Anthropologie - Prologue Numérique

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Sous la direction de
Pascal Lardellier
Anthropologie
&
communication
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
(France)
L'Harmattan
Hongrie
Hargitt u. 3
1026 Budapest
(Hongrie)
L'Harmattan
Via Bava, 37
10214 Turin
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Italie
ME!
((
MÉDIATION
Revue internationale
& INFDRMATION
)).
de communication
UNE « REVUE-LIVRE ». - Créée en 1993 par Bernard Darras (Université
de Paris I) et
Marie Thonon
(Université
de Paris VIII), ME! (( Médiatiolt et Ùiformatioll)) est une revue
thématique
bi-annuelle
présentée
sous forme d'ouvrage
de référence. La responsabilité
éditoriale
et scientifique
de chaque numéro
thématique
est confiée à une Direction
invitée, qui coordonne
les travaux d'une dizaine de chercheurs.
Son travail est soutenu
par le Comité de rédaction et le Comité de lecture.
UNE « REVUE-LIVRE» INTERNATIONALE. - ME! (( Médiation et information)) est une
publication
internationale
destinée à promouvoir
et diffuser la recherche
en médiation,
communication
et sciences de l'information.
Onze universités
françaises, belges, suisses
ou canadiennes
sont représentées
dans le Comité de rédaction et le Comité scientifique.
UN DISPOSITIF ÉDITORIAL THÉMATIQUE.- Autour d'un thème ou d'une problématique, chaque numéro de ME! ((Médiation et information)) est composé de trois parties. La
première est consacrée à un entretien avec les acteurs du domaine abordé. La seconde
est composée d'une dizaine d'articles de recherche. La troisième présente la synthèse
des travaux de jeunes chercheurs.
Monnaie Kushana, représentation de MtÏro
Source: Hinnels, J., 1973. Persian Mythology.
Londres:
Hamlyn Publishing
Group Ltd.
Médiation et infOrmation, tel est le titre de notre
publication. Un titre dont l'abréviation MÉI
correspond aux trois lettres de l'une des plus
riches racines des langues indo-européennes.
U ne racine si riche qu'elle ne pouvait être que
divine. C'est ainsi que le dieu védique Mitra en
fut le premier dépositaire. Meitra témoigne de
l'alliance conclue entre les hommes et les dieux.
Son nom évoque l'alliance fondée sur un
contrat. Il est l'ami des hommes et de façon
plus générale de toute la création. Dans l'ordre
cosmique, il préside au jour en gardant la
lumière. Il devient Mithra le garant, divin et
solaire pour les Perses et il engendre
le
Mithraïsme dans le monde grec et romain.
Retenir un tel titre pour une revue de communication et de médiation était inévitable. Dans
l'univers du verbe, le riche espace sémantique
de mei est abondamment exploité par de nombreuses langues fondatrices. En védique, mitra
signifie "ami ou contrat". En grec ameibein
signifie "échanger" ce qui donne naissance à
amoibaioJ "qui change et se répond". En latin,
quatre grandes familles seront déclinées: mutare
"muter, changer, mutuel.. .", munus "qui appartien t à plusieurs
personnes",
mais aussi
"cadeau" et "communiquer",
meare "passer,
circuler, permission, perméable, traverser..."
et
enfin migrare"changer de place".
(Q Auteurs & Éditions de l'Harmattan,
ISBN: 2-7475-2223-7
2001
Direction
de publication
Bernard Darras
Ridaction en chef
Marie Thonon
Édition
Pascal Froissart
Secrétariat
de rédaction
Gisèle Boulzaguet
Comité scientifique
Tean Fisette (UQÀM, Québec)
Pierre Fresnault-Deruelle (paris I)
Geneviève .Jacquinot (paris VIII)
Marc Jimenez (paris I)
Gérard Loiseau (CNRS,Toulouse)
Armand Mattelart (paris VIII)
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Comité de rédaction
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Pierre Moeglin (paris XIII)
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Jean Mottet (Tours)
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Guy Lochard (paris III)
Correspondants
Robert Boure cr oulouse III)
Alain Payeur (Université du Littoral)
Daniel Peraya, Université de Genève
Serge Proulx (UQÀM, Québec)
M.,-Claude Vettraino-Soward
(paris VII)
Les articles n'engagent que leurs auteurs; tous droits réservés.
