 108 a-c et Tim. 20 a
Vide Proclus, Commentaire sur le Timée
103
A mille lieues de l'image caricaturale dont on l'affuble fréquemment, cet Idéalisme récuse
tout dogmatisme dualiste ou unilatéral qui consiste à diviser les catégories en deux, puis à n'en
retenir que l'une, ce qui, au gré des préférences subjectives, selon que l'on privilégie celle de
l'Un ou du Multiple, débouche tantôt sur un idéalisme immobile / stérile, incapable de penser
la « vie » (articulation, organisation, structure) même de la pensée, tantôt sur un empirisme /
matérialisme incohérent, impropre à saisir l'unité de cette dernière. Renvoyant dos à dos des
adversaires qui disent en fait le même, le Philosophe formule la nécessité d'une Pensée plus
complète, difficile ou réfléchie, quitte à affronter des paradoxes.
" Au nom de Zeus ! qu’est-ce à dire ? Nous laisserons-nous facilement persuader que mouvement, vie, âme,
pensée ne sont pas authentiquement présents dans ce qui a l’absolue totalité d’existence ; que cela ne vit même
pas, ne pense pas non plus ; mais que, au contraire, auguste et saint, il est en plan dans son immobilité ?"
Et s'il persiste certes à affirmer le primat de l'Idée ou de la Pensée, outre que ce disant,
il corrobore l'expérience de chacun -y compris de ses détracteurs « matérialistes », eux qui,
pour s'autoriser leur doctrine de la primauté de la matière sur l'esprit, recourent fatalement à
une pensée, s'enferrant du même coup dans une inconséquence foncière-, la prééminence
en cause a peu en commun avec celle que l'on accorderait à une instance externe ou séparée,
la Pensée dont il est ici question s'identifiant au Procès d'ensemble du Penser humain et non à
telle ou telle idée déterminée (« matière», « âme » ou « esprit »). On ne craindra donc point de
voir ce primat déchoir dans une forme dégradée de l'idéalisme, le spiritualisme.
Tout cela est assurément complexe à comprendre et implique une agilité de l'esprit, prête à
abandonner ses catégorie fixes pour s'engager dans une Pensée mobile, qui elle ne recule pas
devant l'effort de renouer le fil distendu des idées. Là où le sens commun ne voit
qu'incompatibilité et dénonce dans la tentative de résoudre cette dernière des signes de délire
ou de divagation, la Philosophie décèle une plus profonde unité et interprète la réconciliation
des pensées contraires comme la marque d'une Pensée plus haute, la seule à nous offrir la
condition de possibilité, l'horizon d'une adéquate appréhension du « Réel » et/ou du Vrai.
" Telle est l’ignorance de la multitude : elle ne sait pas que, faute de cette exploration en tous sens, faute de cette
divagation, il est impossible de rencontrer le vrai et d’en avoir la possession intellectuelle."
Telle est " la vertu de la dia-lectique " ou de l'Intellection co-hérente et véri-dique, synonyme
simplement de la vision d'ensemble, systématique ou totale.
" Car le dialecticien est celui qui a une vision d’ensemble, le non dialecticien, celui qui ne l’a pas."311
Que cette dernière se présente dans un dia-logue s'avère révélateur : la forme de celui-ci, mise
en rapport des sujets, « réfléchit » le fond de celle-là, mise en relation des concepts.
Plus originairement, tous deux, la dia-lectique et le dia-logue, renvoient à une racine unique,
le Logos auquel appartient justement la Réflexion ou plutôt la « Réflexivité » qui seule certifie
une authentique Totalité : Ensemble s'exprimant ou se redoublant soi-même, et garantit
l'ultime sens de la Dialectique, lui évitant d'être confondue avec un rêve.
Bien qu'il ait déjà introduit cette dernière dans la République, son auteur la dévoilera
pleinement dans le Parménide ou Des Idées -" l’unique et parfaite théorie du Parménide "
(Proclus312), " la pure théorie platonicienne des idées " (Hegel)-, où il l'exposera de manière
scientifique, exhibant son fonctionnement au niveau des purs concepts et de leur relation.
Il anticipait par là-même bien des développements ultérieurs.
" Du reste, la dialectique n’est rien de nouveau en philosophie. Parmi les Anciens, Platon est désigné comme l’inventeur
de la dialectique, et cela à juste titre dans la mesure où, c’est dans la philosophie platonicienne que la dialectique
se présente pour la première fois dans une forme scientifiquement libre et par là en même temps objective. ...
Ainsi, par exemple, dans le Parménide, il déduit de l'Un le Multiple, et montre nonobstant cela comment
le Multiple a seulement pour être de se déterminer comme l'Un. C'est selon cette grande manière que Platon a
traité la dialectique." (idem)
311
312
Soph. 248 e-249 a ; Parm. 136 e et Rép. 511 b ; VII 537 c
Théologie platonicienne I. 7.
104
En quoi ce Dialogue peut être tenu pour " sans doute la plus grande œuvre d'art de
la dialectique antique " (idem313)
Sa Vérité n'a été ignorée par personne, à commencer par l'élève de Platon, Aristote, dont un
jeune homonyme donne la réplique à Parménide dans le Dialogue qui porte ce nom.
Or, nonobstant ses rudes critiques ultérieures adressées au maître et sa fondation d'une école
rivale, le Lycée, le disciple réel persistera à s'inscrire dans l'héritage assumé de celui-ci,
se baptisant lui-même de Platonicien : " Nous, Platoniciens ". Retenant la leçon du professeur,
le Stagirite en reprendra in fine à son compte l'essentiel, la suprématie de la Pensée.
Spécifiant la nature de celle-ci comme Réflexivité, il montrera son absoluité et/ou sa divinité.
" L'intelligence se pense elle-même en saisissant l'intelligible, car elle devient elle-même intelligible, en entrant
en contact avec son objet et en le pensant, de sorte qu'il y a identité entre l'intelligence et l'intelligible ...
La vie aussi appartient à DIEU, car l’acte de l’intelligence est vie, et DIEU est cet acte même ; cet acte subsistant
en soi, telle est sa vie parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous DIEU un Vivant éternel et parfait ; la vie et
la durée continue et éternelle appartient donc à DIEU, car c’est cela même qui est DIEU. (....) L'Intelligence suprême
se pense donc elle-même, puisqu'elle est ce qu'il y a de plus excellent, et sa Pensée est la Pensée de la Pensée."
Et son propre Système, en dépit d'un certain flou parfois, vu l'absence d'une Oeuvre écrite
majeure achevée, son texte central, la Métaphysique, n'étant qu'une compilation par un éditeur
de différents cours, se laisse reconstruire pareillement dans le triptyque, Physique, Éthique et
Métaphysique ou " Théologie "314. Il véhicule et ordonne par ailleurs un riche matériau, plus
ample et documenté que celui de Platon, surtout en Biologie, et dont il dégage la signification
spéculative, mais en procédant, il est vrai, sur un mode moins conceptuel / systématique que
ce dernier, sa pensée s'arrêtant souvent à l'aspect empirique des déterminations.
" Il n'est personne qu n'ait autant d'ampleur et d'esprit spéculatif. Mais sa philosophie ne présente pas l'aspect général d'un tout
quisesystématise, dontl'ordreetlaconnexion appartiendraientégalement au concept ; (...) Aristote ne procède pas systématiquement,
en développant à partir du concept lui-même ; mais sa démarche se fonde sur la manière qui a été indiquée, et qui consiste
justement à commencer ainsi de l'extérieur. C'est pourquoi il lui arrive souvent de traiter une détermination après une autre,
sans mettre en évidence leur connexion." (Hegel)
Sa Logique ou son Organon relève-t-il pas d'" une histoire naturelle du penser fini " (idem) ?
