Jamif 588 Mars 09 - La douleur dans le judaïsme Docteurs P. Tajfel et L. Lafite-Dupont
Provoquant une souffrance, la douleur nous interpelle et nous avertit d’une anomalie de l’organisme. Son
rôle d’alarme nous a été donné par notre Créateur pour nous protéger. Mais qu’en est-il des douleurs
chroniques, qui n’ont plus de finalité protectrice « Pourquoi cela m’arrive-il ? Qu’ai-je fait à Dieu
pour souffrir autant ? » Ce questionnement est resté des siècles durant sans réponse,
si ce n’est la consolation, rattachée à la puissance de la foi comme seul soulagement.
Faut-il accepter la douleur comme une fatalité, ou, au contraire, avons-nous le droit et le devoir d’agir contre elle
? Rappelons que la prévention de la douleur s’inscrit dans la philosophie juive, au même titre que la prévention
du mal en général. Maïmonide recommande déjà au 12e siècle, le sport, les bains hebdomadaires, le pouvoir
désinfectant du soleil, la nécessité d’aérer les maisons etc. Il qualifie de « poison mortel » la nourriture
surabondante...
Principes bibliques
Dans les préceptes religieux, au départ, tout vient de Dieu. C’est pourquoi il est écrit «vous n’aurez
confiance qu’en votre Dieu, le Dieu de la vérité et de la Vie ». « Je suis le Seigneur, celui qui te guéris »
(Pentateuque,’Exode 15 ; 26). Ceci est aussi mentionné dans l’Ecclésiaste : « Nul n’échappant à la
main de Dieu» « Tout ne saurait émaner que de Lui, y compris la souffrance et son soulagement ». (5), p.4)
Le souci de la souffrance est déjà présent dans l'interdiction de faire souffrir même les animaux (interdiction de la
castration, d'atteler ensemble deux animaux de natures différentes, obligation de nourrir ses animaux avant de passer à
table, tech
nique d'abattage par saignée instantanée et mort cérébrale immédiate...). De même, l'interdiction de faire souffrir ses
esclaves, ses travailleurs, l'interdiction de faire peser sur eux une souffrance même morale. Il en est ainsi pour le
respect de l'étranger, de la veuve et de l'orphelin.
Fait particulier : l’exécution capitale a rarement été appliquée dans toute l’histoire juive [Pr. R. Draï, (4)]
et dans ce cas, un verre de vin "apaisant" était octroyé au condamné par le Grand Sanhédrin.
Les grandes recommandations religieuses insistent sur l’Hygiène, le lavage des mains, le bain rituel,
l’alimentation « kasher », et bien sûr la circoncision, qui scelle l’alliance du peuple avec le Seigneur.
(extrait du serment d’Assaph, Babylonie, vers le 7e s).
Les commandements édictés ont retrouvé leurs lettres de noblesse dans la pratique médicale actuelle. Il en va ainsi de
la prévention des maladies infectieuses avec le lavage des mains et des maladies sexuellement transmissibles avec la
circoncision. Encore fallait- il éviter la douleur.(5)
« Il existe trois groupes de personnes dont la vie n’est pas vie; parmi elles, ceux dont les souffrances ont une
totale emprise sur elles » (Talmud Betza 32). Nous sommes là en présence d’une sorte de «non-vie», de «non-
être», «car la douleur n’est plus maîtrisée; elle a perdu ses significations possibles».
Dans les Maximes des pères (Pirké Avot II4) il est recommandé : « Tu ne jugeras autrui, sans avoir été à sa place» (2).
Par extrapolation, il est donc impossible de se substituer à autrui pour parler de SA douleur; prin cipe capital dans la
pratique de l’éva¬luation de la douleur. Indépendamment du Cohen (officiant du temple de Jérusalem), qui
faisait aussi office de soignant délégué de Dieu, le vrai médecin désigné sous le terme de « Rofé » est notifié dans
l’ecclésiaste entre 190-18O (1). Ce terme signifie en hébreu détendre au sens littéral; et apaiser, soulager au
sens figuré.
Prévention de la douleur
La circoncision.
Lors de la circoncision la prévention de la douleur passe par la technique traditionnelle des Mohalimes (circonciseurs
rituels). Le Mohel est habile, expérimenté, rapide; son geste est donc le moins douloureux possible.