Toute reproduction
intégrale ou partielle, faite sans le consentement
de son auteur ou de ses ayants droits, est illicite.
Université de Paris VIII
UFR-SAT de communication,
Revue MÉI ((Médiation et information ))
2, rue de la Liberté
93526 Saint-Denis cedex 02 (France)
Tél. & fax: 33 (0) 1 49 40 66 57
Courriel: revuemei@univ-paris8.
fr
I~.«{i \Î]~ e
Revue publiée avec le concours du Centre national du livre
SOMMAIRE
Préambule
par Pascal Lardellier
1
Entretien avecMarc Augé, Jacques Pemault et Yves Winkin:
Anthropologie et communication
par Pascal Lardellier
7
L'échange {Ymbolique et sa temporalité chezJean Baudrillard
par Serge Zenkine
17
Une sémio-anthropologie des manières de table
par J ean-J acques Boutaud et Pascal Lardellier
25
Un exemple de {Ystème de connaissancesempiriques en SIC:
les kata dans les arts martiaux japonais
par Pierre Quettier
39
/j.nthropologie du cops communicant.
Etat de l'art des recherches sur la communication
par Fabienne Martin -Juchat
55
coporelle
Les médiations mémorielles des batailles de Spicheren
par Vincent Meyer & Jacques Walter
67
La CollégialeSaint-Barnard à Romans.
Des pratiques culturelles dans un espacecultuel:
re-catégorisationdes espaces,conflits et compromis.
par Fabienne Dorey & Jean Davallon
81
Pour une grammaire de la ville.
Approche ethnographique des pratiques piétonnières en milieu urbain
par Capucine Lebreton
~
L'anthropologie visuelle: un modèle dzalogique
par Thierry Roche
L'entretien ethnographique, entre information
L'inconscient est-il soluble dans la relation
informateur/ ethnologue... ?
par Richard Lioger
99
111
et contre-transfert.
123
Sommaire
Vers une approche ethnographique des représentations
des TIC au sein des PME malaisiennes
par Jean Lagane
137
Afémoire collective et "existence poétique" en réseaux.
Eléments pour la compréhension des rapports entre
nouvelles technologies, communautés et mémoire
par Federico Casalegtlo
153
5 émiotique
et interactivité
par François Rastier & Marc Cavazza
169
Contre Internet, l'inquiétante
par Christophe Genin
181
extase de Pinkielkraut et Soriano
Campus Recherche
Sandrine Balade, 2001. La déontologiejournalistique dans la touwente
du rycloneMitch. Geoffrey Benoit, 2001. Quelles réceptionspour le
corps "ob-scène" en art contemporain ? Nécessité et légitimité de la
médiation de l'œuvre d'art "obscène'~ Gaëlle Bohé, 2001. Littérature et
communication: les enjeux du marketing appliqué à la production de bestsellers. Michèle GtÙtton, 2001. Des enfants s'adressent à leurspairs:
une expérience originale de médiation orale de l'art contemporain. Isabelle
Thibault, 2001. Nouvelles technologieset art contemporain: Quels rôles
pour quels spectateurs dans les installations interactives? Caroline Varga,
2001. Les musées d'art moderne et contemporain dans le contexte de la
mondialisation des industries culturelles.
Conditions depublication
194
,
Numéros d{;'"àpams
Bulletin d'abonnement
.183
.185
208
vi
Préambule
Pascal Lardellier
Université de Bourgogne &
Laboratoire sur limage, les médiations
et le sensible en information-communication
(LIMSIC)
((
D'autre part, en s'associant de plus en plus étroitement
à la linguistique, pour constituer un jour une vaste science
de la communication,
l'anthropologie sociale peut espérer
bénéficier des immenses perspectives ouvertes à la linguis-
tique elle-même, par l'application du raisonnement
mathématique à l'étude des phénomènes de
communication.
))
Claude Uvi-S trauss, (1950) 1999.
Introduction
à l'œuvre de Marcel Mauss.
Paris:
Anthropologie
Presses universitaires
de France.
et communication?
