Histoire de la philosophie médiévale
Le cours que je vous propose est un panorama de l’histoire de la philosophie dans l’Occident
latin pendant le millénaire qui va du VI
e
au XV
e
siècle. Cette époque, comme chacun sait, se caractérise
par l’influence déterminante de la foi chrétienne sur la vie culturelle et doctrinale. A tel point que le
Moyen Age, selon certains, représente une parenthèse dans l’histoire de la philosophie. En effet,
peut-on à la fois être chrétien et vraiment philosophe ? La foi et la philosophie ne s’excluent-elles pas
? Croire, c’est adhérer à une proposition non pas parce j’en aurais établi par moi-même la vérité, mais
parce que je fais confiance à quelqu’un qui a compétence et autorité et qui me la donne pour vraie.
Accepter ainsi une « vérité toute faite », n’est-ce pas renoncer à la philosophie qui est
questionnement et recherche ? Cette manière d’envisager la question trahit une conception bien
particulière et totalitaire de la « philosophie » : elle suppose que le questionnement sur le sens ultime
de l’existence ne peut recevoir de ponse que d’une recherche rationelle individuelle qui refuse a
priori toute lumière venant d’ailleurs, que ce soit d’une tradition humaine ou de la Parole de Dieu.
Telle n’est évidemment pas la conception chrétienne de la philosophie : c’est dans la relation à cet
Autre qu’est Dieu que l’homme découvre le sens ultime de son existence. Cependant, la foi ne répond
pas à toutes les questions. Elle laisse un espace à la philosophie comme sagesse « relative ». Bien plus,
loin de détruire la réflexion philosophique, elle la stimule et la place dans les meilleures conditions qui
soient pour s’exercer à plein régime.
Dans cette perspective, l’histoire de la philosophie médiévale constitue un excellent
« laboratoire », un domaine de choix pour examiner ce problème central des rapports entre la foi et la
raison, qui est une des figures majeures du rapport de la grâce et de la nature. Non seulement, les
auteurs médiévaux ont philosopdans la foi ou en lien avec la foi, mais ils se sont souvent efforcés
de théoriser cette pratique. Comme il est impossible, dans le cadre de ce cours élémentaire, d’étudier
de façon tant soit peu sérieuse l’ensemble des doctrines de chacun de ces auteurs, je priviligierai
systématiquement cet aspect de leur réflexion.
Table des matières :
Première leçon : Quelle « philosophie » au Moyen Age ? ................................................ 4
Deuxième leçon : Saint Augustin.................................................................................... 10
Troisième leçon : Le haut Moyen Age, de Boèce à Jean Scot (VI
e
-IX
e
siècle)................... 17
Quatrième leçon : Foi et dialectique au XI
e
siècle........................................................... 23
Cinquième leçon : Le XII
e
siècle ...................................................................................... 30
Sixième leçon : Les conditions générales du XIII
e
siècle.................................................. 37
Septième leçon : Saint Bonaventure .............................................................................. 44
Huitième leçon : Saint Thomas d’Aquin.......................................................................... 51
Neuvième leçon : L’aristotélisme radical........................................................................ 58
Dixième leçon : Le tournant de 1277 et le mouvement doctrinal à la fin du XIII
e
siècle.. 65
Onzième leçon : Jean Duns Scot..................................................................................... 71
Douzième leçon : La vie doctrinale dans l’ordre des Frères Prêcheurs au XIV
e
siècle ..... 77
Treizième leçon : Guillaume d’Ockham et le mouvement doctrinal à la fin du Moyen Age
....................................................................................................................................... 83
Première leçon : Quelle « philosophie » au Moyen Age ?
I. Oubli et résurrection de la philosophie médiévale
A. Le purgatoire de la philosophie médiévale
De la Renaissance jusqu’au XIX
e
siècle, le regard sur le Moyen Age et sa vie doctrinale dépend
du jugement très négatif que les humanistes, à partir de Pétrarque au XIV
e
siècle, ont porté sur cet
« âge intermédiaire », cette « nuit de mille ans » qui sépare la lumineuse Antiquité des temps présents
qui prétendent en ressusciter la splendeur. Les hommes de la Renaissance - par exemple Erasme dans
son Éloge de la folie (1511) - adressent une triple critique à la scolastique, dont ils ne connaissent à
vrai dire que les formes les plus faisandées.