On note aussi que la circoncision est effectuée le 8e jour, qui outre sa symbolique (un jour après le 7e jour, incluant la
création et le Shabbat), nous renvoie aux dernières données de la science. En effet, il est anatomiquement et
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physiologiquement établi actuellement que les structures pour acheminer les influx douloureux sont présents dès la
naissance, que chez le tout petit, stress et douleur, sont intriqués et que plus l’enfant est petit moins il possède
de capacités cognitives et de mémorisation. La circoncision à cet âge (à condition que l’enfant soit par ailleurs en
bonne santé) semble donc moins perturbatrice que plus tardivement.
Les Mohalimes ont veillé à réduire la douleur par plusieurs moyens. Avant le geste ils donnent à l'enfant une solution
sucrée et alcoolisée pour le «sédater». Pendant le geste ils utilisent des instruments rituels (interdiction d'uti¬liser un
couteau ayant des aspérités comme un couteau à dents, un couteau ébréché, une lame rouillée). Après, ils rendent le
bébé au plus vite dans les bras de sa mère pour le maternage. Sur le plan psychologique, interdiction est faite de
circoncire l'enfant durant son sommeil car le réveil brutal pourrait être traumatisant.
Quant à la douleur de l’accouchement, bien qu’il soit écrit dans les textes : « Tu enfanteras dans le douleur
», le «Shoul¬hane Aroukh* » précise qu’une femme qui accouche est considérée comme «un être en danger»,
justifiant soins et assistance pour préserver sa survie (et celle de l’enfant), y compris le soulagement des
douleurs.
Appréciation de la douleur
Le Talmud (Baba Kama 8e chap.) précise:
« Celui qui frappe son prochain, lui doit (outre les réparations des dommages phy
siques, matériels et moraux), le prix des soins et celui de la douleur». Mais comment va s’évaluer ce «pretium
doloris» ?
Le Talmud précise : « Nous allons estimer combien un homme qui aurait été condamné par le Roi à avoir la main
coupée accepterait d’argent pour que cette mutilation se fasse douloureusement par le sabre plutôt que sans
douleur ?» Rachi de Troyes, (contraction de Rabbi Chimon) le grand commentateur français, explique: « Il
n’existera pas un seul individu dans tout l’univers qui l’acceptera. Il faut donc, lire: « Combien un
homme serait-il prêt à PAYER pour que sa main lui soit coupée sous « anesthésie » plutôt que dans les douleurs? » On
remarque bien dans ce texte que la douleur est une entité reconnue, qualifiable et quantifiable.
Douleur et récompense Récompense « Don reçu en reconnaissance d’un service rendu ou d’un mérite
particulier » (3).
Dans Berakhot 5 il est dit : « Trois des meilleures choses dont l’éternel s’est «défait» pour les donner à
l’homme, n’ont été accordées au peuple d’Israël qu’au travers de la douleur et dans les
souffrances.
Ce sont : La Torah (la Loi), Eretz Israël (la Terre d’Israël), Olam Haba (le monde à venir).
A propos des sens possibles de la douleur en tant que récompense, le Talmud s’interroge : « existe-t-il des
signes à partir desquels l’homme peut comprendre que ses souffrances et ses douleurs peuvent être
considérées comme un acte d’amour qui lui permettra non seulement d’obtenir (peut-être) la rémission
de ses fautes, mais encore de se dépasser et d’atteindre ainsi, par l’attachement indéfectible à son
Créateur un nouveau niveau de perfection.
Le « meilleur », ne peut donc se concevoir dans une facilité exempte de souffrance, parce que la récompense est
l’un des moyens qui permettent à l’homme d’aller chaque fois un peu plus de l’avant. (Pirké
Avot I 13). (2)
Mais il ne faut pas confondre « douleur d’effort » pour atteindre un but, même sur le plan spirituel et recherche
de la douleur comme moyen d’aller vers le bien. On tombe alors dans le dolorisme rédempteur.
Douleur et rédemption Rédemption : « Action de ramener quelqu’un au bien, de se racheter » (3). D’où la
notion ancienne de la douleur rédemptrice, « positive » cette fois -ci sur le plan spirituel, fondée sur notre désir de
réaliser notre potentiel dans ce monde-ci en vue du monde futur.