Leurs héritiers directs pourront en tout cas être qualifiés indifféremment de " néo-platoniciens
... [ou] néo-aristotéliciens " (idem).
Bref la Pensée antique a certes déjà cerné l'Idée de toute Philosophie et posé la pierre
angulaire de toutes ses constructions. Parce qu'ils ont jeté les bases de la Conception humaine,
ses représentants, Platon et Aristote en premier, seront appelés les éducateurs de l'Humanité.
" Platon et Aristote peuvent être appelés, s'il en est, des maîtres du genre humain "(idem).
Aussi nous leur témoignerons toute notre gratitude, comme nous ne manquons pas de le faire,
en usant en permanence, inconsciemment la plupart du temps, de leurs catégories, celles de
Platon en particulier. Certains énoncés de celui-ci («amour platonique», «cité communiste»)
n'ont-ils pas empreint notre langue courante ? De son vrai nom Aristoclès : le meilleur, il ne
fut pas sans raison qualifié de Divin Philosophe. Quant à son élève, Aristotelês (le meilleur),
ne fut-il pas considéré comme le Philosophe par excellence durant tout le Moyen-Âge ?
Seulement, et quelle que soit la reconnaissance légitime que méritent les Anciens, force est
de constater que leur expression de l'Idée philosophique n'est pas entièrement satisfaisante, vu
la forme objective qu'ils lui ont donnée, omettant, sans l'ignorer complètement pour autant,
l'acte ou l'opération subjective dont s'origine nécessairement toute Pensée. Ainsi lorsque
Platon pose l'Idée du Bien, et en propose même une définition relativement correcte, il oublie
de souligner que c'est lui qui la pose, conférant ainsi à son Idée une existence objective ou en
soi, opposée à son statut idéel. Pire, passant sous silence ou ne réfléchissant pas la réelle
313
314
H.Ph. Platon p. 450 ; E. I. § 81 1 pp. 513-514 et Phén. E. Préface fin
Méta. A. 9. 990 b 9 n.1 ; Λ 7. 1072 b 20-30 – 9. 1074 b 34 et E. 1. 1026 a 19
105
genèse de l'Idée, il contrevient à la nature réflexive de la Pensée, s'interdisant du même coup
de tirer toutes les conséquences de celle-ci et partant d'élaborer un Système achevé.
En dépit de ses mérites, le Timée n'explicite finalement et rationnellement qu'une Cosmologie.
Tout en louant la Philosophie antique et en la gardant éternellement en mémoire, on n'en
restera pas à elle mais, respectant son impulsion, on la dépassera.
" Pour cette raison vivent sans doute encore comme présentes les philosophies platonicienne, aristotélicienne, etc. ;
toutefois la philosophie n'existe plus sous la forme et au degré où se trouvaient la philosophie de Platon,
celle d'Aristote. C'est pourquoi il ne saurait aujourd'hui y avoir des Platoniciens, des Aristotéliciens,
des Stoïciens, des Épicuriens." (idem315)
Ni Platon ni Aristote n'auraient du reste refusé cette conclusion, eux qui avaient conscience,
au moins implicitement, de l'incomplétude de leur théorie, n'ayant finalement point écrit ou
publié leur Philosophie316 projetée voire partiellement rédigée. Nous laissant une œuvre
définitivement inachevée, ils obligeront les autres, les Modernes, à la continuer et à la
perfectionner, ce qu'ils ne se priveront pas de faire, par l'intermédiaire essentiellement
des figures de Descartes et de Kant.
2. Philosophie moderne
Autant l'Antiquité grecque et Platon marquent le début de la Philosophie, autant la
modernité « germanique » (franco-allemande) avec Descartes et Kant signifie son
re-nouvellement, via l'accent mis cette fois sur la subjectivité négligée par celle-là.
Chronologiquement il appartenait au premier de noter l'efficience de l'acte de penser et de
le libérer de tout objectivisme, à commencer par celui qui asservit la pensée à des
représentations théologiques reçues. D'où son importance dans l'Histoire de la Philosophie.
" La nouvelle philosophie germanique, à vrai dire la philosophie moderne, commence avec Descartes. (...)
René Descartes est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne, en tant qu’il a pris le penser pour principe.
Le penser pour lui-même est ici distinct de la théologie philosophante, qu’il met de côté ; c’est un nouveau sol.
On ne saurait se représenter dans toute son ampleur l’influence que cet homme a exercé sur son époque et sur
les temps modernes." (Hegel317)
Sans aller jusqu'à soutenir que "Descartes inaugure un type nouveau de philosophie" (Husserl318),
la Philosophie n'admettant pas par principe de nouveauté ou d'originalité, au sens strict de
ces termes, mais des ajustements, des réformes ou des remaniements, on accordera qu'il signe
une étape fondamentale dans son développement.
Proche de celle de Platon, la démarche cartésienne, orientée également vers la recherche de
Principes vrais –Méditations touchant la Première Philosophie-, se compose pareillement
d'un (double) mouvement. D'abord elle procède à une mise en doute de toutes les
connaissances seulement probables, afin d'obtenir une vérité certaine.
" Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’ai reçu quantité de fausses
opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que fort
douteux et incertain ; et dès lors j’ai bien jugé qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois dans ma vie de
me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau
dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences."
Puis, celle-ci acquise, elle se livre à la dérivation à partir d'elle d'un savoir désormais assuré,
portant sur Dieu et sur le Monde.
315
316
317
318
H.Ph. Aristote pp. 499 – 513 ; Philo. grecque p. 817 ; Aristote pp. 594 ; 499 et Introd. II. II. p. 71
Platon, Sophiste 217 a et Aristote,
H.Ph. Introd. III. C. II. p. 210 - Descartes p. 1384 ; cf. égal. L.L. 1831 pp. 80 et 86
M.C. Introd. 1. pp. 1-3
106
Il entend certes, tout comme n'importe quel penseur sérieux, que son Principe corresponde
à une certitude objective, scientifique ou ferme.
" Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point
qui fût ferme et immobile : ainsi j’aurai droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour
trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable."
Et malgré l'image du " point " ou de la " chose " qu'il invoque, il montrera que l'objectivité de
sa vérité n'a rien à voir avec celle des objets, se situant même totalement hors de la région des
choses, toutes frappées par le doute de la Méditation Première ; elle a son siège exclusif dans
la sphère du sujet doutant / pensant qui, tel Dieu, en établira le bien fondé en Six Méditations.
Nul risque, comme c'est le cas chez Platon, de frôler l'objectivisme.
En effet alors que le philosophe ancien déterminait son Idée sans spécifier réellement sa
provenance ou le travail subjectif qui l'engendrait, le philosophe moderne réfléchit / remarque
d'emblée en son " premier principe " la valeur d'intériorité ou de subjectivité qu'il reflète.
Le nom dont il le qualifie est symptomatique, Cogito (Je Pense).
" Et remarquant que cette vérité : Je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes
suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais le recevoir sans scrupule
pour le premier principe de la philosophie que je cherchais."
Ne s'exprime-t-il pas du reste en permanence en première personne ? Purement subjectif,
un tel Principe ne s'identifie pas cependant à la pensé propre à un individu ou une personne,
auquel cas il n'offrirait aucune assise solide à la Pensée et se perdrait dans le plus banal
relativisme ou subjectivisme, mais se fonde sur le Penser en général.
Amarré à un tel Fondement, le reste de la connaissance s'en déduit, en quoi l'ensemble de
notre savoir offre une configuration systématique, présentable dans un Manuel qui
s'intitulerait Les Principes de la Philosophie et dont le Je pense formerait les premiers mots
dont les autres ne seraient que la suite logique.