En quoi peut-on trouver un intérêt à rapprocher aujourd'hui anthropologie et sciences de la communication !? N'est-ce pas iconoclaste ou
incongru de bousculer, en quelque sorte, les classifications héritées de
l'académisme autant que de décennies de recherches se définissant
comme clairement anthropologiques
ou communicationnelles,
et ne
revendiquant à ce titre aucune forme de double appartenance? Et déjà,
n'y a-t-il pas quelque chose de trop confortable dans l'onction - certes
datée - accordée en exergue par Claude Lévi-Strauss, qui appelait de ses
ME!
((_
Médiation_
)),
_ _
____2001
et Ùiformation
n° 15,
h
vœux le rapprochement
de ces deux disciplines, et dont c'est la communication, à n'en point douter, qui bénéficie au premier chef?
Affirmons-le
sans ambages:
ces deux disciplines, quelle que soit leur
apparente dissemblance,
sont en fait proches l'une de l'autre quand on
prend le temps d'y regarder de plus près; quand on prend le soin, surtout, d'interroger
scrupuleusement
leurs objets, autant que les projets
des "pères fondateurs".
Rapprocher
les définitions
Marc Augé, (( l'anthropologie
à leur existence )), pour Pierre
communication, c'est l'étude du
tuant l'univers humain )).
de l'une et de l'autre est saisissant:
si pour
traite du sens que les hommes en collectivité donnent
Lévy, (( l'objet des Sciences de l'information et de la
tissu de rapports entre êtres, signes et choses consti-
Bien sûr, c'est une pétition de principe d'affirmer que l'Homme,
dès
lors qu'il est en société, communique, par ses paroles, mais aussi ses gestes, son regard et ses mimiques, ses vêtements, sa posture générale, et
même ses silences 1. Et naturellement,
toute anthropologie,
étudiant ce
quifait lien socialement, interroge, peu ou prou, la communication.
Ces deux traditions disciplinaires étudient toutes les deux, sur des terrains certes bien différents, l'homme devant son semblable et la nature
du lien social; mais aussi les systèmes de signes, de symboles et cet
(( ordre de l'interaction)) (E. Goffman)
qui constituent
les relations,
et
pérennisent les communautés
de toutes natures, latitudes et époques.
Les formes du rite, interpersonnel
ou collectif, et la question du don,
surtout, constitue un filigrane à leurs études, si souvent communes - le
savent-elles seulement?
Parlant au cr9isement où se rencontrent ces deux disciplines, il convient
d'évoquer
l'Ecole de Palo Alto, et le parti pris de ses chercheurs
de
démontrer la dimension intégrative et orchestrale de tout processus de
communication,
et de considérer les rites, interpersonnels
ou communautaires, comme des phénomènes
de communication
complexes
et
complets. Les premiers écrits batesoniens
(comme leurs exégèses les
plus récentes 2) tendent à prouver que ce sont avant tout les systèmes
de relations qui constituent
le centre de ces recherches initiées dès les
années 1930, a priori ethnologiques.
Ceci paraît évident concernant
Précisons que notre définition de la communication est celle de l'École de
Palo Alto et des interactionnistes, que l'on trouve développée dans La nouvellecommunication(Y. Winkin, [1981] 2000) : loin d'une acception mécaniste
et télégraphique, la communication est avant tout un processus se soutenant d'un contexte, dans lequel les acteurs sont tous à la fois joueurs et
"joués", partition, instruments et musique. On retrouve ici - librement
adaptée
-la
célèbre
M. Houseman
d~.nterprétation
métaphore
et C. Severi,
de
((
l'orchestre )).
1994.
de l'action rituelle. Paris:
Naven ou le donner à voir. Essai
CNRS & MSH Éditions.
2
((
Préambule
))
P. I..arde llier
E. Goffman, patient scrutateur des (( rites d'interactions)) et des arcanes
non-verbales
par lesquelles le lien social se tisse et se perpétue. Quant
au projet de Dell Hymes, créateur en 1967 de l'expression (( anthropologie
de la communication )), il était d'investir ethnographiquement les comportements, les situations, les objets perçus au sein d'une communauté,
et
possédant une valeur communicative.