1°- La pensée médiévale est une pensée scolastique, c’est-à-dire qu’elle a pour cadre l’école,
l’Université, dont les thodes d’enseignement et de recherche (le commentaire de texte ou lectio, la
dispute...). l’ont marquée en profondeur. A l’universitaire, orgueilleux de sa vaine science, se délectant
de questions aussi grotesques qu’inutiles, et s’exprimant dans un latin technique ju« barbare » par
les humanistes, la Renaissance oppose l’intellectuel méditant solitaire dans l’intimité de son cabinet et
se cultivant à l’école des maîtres classiques du beau langage.
2°- Au plan philosophique (mais la philosophie, à l’époque, englobe largement ce que nous
appellerions les « sciences »), la Renaissance récuse l’aristotélisme, qui constitue l’armature de la
pensée tardo-médiévale, au profit d’une philosophie d’inspiration platonicienne, plus ouverte, pense-
t-on, aux aspirations religieuses : « Qui t’envoie à Platon, t’envoie à l’Eglise » (Ficin).
3°- Au plan proprement religieux, les humanistes estiment que l’intellectualisme des
scolastiques a entraîné une perte du sens de l’intériorité spirituelle. Négligeant le vieil axiome
socratique « Connais-toi toi-même », on a laissé proliférer une mentalirationaliste bien contraire à
la piété et à l’authentique esprit chrétien. Bien plus, les humanistes, d’accord en cela avec les
réformateurs, dénoncent dans la scolastique une paganisation de la foi chrétienne. L’aristotélisme est
un cheval de Troie qui a subverti la théologie et il est urgent de revenir aux sources pures de la pensée
chrétienne : l’Écriture et les Pères.
Les Lumières - qui n’ont qu’un profond mépris pour le Moyen Age obscurantiste, leur antithèse
absolue - ont repris ces critiques humanistes contre la scolastique. Mais, désormais, il ne s’agit plus de
défendre la pureté du message chrétien mais d’exalter la « libre pensée ». Pour les Lumières, le refus
de toute autorité, de tout « préjugé », est constitutif de la philosophie. Il ne pouvait donc y avoir de
philosophie au Moyen Âge en raison du poids de l’autorité doctrinale de l’Église.
B. L’essor des études sur la pensée médiévale au XIX
e
siècle
Le XIX
e
siècle s’ouvre par une « révolution culturelle » qui a pour nom le romantisme et qui
réhabilite le Moyen Âge. D’où un véritable engouement pour tout ce qui est médiéval, « gothique »,
que ce soit dans le domaine de l’histoire, de la littérature, de l’architecture... C’est dans ce contexte
que les études scientifiques sur les doctrines médiévales prennent leur essor. Deux écoles se font jour.
L’école dite rationaliste, dont le chef de file est V. Cousin (1792-1867), persiste dans le préjugé selon
lequel il y a contradiction entre la foi et la philosophie :
« La pensée qui s’exerce dans un cercle qu’elle n’a point tracé elle-même, et qu’elle n’ose pas dépasser, est une
pensée qui peut contenir toute vérité ; mais ce n’est pas encore la pensée dans cette liberté absolue qui caractérise
la philosophie proprement dite. Aussi la scholastique, à mon sens, est si peu le dernier mot de la philosophie, qu’à
parler généralement et rigoureusement, c’est à peine, selon moi, de la philosophie. »
Toutefois, l’école rationaliste se plaît à discerner dans le mouvement des idées philosophiques
au Moyen Age comme un effort d’émancipation progressive de la pensée vis-à-vis de l’autorité de
l’Eglise. Ainsi J.-B. Hauréau (1812-1898), auteur d’une grande Histoire de la philosophie scolastique
(1872) et voltairien convaincu, déclare que « la scolastique, c’est la Révolution qui se prépare ».