" J'ai pris l'être ou l'existence de cette pensée pour le premier principe, duquel j'ai déduit très clairement les suivants,
à savoir qu'il y a un Dieu qui est auteur de tout ce qui est au monde, et qui, étant la source de toute vérité,
n'a point créé notre entendement de telle nature qu'il se puisse tromper au jugement qu'il fait des choses dont il a
une perception fort claire et fort distincte."
Obéissant à un enchaînement strict, un tel Livre expliciterait le Système philosophique même,
et en fournirait une image d'autant plus adéquate que point de départ et point d'arrivée y
coïncideraient, le Penser devant se penser lui-même.
Prenant appui sur le Cogito, le Texte de la Philosophie fera nécessairement retour à celui-ci,
se réfléchissant ainsi lui-même. Il se figurera donc par un Cercle –Encyclopédie-, ou un
Organisme, tel un Arbre dont les racines irriguent par leur sève la Totalité de la plante et dont
le faîte couronne en conséquence les prémices. La structure de cet Arbre de la Connaissance
traduit clairement sa circularité ou réflexivité. Composée essentiellement de trois disciplines,
la Métaphysique (Pensée ou Dieu), la Physique (Monde) et l'Éthique (Esprit), la Philosophie
reconduit obligatoirement celui qui y chemine, de la dernière à la première, celle-là ne
concernant que des « sujets », les seuls capables de connaître et d'appliquer des normes de
conduite, qu'ils énoncent du reste eux-mêmes, grâce précisément à leur pensée.
" Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique,
et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir
la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant
une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse." 319
La pensée s'y pense donc bien elle-même.
Mais la seule mention de "la plus haute et parfaite morale", jamais développée pour elle-même
dans l'œuvre cartésienne qui se cantonne à "une morale par provision" du Discours de la Méthode
319
M.M. 1ère p 267 ; 2nde p. 274 ; D.M. 4è par. p. 147 ; P.P. Lettre-Préf. pp. 563 et 566
107
ou à la morale physiologique du Traité des Passions -elle-même conforme au soubassement
physique de l'Idéal éthique stipulé ici-, ne suffit pas à garantir la clôture du Système et trahit
bien plutôt son incomplétude. Celle-ci transpire dans toute la métaphysique de l'auteur qui,
touchant en quelque sorte du doigt le vrai, n'a pas su le réfléchir spéculativement.
Même "le premier principe" a été mésinterprété par lui et réduit au rang de la subjectivité finie.
Eût-il sinon éprouvé le besoin de chercher, dans les Méditations 3è et 5è, un autre Principe (Dieu),
plus premier encore que le « Je » pense de la Méditation 2nde, comme critère de la vérité ?
Or d'un sujet particulier (fini) il est exclu justement d'espérer extraire un contenu infini :
morale ou vérité universelle.
Ces reculades ont fait régresser leur responsable à des représentations communes (moi
réifié, monde mécanique, Dieu hypostasié) étrangères à de purs philosophèmes et indignes à
coup sûr de la « spéculation ». Et le style familier du Discours et des Méditations confère
parfois au cartésianisme, doctrine indiscutablement philosophique en son fond et en sa visée,
l'allure d'un propos banal ou naïf.
" La métaphysique de Descartes respire la plus grande naïveté, et pas du tout l'esprit spéculatif." (Hegel)
Rien d'étonnant que sa Théorie n'ait point suscité l'unanimité, y compris chez ses épigones
directs, les Cartésiens, qui tenteront, à juste titre, de corriger les défauts de leur maître.
Spinoza et Leibniz s'essayeront à cet exercice, sans le succès escompté néanmoins, faute de
se déprendre entièrement des défauts de leur inspirateur.
Objectivant le sujet cartésien, le philosophe hollandais lui attribue une substantialité rigide,
un en soi, qui interdit d'y reconnaître le pour soi de l'esprit sans lequel aucune pensée n'est
habilitée à prétendre à l'exhaustivité.
" La philosophie de Spinoza est l'objectivation de la philosophie cartésienne, dans la forme de la vérité absolue.
... La philosophie de Spinoza est seulement une substance rigide, elle n'est pas encore esprit ; on n'est pas chez soi."
(idem)
En dépit du caractère grandiose et sublime de son Éthique, il est passé à côté du philosopher accompli.
On peut, et même l'on doit, admirer sa démarche déductive systématique et saluer dans son œuvre,
particulièrement dans certaines de ses propositions, la condition nécessaire de toute philosophie.
" Spinoza est le point cardinal de la philosophie moderne : ou le spinozisme ou pas de philosophie. (...) La détermination
est la négation posée affirmativement, -c'est la proposition de Spinoza : Omnis determinatio est negatio.
Cette proposition est d'une importance capitale ;"
On ne saurait pourtant se contenter ni de sa méthode géométrique ni de son résultat final.
Pas davantage ne se satisfera-t-on de l’autre "achèvement du cartésianisme", celui de "Malebranche
… cette âme noble" dont "l’idéalisme" manque de "vraie démonstration" (idem320).
Inversement le philosophe de Hanovre, " Leibniz … ce véritable fondateur de la philosophie
allemande moderne " (Fichte321), part dans sa Monadologie du point de vue subjectif,
plus compatible avec la position de Descartes, mais faute d'ordonner les différentes monades
entre elles, sinon par le biais d'une relation externe –" une relation qui n'est pas différente
d'une relation dénuée de concept, à savoir comme une harmonie préétablie " (Hegel)-,
il rechute, à l'instar de son célèbre inspirateur, dans une pensée multiple sans réelle unité.
" Le principe fondamental de Leibniz est l'individuel. Il constitue ainsi l'autre côté du centre spinoziste, l'individualité,
l'être-pour-soi, la monade, mais la monade pensée, -non pas en tant que moi, non pas le concept absolu. ...
Ce qui est grand en Leibniz est cette intellectualité, mais il n'a pas su mener ce représenter à bonne fin; c'est pour
cette raison que cette intellectualité est en même temps multiplicité infinie. Celle-ci est absolue, la monade est
indépendante ; cette intellectualité n'a pas su se rendre maîtresse de l'un. La séparation dans le concept, qui va
jusqu'à la mise en congé hors de soi même, jusqu'à paraître dans une indépendance distincte, voilà ce que
Leibniz n'a pas su rassembler dans l'unité." " (idem)
320
321
H.Ph. Descartes p. 1437 ; Spinoza pp. 1450 – 1456 (cf. égal. Schopenhauer, Q.R.P.R.S. § 8 Spinoza) ;
et 1453 – S.L. I. Note p. 109 et Malebranche pp. 1499 – 1514 – S.L. I. Note pp. 165-166
Discours à la nation allemande VI p. 144
108
Oscillant entre le substantialisme (Spinoza) et le subjectivisme (Leibniz), la philosophie
post-cartésienne immédiate ne permet pas par elle-même de sortir des apories ou impasses
auxquelles conduit la « sagesse » de Descartes.
Les Cartésiens ultérieurs, Kant, Fichte et Schelling résoudront-ils mieux le dilemme ?
C'est en tout cas la direction dans laquelle ils se tous sont engagés. On attendrait donc d'eux
qu'adoptant une posture plus synthétique, ils dénouent véritablement la difficulté sur laquelle
ont buté leurs devanciers, et parviennent à réconcilier la pensée ou le sujet (pour soi) et l'être
ou l'objet (en soi), comme ils en ont eu l'ambition.
" La tâche de la philosophie consiste <alors> -c'est le sens dans lequel elle se détermine- à prendre pour objet
l'unité même du penser et de l'être, qui est son idée fondamentale, et à la concevoir, c'est-à-dire à saisir
la nécessité dans ce qu'elle a de plus intime, le concept." (idem)
Mais, faute de s'y tenir résolument, les représentants de la philosophie moderne postérieure,
-" La philosophie allemande récente "-, n'ont pas su répondre pleinement à la tâche qui leur
incombait, retrouvant à la fois le subjectivisme (Kant et Fichte) et l'objectivisme (Schelling),
soit les deux écueils symétriques de toute philosophie non totalement aboutie.
