La bénédiction des nations

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- - - - - - - - - - - - - - - B i b l e au scannerQuand une parole sert de pivot à la théologie biblique,
quand les versions et les commentateurs divergent
sur la bonne façon de la traduire,
il vaut la peine de la passer au « scanner ».
C'est ce quefait Emile NICOLE, professeur d'AT à la FLTE,
avec sa science et sa limpidité coutumière.
La bénédiction des nations
par Emile NICOLE
"Toutes les familles de la terre seront
bénies en toi ". La promesse, plusieurs
fois répétée dans la Genèse (12.3 ;
18.18 ; 22.18 ; 26.4 ; 28.14) est citée
deux fois dans le Nouveau Testament
(Ac 3.25 et Ga 3.8). La traduction habituelle par le passif (seront bénies) est-elle
exacte ou devrait-on lui préférer la forme
réfléchie (se béniront) ? La lecture de
quatre traductions françaises usuelles, la
version Segond révisée (Bible à la
Colombe, BC), la traduction œcuménique (TOB) , la Bible en français courant
(BFC) et la Bible du Semeur (BS), laisse
paraître un assez large accord pour le
sens passif; seules deux d'entre elles, et
en deux passages seulement (Gn 22.18
et 26.4), traduisent par le réfléchi: " C'est
en ta descendance que se béniront
toutes les nations de la terre" (TOB,
Gn 22.18), " toutes les nations de la terre
se diront bénies par ta descendance »
Fac-Réflexion nO 34
(BC). La lecture des dictionnaires
hébreux et des commentaires récents
montre cependant une nette préférence
pour le réfléchi.
Avant d'examiner la raison de cette différence et de peser les arguments d'une
décision, il convient d'apprécier l'écart
entre les traductions proposées.
Inutile de perdre du temps à
discuter une question dont la
réponse serait sans effet réel
sur le sens du texte.
Inutile de perdre du temps à discuter une
question dont la réponse serait sans effet
réel sur le sens du texte. Le sens du passif est clair: les nations de la terre seront
bénéficiaires par Abraham et sa descendance de la bénédiction divine. Le sens
27--
-Bible au scanner--------------du réfléchi, par contre, ne s'impose pas
d'emblée au lecteur. La difficulté est
créée par la confusion entre agent et
bénéficiaire que semble impliquer le
mode réfléchi, on songe à Napoléon se
posant lui-même la couronne impériale
sur la tête; une telle manière de concevoir la bénédiction divine est évidemment
impropre. Mais d'autres représentations
sont possibles. Comme l'entité (les
familles de la terre) est collective, on peut
envisager que certains membres du
groupe en bénissent d'autres; on peut
aussi comprendre « se bénir» dans le
sens « s'estimer béni », sens attesté en
Dt 29.18, ou « souhaiter être béni» (cf.
Es 65.16).
Si l'on s'en tient à l'identité de l'intermédiaire (Abraham) et des bénéficiaires
(les nations), à la nature du bien accordé
(la bénédiction), les interprétations envisagées paraissent équivalentes. On
observera toutefois que l'effet de la
bénédiction n'est pas garanti de la
même manière: si le verbe est au passif,
elle est assurée (les familles de la terre
seront bénies), alors qu'elle n'est que
souhaitée ou supposée si le verbe est
réfléchi : les familles de la terre appelleront sur elles une bénédiction (sans être
assurées de la recevoir) ou s'estimeront
bénies (à tort ou à raison). Comme il
s'agit d'une promesse, la différence est
loin d'être négligeable. Il vaut donc la
peine d'étudier de plus près la question.
Pour comprendre l'hésitation des interprètes entre le passif et le réfléchi, il faut
savoir que l'hébreu, au lieu de distinguer
--28
simplement 3 voix (active, passive et
réfléchie), dispose de 7 formes différentes du verbe, appelées conjugaisons:
trois d'entre elles sont actives, deux passives, une réfléchie, une autre est soit
passive soit réfléchie. C'est précisément
cette dernière conjugaison, appelée nifal,
qui est employée en Gn 12.3 ainsi qu'en
18.18 et 28.14. Dans les deux autres cas
(22.18 ; 26.4) l'auteur a employé le hitpaël qui a régulièrement un sens réfléchi.
Comme on le voit, l'emploi de ces deux
conjugaisons, favorise le sens réfléchi.