Chez les catholiques, l’intérêt pour le Moyen Age, considérable, s’inscrit dans le mouvement
général de réaction contre le monde moderne issu des principes de la Révolution française, considérés
eux-mêmes comme des conséquences des erreurs de la Renaissance et de la Réforme. Face à ce
monde hostile, on idéalise volontiers la période diévale, sorte de paradis perdu la foi était au
principe de toute la civilisation. Désireux de restaurer une civilisation chrétienne, le pape Léon XIII
donne une impulsion décisive aux études médiévales chez les catholiques avec l’encyclique Aeterni
Patris (1879). Il y appelle de ses vœux le retour à la manière de philosopher propre aux Pères de
l’Église et aux grands Docteurs scolastiques, spécialement saint Thomas, dont la philosophie est
présentée comme le modèle de cette philosophie chrétienne.
II. Le débat sur « la philosophie chrétienne »
Le conflit entre l’école rationaliste et l’école catholique s’est cristallisé autour du statut exact
de la pensée médiévale. Personne ne conteste que les hommes du Moyen Âge étaient doués
d’intelligence et qu’ils l’ont exercée avec vigueur. Mais tout exercice de la pensée n’est pas
philosophie. Qu’en est-il donc de la pensée médiévale : est-elle, oui ou non, de la philosophie ? Ce
problème, qui dépasse d’ailleurs le domaine strict de la pensée médiévale, puisqu’il s’agit en fait des
rapports entre la philosophie et la foi chrétienne, a fait l’objet dans les années trente d’une
retentissante querelle : la querelle dite de la « philosophie chrétienne ».
Ce débat comportait deux aspects connexes : un aspect historique et un aspect doctrinal. Le
problème historique peut s’énoncer ainsi : Existe-t-il dans l’histoire de la pensée - au Moyen Age en
particulier - des philosophies qui sont redevables de quelque chose de vraiment essentiel à l’influence
du christianisme, c’est-à-dire qui ne seraient pas ce qu’elles sont sans l’influence du christianisme ? Ou
encore : Est-ce que le christianisme a été, de fait, à l’origine d’un progrès pour la philosophie ?
Le problème théorique est le suivant. Tout le monde reconnaît qu’il y a des chrétiens qui
philosophent. Mais doivent-ils alors faire abstraction de leur foi ou bien leur foi peut-elle (ou même
doit-elle) jouer un rôle intrinsèque et déterminant dans la constitution même de leur pensée
philosophique ? Dans ce dernier cas, il y aurait donc une manière spécifiquement chrétienne de
philosopher (ce serait un premier sens de l’expression « philosophie chrétienne »). Cette manière de
philosopher entraînerait la constitution d’un corps de doctrines philosophiques dégagées grâce à
l’influence du christianisme (ce serait un second sens de l’expression « philosophie chrétienne »).
A. Les adversaires de la philosophie chrétienne
Les rationalistes, comme E. Bréhier, répondent négativement aux deux questions. « Le
développement de la pensée philosophique, écrit Bréhier, n’a pas été fortement influen par
l’avènement du christianisme. » Loin d’être créatrice, la pensée chrétienne a toujours été à la
remorque des courants philosophiques extérieurs : elle a été platonicienne chez les Pères,
aristotélicienne au Moyen Age... Ensuite, d’un point de vue théorique, la notion même de philosophie
chrétienne est contradictoire, comme celle d’un cercle carré : « On ne peut pas plus parler d’une
philosophie chrétienne que d’une mathématique chrétienne ou d’une physique chrétienne. » Et
Heidegger pontifie : « Une ‘philosophie chrétienne’ est un cercle carré et un malentendu », puisqu’il y
a, selon lui, contradiction entre l’attitude existentielle du croyant et celle du philosophe : « Celui qui se
tient sur le terrain d’une telle foi [...] ne peut pas questionner authentiquement sans renoncer à lui-
même comme croyant avec toutes les conséquences de cet acte. » Peut-on être philosophe si l’on ne
participe pas de « l’inquiétude proprement philosophique » (L. Brunschvig) ?
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