Le Talmud va encore plus loin et nous dit : « Combien peuvent être bonnes les souffrances et les douleurs qui finissent
par effacer les fautes et les péchés de l’homme ». Mais, lorsque la douleur est vécue comme une atteinte qui, à
terme, risque de devenir insupportable; même la perspective de la « grande récompense » ne nous rassure pas. «Je
ne désire ni les souffrances, ni même leurs récompenses ». (Berakhot 5)
On peut reconnaître, répond le Talmud, que les douleurs sont des souffrances qui viennent « par Amour »
lorsqu’elles n’empêchent pas l’individu d’étudier la Torah ou de faire la Tefilah (prière).
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A l’inverse, à partir de l’instant où l’homme a été « investi » par la souffrance et la douleur, il a
quitté toute prise sur ce qui donne la signification à sa vie, à savoir la Torah et la Tefilah ; cet homme-là, peut être
considéré comme « non-vivant ». (le Talmud)
Douleurs et souffrances sont donc des situations redoutables que l’on a le devoir de prendre en considération.
« Dans le Judaïsme il y a le devoir de soulager, il n’y a pas de culte de la souf¬france; Il faut aussi aider le malade à
énoncer ses fautes, ses regrets, évacuer la culpabilité, mais cela pour lui assurer la sérénité » (M. Méir Tapiero) (4).
La douleur, un moyen de se sublimer Ce chapitre aura pour exemple des cas de souffrance acceptée, même s’il
ne s’agit pas de douleurs physiques proprement dites.
L’exemple de Job. Le héros du Livre de Job est un père de famille nombreuse. Job représente l'archétype du
Juste dont la foi est mise à l'épreuve par Satan, avec la permission de Dieu. Job supporte avec résignation la perte de
ses biens, de ses enfants, ainsi que les souffrances de la maladie. Puis il supporte de même, sans renier une seule fois
son Dieu, les réprimandes de trois de ses amis, « Ta piété n’est-elle pas là pour te donner confiance? » «
L’intégrité de ta conduite n’est-elle pas ton espoir? ». Ses amis partent du principe : souffrance = punition
= faute. Or, Job crie vigoureusement qu’il n’a pas péché. Dieu lui expliquera ensuite qu'il ne faut pas le
juger avec des vues d’Homme, et le rétablira dans toutes ses possessions, doublées.
Le Prophète Jérémie est un autre grand souffrant de la Bible, décrit comme sensible, impressionnable, prompt à la
réplique, endurant la souffrance morale et physique. C’est un homme qui prêche dans un climat hostile. Le
prophète reste fidèle à Dieu malgré les calomnies et les persécutions. Témoin de 4 invasions étrangères et de 3
déportations successives en Babylonie, il a subi le long siège de Jérusalem, pendant la seconde moitié duquel on
l’a jeté en prison. C’est par cette souffrance que Jérémie s’élève et se rapproche de Dieu.
La douleur punitive ?
L’Éthique juive en effet est fondée sur une relation Métaphysique avec le Créateur. Celle-ci est basée sur la
no¬tion de responsabilité et de finalité de nos actes, source de sanctions ou de récompenses. Dans la Bible hébraïque,
Dieu est ainsi, tantôt la cause de la guérison, tantôt celle de la maladie (S. Byl, p ; 13-18, (5)).
Dieu use de l’épreuve que la nature ou autrui nous inflige pour nous attirer à Lui, en aucun cas il ne « punit » ainsi.
Le Talmud (Baba Metzia ; 85) et le Midrache nous racontent que le célèbre Rabbi Yehouda « Le Saint » (principal
auteur et compilateur de la Michna) vit arriver un jour à lui un agneau qui tentait d’échapper au couteau du
boucher et cherchait auprès de lui un abri. Le Rabbi le repoussa en lui disant : « Va, car c’est pour cela que tu as
été créé ». A cet instant, il fut saisi de grandes douleurs qui ne cessèrent qu’au bout de 13 ans, lorsqu’ à
l’occasion d’un événement semblable il prit l’attitude inverse en prononçant le verset : « Et sa pitié
miséricordieuse s’étend à toutes ses créatures ».
Point de vue des Rabbins Maïmonide développe sa conception de l'homme, mélange inextricable d'un corps et d'un
esprit totalement interdépendants. La douleur physique est une sensation subjective liée à une souffrance, phénomène
psychologique. Les remèdes doivent donc être associés au soutien psychologique.
