Première leçon : Quelle « philosophie » au Moyen Age ?
I. Oubli et résurrection de la philosophie médiévale
A. Le purgatoire de la philosophie médiévale
De la Renaissance jusqu’au XIX
e
siècle, le regard sur le Moyen Age et sa vie doctrinale dépend
du jugement très négatif que les humanistes, à partir de Pétrarque au XIV
e
siècle, ont porté sur cet
« âge intermédiaire », cette « nuit de mille ans » qui sépare la lumineuse Antiquité des temps présents
qui prétendent en ressusciter la splendeur. Les hommes de la Renaissance - par exemple Erasme dans
son Éloge de la folie (1511) - adressent une triple critique à la scolastique, dont ils ne connaissent à
vrai dire que les formes les plus faisandées.
1°- La pensée médiévale est une pensée scolastique, c’est-à-dire qu’elle a pour cadre l’école,
l’Université, dont les méthodes d’enseignement et de recherche (le commentaire de texte ou lectio, la
dispute...). l’ont marquée en profondeur. A l’universitaire, orgueilleux de sa vaine science, se délectant
de questions aussi grotesques qu’inutiles, et s’exprimant dans un latin technique jugé « barbare » par
les humanistes, la Renaissance oppose l’intellectuel méditant solitaire dans l’intimité de son cabinet et
se cultivant à l’école des maîtres classiques du beau langage.
2°- Au plan philosophique (mais la philosophie, à l’époque, englobe largement ce que nous
appellerions les « sciences »), la Renaissance récuse l’aristotélisme, qui constitue l’armature de la
pensée tardo-médiévale, au profit d’une philosophie d’inspiration platonicienne, plus ouverte, pense-
t-on, aux aspirations religieuses : « Qui t’envoie à Platon, t’envoie à l’Eglise » (Ficin).
3°- Au plan proprement religieux, les humanistes estiment que l’intellectualisme des
scolastiques a entraîné une perte du sens de l’intériorité spirituelle. Négligeant le vieil axiome
socratique « Connais-toi toi-même », on a laissé proliférer une mentalité rationaliste bien contraire à
la piété et à l’authentique esprit chrétien. Bien plus, les humanistes, d’accord en cela avec les
réformateurs, dénoncent dans la scolastique une paganisation de la foi chrétienne. L’aristotélisme est
un cheval de Troie qui a subverti la théologie et il est urgent de revenir aux sources pures de la pensée
chrétienne : l’Écriture et les Pères.
Les Lumières - qui n’ont qu’un profond mépris pour le Moyen Age obscurantiste, leur antithèse
absolue - ont repris ces critiques humanistes contre la scolastique. Mais, désormais, il ne s’agit plus de
défendre la pureté du message chrétien mais d’exalter la « libre pensée ». Pour les Lumières, le refus
de toute autorité, de tout « préjugé », est constitutif de la philosophie. Il ne pouvait donc y avoir de
philosophie au Moyen Âge en raison du poids de l’autorité doctrinale de l’Église.
B. L’essor des études sur la pensée médiévale au XIX
e
siècle
Le XIX
e
siècle s’ouvre par une « révolution culturelle » qui a pour nom le romantisme et qui
réhabilite le Moyen Âge. D’où un véritable engouement pour tout ce qui est médiéval, « gothique »,
que ce soit dans le domaine de l’histoire, de la littérature, de l’architecture... C’est dans ce contexte
que les études scientifiques sur les doctrines médiévales prennent leur essor. Deux écoles se font jour.
L’école dite rationaliste, dont le chef de file est V. Cousin (1792-1867), persiste dans le préjugé selon
lequel il y a contradiction entre la foi et la philosophie :
« La pensée qui s’exerce dans un cercle qu’elle n’a point tracé elle-même, et qu’elle n’ose pas dépasser, est une
pensée qui peut contenir toute vérité ; mais ce n’est pas encore la pensée dans cette liberté absolue qui caractérise
la philosophie proprement dite. Aussi la scholastique, à mon sens, est si peu le dernier mot de la philosophie, qu’à
parler généralement et rigoureusement, c’est à peine, selon moi, de la philosophie. »