En dépit de cela, tous les traducteurs
et interprètes anciens ont rendu le verbe
par un passif:
- les traducteurs de la Septante (version grecque de l'AT réalisée au Ille siècle
av. J.-C.),
- le traducteur du livre du Sirac ide
(Siracide 44.21, ouvrage juif écrit au
début du Ile siècle et traduit en grec vers
la fin du Ile siècle av. J.-C.),
-l'apôtre Paul (Ga 3.8) et son collaborateur Luc (Ac 3.25),
- les targum (traductions de l'Ancien
Testament en araméen),
- les versions syriaque et latine (Vulgate).
Lorsqu'une tradition aussi ancienne et
unanime est confirmée par deux auteurs
du Nouveau Testament, ce n'est pas
sans hésitation qu'on s'en écarte.
Fac-Réflexion n' 34
- - - - - - - - - - - - - - - B i b l e au.scannerLes règles de la grammaire hébraïque,
rappelées au XIe siècle par le célèbre
commentateur juif Rashi, qui propose de
traduire par le réfléchi, se retrouvent dans
les grammaires usuelles modernes
(Joüon, Gesenius-Kautzsch-Cowley).
Sans se prononcer précisément sur le
sens du verbe bénir, les auteurs tendent
à privilégier pour l'ensemble des verbes
le sens réfléchi, qui, selon eux, constitue
le sens premier du nifal (Joüon § 51 c) et
le sens normal du hitpaë/~ Ils admettent
cependant que très souvent le nifal a pris
un sens passif, ce qui peut même se produire parfois pour le hitpaël (Joüon § 53i,
Gesenius-Kautzsch-Cowley § 54g).
Les auteurs de dictionnaires optent
résolument pour le sens réfléchi aussi
bien pour le nifal que pour le hitpaël,
comme on peut en juger par la lecture
des éditions les plus complètes et les
plus récentes. La 18eédition du dictionnaire Gesenius (1. l, 1987, p. 178) propose pour Gn 12.3 (nifa~ « s'attribuer une
bénédiction en se référant à qqn ", et le
grand dictionnaire Koehler-Baumgartner
(traduction anglaise, 1. l, 1994, p. 160),
pour le même passage: « appeler sur soi
une bénédiction comparable à celle de
qqn ». A l'appui de cette dernière proposition est cité Gn 48.20 « par toi Israël
prononcera cette bénédiction en disant:
Que Dieu te rende comme Ephraïm et
comme Manassé ». Se bénir par Abraham signifierait donc prononcer une
bénédiction dans laquelle Abraham figure
comme référence de l'homme béni par
Dieu. Seule exception notable, le second
volume du Oictionary of Classical
Fac-Réflexioll n° 34
Hebrew récemment paru (1) propose le
passif pour le nifal (p. 268) et le réfléchi
pour le hitpaël (p. 271).
Le choix paraît inéluctable: la tradition
vénérable ou la rigueur philologique. Il
n'est guère surprenant que la plupart des
commentateurs récents (Speiser, Westermann, Wenham) optent pour la seconde. Pourtant le choix n'est pas aussi
tranché.
Lè choix parait inélui$tâb/èd"là
tradition vénérable ou la
:rigueurphilologÎqcie.
1) Au nifal, aucun autre emploi du
verbe bénir, en dehors des trois occurrences de la promesse (Gn 12.3 ; 18.18
et 28.14), n'offre une possibilité de vérification. Quelle que soit la validité des affirmations relatives à un hypothétique
« sens premier » de la conjugaison nifal
dans le système verbal hébreu, le sens
passif est bien établi, il est même plus fréquent que le réfléchi d'après Waltke et
ü'Connor(2) (§ 23.2.2a). Ces trois emplois
étant considérés séparément, la traduction par le passif est donc, statistiquement parlant, la plus probable.
2) L'emploi du verbe au hitpaël dans
les deux autres mentions de la promesse
11) The D/ctionary of Classical Hebrew D.J.A. Clines
ed.t. Il (Sheffield: Academie Press, 1995).