Pour commencer par le philosophe de Königsberg, l'initiateur de cette nouvelle modernité,
soulignons simplement qu'il opère d'entrée un « retour » à la radicalité (subjective) de
Descartes qui consiste à mettre entre parenthèses le sens présumé bien connu de toutes nos
catégories, interprétées comme se rapportant à des objets prédonnés, et à retrouver leur
véritable signification dans et par la conscience de soi (le sujet). Il fait en quelque sorte passer
-par un juste retour des choses, le philosophe français ayant eu l'intuition de sa découverte en
Allemagne, lors d'un songe à Ulm-, le cartésianisme ou le «subjectivisme» en terre allemande.
" La philosophie de Kant ... forme la base et le point de départ de la philosophie allemande moderne ...
Son idée capitale consiste à rattacher les catégories à la conscience de soi, au moi subjectif." (idem322)
Intimement liés à la subjectivité fondatrice, les concepts en tirent leur statut de conditions de
possibilité de l'objectivité, par contraste avec celui de simples reflets de celle-ci.
Dénommé par la postérité Révolution copernicienne –en référence à " la première idée de
Copernic "-, puisque sa théorie, destinée à expliquer la genèse d'un savoir a priori (nécessaire
et universel), revient à faire « tourner » le monde des objets autour du sujet et non l'inverse,
la philosophie kantienne se résume à la formule : le « réel » n'existe pas en lui-même mais est
fonction du penser donateur qui le produit : R = f (P).
" Je puis admettre [l'une de ces hypothèses] : ou bien les concepts à l'aide desquels j'opère cette détermination
[de l'objet par les connaissances] se règlent aussi sur l'objet, mais alors je me retrouve dans le même embarras
sur la question de savoir comment je puis en connaître quelque chose a priori ; ou bien les objets ou, ce qui revient
au même, l'expérience dans laquelle seule ils sont connus (comme objets donnés) se règle sur ces concepts,
et dans ce cas, j'aperçois aussitôt un moyen plus simple de sortir d'embarras."
Plus radicalement encore cela signifie la « disparition » de l'objet en soi, c'est-à-dire compris
comme une donnée externe à la conscience (sujet) et son remplacement par une réalité pour soi,
émanant de la pensée.
Sans celle-ci et les jugements ou synthèses qu'elle rend possibles, nul objet ne pourrait être
identifié et partant « aperçu », appréhendé ou conçu en tant que tel. A l'origine de toute
intelligibilité ou saisie du monde, on présupposera donc nécessairement la présence en nous
de " De l’unité originairement synthétique de l’aperception ", soit d'une Pensée synthétique
a priori qui seule nous permet d'accéder à l'unité d'une com-préhension ou pensée, en lieu
et place de la multiplicité kaléidoscopique de nos impressions. Hors l'unité de la conscience,
322
H.Ph. Leibniz pp. 1628 et 1575 – 1637 (cf. S.L. II. 3è sec. chap. I C. note p. 194) ;
Philo. mod. : Philo. allde récente p. 1827 et S.L. Introd. p. 49 n. (1) – p. 49 ; cf. égal. .L.L. 1831 p.51
109
les objets mondains se dissoudraient en sensations hétérogènes, n'offrant aucune prise à notre
connaissance ; nos représentations deviendraient alors impossibles, s'avérant, dans cette
hypothèse, re-présentations de rien (de distinct ou de reconnaissable).
" Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car autrement il y aurait en moi quelque chose
de représenté, qui ne pourrait pas être pensé, ce qui revient à dire ou que la représentation serait impossible,
ou du moins qu’elle ne serait rien pour moi."
A partir de cet unique principe –" le point le plus élevé auquel il faut rattacher tout l'usage
de l'entendement "323-, on reconstruira, via l'Analyse ou la Critique de la Raison pure,
" une grammaire " ou une Logique de la Science. Eloignée cependant d'une simple logique
formelle, au champ d'application limité aux seuls objets, la logique dont il s'agit ici,
la Logique transcendantale, épellera sur un mode systématique non seulement la nature et
l'enchaînement des catégories /opérations synthétiques (substance, causalité, relation) qui
règlent la connaissance, mais aussi bien les structures concrètes qui les traduisent et forment
l'armature a priori de tout savoir. Elle récapitulera ou recensera ainsi en abrégé tout ce que
nous pouvons connaître a priori.
" Elle [la métaphysique] n’est autre chose, en effet, que l’inventaire, systématiquement ordonné, de toutes
les connaissances que nous devons à la raison pure."
Les chapitres d'un tel « catalogue » reproduisent ceux que la Tradition a à jamais imposés,
Nature, Esprit et Unité de la Nature et de l'Esprit. Les deux premiers, condensés par le
philosophe dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature et dans la
Métaphysique des mœurs, se comprennent d'eux-mêmes, car ils renvoient à la plus naturelle
des articulations de la science entre l'extériorité (nature) et l'intériorité (esprit).
" La métaphysique se divise en métaphysique de l'usage spéculatif et métaphysique de l'usage pratique de
la raison pure, et elle est ainsi ou une métaphysique de la nature, ou une métaphysique des mœurs."
La troisième n'en répond pas moins à la nécessité logique de lancer une passerelle entre les
domaines cités, d'autant que puisant tous deux leur source dans la Raison, ils ne sauraient être
totalement étrangers l'un à l'autre. En sa manifestation sensible de l'intelligible, l'Art
n'exprime-t-il pas cette Unité de la Nature et de l'Esprit ? " La division [complète] de la
philosophie " comportera donc nécessairement " trois parties "324, dont la dernière sera
exposée dans la Critique de la Faculté de Juger.
En définitive la philosophie critique rejoint toutes les tentatives passées de bâtir un Système,
et plus spécifiquement celle de Descartes dont elle s'inspire en profondeur, à défaut de s'en
réclamer ouvertement. Rien n'est (pour nous) si ce n'est par l'intermédiaire du Cogito (Je), réel
centre de la Pensée et/ou de la Réalité ; tout transite par lui et par les catégories qu'il institue,
telle est la vérité cartésienne du kantisme dont la modernité s'inscrit bien dans celle inaugurée
par le philosophe français. Disons que Kant prolonge et/ou précise le cartésianisme, en en
systématisant la problématique et la solution.
" Ce système est l’accomplissement poussé à son extrême de la proposition cartésienne : cogito ergo sum " (Jacobi325).
Et ce malgré les sévères et souvent injustes critiques dont il le gratifie fréquemment, celles-ci
portant les stigmates de la mécompréhension et du geste de son annonciateur et de soi-même.
Vu la parenté de leur oeuvre, il est logique en effet qu'on y décèle des failles ou des
insuffisances similaires dont certaines, patentes, sont avouées par l'auteur de la Critique
323
324
325
C.R.P. Préf. 2nde éd. p. 42 et Log. transc. ch. II. 2è s. § 16 pp. 154 et 155 n. 1. ;
vide Cours II. 5. Psychologie II. 2. A.
P.T.M.F.P.S. § 39 p. 99 ; C.R.P. Préf. 1ère éd. p. 35 ; Méthod. transc. chap. III. p. 626
et C.F.J. Introd. I. pp. 21 et III. p. 27
Lettre à G. Forster 20/12/1788 in W. III p. 518 (Leipzig 1812)
110
lui-même, dès lors qu'il qualifie son ouvrage d'" un traité de la méthode (...) une propédeutique
(un exercice préliminaire) ", réservant au " système de la raison pure (la science) " le nom de
"métaphysique" proprement dite. Et puisqu'il a surabondamment présenté la première et à
peine esquissé la seconde, on s'autorisera à juger qu'il en est resté au seul projet du Système
–Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science-, laissant
sa réalisation en plan.
