Prendre le large: anthropologie et didactique des langues

Éducation et Sociétés Plurilingues n°31-décembre 2011
Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères
Catherine BERGER
La didattica delle lingue straniere ha ancora difficoltà a superare l'ambito delle
competenze linguistiche ed a sviluppare modi di prendere in considerazione la relazione
verso l'alterità. Le scienze umane, e l'antropologia in particolare, affrontano tale
questione sia sul piano teorico, sia per mezzo di una modalità di ricerca specifica.
Poggiando sulla mia formazione in etnologia e sulla mia esperienza di ricerca in un
campo lontano dall'universo scolastico, cercherò di mostrare ciò che l'antropologia può
portare alla didattica delle lingue straniere, fornendo esempi concreti di esercizi messi in
pratica con futuri docenti, passibili di trasposizione nei confronti degli allievi.
The art of teaching a foreign language still has to overcome the hurdle of purely
linguistic know-how and develop ways of taking otherness into account. The humanities
– anthropology in particular – broach the question theoretically as well as practically,
thanks to specific investigation techniques. My training in ethnology and experience
with fieldwork far removed from the school universe allow me to show what the
anthropological approach can contribute to foreign language teaching and provide a few
concrete examples of exercises used with future teachers that can also be applied in the
classroom.
Si l’on reconnaît à l'apprentissage des langues étrangères d'autres ambitions
que la seule acquisition de savoir-faire linguistiques envisagés en dehors de
tout contexte social et culturel, la didactique des langues ne peut s'appuyer
exclusivement sur des sciences du langage définies de façon étroite.
Apprendre une langue étrangère implique une prise en compte de l'altérité
qui va bien au-delà d'un changement de code et ne se met pas en place
spontanément dans le cadre scolaire. On continue encore trop souvent à
parler "des cultures" comme s'il s'agissait d'entités discrètes, homogènes,
fonctionnant sur le mode englobant et à assigner des traits spécifiques et
définitifs à ceux qui "font partie" de tel ou tel ensemble. Dans une période
marquée par les replis identitaires et les volontés d'exclusion, apprendre
une langue étrangère offre l'occasion de travailler sur l'altérité et l'identité
et permet de déconstruire ces conceptions réductrices qui s'opposent à toute
vision complexe et dynamique des phénomènes de contacts et de brassages
linguistiques et socio-culturels. Si elle se donne aussi cet objectif, la
didactique des langues peut s'appuyer sur les sciences humaines et en
particulier sur l'anthropologie (1) car "la recherche anthropologique traite
au présent de la question de l'autre. La question de l'autre n'est pas un
thème qu'elle rencontre à l'occasion; il est son unique objet intellectuel, à
partir duquel se laissent définir différents champs d'investigation" (Augé,
1992: 28). Dans la réflexion sur l'altérité, l'anthropologie peut beaucoup
apporter sur le plan théorique mais, parce que cette discipline s'est
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longtemps caractérisée par une démarche d'enquête spécifique, celle du
"terrain", elle peut devenir source d'inspiration pour des pratiques
didactiques. Le terrain, immersion prolongée du chercheur dans les sociétés
étrangères qui constituaient son objet d'étude, a en effet longtemps
constitué le rite d'initiation des anthropologues et leurs journaux de bord,
au premier rang desquels celui de Bronislaw Malinowski, témoignent des
difficultés rencontrées en passant d'un monde à un autre. Aujourd'hui,
l'anthropologie a diversifié ses sources et elle s'intéresse essentiellement à
des sociétés proches et des environnements familiers mais la démarche
permet toujours de nourrir un questionnement sur l'altérité et l'identité qui
semble tout à fait pertinent pour la didactique des langues. Je tenterai de
l'illustrer par des exemples concrets issus de mon expérience personnelle.
Le contexte
Ayant suivi tout au long de ma formation universitaire un double cursus en
anthropologie et en anglais, j'enseigne l'anglais et, occasionnellement, le
FLE (français langue étrangère) tout en menant des recherches basées pour
l'essentiel sur des enquêtes de terrain, tant en anthropologie qu'en
didactique des langues. Spécialisée dans l'étude du domaine européen, j'ai
tout d'abord travaillé sur la constitution des identités régionales et sur
diverses formes de syncrétismes religieux. Il y a une douzaine d'années, j'ai
été sollicitée par un nouveau centre de recherche consacré entièrement aux
marins du commerce (Le SIRC Seafarers' International Research Centre
de l'Université de Cardiff, au Royaume Uni) pour mener la partie
française d'un grand projet de recherche international dans le monde
maritime. Ce projet, lié aux mutations majeures qui touchent ce secteur,
portait principalement sur la façon dont les missions religieuses qui ont
longtemps été quasiment les seules institutions à se soucier du bien-être des
marins, s'adaptaient à ces évolutions. Je me suis donc "plongée" dans le
milieu maritime, ai fréquenté ces missions en France et dans divers pays,
notamment aux Philippines dont sont originaires près du quart des marins
du monde. Ce sujet se révélant passionnant, j'ai poursuivi d'autres
recherches sur la vie à bord, la condition des marins philippins et les
missions maritimes. C'est cette expérience de terrain qui a nourri l'essentiel
de mes travaux en didactique des langues.