(2)
Bruce K. Waltke et Michael O'Connor, An Introduction to B/bl/cal Hebrew Syntax (Winona Lake
Indiana: Eisenbrauns, 1990).
l.l)- .._
-Bible au scanrier--------------(Gn 22.18 et 26.4), n'est pas de nature à
favoriser le sens réfléchi pour les trois
emplois au nifal (3). Si le hitpaël doit être
compris comme réfléchi, pourquoi un
seul et même auteur emploierait-il deux
conjugaisons différentes (nifal et hitpaën
pour dire la même chose? Le raisonnement suivant : (1) hitpaël = réfléchi,
(2) nifal = passif ou réfléchi, (3) dans la
promesse, nifal ou hitpaël, donc (4) nifal
= hitpaël = réfléchi, obéit à une logique
qui ne tient pas compte de la raison
éventuelle de la variante (nifal / hitpaën,
elle est considérée a priori comme insignifiante, ce qui est contestable.
3) Le sens passif du nifal peut encore
être confirmé si l'on répond à l'objection
suivante: pourquoi l'auteur a-t-il employé
le nifal (rare (4) et ambivalent) alors qu'il
avait à sa disposition une conjugaison
usuelle et univoque, dénommée en
hébreu puai? Les conjugaisons usuelles
du verbe bénir, dans l'Ancien Testament
sont en effet le piel (actifj, le puai (passifj
et le hitpaël (réfléchi). La conjugaison de
base (dénommée en hébreu qa/) est
inusitée, sauf au participe passif, très fréquent. A la différence du puai qui fonctionne comme passif du piel, le nifal peut
avoir un sens proche de l'adjectif,
comme le signalent Waltke et O'Connor
(§ 23.3). Alors que le puai pourrait signifier que les familles de la terre soient
bénies par Abraham (passif du verbe
actifj, l'emploi particulier du nifal signale
j'état dans lequel elles se trouveront:
elles seront bénies (5). Que les traducteurs
aient ou non perçu cette nuance du nifal,
ils l'ont bien restituée en français, soit en
traduisant « en toi" plutôt que « par toi »
(TOB, BC)(6), soit en usant d'une périphrase où Dieu apparaît comme celui qui
bénit (BFC).
4) Pour les deux mentions de la promesse où le verbe est conjugué au hitpaël (Gn 22.18 et 26.4), le sens réfléchi
paraît le mieux établi en raison du sens
habituel de cette conjugaison et en raison de ses autres emplois avec le verbe
bénir (Dt 29.18; Ps 72.17; Es 65.16 [2
fois] ; Jr 4.2). Le sens réfléchi est incontestable en Dt 29.18, l'individu en question « se bénit en son cœur ", c'est-àdire s'estime béni, quand bien même il
suivrait ses mauvais penchants, le passif
n'aurait ici aucun sens. Le réfléchi paraît
aussi le sens le plus probable dans les
autres textes, la confirmation en est
apportée par les deux versions modernes qui, bien qu'ayant traduit le hitpaël par un passif en Gn 22.18 et 26.4
(5)
(3)
Contrairement à ce que prétend 8peiser
(Anchor Bible, p. 86).
(4)
Dans l'état actuel de nos connaissances. Il a
déjà été indiqué qu'il s'agit des seuls emplois du
verbe bénir au nifal dans tout l'Ancien Testament. Un seul emploi dans les textes de Qumran est signalé dans The Dictionary of Glassical
Hebrew, réf. note 1.
--30
La correspondance au nifal entre les formes du
participe niqtàl et de l'accompli niqtal, niqtelâ,
niqtaltà, etc. renforce l'impression que l'accompli nifal est une sorte de conjugaison du participe. En Gn 12.3 ; 18.18 et 28.14, c'est toujours
à l'accompli que le verbe est conjugué. Au puai,
l'accompli est inusité.
A travers toi" (BFC, B8), imité de l'anglais, est
regrettable en français.
(6) "
Foc-Réflexion nO 34
-----~---------Bible
(BFC et BS), le traduisent par un réfléchi
dans tous les autres passages
(Ps 72.17 ; Es 65.16 ; Jr 4.2) (7). Le traducteur de la version grecque des Septante n'emploie le passif qu'en Ps 72.17.