Rien d'étonnant à cela dans la mesure où, prisonnier ni plus ni moins que son devancier,
de préconceptions naturalistes (chose en soi, Moi substantiel et Dieu personnel) que tout son
propos avait pourtant pour but de déconstruire, Kant sombre finalement dans l'empirisme et
le psychologisme les plus vulgaires. Toute sa Dialectique transcendantale destinée à ruiner,
en vain, l'édifice métaphysique ou « théologique » -particulièrement dans sa Critique de toute
théologie fondée sur les principes spéculatifs de la raison-, au bénéfice d'une vision
subjectiviste de la vérité, signe clairement la défaite ou les limites de la pensée kantienne qui
ne nous fournit point finalement " la clé de tous les mystères de la métaphysique "326.
On observera même qu'il use parfois d'une " terminologie barbare " / a-philosophique.
" Ce que montre Kant, c'est que le penser est concret en lui-même, qu'il comporte des jugements synthétiques a priori
qui ne sont pas tirés de la perception. L'idée ici contenue est grande ; mais le développement lui-même demeure
à l'intérieur de manières de voir tout à fait vulgaires, grossières, empiriques, et ne peut prétendre à rien moins
qu'à la scientificité. Et d'autre part ceci reçoit encore un sens tout à fait vulgaire. Il y a manque d'abstraction
philosophique dans la présentation, l'expression est des plus vulgaires. Pour ne rien dire de la terminologie barbare,
Kant demeure prisonnier de la façon de voir psychologique et de la manière empirique." (Hegel)
A la fin de sa vie il tentera bien de suturer les béances de sa doctrine, en jetant sur le papier
les esquisses d'un Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique
qu'il tenait lui-même, non sans de bonnes raisons, pour son " oeuvre maîtresse ", son " chef
d'œuvre "327, puisqu'il était destiné à montrer le lien interne entre le concept (intelligible) et
l'expérience (sensible) et à saturer ainsi la théorie. Celui-ci mis en évidence, les catégories
métaphysiques, au lieu de n'apparaître que comme des coquilles vides, justifieraient leur capacité
à « penser » le réel et un système seulement formel se transformerait en système substantiel.
Mais ni son âge avancé ni surtout ses préjugés épistémologiques persistants ne lui ont permis
de venir à bout de son dessein.
Il appartiendra à ses successeurs immédiats, Fichte et Schelling en particulier, de dépasser la
démarche psychologisante d'un philosophe, dont ils ne renieront par ailleurs jamais les acquis
–même lorsque ce dernier opposera à leur méthode une fin de non-recevoir-, mais auxquels ils
donneront la forme démonstrative qui leur manque.
" Kant énumère <ces facultés [sensibilité, entendement]>, comme dans la psychologie empirique ; l'exposition
de la nécessité d'une telle progression fait défaut. (...) Le premier besoin, celui d'être conséquent, c'est Fichte qui
a cherché à les satisfaire, quant au besoin de contenu, c'est Schelling. (...) La philosophie de Fichte est l'achèvement
de la philosophie kantienne. En dehors de celui-ci et de Schelling il n'existe pas de philosophies." (idem)
Cela valant essentiellement pour le premier nom cité. Mais étant donné que ni l'un ni l'autre
ne tiennent vraiment leur promesse d'un Système achevé, on se contentera d'une très concise
incursion dans leur programme.
De Fichte l'on soulignera la procédure absolument philosophique remontant à Descartes et
donc à Kant : recommencer tout de nouveau en partant d'une certitude indubitable, le Moi et
en déduire subséquemment toutes les connaissances ou déterminations.
326
327
C.R.P. Préf. 2nde éd. p. 45 - Méth. tr. chap. III. p. 626 ; ibidem et Dial. transc. L. IIè chap. III. 7è sec. p. 497
(vide Cours III. 8. Religion II. 2. A.) et Lettre à M. Hertz 21/02/1772 in Corr. p. 94
O.P. Présentation p. VI
111
" Fichte également a par la suite commencé à nouveau par la même certitude absolue, par le moi, mais il a procédé
ensuite au développement de toutes les déterminations à partir de cette pointe." (idem)
Cet «acharnement» logique et/ou scientifique le conduira à rebaptiser autrement la Philosophie,
en lui préférant l'appellation de Science : Sur le Concept de la Doctrine de la Science
[Wissenchaftslehre] ou de ce que l'on appelle Philosophie.
Au-delà d'un simple changement terminologique, l'auteur s'efforcera effectivement et
inlassablement tant dans Les Principes de la Doctrine de la Science que dans les différents
exposés de La Doctrine de la Science, de montrer comment toutes les notions, y compris celle
de l'objet, s'engendrent à partir de l'unique Principe du Moi. Il circonscrira ainsi à la fois la
structure et le contenu d'un Système effectif, le tout sur un mode authentiquement
scientifique, spéculatif ou « réflexif ».
" Le grand mérite de la philosophie fichtéenne, son importance, c'est d'avoir affirmé que la philosophie doit être
une science à partir d'un principe suprême d'où toutes les déterminations sont nécessairement déduites. Ce qu'il y
a ici de grand, c'est l'unité du principe et la tentative de développer à partir de là de manière scientifiquement
conséquente le contenu entier de la connaissance, comme on disait, de construire le monde entier." (idem)
Mais la multiplicité même des versions de la Doctrine de la Science témoigne à elle seule de
l'échec final de l'entreprise fichtéenne, c'est-à-dire de son incapacité à surmonter l'abstraction,
le formalisme ou le subjectivisme cartésiano-kantien, en lui insufflant un contenu « objectif »
concret et néanmoins pensé.
" La philosophie fichtéenne se situe au même point de vue que la philosophie kantienne ; le dernier <mot> est
toujours la subjectivité, elle est étant en soi et pour soi." (idem)
Sa sempiternelle réécriture de la Doctrine et le balancement de celle-ci entre le leitmotiv
subjectif de ses premières expositions et la thématique objective de ses leçons ultérieures
trahissent amplement la frustration que suscite l'œuvre réalisée de Fichte.
Et c'est encore pire avec Schelling dont " le dépassement ... de la philosophie fichtéenne "
ne surpasse guère l'intention, " ses exposés " demeurant perpétuellement à reprendre.
" Il ne constitua jamais un ensemble parfaitement achevé " (idem).
Malgré ou à cause de sa « génialité » précoce, si le condisciple de Hegel à Tübingen s'est bien
fixé pour objectif de « remplir » le projet ou le sujet fichtéen (pour soi) par un contenu
objectif (en soi), le moins que l'on puisse dire est que sa pensée effective, non dénuée d'une
certaine profondeur, manque sacrément de cohérence ou de logique.
" La philosophie schellingienne a un profond contenu spéculatif qui, en tant que contenu, est le contenu dont
il s'est agi dans toute l'histoire de la philosophie. ... Le défaut, c'est le fait que cette idée elle-même, puis
la détermination de cette idée, la totalité de ces déterminations (qui donne le monde idéel et naturel) ne sont pas
montrées et développées comme nécessaires en elles-mêmes par le concept. Il manque à cette forme le développement
qui est le logique et la nécessité de la progression." (idem328)
Pour spéculative que soit la substance de sa théorie, celle-ci n'en présente pas moins une
instabilité foncière et permanente, hésitant continuellement entre une absconse Philosophie de
la Nature, une romantique Philosophie de l'Art et une allégorique Philosophie de la Religion.
Rien de surprenant qu'elle séduise tant des esprits plus littéraires que philosophiques.
