Éthique et solidarité humaine à l’âge des réseaux Colloque organisé par la Fondation Ostad Elahi Cité des Sciences et de l’Industrie (Paris) « Solidarité réticulaire, solidarités plurielles » Quand il est question de pratiques de solidarité, l’action exige un investissement personnel et intellectuel, et d’inventer et ouvrir des voies de secours pour celles et ceux dont on se représente la souffrance. Il faut là quelque chose de banal, d’immédiat, d’irréfléchi même, que les circonstances requièrent et que l’action encourage. Ce n’est qu’ensuite que vient le temps de la méditation, qui peut faire apparaître qu’on s’est trompé dans ses choix, ou bien traduire dans une pensée plus claire et mieux formée les raisons que l’on a eues d’agir. Après le courage et le risque, après l’aveuglement de la réaction émotionnelle et sa naïveté toute compassionnelle, vient le moment de comprendre ce qui a eu lieu, et de comprendre le sens qu’il peut y avoir à des pratiques de solidarité — le sens, probablement éthique, qu’il y a à « être solidaire ». Dans cet ordre d’idées, la pratique des réseaux constitue une voie alternative, extrêmement féconde, aux structures traditionnelles de la solidarité. Si nous étions accoutumés aux associations, aux syndicats, aux partis même, l’Internet nous donne une ouverture plus immédiate à des problèmes que nous voyons surgir dans la vie d’autres femmes et d’autres hommes, d’autres groupes ou d’autre peuples. Ouvrant les voies les plus directes possibles aux pratiques de solidarité, le Réseau accroît incontestablement nos moyens d’action, c’est-à-dire aussi bien de réflexion, de décision, que de mobilisation personnelle et d’engagement. Il n’en reste pas moins que l’Internet pourrait bien n’être qu’un instrument parmi d’autres de mise en œuvre ou d’optimisation de nos pratiques de solidarité. Et dans cette hypothèse, il est clair que les sciences économiques et sociales, et que la psychologie avec elles, sont parfaitement capables de rendre compte de ces pratiques et de leurs logiques — idéologique, économique, sociale, compassionnelle, etc. La question qui se pose dès lors, au point de vue de la philosophie, est de savoir si le phénomène de la solidarité réticulaire est pour elle un objet philosophique susceptible d’une herméneutique spécifique : si les sciences humaines, en général, sont capables de décrire et comprendre les pratiques de solidarité, et les raisons de leur expansion à la faveur des réseaux, quelle explication la philosophie peut-elle à son tour apporter ? Y a-t-il même nécessité à demander à la philosophie d’interpréter avec ses propres catégories des pratiques humaines à la fois ordinaires et complexes au point de vue de leurs motivations et de leurs moyens ? Deux réponses pourraient être données à cette question. La première consisterait à assigner à la philosophie une fonction éthique et judicaire, c’est-à-dire à en attendre des discours de légitimation et la mise au jour des principes fondamentaux sur lesquels peuvent s’adosser des pratiques de solidarité. La solidarité, dirait-on alors, est un témoignage de « co-responsabilité » humaine, et tout comme elle consiste dans l’ordre du droit à assumer la dette d’autrui, elle consiste dans un ordre plus généralement humain à assumer une identité, une fraternité, à payer de son dû pour les disparités que la nécessité et la « vie » ont créées du fait des hasards d’une histoire humaine chaotique. Mais aussi, dès lors, on rencontrerait un double écueil : la philosophie interprèterait la solidarité en général 1/5 comme un effet d’humanisme, mais non pas les pratiques spécifiquement liées à l’essor des réseaux ; et les pratiques proprement telles, c’est-à-dire réticulaires, n’apparaîtraient que comme un cas particulier de pratiques dont le sens serait en lui-même d’un autre ordre que réticulaire et général. L’autre réponse qu’on pourrait cependant donner — et qui seule justifie qu’on s’efforce de mobiliser la pensée philosophique pour mettre en rapport pratiques de solidarité et pratiques réticulaires — c’est que la philosophie serait très spécifiquement à même de demander si l’Internet provoque ou non une altération de l’idée de solidarité, et de repérer un écart entre les figures classiques de la solidarité, idéologiques, économiques ou sociales, et les pratiques de solidarité telles qu’elles se réalisent sur le Réseau, telles qu’elles se déploient exponentiellement sur l’Internet. Autrement dit : faut-il concevoir les pratiques de solidarité qui ont lieu sur les réseaux comme des formes nouvelles d’une disposition éthique classique, et dont la pensée classique de la responsabilité est capable de rendre compte, ou bien fait-il concevoir les pratiques réticulées de solidarité comme témoignant d’une radicale reconfiguration de notre représentation de la solidarité humaine et de ses exigences ? Est-on, en somme, appelé à formuler une « conception réticulaire de la solidarité » ? * [1] Les pratiques de solidarité sont des pratiques de proximité. Dans l’émotion, l’indignation, la tristesse devant le sort de l’autre, il y a une proximité qui n’a le plus souvent rien de spatial ni de géographique, mais qui présente une dimension tantôt idéologique — on parle alors de solidarités politiques —, tantôt éthique — c’est le cas des solidarités économique, sociale, médicale, etc. Les pratiques de solidarité, qui engagent toujours quelque chose de soi, ou donnent à penser qu’il y a dans la détresse d’autrui comme un prolongement de soi-même, requièrent une forme ou une autre de reconnaissance, même vague, d’un espace de communauté humaine et donc de solidarité : d’une communauté supposée, purement représentée, de souffrance, se déduit presque spontanément la pitié, et d’elle-même les motivations qu’elle mobilise et les pratiques qu’elle met en œuvre. Cependant, s’il faut parler de figures réticulaires de la solidarité, s’il faut la penser dans le contexte technologique des réseaux, et s’il faut faire ne serait-ce que l’hypothèse que cette « mise en réseau » a quelque incidence sur ce dont il est question dans la solidarité et sur son sens, alors il faut aussi assumer au préalable un triple fait : • Au premier chef, il faut rapporter la solidarité à un fait d’évidence, que l’Internet « n’existe » pas. Il ne s’agit pas là d’un vague paradoxe spéculatif, mais bien d’un effet très sérieux de l’analyse de « ce qu’est » l’Internet, qui interdit toute prétention à une caractérisation fixe et définitive de ses contours, de son objectivité, de ses frontières. L’Internet n’est pas une chose, donnée là-devant et disponible, il n’est pas même un instrument (de communication), il est un effet volatile et instable des pratiques communicationnelles qui y ont lieu, qui en changent perpétuellement la configuration actuelle, la structure effective. Telle connexion nouvelle qui s’effectue, telle autre qui disparaît, et l’Internet est altéré, non pas considérablement mais infinitésimalement, insensiblement, et pourtant tout à fait réellement. Ce n’est donc qu’un réseau de pratiques d’écriture et/ou de création, un réseau à l’intérieur duquel — il faudrait sans doute plutôt dire : à l’occasion duquel — les pratiques de solidarité ne sont que des rencontres de discours, des rencontres d’intérêts, etc. — et non pas tant de personnes, de groupes, d’idéologies constituées et stables. • Dans un tel contexte, la diversité des intérêts et des pratiques réticulaires dissipe ou dilue les frontières à partir desquelles des blocs de solidarité peuvent être identifiés, et rend impossible une continuité de ces pratiques, auxquelles se substituent comme des accès temporaires de sympathie. C’est pourquoi la solidarité ne peut plus s’identifier à des pratiques purement éthiques et humanistes, mais peut ressortir à des intérêts plus triviaux ; ou bien symétriquement, les catégories classiques de l’humanisme servent à décrire des pratiques qui en elles-mêmes n’y sont sans doute pas contraires, mais ne relèvent fondamentalement pas d’un souci spécifiquement éthique. Dans la communauté du logiciel libre, par exemple, il existe une « distribution » du logiciel Linux qui a été nommée Ubuntu, vieux mot africain 2/5 dont la signification s’approche de celle d’humanité1. On voit bien de quelle culture humaniste cela participe, non sans devoir admettre, cependant, que l’engagement éthique que cela suppose ne présente pas le caractère de gravité relatif à certaines situations tragiques auxquelles on est parfois confronté. • L’Internet enfin, pris en lui-même, présente un agencement absolument hétéroclite et dans les faits désolidarisé, dans la mesure où il est structurellement un lieu d’affrontements, comme en témoigne par exemple, mais de manière emblématique, l’opposition des intérêts de l’industrie du divertissement et des groupes activistes formés pour contrer les premiers. S’il y a donc une « réalité » du Réseau, elle n’est pas dans