D'ailleurs, (( lepari d'une anthropologie de la communication estprécisément celui-là: apprendre à voir la communication
dans lesparoles, lesgestes, les regards de la vie quotidienne, afin de reconstituerpeu à
peu le ((codesecret et compliqué, écrit nulle part, connu de personne, entendu par
tous': dont parlait Edward Sapir. )) (Y. Winkin).
Certes, anthropologie
et communication
gardent leur histoire et leurs
spécificités, et il ne saurait être question de rendre ici l'une soluble dans
l'autre. Cette anthropologie
constitue même à notre sens la maison
commune de nombre de sciences humaines et sociales, dont la communication. Cependant
on discerne sans difficulté qu'il existe un socle
commun permettant
des passages, autorisant
des échanges entre ces
deux traditions disciplinaires.
Depuis les légendaires terrains des pères fondateurs,
l'anthropologie
a
fait route commune avec l'exotisme et une altérité souvent considérée
comme radicale. Cependant, on ne peut plus astreindre cette discipline
(( aux mirages de lafuite, de l'exil ou de l'exotisme)) (M. Augé).
Alors il faut réaffirmer la possibilité, et sans doute aussi la nécessité
épistémologique
d'une «anthropologie
des mondes contemporains
»,
certes, mais aussi des modes contemporains
de représentations,
des formes nouvelles de faire lien socialement, au milieu des incertitudes
de la
postmodernité.
Par-delà les chantiers ruralistes et les analyses précieuses
des exoticités, c'est aussi l'étude des nouvelles
formes d'identités
et
d'interactions
qui est proposée à l'anthropologue,
ces nouveaux chantiers émergeant autant des contextes contemporains
de l'interculturalité
que des médias, des nouvelles technologies 1, et des pratiques sociales
qu'ils induisent, toujours empreintes de symbolique.
Et l'anthropologie
de cette fin de siècle
tions des SIC, encore, en les obligeant
certaines problématiques
en leur sein,
« tropisme techniciste » qui les caractérise
peut rejoindre les préoccupaà contester l'hégémonisme
de
pour sortir, par exemple, du
trop souvent.
Internet et les univers virtuels constituent
un objet...
concret pour l'anthropologie!
Qu'on s'en persuade en lisant Le grand Système, de Georges
Balandier (Paris: Fayard, 2001). L'auteur y affirme même que (( le Net est
plus qu'une métaphore des Nouveaux mondes du XvlIIe siècle )).
3
ME! (( Médiation
__
- -
-
)),
__n_
et information
__
__
-
-
__
n° 15,n____2001
-
Du pro/.et de ce numéro à son sommaire
Ce court catalogue de convergences
et d'affinités se veut programmatique, et non seulement constatif. Le projet de ce numéro de ME!, développé succinctement
ici 1, résidera donc dans un rapprochement
de ces
deux traditions disciplinaires - tout à la fois dialogue entre elles et lecautorisés
par des objets
tures croisées, aussi - qui nous semblent
d'études et des préoccupations
communes.
Mais plus qu'une alliance ponctuelle, qui pourrait sembler de circonstance, nous souhaiterions
que le prisme de chacune de ces disciplines
constitue un révélateur à travers lequel interroger l'actualité de l'autre.
Le langage, les rites, les techniques,
les symboles...
autant d'objets
communs à ces deux traditions, a priort~ grâce auxquels les chercheurs
invités ici, et issus des deux traditions,
ont osé dire quelque chose
d'autre, et même de nouveau.
Ainsi, le numéro s'ouvre par des entretiens qui, selon la tradition heureusement instituée par ME!, posent par notre intermédiaire
les quatre
mêmes questions à trois "grands témoins" de l'anthropologie
et de la
communication;
trois témoins, Marc Augé, Jacques Perriault et Yves
Winkin, que leur cheminement
institutionnel,
leurs questionnements
et
leurs travaux ont placé au carrefour où se croisent anthropologie
et
communication.
Tel Janus, chacun considère le chemin parcouru, et
celui qui reste encore à accomplir, afin de sceller pour l'anthropologie
et
la communication
des alliances, promesses,
aussi, de fertilisations
croisées.