Face à ce défaut philosophiquement rédhibitoire, et sans aucune interférence, positive ou
négative, des données biographiques, il est parfaitement rationnel de lui préférer le rédacteur
de la Doctrine de la Science et de souhaiter « cohabiter » avec ce dernier jusque dans la mort.
La tombe de Hegel ne jouxte-t-elle pas, à sa demande, celle de Fichte ?
328
H.Ph. Kant p. 1857 ; pp. 1861 – 1895 (avec note n. 3 p. 1975) ; Fichte p. 1977 ; Descartes p. 1399 ;
Fichte pp. 1979 ; 1992 et Schelling pp. 2045 ; 2047 et 2071
112
Globalement on estimera Kant et les post-kantiens, et on leur rendra l'hommage dû, surtout
au premier -" le grand précurseur de la philosophie transcendantale scientifique " (Husserl329)
ou plutôt celui qui parachève la modernité, initiée en fait par le philosophe franc Descartes.
Mais il est entièrement absurde de vouloir, avec le néo-kantisme passé ou actuel, faire retour à
lui et à ses positions criticistes, dont nous avons déjà pointé les graves incohérences et lacunes.
Ou plutôt, un tel retour a déjà eu lieu, précisément avec les post-kantiens, sans le résultat
satisfaisant attendu, les carences ou limites du criticisme n’ayant pas été correctement corrigées.
Il importe seulement de le(s) transgresser, en le(s) poussant plus loin encore, sans rompre
pour autant avec lui/eux, afin d'« achever » le Discours philosophique : rôle dévolu à Hegel
avec qui débute toute la contemporanéité.
3. Philosophie contemporaine
Premier philosophe, à l'exception fort partielle et peu explicitée de Leibniz, à assumer
pleinement l'Histoire ou la Tradition philosophique, Hegel s'en réclame ouvertement,
réfléchissant sa propre philosophie comme résultat de celles de ses prédécesseurs.
" Notre philosophie actuelle résulte du travail de tous les siècles. (...) Voilà jusqu'où l'esprit du monde est parvenu.
La dernière philosophie est le résultat de toutes les philosophies antérieures ; rien n'est perdu, tous les principes
sont conservés. Cette idée concrète est le résultat des efforts de l'esprit durant près de deux mille cinq cents ans
(Thalès était né en 640 av. J.C.), – de son travail le plus sérieux : devenir objectif à ses propres yeux, se connaître :
Tantae molis erat, se ipsam cognoscere mentem (Si grand était pour l'esprit le labeur de se connaître lui-même,
Virgile, Enéide I. 33.). (...) La dernière philosophie contient par conséquent les précédentes, comprend en elle
tous les stades, est le produit et le résultat de tous les précédents."
Il la comprend expressément elle-même comme un chapitre, fût-il final, d'un Texte unique,
et en aucun cas comme un commencement absolu ou singulier.
Aussi s'il revendique pour sa philosophie une quelconque « supériorité » sur les autres,
c'est exclusivement parce qu'il remarque que la sienne a profité au préalable d'elles et leur doit
donc ses riches matériaux qu'il ne lui reste plus qu'à parachever.
" La philosophie dernière dans le temps est le résultat de toute les philosophies précédentes et doit par conséquent
contenir le principe de toutes ; c’est pourquoi elle est, si toutefois elle est de la philosophie, la plus développée,
la plus riche et la plus concrète."
Et si le philosophe de Berlin se targue de « clôturer » ces derniers, soit de révéler la Vérité de
toute philosophie, outre que cette prétention est commune à tous les Grands Philosophes,
elle relève de la nature spécifique de l'En-cyclo-pédie, dont il s'avère qu'il a effectivement
précisé le premier la loi dialectique et produit consciemment le modèle, sans pour autant en
avoir été l'inventeur, " Platon ... [et] Kant " l'ayant largement précédé dans cette voie.
" Du reste, la dialectique n'est rien de nouveau en philosophie."330
A vrai dire il est erroné voire absurde de parler de ma ou de sa philosophie et plus généralement
d'une philosophie propre à tel ou tel individu, la Philosophie en tant que telle, id est en tant
que Réflexion absolue, n'étant que l'expression de Soi-même et partant ne saurait être la
propriété exclusive de quelqu'un.
" En bref, je dirai que lorsqu’il est question de la philosophie en tant que telle, il ne peut être question de
ma philosophie, mais que toute philosophie est la conception de l'absolu –non pas donc d'une chose étrangèreet que la conception de l'absolu est de ce fait la conception de l'absolu par lui-même "331.
Tout comme le Langage, dont elle est la figure suprême, la Philosophie n'est la propriété de
personne mais le bien de tous. Les noms propres qui jalonnent son Histoire ne forment que les
signes, plus ou moins expressifs ou signifiants, de cette Dialectique anonyme de la Signification.
329
330
331
Ph. 1ère 1. App. Kant et l'idée de la philo. transc. Avant-Propos p. 294
H.Ph. Introd. I. II. p. 62 – Rés. pp. 2112 – 2116 (cf. Introd. III. C. II. pp. 221-222 et L.L. 1831 p. 100) ;
E. I. § 81 Add. 1 p. 513 et S.L. III. 3è Sec. chap. III pp. 558 - 560 ; cf. égal. I. Introd. p. 42
Corr. 357. A Hinrichs II p. 192 ; cf. Spinoza, Lettre LXXVI à A. Burgh p. 1290 (Cours Introd. gale 2. p. 28)
113
Cela est a fortiori vérifiable dans le cas d'une philosophie censée résumer / signifier toutes
les philosophies qui l'ont pré-cédée et donc anticipée.
Participant du cours historique de la Philosophie, la philosophie (de Hegel) ne peut que
partir de la dernière philosophie (de Kant et de Fichte) et « accomplir » celle-ci, ce qu'elle
réalise de facto, aux yeux de tout lecteur averti.
" La philosophie hégélienne est bien, en vérité, l'accomplissement de la philosophie kantienne " (Rosenkranz332)
En effet elle démarre là où la philosophie critique s'était arrêtée, l'énoncé de l'être (le vrai)
–ce qui est vraiment-, comme sujet, mais en assumant jusqu'au bout, contrairement à Kant,
qui a reculé devant la hardiesse de sa thèse, cette position. A la décharge de celui-ci,
on reconnaîtra que la compréhension exacte d'une telle proposition est tout sauf évidente,
vu qu'elle heurte, au début du moins, nos convictions les mieux établies.
Premièrement, et bien qu'elle s'oppose à la représentation selon laquelle la vérité
se trouverait du côté de l'objet ou d'une substance constituée et qui enfermerait en elle tout,
la pensée incluse (Platon, Aristote et Spinoza), cette thèse n'est nullement exclusive de
la précédente, puisqu'elle en partage l'idée d'une totalité englobante. L'objectivité ou
la substantialité ne sauraient donc en être évacuée, sous peine de réduire le sujet dont on parle
à une subjectivité abstraite qui imposerait de l'extérieur à des intuitions prédonnées ses
catégories, elles-mêmes supposées ou extraites de la logique dite justement formelle, et non
déduites (Descartes et Kant), et ce en dépit des efforts des post-kantiens (Fichte et Schelling).
D'où la nécessité de penser le vrai à la fois comme substance et comme sujet.
" Selon ma façon de voir, que doit seulement justifier la présentation du système, tout dépend de ce point essentiel :
saisir et exprimer le vrai, non comme substance mais tout aussi bien comme sujet."
Au Je transcendantal « copernicien » fixe et vide qui, inversant simplement l'hypothèse
empiriste (« géocentrisme »), fait tourner autour de lui les objets (« héliocentrisme »),
maintenant la dualité entre les deux, et qui ne nous propose en conséquence qu'une
connaissance des phénomènes et non des choses en soi, on substituera un Sujet plein capable
de tirer réellement de son fond le Savoir et un savoir essentiel et non purement phénoménal.