le caractère communautaire et unifié des conduites, ni même simplement dans leur connivence, elle est plutôt dans leur rencontre ou leur coïncidence, dans leur volatilité et même leur conflictualité. Il n’y a rien d’extraordinaire à affirmer qu’il y a une manière de chaos réticulaire dans lequel viennent s’inscrire des conduites individuelles, de façon out à fait contingente en même temps qu’infinitésimale. Cela ne signifie pas que l’Internet soit un vaste chaos communicationnel, cela signifie que la manière dont des conduites individuelles peuvent être appréhendées au regard de l’Internet leur donne l’allure de pratiques atomiques se projetant sur des nuages corpusculaires — elles sont insaisissables et irréductibles à des processus de légitimation classiques. Le tableau qu’il est permis de dresser de l’Internet, de la concomitance des pratiques qu’il mobilise, et de la réalité qu’il épouse et dans laquelle il mue sans cesse, ouvre dès lors à un double constat. D’abord, qu’il est parfaitement « vrai » que le Réseau est un espace d’accroissement et d’optimisation des pratiques de solidarité, précisément parce qu’il donne aux particuliers et aux associations ou organismes humanitaires un lien direct les uns aux autres. Fait exclusivement de rencontres, l’Internet augmente exponentiellement les opportunités qui s’offrent à tel ou tel groupe d’intérêt pour faire connaître ses besoins, leur légitimité, leur extension, des solutions aussi pour y subvenir. Et de même, les internautes peuvent y trouver un exutoire ciblé à leurs préoccupations morales, reconnaître dans telle ou telle communauté, dans telles et telles formes de besoin ou de détresse, les contours imagés d’un sens éthique et idéologique de leurs pratiques. Mais aussi, ensuite, considérer que l’Internet n’est que cet amplificateur des morales privées et publiques ; considérer qu’il provoque une manière de perturbation des valeurs et de leur « distinguabilité » — parce qu’au fond, au gré des rencontres réticulaires, toutes les valeurs finissent par se confondre — ; cela reste une pensée triviale et simplificatrice de la problématique de la solidarité réticulaire, une pensée qui ne fait pas droit aux orientations spécifiques d’un système décisionnel et de pratiques essentiellement liés à l’existence du Réseau. * [2] Se demander si l’Internet peut faire droit à un nouveau modèle de la solidarité, c’est poser la question de la solidarité dans des termes qui ne sont plus ceux de l’éthique et de sa tradition humaniste, mais ceux de pratiques fortement individualistes, fragmentaires, alternatives et plurielles. Le Réseau fait surgir un très singulier paradoxe, à savoir que l’individualisme le plus étroit y rejoint les pratiques de solidarité apparemment les plus altruistes auxquelles il donne lieu, et qui le plus souvent, mais non pas exclusivement, sont d’ordre économique. L’Internet met en contact non des idéaux et une réalité humaine, mais des égoïsmes étroits et des intérêts dont l’extrême diversité tend à dissoudre les critères de légitimité dans une nébuleuse virtuellement infinie de demandes. Certes, on s’interrogera légitimement sur la question de savoir pourquoi il y aurait une motivation proprement réticulaire de l’altruisme, et pourquoi les pratiques de solidarité ne seraient pas, sur le Réseau, comparables aux pratiques ordinaires de solidarité, dont une psychologie assez rudimentaire suffirait à expliquer le caractère partiellement égoïste. À coup sûr, il y a dans l’émotion qui préside à 1 Plus précisément, le mot signifierait « je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous » — le sens le plus profondément éthique d’une solidarité humaine existentielle et radicale. Le paradoxe de cette tension entre l’éthique et ce qui ne l’est pas est ici renforcé par le fait qu’Ubuntu désigne en l’occurrence également un « Forum mondial des réseaux » émanant de l’U.N.E.S.C.O., et dont la tâche est de rassembler les voix éparses de la « société civile » mondiale pour lui donner une audibilité et un poids dans la détermination des agendas politiques, économiques, et sociaux de la société désormais mondialisée. 