Suit, pour ouvrir véritablement
le numéro, une méditation
de Serge
Zenkine, qui entre philosophie et épistémologie
pure, glose savamment
et superbement
autour de l'œuvre de quelques "pères fondateurs"
de la
sociologie et de l'anthropologie
modernes et contemporaines,
à partir
de Jean Baudrillard.
Jean-Jacques
Boutaud et nous-mêmes
tentons une ouverture méthodologique et théorique de l'anthropologie
et de la communication
vers la
sémiotique,
à propos d'un objet d'étude quotidien
qui n'est jamais
commun, et reste toujours auréolé de magie: la table, et les manières
qui la constituent en authentique espace de production du lien social.
Pierre Quettier et Fabienne Martin-Juchat
nous parlent du corps.
corps communiquant
quelque chose de son essence, de sa culture
cément, et de sa nature sensible et sensorielle, aussi. Un corps qui
ici et ailleurs, loin d'être enserré dans des séquences formelles, s'y
libéré à ci'autres dimensions.
Un
forsaisi
voit
Nous nous exprimons suffisamment ici et ailleurs (Théorie du lien n"tuel.Anthropologieet communication,à paraître) pour ne pas alourdir abusivement ce
texte de présentation générale. Que la parole soit rendue aux auteurs!
4
((
Préambule
))
P. Lardellier
Suivent trois textes Oacques Walter et Vincent Meyer, Jean Davallon et
Fabienne
Dorey, Capucine Lebreton,
enfin) qui analysent plusieurs
dimensions,
tout aussi anthropologiques
que communicationnelles,
de
la vie sociale: la production
et la pérennisation
de liens de mémoire et
d'appartenance
ressortissant
toujours au symbolique;
et qui ne tiennent
même qu'à cette instance majeure. Ceci ne va pas sans concessions
ni
compromis,
faits à autrui afin de lui réserver un espace d'expression
identitaire et finalement existentiel, et ce tout à la fois dans des cérémonies de commémoration,
au sein d'expositions
muséographiques
cultu(r)elles ; ou tout simplement dans la rue. Derrière les postures institutionnelles,
se décèle aussi cette petite mécanique du social, qui nous
voit être agis, mus par des logiques profondes,
culturelles et symboliques ; donc anthropologiques.
Thierry Roche et Richard Lioger nous entretiennent
du cinéma ethnographique.
Il va sans dire qu'au-delà des préceptes méthodologiques
mobilisés par leurs textes affleure une autre dimension,
plaçant entre
l'ethnologue et l'informateur
non une caméra, un simple objet (qui n'est
en rien seulement cela, au demeurant),
mais une relation, complexe,
profonde,
insondable
même, en ce qu'elle mobilise
d'implication
symbolique et inconsciente. Car, avant que la caméra ne capte et projette
des images, s'y projette, a priori, quelque chose de l'imaginaire
des
protagonistes.
Jean Lagane et Federico Casalegno, enfin, se penchent
pratiques sociales induites par les NTIC, mais aussi
imaginaires et mémorielles que celles-ci produisent en
sant par là même d'autres formes de liens culturels,
considérer esthétiquement.
sur les nouvelles
sur les instances
réseaux, produiqui sont aussi à
Deux invités « hors-thème»
(François Rastier et Marc Cavazza) proposent enfm une lecture sémiotique de l'interactivité.
Que l'on ne considère pas le propos comme étant trop décentré:
ce sont encore les
interdiscipline
études
en communication
- qui se
- authentique
trouvent enrichies par ce regard.
Au sein même d'une anthropologie
et d'une communication
qui toutes
deux sont par essence plurielle, nous avons donc souhaité œuvrer à
l'ouverture et au développement
des études se situant naturellement
aux
points cardinaux où elles se rencontrent.
Ceci afin de révéler l'anthropologie et la communication
aux objets et problématiques
qu'ils partagent; et - pourquoi pas? - à un même destin, nourries l'une et l'autre
de leur inhérente pluralité, mais enrichies d'un patrimoine
épistémologique commun.