Défi de l'éclectisme
Avoir des objets d'étude disparates, fréquenter pour sa recherche des
milieux très éloignés, faire appel à des disciplines a priori distantes peut
surprendre. Si nombre de penseurs de renom ont revendiqué leur
éclectisme, si l'on reconnaît dans d'autres contextes le potentiel créatif du
métissage, on s'interrogera plus volontiers sur le bien-fondé d'une démarche
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qui peut apparaître de prime abord comme très éclatée. Il est vrai que la
pluridisciplinarité expose davantage et que les risques d'éparpillement ou, à
l'inverse, de rapprochements hasardeux, existent bel et bien.
Pourtant, en ce qui concerne l'anthropologie et la didactique des langues
étrangères, non seulement des combinaisons et des rapprochements
semblent possibles mais je voudrais montrer qu'on peut aussi tirer profit du
décalage entre des contextes éloignés, des méthodes différentes, voire des
temporalités distinctes, qui deviennent alors sources d'approfondissement et
d'enrichissement dans les divers domaines.
Des objets et des problématiques en commun
Alors que la sphère thématique de l'anthropologie couvre une palette
quasiment infinie d'activités humaines et de situations sociales qui
proviennent de contextes lointains ou proches, les recherches en didactique
des langues étrangères se concentrent beaucoup sur le monde éducatif ou
ses marges: voyages scolaires à l'étranger, échanges internationaux
d’étudiants, apprentissage en immersion, etc. S'il est évidemment
indispensable de se pencher sur ces situations directement pertinentes pour
l'enseignement institutionnel, il semble nécessaire d'investir également
d'autres contextes sociaux plurilingues comme, par exemple, les espaces de
travail internationaux ou les situations liées aux migrations transnationales.
Le milieu de la marine marchande que j'ai étudié apparait à cet égard
particulièrement pertinent car les situations de brassages linguistiques et
culturels y sont permanentes. Depuis la fin des années 1970 des
changements importants sont en effet intervenus dans le monde maritime
qui a été un des premiers secteurs "mondialisés", en particulier au niveau
de l'emploi. Pour réduire leurs coûts de fonctionnement, bon nombre de
compagnies de navigation ont abandonné le pavillon national et
immatriculé leurs navires dans des pays plus "complaisants" en matière de
salaire et de conditions de travail, afin de remplacer les coûteux équipages
nationaux par des équipages recrutés pour une large part dans des pays à
faibles revenus (2).
Dans les équipages d'aujourd'hui qui dépassent rarement vingt personnes,
on rencontre souvent des marins de deux, trois ou quatre nationalités, voire
parfois bien davantage. L'anglais théoriquement obligatoire pour la
navigation internationale est encore ignoré de certains marins et très loin
d'être correctement maîtrisé par d'autres. Il arrive même qu'il n'y ait à bord
aucune langue de communication connue de tous. Malgré cela, il est rare
que les marins reçoivent la moindre formation spécifique pour les préparer
à travailler et à vivre en milieu pluriculturel et plurilingue. On commence
seulement à prendre conscience du problème car des études ont établi le
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lien direct entre les difficultés de communication et une partie non
négligeable des accidents en mer. A l'échelon des individus, on constate
que les marins qui ont trop de difficultés linguistiques pour converser
facilement courent le risque de s’isoler socialement avec, là aussi, des
conséquences qui peuvent être graves.