Deux de ces exemples sont d'autant
plus significatifs que leur formulation est
proche de celle de la promesse patriarcale (Ps 72.17 : « Par lui on se bénira
mutuellement, toutes les nations le diront
bienheureux» et surtout Jr 4.2 : « Alors
les nations se diront bénies en lui ») ; traduire par le passif en Gn 22.18 ou 26.4
et par le réfléchi en Ps 72.17 et Jr 4.2
apparaît incohérent. Certes la traduction
par le passif n'est pas impossible,
puisque le hitpaël peut parfois avoir ce
sens, c'est même celle que proposent
Waltke et O'Connor pour Gn 22.18 et
26.4 (§ 23.6.4), mais elle est peu probable pour les deux raisons qui viennent
d'être évoquées (sens habituel du hitpaë/, autres emplois du verbe bénir au
hitpaë0 et pour celle que l'on a avancée
précédemment en faveur du sens passif
du nifal : il est logique de penser que le
changement de conjugaison (hitpaël à la
place du nifa0 n'est pas fortuit.
apportée par l'emploi d'une autre conjugaison en Gn 22.18 et 26.4 et ont ainsi
traduit les 5 passages par le passif,
- que les lexicographes et la majorité
des commentateurs modernes commettent l'erreur symétrique, et plus préjudiciable au sens, en proposant le réfléchi
aussi bien pour le nifal que pour le hitpaël,
- la solution qui respecte le mieux les
nuances du texte consiste à traduire le
nifal par le passif (Gn 12.3 ; 18.18 ;
28.14) et le hitpaël par le réfléchi
(Gn 22.18 et 26.4), comme le font deux
des quatre versions françaises citées
(TOB et Be). Après avoir affirmé par
deux fois que les nations de la terre
seront bénies en Abraham (Gn 12.3 ;
18.18), Dieu affirme deux fois que ces
mêmes nations « se béniront » en sa
descendance, ce qui signifie que consciemment elles feront référence à sa descendance lorsqu'elles prononceront une
bénédiction, s'estimeront bénies ou souhaiteront l'être (9).
(7)
La note étrange de BS sur Jr 4.2 : " autre traduction se béniront par l'Eternel" alors que le
texte porte exactement cette même traduction,
signale, à une étape de la rédaction, l'intention
de traduire autrement, peut-être par un passif,
mais cette intention n'a pas été suivie d'effet
dans l'édition actuelle.
(8)
La question est examinée dans un article récent
par un consultant de la Société Biblique qui malheureusement reste indécis J. Ellington,
" Translating God's Promises to Abraham" in
Practical Papers for the Bible Translator 44
(1994), p. 201-206.
(9)
Trois sens possibles du hitpaël. On ne possède
guère d'éléments susceptibles de choisir ou
d'exclure l'une ou l'autre de ces possibilités.
1/ est logique de penser que le
changement de conjugaison
n'est pas fortuit.
De cet examen laborieux on peut
conclure (8) :
- que les traducteurs anciens ont probablement négligé une nuance de sens
Fac-Réflexioll nO 34
au scanner-
31--
-Bible au scanner--------------Le problème posé par la substitution
du réfléchi au passif dans les cinq passages ne se pose donc plus. Les trois
emplois du passif ne laissent aucun
doute sur la réalisation de la promesse.
Les deux emplois du réfléchi ajoutent
cette précision que les nations appelleront de leurs vœux cette bénédiction qui
s'étendra à elles par l'intermédiaire de la
descendance d'Abraham. On peut ainsi
résumer les cinq mentions de la promesse:
passif est aussi employé, il faut comprendre que la citation(1O) associe la formulation de Gn 22.18 (en ta descendance) et celle de Gn 12.3 (seront bénies
toutes les familles de la terre), récapitulant ainsi les deux mentions de la promesse faite à Abraham (cf. Gn 28.14).
Pour toutes ces raisons, la solution
proposée peut être considérée comme
sûre et adéquate.
•
E.N.
1) en toi / seront bénis / tous les
peuples / du monde (Gn 12.3),
2) en lui / seront bénies / toutes les
nations / de la terre (18.18),
3) en ta descendance / se béniront /
toutes les nations / de la terre (22.18),
4) en ta descendance / se béniront /
toutes les nations / de la terre (26.4),
5) en toi et en ta descendance / seront
bénis / tous les peuples / du monde
(28.14).
La dernière mention de la promesse
récapitule les autres, en additionnant
« toi » (1 et 2) et « ta descendance» (3
et 4) et en reprenant la formulation initiale : seront bénis (passif) tous les
peuples du monde (1).
La solution proposée s'accorde avec
la citation que Paul fait de Gn 12.3 en
Ga 3.8 (passin. Quant à Ac 3.25, où le
--32
(10)
A la différence de la LXX qui traduit l'hébreu
mispehot par fu/ai, Pierre emploie le motpatriai.
Fac-Réflexioll nO 34
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