5
Anthropologie et communication)
2
selon Marc Augé 1)Jacques Pernault
3
et Yves WZnkz.n
Entretiens avec Pascal I..ardellier
Université de Bourgogne &
Laboratoire sur l'image, les médiations
et le sensible en information-communication
(LIMSIC)
ME!. - ME! est une revue universitaire centréesur les sciences de l'information et
de la communication. Dans vos réponses, vouspouvez bien sûr entendre la communication, tout à la fois, commeprocessus interpersonnel et social, et comme ensemble de
techniques. Pourriez-vous nous décrire brièvement quels sont votreformation intellectuelle, votre parcours, vos ob~jetsde recherche, et les rencontres, théoriques et
humaines, qui ont marqué votre carrière... ?
Marc AUGÉ. - J'ai d'abord fait des études de lettres classiques (ÉNS,
Agrégation) ; je me suis intéressé parallèlement
aux sciences humaines
et à l'ethnologie,
sous l'i~fluence de Georges Balandier qui a été le
directeur de ma thèse d'Etat. Mon premier terrain est l'Afrique de
l'Ouest (Côte-d'Ivoire,
puis Togo). Dans les années 1960-70, les deux
grands paradigmes de référence étaient le marxisme et le structuralisme.
Mes interlocuteurs
villageois africains, à la fois par leurs relations de
pouvoir, leurs rapports de force et leurs interprétations
de la maladie et
du malheur, m'ont conduit à porter une attention
particulière
aux
événements, au langage et au quotidien. D'un autre côté, les prophètesguérisseurs
qui étaient et sont encore très actifs me faisaient mieux
comprendre
que l'anthropologie
comme regard sur le présent est
directement
concerné par le contexte de ce qu'elle observe:
dès la
période coloniale, ce contexte n'est plus exclusivement local.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle je n'ai pas senti comme une
rupture l'intérêt que, à partir des années 1980, j'ai porté plus particulièrement
à mon environnement
direct, mais aussi à divers terrains
d'Amérique Latine, sans renoncer pour autant à l"'africanisme".
Directeur
2
d'études
à l'ÉHÉSS (École des hautes études en sciences
Professeur de sciences de l'information
de Paris x (<<Nanterre »)
Professeur
de sciences de l'information
normale supérieure de Lyon
7
et de la communication,
et de la communication,
sociales)
Université
École
ME! (( Médiation
et information
-
)),
--
n° 15, 2001
- - -
Jacques PERRIAULT. - Dans le temps même de mes études en économie, j'ai travaillé sur des questions de traduction automatique
de l'allemand en français G'avais étudié à Berlin et je parlais allemand), puis de
russe en français. Je passai ensuite à l'automatique
documentaire,
sous
la direction de Jean-Claude Gardin et intégrai dès sa cr~ation le Centre
de calcul de la Maison des sciences de l'Homme, puis l'EHÉSS. L'intérêt
très relatif que je portais à l'économie, telle qu'on me l'avait enseignée,
s'était vite dissipé au profit d'autres sciences humaines, où l'on expérimentait divers apports de l'ordinateur.
De Gardin, je retins l'attitude
mesurée à l'égard de l'informatique,
à n'appliquer que lorsqu'on dispose
d'un modèle formel préalable de l'objet à traiter, ce qui revient au chercheur en sciences, sociales et non pas à l'informaticien.
Le livre que je
publiai en 1971, Eléments pour un dialogue avec l'informaticien, caractérise ma
position:
le chercheur en sciences humaines et l'informaticien
ont des
identités distinctes et coopèrent sur un pied d'égalité. Mais, dans la réalité, l'informatique
a joué le rôle du pot de fer. Un pot de fer "aveugle",
si j'ose dire, car l'emprise de l'informatique
sur les sciences sociales
dans les années soixante-dix a relevé d'une logique de domination
par
les mathématiciens.