Le milieu maritime se révèle également propice à l'étude des phénomènes
d'identification et d'appartenance qui nous concernent en didactique des
langues étrangères et dont on peut observer les constantes évolutions. La
répartition hiérarchique du personnel, en officiers d'un côté et équipage de
l'autre, se matérialise dans l'espace du navire par différents "carrés" ou
salles à manger. Depuis quelques années, on rencontre parfois des bateaux
dans lesquels les carrés séparent "européens" d'un côté et "asiatiques" de
l'autre. Les justifications données pour expliquer ce changement sont
d'ordre pragmatique en raison des types de nourriture mais, même si dans
les faits, la distinction recouvre souvent celle entre officiers et personnel
d'exécution, il n'empêche qu'on assiste là à un début de recomposition d'une
catégorie très ancienne, héritée du modèle militaire, sur des bases
"ethniques". Parce que les marins doivent s'adapter à un mode de vie très
différent de ce qu'ils ont connu avant de naviguer, le milieu maritime offre
aussi un bon point d'observation de la variété des appartenances pour un
même individu selon l'activité et le contexte social: travail, moments de
détente à bord, repas quotidiens, sorties en groupe au moment des escales,
vie quotidienne lors du retour au pays, etc. Ce pourront être tour à tour la
position hiérarchique, le fait de travailler au "pont" ou à la "machine",
l'origine géographique et les habitudes culturelles, la langue, l'âge, le
bateau sur lequel il navigue, les goûts personnels, l'appartenance au milieu
maritime, le niveau social dans le pays d'origine, etc. qui amèneront le
marin à se situer au sein de différentes échelles ou groupes de sociabilité,
passant parfois d'un extrême à l'autre en termes de statut.
Les navires de la marine marchande sont souvent présentés comme des
sortes de "laboratoires de la mondialisation". Dans cette perspective, il est
intéressant d'étudier comment ces microsociétés plurinationales arrivent à
fonctionner et comment, dans chaque bateau, parvient à se créer, plus ou
moins bien, une "culture commune" qui permet de supporter un travail
répétitif et épuisant et une vie loin des siens dans des conditions
particulièrement pénibles de promiscuité et, paradoxalement, d'isolement.
Une bonne partie des marins d'aujourd'hui partage la condition des
migrants transnationaux "sous contrat" qui s'expatrient pendant des mois ou
des années pour envoyer au pays le salaire qui fera vivre leur famille. En
choisissant de travailler en mer, ils constituent néanmoins une catégorie
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spécifique de migrants car ils ne s'installent dans aucun territoire étranger
mais doivent s'adapter en permanence à un environnement de travail qui
peut changer avec chaque navire et à une communauté humaine qui se
renouvelle tout au long des embarquements en fonction des contrats de
chacun.
Ces quelques exemples nécessairement présentés de manière succincte,
permettent d'entrevoir que le monde maritime offre un terrain d'étude
pertinent pour les problématiques de la didactique des langues. Parce qu'il
chamboule bon nombre de nos catégories et repères habituels, il peut même
permettre de renouveler et d'élargir certains domaines d'investigation.
Deux champs de recherche en synergie
Malgré les proximités qui viennent d'être mentionnées, le chercheur est
souvent amené à se spécialiser sur un sujet ou un autre sans que les
préoccupations communes apparaissent au premier plan. J'en ai fait
personnellement l'expérience avec certains aspects très "pointus" de la
recherche effectuée pour le SIRC qui m'a amenée à entreprendre d'autres
travaux sur les prêtres au travail dans la marine et les missions religieuses
qui s'occupent des marins, collaborant à cette occasion avec des
sociologues et des historiens spécialisés dans l'histoire sociale des
mouvements religieux. Même si ces recherches, en amenant à explorer les
fondements de l'attitude missionnaire, font apparaître des notions comme
celles de médiation qui peuvent intéresser la didactique des langues, il faut
reconnaître qu'on se trouve alors assez loin de l'enseignement des langues
et des questions qu'il soulève.
Pour autant, travailler simultanément ou de façon plus alternée sur des
objets de recherche éloignés peut présenter certains avantages. En obligeant
le chercheur à passer d'un univers à un autre, d'une problématique à une
autre, voire d'une méthode à une autre, on favorise la prise de recul par
rapport à son propre travail et on limite les risques d'enfermement dans une
logique unique. Le chercheur, même fortement investi dans son objet du
moment, ne perd jamais totalement de vue ses autres préoccupations. Si le
bénéfice sur la longue durée est assez manifeste, il s'avère néanmoins
difficile et même parfois pénible de s'investir simultanément dans deux
domaines de recherche différents. Le choix des temporalités est souvent
imposé par des impératifs extérieurs et devoir tout mener de front se révèle
alors compliqué. Il faut quitter un univers pour se plonger dans l’autre et
retrouver ses marques à chaque fois. encore, on peut sans trop forcer le
trait, trouver quelques bénéfices dans la répétition de cet effort d'ajustement
qui impose une certaine souplesse. Tous ces décalages permettent
l'irruption de l'altérité dans le travail lui-même, offrant des contrepoints,
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