3/5 la compassion, dans l’engagement qui détermine l’action, quelque chose qui rapporte à soi-même, qui satisfait une fierté, un orgueil, ou tout simplement des passions bienveillantes. La psychologie classique, la philosophie classique même, font des « passions » une explication possible de la moralité, et vont jusqu’à concevoir un schème de la « main invisible » supposé rendre compte du décalage structurel entre une représentation personnelle du « bien » — pratiques égoïstes de solidarité — et les effets objectifs d’un engagement personnel — réalisations concrètes des idéaux de solidarité. Mais l’Internet ne joue pas le jeu de la « main invisible »2. Les égoïsmes n’y dessinent en effet pas le détour naturel d’un accroissement des richesses communes. Parce que l’Internet n’est que le tissu actuel et instantané des requêtes qui le constituent, les égoïsmes, les pratiques individuelles, sont la matrice et la seule réalité à laquelle on puisse objectivement le rapporter. En réalité la catégorie réticulaire de l’égoïsme n’est pas une catégorie psychologique, mais une catégorie fonctionnaliste, qui exprime le moment d’une rencontre entre une requête et la ressource qui lui correspond. L’égoïsme est du même coup le mode ordinaire d’existence et de présence sur l’Internet de ses opérateurs, précisément parce que cette présence et cette existence n’ont d’autre consistance que les requêtes qu’ils lancent, et dont le fil forme comme la structure à la fois personnelle, historique, et narrative. Il nous appartiendrait donc de penser un nouveau modèle — « post-humaniste ? » — de la solidarité, dans lequel l’individualisme n’est pas le détour de l’altruisme, mais le mode princeps d’accomplissement d’une gestuelle réticulaire embrassant aussi bien des usages privés que des intérêts publics, des pratiques associatives que des comportements égocentrés. Ainsi l’individuel n’est pas ici l’instrument de l’universel, mais il est l’universel, en ce sens que rien ne constitue une pratique réticulaire que sa plus stricte individualité. Nul chemin, ainsi, de l’individualité à la solidarité, mais tout le processus d’engagement effectif de l’internaute s’appuie fondamentalement sur une présence ponctuelle, volatile et protéiforme, à laquelle il est temporairement et même précairement assimilable. En mauvaise part, on pourrait donc interpréter les pratiques réticulaires de solidarité comme des pratiques de « zapping moral », qui viseraient à satisfaire momentanément un accès lui-même momentané de compassion pour autrui. Mais c’est encore ne pas faire droit à la structure des échanges communicationnels que favorise le Réseau, et dont il assure une manière de pérennité de masse, à défaut d’en garantir une continuité locale. Les intentions subjectives sont volatiles, mais une intentionnalité globale demeure, qui se répartit dans un ensemble d’actions effectives, qui résultent non de la constitution progressive de poches de solidarité, mais de mutations incessantes et de déplacements successifs des intérêts que réalisent les requêtes effectuées sur l’Internet. C’est bien en quoi il n’y a pas de « main invisible » de l’Internet : les faits de solidarité ne sont pas des faits globaux résultant de l’association relativement stable d’intérêts égoïstes, mais du déplacement continuel des centres d’intérêt subjectifs, de la « naissance à » l’Internet de préoccupations singulières éphémères, aussitôt remplacées par des préoccupations semblables, approchantes, apparentées, enfin également efficaces. Assumer une figure réticulaire de la solidarité, c’est du coup accepter qu’elle ne rime plus avec la moralité, sa continuité, une stabilité des intentions, et en somme un projet éthique individuel conscient et responsable. Or ce modèle de la solidarité réticulaire est traversé par trois séries congruentes de déterminations : • S’il est permis de soutenir ce paradoxe d’une volatilité des intentions et d’une efficacité des actions de solidarité, c’est assurément au motif que l’ubiquité des pratiques réticulaires est un substitut massif au caractère toujours éphémère des pratiques localisées. Contrairement aux solidarités de proximité, que l’Internet encourage sans doute mais qui ne constituent pas une figure réticulaire originale de la solidarité, les pratiques du Réseau n’impliquent aucune espèce de connivence ni de familiarité entre les victimes d’une situation difficile et celles et ceux qui leur viennent en aide. Ce sont plutôt des rencontres, des accidents, des connexions intempestives et des requêtes aléatoires qui constituent le terreau d’une continuité des pratiques de solidarité : le fonds des pratiques réticulaires de solidarité 2 On connaît cette expression, due à Adam Smith, qui désigne les effets bénéfiques, au plan d’une collectivité, des égoïsmes et du désir de s’enrichir. Je dois à Mme Nathalie Chouchan, que je remercie, de m’avoir fait remarquer que le schème de la « main invisible » s’applique difficilement à la « communauté » de l’Internet. 