9 Octobre 2012 La croissance économique, problème ou solution ? Conférence de Philippe Frémeaux, éditorialiste à Alternatives Economiques. A. Quelles sont les données du problème ? Reprenons la question en longue période. - Malthus s’est trompé durant deux siècles. Hausse des rendements et de la productivité ont été géométrique et non arithmétique et plus rapide que la croissance de la population. - Croissance spectaculaire de la production dans les pays industrialisés. Allongement de l’espérance de vie, diminution du temps de travail. 150 000 heures en 1900, 60 000 heures aujourd’hui. - Ce mouvement s’est plutôt accéléré au cours des dernières décennies. Le ralentissement de la croissance en Europe, au Japon et, dans une moindre mesure aux Etats-Unis s’est accompagné d’un rattrapage des pays dits émergents. D’où une croissance du pib de 4% par an au niveau mondial sur les cinquante dernières années, qui a permis une forte élévation du niveau de vie moyen - sur fonds d’ inégalités persistantes -, en dépit de la croissance rapide de la population mondiale : 3 milliards en 1960, 7 depuis 2011. 1 - Il en résulte une pression croissante sur les ressources. Consommation d’énergie par habitant est passée de 1,3 tonne equiv pétrole /hab en 1972 à 1,8 /hab en 2009 malgré la baisse de l’intensité énergétique du Pib dans la plupart des pays. Risque évident d’épuisement des ressources + réchauffement climatique CO² (émissions par habitant 4.8 t/hab en 2008 contre 3.11 t/hab en 1960 alors que la population a plus que doublé sur la période). - L’idée qu’une croissance infinie n’est pas possible dans un monde fini est donc revenue en grâce. Prise de conscience très progressive, rapport Meadows de 1972 sur « les limites de la croissance », Sommet de la terre Rio 1991 et Rio + 20 en juin prochain. Conférences Copenhague, Cancun, Durban sur changement climatique… Tout cela sans que cela ne change grand chose. On continue de foncer dans le mur à grande vitesse. D’où l’idée que Malthus pourrait bien finir par avoir raison. - De fait, les contraintes écologiques présentes ou à venir demeurent très mal prises en compte par le système économique. Les progrès spectaculaires de la productivité ont permis de diminuer de manière continue le prix des produits industriels encourageant un remplacement rapide des produits, (effets de mode, produits jetables). Tout 2 cela entraine une forte surconsommation matérielle et énergétique qui remet en cause les bases mêmes de notre vie future. - Nous vivons dans l’illusion d’être rentrés dans une société de services – parce que ceux-ci sont à l’origine de 80 % des emplois, (développement de l’économie résidentielle : commerce, éducation, santé et soins, loisirs et tourisme, bâtiment, travaux publics, administrations, transports) - alors que nos modes de vie et de consommation n’ont jamais été aussi consommateurs de biens matériels et d’énergie et destructeurs de ressources (surpêche, déforestation, destruction de terres arables…) - Cette surconsommation est rendue possible par le fait que les prix ne reflètent pas les risques écologiques liés à cette surconsommation. Les matières premières énergétiques sont vendues à leur coût d’extraction – parabole de la baignoire et du seau - et non à leur coût de renouvellement. C’est vrai de l’énergie, mais aussi des principaux minerais, souvent encore disponibles à un prix qui rend peu rentable l’essor du recyclage. C’est vrai du poisson, ou du bois. Ainsi, le marché n’envoie pas les bons signaux : les prix des ressources demeurent faibles jusqu’au moment où l’offre ne parvient plus à suivre la demande. Alors ils explosent et l’ajustement est très douloureux. 3 B . Voyons maintenant pourquoi on ne prend pas les bonnes décisions. Quatre raisons peuvent être dégagées : 1. Le temps politique est un temps court, les problèmes, mêmes certains, sont pour demain. Opinion favorable à l’idée qu’il faut s’adapter aussi longtemps qu’elle n’est pas réellement concernée. Exemple : Grenelle de l’environnement (arbitrages sur le plan agricole, normes en matière de bâtiment, Syndrome Nimby pour les éoliennes). 