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Mécanique quantique À la recherche des interactions entre électrons dans les conducteurs unidimensionnels
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tracées en fonction de dV et de la tension de grille VG,
pour une transmission du contact ponctuel quantique
réglée à t ≈ 0,4. Les parties claires correspondent aux
bords de marche des fonctions de distribution en éner-
gie. On peut voir deux bords de marche similaires dont
la distance en tension de grille VG, et donc en énergie, est
proportionnelle à dV. La figure 3b présente les fonctions de
distribution en énergie extraites des données brutes pour
différentes tensions dV. Lorsque les deux canaux se ren-
contrant au niveau du contact ponctuel quantique sont à
la même tension, la fonction de distribution mesurée est
une fonction de Fermi à la température de 43 mK, proche
de la température dans le réfrigérateur à dilution où est
fixé l’échantillon. Quand on augmente dV, la fonction de
distribution prend la forme d’une double marche dont la
hauteur (0,4) et la largeur (≈ edV) obéissent aux prédic-
tions théoriques sans interactions.
Pour observer le retour progressif de la distribution
électronique vers l’équilibre, la distance entre la création
Figure 2 – Spectroscopie d’états électroniques hors-équilibre. (a) Schéma d’une boîte quantique couplée à deux canaux de bord. La boîte quantique est définie dans le
gaz bidimensionnel à l’aide de grilles couplées électrostatiquement (en vert et violet). Les courants ID et IS circulent dans les canaux de bord rouge et bleu. Le courant
Iboîte mesuré est le courant traversant la boîte quantique. Les dimensions de cette boîte quantique sont suffisamment petites pour que l’espacement entre niveaux
électroniques discrets soit plus grand que la gamme d’énergie explorée. Il n’y a alors qu’un seul niveau électronique discret actif. (b) Description schématique de la
spectroscopie des fonctions de distribution en énergie fD,S(E) dans les électrodes de drain (D) et source (S) avec un seul niveau électronique discret d’énergie Eniv(VG)
dans la boîte quantique. La distribution en énergie dans le drain est supposée hors d’équilibre avec une forme de double marche tandis que la distribution en énergie
dans la source est ici une fonction de Fermi d’équilibre. (c) Lorsque la boîte quantique est très faiblement couplée à la source et au drain (régime tunnel séquentiel),
le courant électrique Iboîte la traversant est directement proportionnel à fS(Eniv) – fD(Eniv). Les fonctions fD,S(E) sont obtenues en balayant Eniv par effet de champ
avec la tension VG. Sur la gamme d’énergie sondée, on a ∂∂−EVe
niv/
η
, où hG est un bras de levier qui dépend du couplage capacitif grille-boîte quantique.
(d) La transconductance ∂Iboîte/∂VG, signal mesuré dans l’expérience, est proportionnelle à ∂(fS – fD)/∂E.
Figure 3 – Test expérimental de la technique de spectroscopie hors équilibre. Pour pouvoir ignorer l’effet des interactions le long du canal de bord, la longueur
de propagation est ici très courte (0,8 mm). (a) Données expérimentales de conductance différentielle de la boîte quantique ∂Iboîte/∂VG représentées en échelle de
couleur (le sombre correspond à un signal faible et le clair à un signal négatif) en fonction de VG la tension de grille de la boîte quantique, et de dV différence de
tension entre les deux canaux de bord mélangés au niveau du contact ponctuel pour générer en sortie une fonction de distribution électronique hors équilibre. (b)
Symboles : fonctions de distribution f (E) mesurées en fonction de l’énergie E des états électroniques pour différentes tensions de polarisation du contact ponctuel
quantique dV. Les fonctions de distribution sont obtenues en intégrant sur VG les données expérimentales de la figure de gauche aux valeurs de dV indiquées par les
tirets colorés. La conversion entre la tension VG et l’énergie E se fait grâce à une calibration indépendante. La ligne noire correspond à la fonction de Fermi calculée
à une température T = 43 mK.
Mécanique quantique
À la recherche des interactions entre électrons dans les conducteurs unidimensionnels
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Le système électronique que nous avons sondé de cette
manière est un canal de bord du régime de l’effet Hall
quantique (voir encadré). Ces canaux guidant le courant
électrique le long des bords de l’échantillon sont générale-
ment considérés comme des conducteurs unidimension-
nels parfaitement balistiques. En effet, sous l’influence du
champ magnétique, le courant ne s’y propage que dans
un seul sens et, en conséquence, l’inévitable désordre rési-
duel ne peut pas entraîner une rétro-diffusion du courant
dans le canal. Dans ces canaux de bord, il est prédit que
les porteurs de charge vérifient le principe d’exclusion de
Pauli, qui stipule qu’un même état quantique peut être
occupé au plus par un fermion. Le remplissage des états
accessibles à ces porteurs, qui sont quantifiés par leur
caractère ondulatoire, combiné à la taille finie du circuit,
se fait donc par énergie croissante et l’énergie du dernier
niveau occupé à température nulle est appelée énergie de
Fermi EF. A l’équilibre à une température T, la probabi-
lité d’occupation des états électroniques, aussi appelée
fonction de distribution en énergie, est alors une fonction
de Fermi fE eEE
FkBT
()=1/(
()/
+− où kB est la constante
de Boltzmann. Hors d’équilibre, cette distribution peut
prendre des formes très différentes.