Deuxièmement il s'en suit que le contenu de la Science ne sera ni admis comme une donnée
substantielle que la pensée n'aurait qu'à refléter, ni saisi comme un concept subjectif qui
ordonnerait un réel présupposé préexistant mais et uniquement comme l'objectivité produite
par le Sujet pensant. Et puisque celle-là est immanente à celui-ci, à chaque fois que la pensée
appréhende la première, tout en la déduisant, elle se réfléchit en fait elle-même.
Ne sortant jamais véritablement de soi, elle explore un Cercle / Système et ainsi s'auto-valide
ou vérifie, garantissant sa propre objectivité. Et ce Cercle n'a rien de mystérieux, puisqu'il se
confond avec celui que nous parcourons tous, nous les êtres parlants-pensants, dès que nous
proférons le moindre mot et prenons conscience que ce dernier n'a pas de référent mais bel et
bien un sens dont la vérité réside dans les (autres) mots, le tout en un circuit fermé.
Qui pourrait transcender la sphère du Langage autrement qu'en paroles ?
Il suffit de suivre scrupuleusement le fil de la Réflexion ou de la Signification ordinaire
pour dessiner les grandes lignes (sens/significations) de ce Système linguistico-philosophique.
Or par quoi commençons-nous, lorsque nous parlons sinon par l'énonciation de Soi : « Je » ?
Cet énoncé, indéterminé ou vague cependant en lui-même, n'acquiert une signification
positive que s'il s'ex-prime pour se donner (énoncer) une détermination : Je suis tel, « quelque
chose » ou « quelqu'un ». Aussi le Sujet se divise / s'oppose à l'intérieur de Soi, et, niant sa
pure Ipséité imprécise, pose le Monde des qualités : « Autre ». Mais cette seconde affirmation
332
Vie de Hegel, III. I. p. 490 ; cf. égal. III. XV. p. 601
114
étant elle-même la sienne, dite qu'elle a été par lui, elle sera à son tour niée en tant
qu'assertion indépendante et retournera à la première : « Je », devenue ainsi, grâce à cette
dia-lectique ou ré-flexion une totale présentation de Soi-même. Seul ce (double) mouvement
négatif –négation et négation de la négation- instaure la vérité de la substance et/ou du sujet
comme Réflexion de Soi, aux antipodes du dogme d'une unité ou vérité originaire immédiate.
" La substance vivante est encore l’être qui est vraiment sujet ou, ce qui signifie la même chose, qui n’est
vraiment effectif qu’en tant que la substance est le mouvement de se-poser-soi-même, ou est la médiation entre
son devenir-autre et soi-même. Comme sujet elle est la négativité pure et simple, c’est pourquoi elle est la scission
du Simple en deux ou la duplication opposante, qui est à son tour la négation de cette diversité indifférente et de
son opposition : c’est seulement cette égalité se réinstaurant, la réflexion en soi-même dans l’être-autre qui est le vrai,
et non une unité originaire comme telle ou une unité immédiate comme telle."
Telle est la structure générale de l'Encyclopédie ou du Système de la Science.
Quant à son plan détaillé, il s'obtient en précisant la division ternaire, Soi, Autre, Soi-même.
Au premier Soi, encore indéterminé ou seulement universel –pur moment de la Pensée-,
correspond la Logique (Idée) que nous synonymisons néanmoins avec le Concept
préliminaire ou l'Introduction à la Philosophie, afin d'échapper au risque d'une Idée formelle,
et d'éviter les redites hégéliennes. L'extériorisation de l'Idée ou l'Autre –moment de
l'objectivation de la Pensée-, forme l'objet de toutes les sciences étudiant les qualités, des plus
externes (naturelles) aux plus internes (spirituelles), soit respectivement la Philosophie de la
Nature et la Philosophie de l'Esprit. Enfin au second Soi, le Soi-même –moment du retour de
la Pensée à / sur elle-même-, répond le Savoir absolu (Art, Religion et Philosophie).
Il n'est besoin d'aucune autre boussole pour se guider dans le pays de la Connaissance et
effectuer le projet philosophique (hégélien).
" Contribuer à rapprocher la philosophie de la forme de la science – pour qu’elle puisse déposer son nom
d’amour du savoir et devenir savoir effectif – c’est là ce que je me suis proposé."333
Troisièmement il en résulte que le Cercle discursif est forcément « actif », dialectique ou
négatif, irréductible à un être statique ou positif, le second Soi revenant au premier qui
lui-même devra s'exprimer toujours et encore, non point en ajoutant de nouvelles déterminations
inédites, mais en développant celles déjà et de tout temps inscrites dans et par le Système.
Le Sujet philosophique ne s'identifie pas à un Point donné ou fixe, à l'instar de la Substance
(En soi) antique ou spinoziste, ou du Cogito (Pour soi) cartésien ou kantien, mais relève
entièrement d'un Processus en soi et pour soi dont l'âme motrice réside dans la négativité
interne à la Signifiance pure. Dépassant l'indétermination originelle de sa propre affirmation
(« Soi »), la Signification nie celle-ci, en posant des déterminations (« Autre ») qui, pour
négatives qu'elles soient elles-mêmes, dans la mesure où elles ne signifient chacune qu'une
modalité du Sujet, n'en sont pas moins les siennes et donc co-appartiennent toutes à la même
Totalité (Système) dont elles réfléchissent, prises ensemble, l'Être (« Soi-même).
Tout sens procède ainsi d'une négation mais d'une négation déterminée ou orientée qui ne
débouche aucunement sur l'impossibilité ou le néant du Discours, comme le voudrait un
scepticisme mal compris, puisqu'au contraire elle reconduit droit à son affirmation vraie, celle
d'une Logique qui prend au sérieux la corrélation des catégories, y compris et surtout de celles
que l'on tient pour incompatibles, un et multiple, positif et négatif etc. ... . A cette Dialectique,
pour l'appeler par son nom, est suspendue toute la Philosophie ou la Spéculation.
" La seule chose à faire pour obtenir la progression scientifique –et à l'intellection toute simple de laquelle il est essentiel
de s'efforcer de parvenir- est la reconnaissance de la proposition logique que le négatif est tout aussi bien positif,
ou que ce qui se contredit ne se dissout pas en un zéro, en un néant abstrait, mais pour l'essentiel seulement en
la négation de son contenu particulier, ou bien qu'une telle négation n'est pas toute négation, mais la négation de
la Chose déterminée qui se dissout, et partant, négation déterminée, -ce qui est proprement une tautologie,
333
Phén.E. Préf. II pp. 47, 49 et I p. 21 ; vide supra II. 3.
115
car sans cela, il serait quelque chose d'immédiat, et non un résultat. ... Ce par quoi le concept lui-même
se conduit plus loin, est le négatif précédemment indiqué, qu'il a en lui-même ; c'est cela qui constitue
le véritablement dialectique. ... C'est en ce dialectique-ci, tel qu'il est pris ici, et partant, en la saisie de l'opposé
dans son unité, ou du positif dans le négatif, que consiste le spéculatif."
En celle-ci il ne saurait être question, comme c'est le cas dans la philosophie critique,
d'une méthode précédant la Science. Forme (méthode) et fond (contenu) ne font qu'un.
La méthode ou la voie (gr. meta : après, par et odos : voie) dé-duit d'elle-même le contenu, ou,
réciproquement, le contenu dé-roule de lui-même la méthode. C'est le même cheminement qui
caractérise les deux : la démarche conceptuelle ou signifiante dont ce qu'il est d'usage de
nommer la méthode ne fait que rappeler la nature sui-réflexive et partant absolue, dès lors
qu'elle ne dépend de rien d'extérieur à elle et ne laisse rien en dehors de soi, l'Objet (la Nature)
aussi bien que le Sujet (l'Esprit).