2. Notre économie demeure fondamentalement productiviste. Les entreprises veulent continuer à croître, les salariés ont peur de perdre leur emploi et les revenus qui vont avec. A cela s’ajoute la dynamique entrainée par la distribution inégalitaire des revenus. Les riches se satisfont de leur mode de vie spécifique et veulent le conserver, les autres veulent les «rattraper ». (Ce n’est pas nouveau, déjà Thorstein Veblen dénonçait la consommation ostentatoire). Paradoxe de notre société d’abondance : une large partie des classes moyennes vit dans la frustration permanente du fait de la montée des dépenses contraintes : hausse du prix du logement, énergie, communications, transports. Pire, une large part 4 de la population vit dans la pauvreté et peut légitimement juger manquer du nécessaire. Alors qu’on attendrait de la gauche qu’elle soit à même de penser une société où l’on vive mieux sans pour autant consommer plus, où l’emploi, l’accès au revenu pour tous, soient de plus en plus déconnectés de la progression des consommations matérielles, elle peine à faire entendre un discours qui viendrait réconcilier le nécessaire – vivre autrement- et le souhaitable – vivre mieux. La crise et les contraintes qu’elle nous impose, loin de libérer l’imagination, semble au contraire la limiter. La croissance, synonyme d’emploi, n’est jamais aussi désirable que lorsqu’elle disparait. Du coup, le discours écolo est devenu inaudible. Tous les candidats, y compris Eva Joly, nous expliquent que leur programme va multiplier les emplois… 3. La fragmentation de la société internationale. Les inégalités internationales posent le même problème. Face aux enjeux globaux (climat, pêche, etc.), il faut des accords internationaux pour répartir l’effort, et éviter tout effet free rider. Mais comment faire ? Responsabilités historiques des pays riches, droit au développement, maintien des inégalités en termes d’émissions par tête. Dans le même temps, la Chine devenu premier émetteur… 5 Compromis très difficiles à trouver. Du coup, si quelques progrès ont été faits, on est très, très loin du compte. 4. Les rivalités interétatiques sont exacerbées par les problèmes d’accès aux ressources, de sécurité d’approvisionnement. Elles justifient la course à la puissance, une puissance assise sur le développement économique et technologique. Résultat : la fuite en avant dans la croissance devient une exigence pour se prémunir des conséquences mêmes de la croissance. C. Vraies solutions et faux débat - Le débat Croissance ou décroissance traduit à la fois une vraie nécessité – réduire nos consommations matérielles - et un faux choix économique et politique – la croissance est un agrégat conventionnel dont le contenu peut être modifié. - Vraie nécessité de réduire la fuite en avant dans des modes de vie à forte intensité matérielle et énergétique. Pas évident, compte tenu de l’inertie du système et de la difficulté entrainée par les reconversions économiques et sociales imposées par les transformations nécessaires, mais il vaudrait mieux le choisir librement avant d’y être contraint avec les conséquences que l’on peut 6 craindre : montée des inégalités ; menaces pour la démocratie. - Faux choix dans la mesure où la croissance est une construction statistique : elle indique la différence de niveau du Pib à deux périodes distinctes. Le Pib constitue la somme des productions de richesse marchande ou donnant lieu à rémunération (production des fonctionnaires). A ce point de vue Le Pib n’est pas un mauvais instrument : il intègre les deux modes de validation des richesses par la société : le marché et la démocratie). Il a deux gros défauts : c’est un compte d’exploitation, pas un compte de capital (la destruction de la nature peut faire augmenter le Pib en rendant payant ce qui était hier gratuit : congestion urbaine, accès à la nature, etc.). - L’enjeu est de changer le contenu de l’activité, pas nécessairement de cesser de la faire croître. Ce qui nourrit la critique de la croissance actuelle, ce sont à la fois le fait qu’elle n’est pas découplée de la croissance des consommations matérielles et qu’en revanche, sa corrélation avec les progrès du bien-être est de moins en moins évidente dans les sociétés industrialisées. Et cela d’autant plus que le Pib ne mesure pas l’apport des activités bénévoles ou exercées dans le cadre familial : faire la cuisine plutôt qu’acheter un plat cuisiné diminue le pib. En revanche, si nous