4/5 n’est pas un pathos identitaire mais un pathos de la distance, un éloignement constitutif momentanément transgressé en un engagement éphémère. • La mobilisation idéologique qui préside aux conduites de solidarité peut donc être caractérisée comme volatile et comme strictement individualiste. Or cet individualisme se cristallise autour d’intérêts qui n’ont rien de spécifiquement éthique, mais participent de toute sortes de préoccupations, parmi lesquelles, statistiquement, les communautés de partage dites « P2P »3. Il y a ainsi une réelle « solidarité » des communautés P2P, où l’investissement personnel et l’entraide sont des « valeurs » reconnues et largement respectées. C’est donc que sur le plan du Réseau la « solidarité » ne constitue pas spécifiquement une catégorie éthique, et qu’elle ne concerne pas particulièrement les difficultés que des individus ou des groupes peuvent éprouver dans leur vie concrète. Pour dire autrement, une conception réticulaire de la solidarité est une conception idéologiquement neutre qui la décrit comme un simple phénomène de connexion, d’attachement temporaire — à la manière dont on dit que le muscle est solidaire de l’os quand on veut décrire anatomiquement le mouvement de la jambe ou du bras. • Les médiations du phénomène réticulaire de la solidarité ne sont dès lors pas fondamentalement intellectuelles et/ou morales, elles sont technologiques, et requièrent principalement deux types de connaissance : celle des opportunités offertes par le Réseau et les machines qui y sont connectées, et celle des procédures qui permettent d’exploiter l’ensemble des ressources ainsi définies. De même ainsi qu’être « solidaire » signifie, au point de vue de l’Internet, faire se rencontrer un intérêt subjectif et singulier avec un ensemble d’intérêts de même ordre, et par conséquent prendre sur soi de composer avec les autres et de s’investir dans des pratiques communes, de même c’est maîtriser un ensemble de dispositifs techniques dont on aura au préalable pris la mesure et anticipé les possibilités. La solidarité est effet de savoir, et celui-ci de nature fondamentalement technologique. * On pourrait donc conclure sur un ton de désolation en constatant que l’Internet offre au fond principalement le spectacle affligeant d’une « perte des valeurs », puisque toutes les pratiques, celles de solidarité incluses, finissent par s’y confondre en un système de connexions volatiles et passablement insignifiantes. Mais il faut pourtant assumer le réel pour ce qu’il est, non pour ce qu’on aurait aimé qu’il fût. Ce n’est manifestement pas à la lumière de nos idéaux traditionnels, si légitimes soient-ils, que nous pouvons comprendre l’intrigue de l’Internet. Nous aurions plutôt intérêt à nous donner les moyens d’identifier et d’ interpréter une nouvelle donne de la socialité, qui passe non plus par la reproduction de schémas éthiques traditionnels et « lourds » — le Sujet, sa responsabilité, une liberté bien comprise et une moralité toujours manifeste —, mais par l’exercice spontané, concret, et efficace de jugements axiologiques singuliers et volatiles. Or c’est autour de telles cristallisations judiciaires que s’engagent effectivement des individus dans la réalité de pratiques et d’actions qui pour eux ont pleinement sens. On a ainsi affaire à un schéma de la solidarité qui fait l’économie de « l’Homme », mais un schéma aussi qui manifestement concerne et affecte les hommes dans leur concrète pluralité et leur irréductible hétérogénéité. Solidarité sans « solidité », en somme, et solidarité non « consolidable ». Solidarité cependant qui fait l’Internet, qui fait ses variations ondulatoires, et du chaos apparent des interconnexions fait une ressource textuelle et communicationnelle inépuisable : solidarité qui n’est que le tissu des solidarités qui se composent et décomposent indéfiniment au gré des flux intersubjectifs. © Paul MATHIAS 19 avril 2005 3 Pour peer to peer, « pair à pair ». Il s’agit de communautés formées par la connexion effective et directe d’une multiplicité d’ordinateurs les uns sur les autres, et qui permettent des échanges de fichiers de toutes natures — essentiellement, au plan statistique, des fichiers musicaux et vidéo. 5/5