" La méthode que je suis dans ce système –ou plutôt, que ce système en lui-même suit- ... n'est rien de différent
de son objet et de son contenu – car c'est le contenu en soi, la dialectique, qu'il a en lui-même, qui le fait se
mouvoir vers l'avant ... c'est la marche de la Chose même. (...) La méthode apparaît ainsi comme le concept se
connaissant lui-même, comme l'Absolu, ayant pour objet aussi bien le Subjectif que l'Objectif ; on est donc en présence
d'une correspondance pure du concept et de sa réalité, comme d'une existence qui n'est autre que lui-même."
La Philosophie ou la Science n'est Science que de la ou des science(s), autant dire de Soi.
Pas davantage et pour la même raison, n'y dissociera-t-on l'analyse de la synthèse. Car dès
son commencement, la Connaissance philosophique ou le Jugement en quoi elle consiste,
s'articule en concepts (déterminations) indissolublement analytiques, déduits qu'ils sont du
Sens initial dont elle est porteuse, et synthétiques puisqu'ils marquent une progression de la
signification première vers autre chose, d'autres sens qui ne lui sont pas pour autant étrangers.
En leur fond ces deux procédures coïncident, toute explicitation (analyse) de Soi s'avérant
passage dans l'Autre, et inversement toute détermination supplémentaire (synthèse) pouvant
se lire comme un développement interne ou retour à Soi. Le terme de « dia-lectique »
convient parfaitement pour qualifier cette unité globale du Même et de l'Autre.
" Ce moment à la fois synthétique et analytique du jugement, en vertu duquel le général initial se définit lui-même
comme étant l'autre de lui-même, peut être appelé dialectique."
In fine il ne connote que la « com-plexité » de toute Logique effective / réelle (vraie).
L'« hégélianisme » se résume finalement à la plus banale et par là-même la plus méconnue
des vérités, la Dialectique ou La Logique de la contra-diction qui meut inconsciemment toute
diction et / ou « réalité ». Son principe revient à prendre conscience de celle-là, en épousant
dans sa connaissance le rythme et la variation de celle-ci.
" Appréhender et connaître comme il faut le dialectique est de la plus haute importance. Il est en général
le principe de tout mouvement et de toute manifestation active dans l'effectivité. De même, le dialectique est
aussi l'âme de toute connaissance vraiment scientifique."
Et comme il ne dit que ce que tout le monde dit, sans toujours le savoir, il n'y a plus rien à dire
après lui, sinon à redire avec lui et donc avec toute l'Histoire de la Philosophie ce dynamisme
dialectique qui préside à toute parole ou à tout savoir. Cela dans le but, non de le répéter
mécaniquement mais, et conformément à son « devenir », de le " remanier ... perfectionner et
élaborer dans le détail ", comme il nous y invite du reste334.
A-t-il été vraiment entendu ? Il est permis d'en douter. Car si après lui a encore surgi une
tentative philosophique radicale et systématique de La philosophie comme science rigoureuse
de Husserl, ce n'est pas faire trop injure à ce dernier que de constater que celle-ci a avorté ou
s'est condamnée à un indéfini ressassement de son Idée, sans sa moindre exécution effective.
334
S.L. Intr. pp. 40–43 ; p. 40 - III. 3è s. ch. III p. 551 (cf. supra II. 2. B. p. 26) ; p. 557 ; E. I. § 81 Add. p. 513 ;
et S.L. Préf. 2nde éd. p. 25 - Introd. p. 40 ; cf. égal. Rosenkranz, V.H. II. IX. p. 354 (vide supra II. 3. D. p. 94)
116
Et la faute en incombe précisément à son manque d'une Lecture véritable de la Dialectique ou
Science de la Logique de Hegel -auteur que le Phénoménologue a superbement ignoré, ne s'y
référant quasi jamais-, et plus particulièrement de son début Quel doit être le point de départ
de la Science ? et de son chapitre central sur Le Fondement (Der Grund), où il eût appris
l’inadéquation du Moi comme commencement du savoir et la corrélation étroite entre principe
et conséquences et partant évité de s'abîmer dans une sempiternelle recherche des fondements.
De son oeuvre publiée ou en chantier, on dira qu'elle en est restée, davantage même que celle
de Kant ou de Fichte, à d'éternels Prolégomènes, "une propédeutique (un exercice préliminaire)"
ou à des Principes335, soit très exactement à une Phénoméno-logie, en lieu et place d'une
Onto-logie ou, pour éviter toute équivoque, d'une Logique, d'un Système de la Science ou
d'une Encyclopédie des sciences philosophiques.
Pour le reste, hormis Kojève et les deux ou trois contributions déjà signalées336, mais aux
ambitions déclarées nettement plus modestes, cela ne mériterait guère qu'on en parle, n'était
l'obligation d'évoquer les noms de ceux dont bruit aujourd'hui le monde dit philosophique.
Car ni Nietzsche, ni Heidegger, ni Wittgenstein, si prisés pourtant de nos jours, n'ont produit
une once de système, se contentant de projeter çà et là quelques lueurs sur telle question, mais
sur un mode aphoristique ou fragmentaire si peu philosophique, que l'on serait en droit de les
passer sous silence dans une véritable Histoire de la Philosophie. Ils trouveraient un plus juste
accueil dans une anthologie de la littérature ou de la poésie, plus ou moins bien choisie, pour
les premiers, ce qui ne serait d'ailleurs guère pour leur déplaire, ou dans un florilège de
maximes logico-éthiques, peu ou prou pertinentes, pour le dernier, ce qui le satisferait
également, lui qui, à l'instar des deux autres, n'accordait que fort peu de crédit ou de foi à la
Philosophie classique - traditionnelle.
Quant à leurs épigones actuels, Foucault, Deleuze, Derrida, pour nous limiter à des français
se réclamant des philosophes (?) allemands sus-cités, et à supposer qu'on les comprenne,
malgré leur brève et récente renommée internationale, leurs objets, thématiques et style
paraissent difficilement compatibles avec l'authentique Philosopher.
Tout cela ne veut nullement dire qu'il n'y aura plus de Grand Philosophe ou que le rédacteur
de l'Encyclopédie a mis un point final à sa discipline, puisque, n'hésitons pas à le répéter,
celle-ci ne souffre pas de mot ultime, bien qu'elle circonscrive une sphère absolument définie.
Cela oblige(ra) seulement quiconque prétend(ra) à ce titre de circuler à l'intérieur de celle-ci
–comme son auteur l'avait fait avec celle décrite par ses précurseurs-, afin de la «parachever»,
et de dissiper l'illusion des noms précités de pouvoir la surmonter, déconstruire, soigner, ou
quelque autre vocable que l'on veuille utiliser. Nul, pas même Dieu –mais n'est-ce pas un
synonyme du Logos / Verbe ?-, ne saurait se situer en dehors des catégories ou des « limites »
du Langage qui structurent tout discours et dont la réflexion constitue l'unique raison d'être de
la parole philosophique.
Réactualiser la Structure discursive qui ordonne l'Ensemble du Dicible, telle fut et demeure
donc -la tâche étant continûment à reprendre-, l'unique motivation et réalisation de ce Cours.
Il s'adresse à tous les esprits réellement intéressés par la Science ou la « Spéculation », qui ne
sont pas d'avance sûrs, comme cela arrive malheureusement trop souvent encore, de bien
connaître le sens du mot « Philosophie » et qui accepte(ro)nt de retourner à l'École (Cours),
mais dans une école Permanente (en Cours), pour l'apprendre.
335
336
vide supra pp 109 - 110
vide supra II. 3. p. 93
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