décidons tous d’apprendre la 7 musique en recourant aux services de profs de musique, le Pib va progresser ! - D’où le développement d’un débat chez les économistes pour développer d’autres indicateurs afin de mesurer le progrès de nos sociétés. Très compliqué : un indicateur doit être consensuel, simple, afin de définir une norme partagée de mesure du progrès. Débat très difficile ; que doiton compter ? Et comment ? Faut-il mettre un prix à toute chose ? A la qualité de l’air ou de l’eau ? Il est donc très difficile de définir un indicateur unique, synthétique, qui puisse être accepté par tous, au-delà du Pib. En outre, on ne peut affecter un prix à toute chose, parce que les ressources offertes par la nature ne sont pas substituables les unes aux autres. Nous ne sommes pas à même de reproduire, de recréer une espèce disparue, son prix devrait être considéré, sur le plan économique, comme infini. - D’où l’idée, pour qui considère que l’économie a pour finalité de satisfaire les besoins individuels et collectifs, de sortir de l’abstraction de la richesse marchande pour définir des indicateurs qualitatifs de satisfaction des besoins concrets (se nourrir, se loger, se soigner, s’instruire, etc… ) au-delà ou à côté du Pib (comme le fait l’IDH développé par le PNUD) et de leur adjoindre des indicateurs écologiques (empreinte écologique, etc.). 8 - Mais ces indicateurs, s’ils fournissent une bonne évaluation des résultats – et des dégâts - de notre système économique, ne conviennent pas au bon fonctionnement d’une société marchande décentralisée, où le marché et la monnaie jouent un rôle essentiel dans la répartition des revenus et des biens. Comment intégrer les progrès réalisés dans les négociations sociales ? Peut-on diminuer les salaires quand la qualité de l’air s’améliore à Paris ? - En pratique, la transition vers une économie soutenable suppose d’intégrer les contraintes écologiques dans le prix des produits et de l’énergie (obligation de recyclage qui aurait pour effet de développer une économie de fonctionnalité, énergie payée à un prix permettant de rentabiliser les investissements en renouvelables et en économies d’énergie). Il faudrait également accepter un haut niveau de prélèvements obligatoires afin d’offrir à tous des biens publics gratuits - éducation, santé, environnement préservé -, parallèlement au développement de l’offre de services marchands autour du bien être. De quoi passer à une vraie société de services, pas nécessairement marchands, donnant une large place au bénévolat et aux échanges locaux (ce qu’encourage le développement des monnaies complémentaires…). 9 A ce point de vue, le débat sur la RTT mériterait d’être réouvert… Mais cela suppose que la logique de l’intérêt général, et de la coopération l’emporte sur le toujours plus et la compétition généralisée. De fait, aujourd’hui, la tendance est plutôt d’essayer de nous convaincre qu’il faut absolument travailler plus pour résister à la concurrence chinoise… D. Quatre raisons d’espérer Quatre bonnes nouvelles : 1. la transition démographique s’opère plus rapidement qu’on ne l’avait jusqu’à présent prévu. 8.3 en 2030 ; 9.5 milliards d’habitants en 2050. Un niveau qui n’interdit pas d’espérer pouvoir offrir un accès aux ressources de base à tous à condition de prendre les bonnes décisions. 2. Energie solaire existe en quantité illimitée à l’échelle humaine. 3. Dans l’absolu : la vraie richesse est toujours un produit de l’activité de l’intelligence humaine, qui existe en quantité infinie (la bêtise aussi, malheureusement, et le combat est sans fin). Il n’y a pas un stock fini de richesses, hors ressources naturelles non renouvelabes, qui ferait que l’enrichissement des uns impliquerait nécessairement l’appauvrissement des autres. Il 10 n’y a pas de vases communiquants. Ce n’est pas parce que les médecins chinois soignent mieux que nos médecins soignent moins bien, ce n’est pas parce que leurs maçons apprennent à mieux construire des maisons que nos maisons sont moins solides ! 4. Nos possibilités techniques sont sans commune mesure avec ce qu’elles ont été dans toute l’histoire antérieure de l’humanité. Reste à les mettre au service d’une économie réllement soutenable, arrêtant de consommer de ressources non renouvelables et non renouvelées. 11