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la compassion, dans l’engagement qui détermine l’action, quelque chose qui rapporte à soi-même, qui
satisfait une fierté, un orgueil, ou tout simplement des passions bienveillantes. La psychologie
classique, la philosophie classique même, font des «!passions!» une explication possible de la
moralité, et vont jusqu’à concevoir un schème de la «!main invisible!» supposé rendre compte du
décalage structurel entre une représentation personnelle du «!bien!» — pratiques égoïstes de solidarité
— et les effets objectifs d’un engagement personnel — réalisations concrètes des idéaux de solidarité.
Mais l’Internet ne joue pas le jeu de la «!main invisible!»2. Les égoïsmes n’y dessinent en effet pas
le détour naturel d’un accroissement des richesses communes. Parce que l’Internet n’est que le tissu
actuel et instantané des requêtes qui le constituent, les égoïsmes, les pratiques individuelles, sont la
matrice et la seule réalité à laquelle on puisse objectivement le rapporter. En réalité la catégorie
réticulaire de l’égoïsme n’est pas une catégorie psychologique, mais une catégorie fonctionnaliste, qui
exprime le moment d’une rencontre entre une requête et la ressource qui lui correspond. L’égoïsme
est du même coup le mode ordinaire d’existence et de présence sur l’Internet de ses opérateurs,
précisément parce que cette présence et cette existence n’ont d’autre consistance que les requêtes
qu’ils lancent, et dont le fil forme comme la structure à la fois personnelle, historique, et narrative.
Il nous appartiendrait donc de penser un nouveau modèle — «!post-humaniste!?!» — de la
solidarité, dans lequel l’individualisme n’est pas le détour de l’altruisme, mais le mode princeps
d’accomplissement d’une gestuelle réticulaire embrassant aussi bien des usages privés que des intérêts
publics, des pratiques associatives que des comportements égocentrés. Ainsi l’individuel n’est pas ici
l’instrument de l’universel, mais il est l’universel, en ce sens que rien ne constitue une pratique
réticulaire que sa plus stricte individualité. Nul chemin, ainsi, de l’individualité à la solidarité, mais
tout le processus d’engagement effectif de l’internaute s’appuie fondamentalement sur une présence
ponctuelle, volatile et protéiforme, à laquelle il est temporairement et même précairement assimilable.
En mauvaise part, on pourrait donc interpréter les pratiques réticulaires de solidarité comme des
pratiques de «!zapping moral!», qui viseraient à satisfaire momentanément un accès lui-même
momentané de compassion pour autrui. Mais c’est encore ne pas faire droit à la structure des échanges
communicationnels que favorise le Réseau, et dont il assure une manière de pérennité de masse, à
défaut d’en garantir une continuité locale. Les intentions subjectives sont volatiles, mais une
intentionnalité globale demeure, qui se répartit dans un ensemble d’actions effectives, qui résultent
non de la constitution progressive de poches de solidarité, mais de mutations incessantes et de
déplacements successifs des intérêts que réalisent les requêtes effectuées sur l’Internet. C’est bien en
quoi il n’y a pas de «!main invisible!» de l’Internet!: les faits de solidarité ne sont pas des faits globaux
résultant de l’association relativement stable d’intérêts égoïstes, mais du déplacement continuel des
centres d’intérêt subjectifs, de la «!naissance à!» l’Internet de préoccupations singulières éphémères,
aussitôt remplacées par des préoccupations semblables, approchantes, apparentées, enfin également
efficaces. Assumer une figure réticulaire de la solidarité, c’est du coup accepter qu’elle ne rime plus
avec la moralité, sa continuité, une stabilité des intentions, et en somme un projet éthique individuel
conscient et responsable.
Or ce modèle de la solidarité réticulaire est traversé par trois séries congruentes de
déterminations!:
• S’il est permis de soutenir ce paradoxe d’une volatilité des intentions et d’une
efficacité des actions de solidarité, c’est assurément au motif que l’ubiquité des pratiques
réticulaires est un substitut massif au caractère toujours éphémère des pratiques localisées.
Contrairement aux solidarités de proximité, que l’Internet encourage sans doute mais qui ne
constituent pas une figure réticulaire originale de la solidarité, les pratiques du Réseau
n’impliquent aucune espèce de connivence ni de familiarité entre les victimes d’une situation
difficile et celles et ceux qui leur viennent en aide. Ce sont plutôt des rencontres, des
accidents, des connexions intempestives et des requêtes aléatoires qui constituent le terreau
d’une continuité des pratiques de solidarité!: le fonds des pratiques réticulaires de solidarité
2 On connaît cette expression, due à Adam Smith, qui désigne les effets bénéfiques, au plan d’une collectivité,
des égoïsmes et du désir de s’enrichir. Je dois à Mme Nathalie Chouchan, que je remercie, de m’avoir fait
remarquer que le schème de la «!main invisible!» s’applique difficilement à la «!communauté!» de l’Internet.