45
identité à construire, faite de renoncements et d’adhésions, et
qui suppose que nous nous connaissions mieux les uns et les
autres, et que nous nous connaissions mieux aussi nous-mêmes
à travers le regard des autres – ce qui sonne déjà comme une
vocation pour le Théâtre de l’Europe.
Si le théâtre européen, avec toutes ses traditions et ses racines
diverses, donne pourtant l’image d’un ensemble cohérent et
ouvert – comme on l’a éprouvé à l’Odéon depuis Giorgio Strehler
jusqu’à Luc Bondy en passant par Lluís Pasqual, Georges
Lavaudant et Olivier Py –, c’est bien le signe que nous partageons
en Europe une histoire, des valeurs, des modes de vie, qui valent
bien que l’on se batte pour que cet espace transnational perdure
et continue de garantir paix et dialogues entre nous. N’est-ce
pas enthousiasmant de voir, d’un pays à l’autre, les spectateurs
non seulement curieux mais réellement réceptifs aux esthétiques
les plus variées, et les artistes heureux de subir les influences
des autres au point de penser que le métissage peut être source
d’une explosion de leur singularité ?
*
Depuis la fondation du Théâtre de l’Europe et déjà même avant,
du temps du « Théâtre des Nations », l’Odéon a joué un rôle
déterminant et pour ainsi dire militant dans la défense d’une
certaine Europe culturelle. Une Europe toujours ancrée dans
son héritage de valeurs issues pour une grande part des idéaux
des Lumières et de la Révolution Française, etqui continue de
considérer comme un socle la liberté de penser et de croire
– mais une Europe aujourd’hui « traversée » par un présent qui
l’oblige à questionner sa place dans le monde, à se repenser,
et peut-être à se dépasser. Le Théâtre de l’Europe doit être
plus que jamais ouvert sur le reste dumonde. Certains artistes
d’Amérique latine, par exemple, travaillant souvent avec peu
de moyens mais avec l’urgence d’une nécessité stimulante, et
tissant un dialogue continu avec l’histoire du théâtre européen,
ou d’autres du Moyen-Orient ou d’Afrique qui tentent de saisir la
réalité mouvante de leurs pays aux frontières de l’Europe, doivent
nous intéresser au même titre que les grands maîtres du théâtre
européen – et nous décentrer.
Les artistes sont particulièrement sensibles à ces mouvements
de l’histoire où tanguent les certitudes et les identités, et c’est
leur rôle de partager – sensiblement – leurs interrogations, leurs
doutes, leurs visions et leurs émotions face à ce qui arrive au
présent. Quiconque est retourné au théâtre dans les jours qui
ont suivi les attaques terroristes du 13 novembre a pu éprouver
la force que peuvent donner ce partage sensible et le fait de
vivre ensemble –tout en les ressentant selon nos différences –
ces moments particulièrement vifs. Le théâtre n’est sans doute
pas là pour donner des réponses à tout, mais il nous permet
de mettre en commun des expériences et des vacillements,
et d’éprouver comme une richesse et comme une précieuse
dynamique cette diversité émotionnelle qui tisse une société à
la fois une et multiple –et rien que cela peut donner de la force
et de l’espoir, et du bonheur aux spectateurs.
Nous partageons une Europe traversée par les mêmes questions :
la planète, la croissance, la peur de l’avenir, les replis nationalistes,
la xénophobie et les haines intercommunautaires, le terrorisme…
À quoi ressemblera ce monde que nous préparons pour les
générations futures ? Parce qu’ils sont les premiers concernés,
les jeunes artistes sont ceux qui ressentent ces questions avec
le plus d’acuité, sans pour autant qu’il s’agisse là de questions
générationnelles. Au contraire elles nous concernent tous, et
nous avons profondément besoin de regarder le monde à travers
les yeux de ces jeunes gens.
*
Dans tous les théâtres que j’ai dirigés, je n’ai eu de cesse de vouloir
croiser les regards et de confronter les générations. Bien sûr le
Théâtre de l’Europe doit continuer de présenter les spectacles des
grandes signatures du théâtre européen. Ce sera le cas cette saison
avec Ivo van Hove, Krystian Lupa, Georges Lavaudant, Deborah
Warner et Thomas Ostermeier. Mais il doit aussi s’ouvrir à toute
une nouvelle génération de femmes et d’hommes, qui sont déjà
pour certains les metteur(e)s en scène et les auteur(e)s les plus
intéressant(e)s d’aujourd’hui. Les Italiens Daria Deflorian et Antonio
Tagliarini présenteront ainsi pour la première fois deux spectacles
au Théâtre de l’Europe. J’ai aussi souhaité que l’Odéon puisse
s’associer avec quatre artistes de cette nouvelle génération que
nous retrouverons de saison en saison. Dès novembre, vous pourrez
découvrir une installation-performance lointainement inspirée de
Macbeth de la Brésilienne Christiane Jatahy, et en juin une Médée
d’Euripide revisitée par l’Australien Simon Stone. Ils créeront la
saison suivante des spectacles en français, aux côtés de Caroline
Guiela Nguyen et Sylvain Creuzevault, également associés.