« Pour être sur la bonne voie, il (l’homme) devra avoir conscience qu’il faut que son corps soit intact et
fort pour que son âme puisse accéder à la connaissance de Dieu ».
Rabbi Meïr, dans le Talmud exprime une notion reconnue par tous : « Ceci est aussi évident que le fait pour celui qui a
mal d’aller chez le médecin ». Il reconnaît ainsi tacitement qu’une douleur doit être soulagée.
Rachi nous révèle le fond du problème : le Créateur n’a-t-il pas dit : « C’est Moi qui blesse et c’est
Moi qui guéris » ? Comment moi, homme, puis-je m’interposer et m’opposer par mes soins à la volonté
Divine?»
A cette question le texte biblique et son exégèse répondent sans aucune équivoque : «Le médecin a le droit (et donc
le devoir) de soigner, mais il tire ce droit de l’autorité de la Torah à laquelle il reste soumis. Sans l’aide du
Créateur, il ne peut rien.
La douleur en fin de vie
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Soins palliatifs ? Délivrance ou euthanasie ? Il convient de rappeler deux interdictions du Judaïsme découlant du
commandement «tu ne tueras point », à savoir le suicide et l'euthanasie.
Le Talmud (Ketoubot 104a) nous rapporte le fait suivant : « le Grand Maître Rabbi était gravement malade et souffrait
atrocement. Tous les Rabbins, réunis à son chevet priaient avec ferveur pour que le Seigneur le gardât en vie. Seule
contre tous, son infirmière qui, mieux que les Rabbins, était à même de mesurer l’ampleur des souffrances de
Rabbi, priait instamment l’Éternel de mettre fin à l’existence du Maître. Un autre texte nous rapporte que
Rabbi Yohanane s’était moralement senti responsable de la mort de son inséparable et incomparable
compagnon Rêche Lakiche. Il en conçut une souffrance telle que personne ne put le consoler et, qu’à la fin, il en
perdit la raison. Les Rabbins prièrent en sa faveur et obtinrent du Miséricordieux qu’il quitte ce monde.
Ces deux textes nous montrent combien la douleur, physique et morale, peut prendre un aspect surhumain. Ils nous
montrent également que nous avons le droit, et même le devoir, de prier pour demander au Créateur que les
souffrances cessent, non pas parce que ces souffrances nous dérangent, mais parce que notre attitude fait partie de la
règle biblique d’aimer son prochain comme soi- même. Il y a donc refus de la souffrance pour ce qu’elle
est.
Conclusions
Les textes et la pensée juive ne favorisent, ni ascèse ni douleur. Ils ne don¬nent aucun sens à s’infliger des
douleurs pour s’approcher de Dieu, souligne le Rabin Senior.
Il ressort de l’étude que la douleur doit être soignée le mieux possible puisque Dieu donne aux médecins les
moyens et l’intelligence de le faire.
La douleur ! Avertissement céleste, rémission des péchés, dépassement de soi, signe d’amour du Créateur,
ou phénomène maléfique ?
Je suis à la rigueur tenté de réfléchir pour moi-même à ces sens possibles mais, je ne puis, en aucun cas, le dire à
l’autre et à la place de l’autre. « Ma douleur n’est pas la tienne, et de même je n’en suis pas
propriétaire » Je lui dois uniquement mes meilleurs soins et tout mon amour. Car la douleur et son vécu, doivent être
analysés et considérés avec une extrême humilité en vertu d’une des affirmations du judaïsme : « On ne peut
aimer Dieu que si on aime l'homme et on ne peut aimer l'homme sans aimer Dieu ».
Remerciements
Daniel Farhi (Rabbin du Mouvement Juif Libéral de France ; auteur de nombreux ouvrages sur le judaïsme) Patrick
Henry (Président honoraire de la Société Française de la Douleur ; Doyen honoraire de la Faculté de médecine de
Bordeaux)
Shifra Svironi-Jacquet (co-auteur de livres d’apprentissage de l’hébreu et de culture juive)
Marie Thérèse Barbé (Poète spiritualiste)
Bibliographie
1- B.Halioua « La médecine au temps des Hébreux » éd. Liana Levi, 2008
2- M.Lemel : « La douleur dans le judaïsme »
3- Petit Larousse, 2009
4- Ultime Dialogue CD Régimédia Janv. 2007
5- Vesalius, numéro spécial 4,colloque : Histoire de la médecine et du judaïsme, 1998
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