En pratique, le dispositif utilisé pour obtenir le régime
de l’effet Hall quantique est un gaz bidimensionnel
d’électrons formé à l’interface de deux semiconducteurs
d’AlGaAs et de GaAs de très grande pureté, réalisés par
épitaxie par jets moléculaires. Le nombre de canaux
le long de chaque bord du gaz d’électrons est contrôlé
par la valeur du champ magnétique B (voir encadré).
L’échantillon mesuré est représenté sur la figure 1. Le gaz
bidimensionnel est séparé de la surface de l’échantillon
par 105 nm de matériaux isolants. Pour établir un contact
électrique avec les canaux au bord du gaz bidimension-
nel, on fait diffuser un alliage d’or et de germanium au
travers de la couche isolante (en jaune sur la figure 1). Le
chemin suivi par les canaux de bord est ensuite défini en
appliquant une tension négative à des grilles métalliques
déposées à la surface de l’échantillon : une tension suf-
fisamment négative repousse le gaz d’électrons présent
sous la grille, ce qui forme des bords artificiels le long des-
quels se propagent les canaux.
Pour mettre un canal de bord hors équilibre, nous
mélangeons les populations électroniques de deux canaux
de bord portés à des potentiels électriques différents au
moyen d’une petite constriction (voir figure 1, panneau de
gauche). Cette petite constriction, appelée contact ponc-
tuel quantique, réalise l’équivalent électronique d’un sépa-
rateur de faisceau optique. Elle est réalisée au moyen de
deux grilles métalliques en regard situées au dessus du
gaz bidimensionnel d’électrons (voir figure 1, panneau
de droite). En appliquant une tension de polarisation de
plus en plus négative aux grilles, une zone confinée de
plus en plus étroite entre les deux grilles est formée par
répulsion électrostatique. La probabilité de transmission
t des canaux de bord incidents à travers le contact ponc-
tuel quantique peut être complètement ajustée avec la ten-
sion de grille, entre 1 (passant) et 0 (fermé). Dans chaque
canal de bord provenant directement d’un contact élec-
trique polarisé à une tension V, le système électronique
est à l’équilibre thermique : la distribution en énergie
électronique y a la forme d’une fonction de Fermi, c’est-
à-dire une marche arrondie à cause de la température T
sur une largeur d’environ kBT et décalée en énergie par
le potentiel électrochimique appliqué –eV. L’énergie de
chaque état électronique transférée à travers la constric-
tion est constante. En conséquence, la distribution en
énergie dans les canaux de bord sortant est simplement la
somme des deux fonctions de Fermi incidentes pondérées
par les probabilités de transmission t et de réflexion 1 – t
pour que les canaux de bord incidents aboutissent dans le
canal sortant considéré. Il en résulte une distribution en
énergie en forme de double marche en sortie du contact
ponctuel quantique (voir figure 1, panneau de gauche),
très différente d’une fonction de Fermi à l’équilibre.
Le deuxième élément clé est la possibilité de mesurer
la fonction de distribution en énergie des électrons dans
un canal de bord. Pour cela nous utilisons une boîte quan-
tique, c’est à dire une zone très confinée du gaz bidimen-
sionnel d’électrons, comme filtre passe bande en énergie
(voir figure 2 ). En effet, le caractère ondulatoire des élec-
trons associé aux petites dimensions entraîne une quan-
tification de l’énergie des niveaux électroniques dans la
boîte quantique, de façon analogue à la quantification des
niveaux dans un atome. Lorsque la boîte quantique est fai-
blement couplée à des canaux de bord, les seuls électrons
qui peuvent la traverser sont ceux qui ont l’énergie d’un
des niveaux discrets. Dans l’expérience, la boîte quantique
est suffisamment petite pour qu’un seul niveau d’éner-
gie Eniv soit accessible dans la gamme d’énergie explorée.
Dans ce cas, le courant Iboîte à travers la boîte quantique
est directement lié à la probabilité de présence f(Eniv) d’un
électron à l’énergie Eniv. L’énergie Eniv est modulable par
effet de champ en modifiant la tension VG appliquée à
une grille métallique couplée capacitivement au niveau
discret de la boîte. Afin d’obtenir la distribution en éner-
gie f(E), il suffit alors de mesurer
Gboîte
en balayant VG.
Relaxation en énergie
des états de bord
Afin de démontrer la validité de la spectroscopie
hors d’équilibre décrite ci-dessus, nous avons d’abord
mesuré la fonction de distribution suffisamment près
du contact ponctuel quantique d’injection pour pouvoir
ignorer les interactions survenant lors de la propaga-
tion jusqu’à la boîte quantique de mesure. Dans ce cas,
nous nous attendons donc à observer une fonction de
distribution en forme de double marche dont la hauteur
des marches est donnée par la transmission du contact
ponctuel quantique – caractérisée indépendamment – et
la distance entre marches est définie par la tension dV
entre canaux de bord. La figure 3a présente en échelle de
couleur des données expérimentales brutes
Gboîte/,
proportionnelles dans cette gamme d’énergie à ∂f/∂E,