Les artisans de cette conquête
ne tinrent pas
compte des abandons, des découragements,
des détournements
et des
substitutions
que les chercheurs
opéraient dès lors qu'ils ne su~combaient pas au charme de l'analyse en composantes
principales. A bien
des égards, l'enthousiasme
servile de commande à l'époque rappelle les
invocations
actuelles au cee-quelque chose". Aussi la recherche
de
repères intellectuels
et de milieux échappant
à cette emprise fut-elle
importante pour moi. Des auteurs déterminants
furent pour moi André
Leroi-Gourhan,
qui alerte dans La mémoire et les rythmes sur les langages
formels, l'audiovisuel,
qui sont en train de quitter l'Homme, Bertrand
Gille, qui mettait la technique à sa juste place dans l'histoire qu'il en
publia, Dell Hymes, qui s'interrogeait
sur ce qu'est l'usage de l'ordinateur (The use of computer, ouvrage collectif qu'il publia en 1965). Le milieu
dont je me, rapprochai
fut celui des anthropologues
(sociaux), dynamiques à l'EHÉSS. Je rejoignis alors leur séminaire, le GALT, où se trouvaient notamment
Gérard Althabe, Marc Augé, Maurice Godelier et
Nathan Wachtel. L'étude de la technique en tant que rapport social
examiné dans ses pratiques effectives me convenait bien, car la stricte
fonctionnalité
de l'outil n'y masquait ni son rôle symbolique ni les aléas
de ses utilisations.
Gérard Althabe s'intéressait
à l'industrie
et Marc
Augé aux médias,
domaines
très proches
du mien. Dans cette
ambiance, je conçus que l'usage d'un outil répondait
souvent à une
logique autre que celles des concepteurs,
des réalisateurs
et des
vendeurs, échappant ainsi à tout déterminisme.
Yves WINKIN. - J'ai eu la chance de bénéficie~, dans les années 1970,
d'une formation
à la fois en Belgique et aux Etats-Unis,
à la fois en
communication
et en anthropologie,
à la fois proche de Bourdieu et de
Goffman. Les sciences de l'information
et de la communication
se sont
institutionnalisées
en Belgique bien avant la France. Après un Premier
cycle en philosophie,
je suis entré en "Arts de diffusion", comme on
8
Entretien
avec
_u_
_ Marc Augé, Jacques
___ Pernault et__Yves_ Winkin
_____
disait à l'époque à l'Université de Liège. Des copains m'avaient parlé
avec admiration de leur maître, le sociologue de la littérature Jacques
Dubois. J'ai tout de suite été séduit par sa modernité, à la fois dans ses
préoccupations et dans son ton, ses gestes, ses expressions. Il m'a proposé de faire sous sa direction une enquête sur les éditeurs belges de
langue française. Ce travail est devenu mon mémoire de fin d'études
mais aussi l':amorce d'une série d'études sur ces ((Producteurs{Ymboliques))
bien particuliers. Si je fais allusion à une expression de Bourdieu, c'est
que Jacques I?ubois m'a également suggéré d'aller suivre le séminaire
du maître à l'EHÉSS. Nous étions en 1975 ; je prenais le train à Liège à
7 heures; j'arrivais à Paris à 11 h 30, le cœur battant. Je me rendais au
séminaire de Bourdieu, je n'osais parler à personne, et je rentrais le soir
même. J'étais heureux et fier. Je n'ai cessé d'être très impressionné par
Bourdieu, autant l'œuvre que la personnalité. Ce n'est pas un hasard si
j'ai publié nombre de textes dans Actes de la recherche,si je me suis joint
au duo liégeois (Pascal Durand et... Jacques Dubois) qui a organisé en
juillet 2001 le « Colloque Bourdieu» à Cerisy, et si j'édite avec Bourdieu
un recueil de textes de Cicourel, à paraître au Seuil en 2002.
Mais il y a l'autre branche de ma formation, américaine cette fois. À 18
ans, j'étais parti un 5ln dans une famille américaine. Je me suis mis en
tête de revenir aux Etats-Unis après mes études universitaires en Belgique. Ce que j'ai fait avec une bourse, qui m'a permis de faire un Master
en communication à l'Annenberg Schoolfor Communicationde l'Université
de Pennsylvanie, de 1976 à 1978. En faisant mes entretiens avec les
éditeurs belges, j'avais été très frappé par la mise en scène de certains
d'entre eux, du genre: (( écoutev J"ai dix minutes à vous donner,J'e suis
débordé)), alors que mon interlocuteur n'avait pas de montre au bras. La
découverte fortuite de La mise en scènede la vie quotidiennede Goffman,
qui venait de sortir chez Minuit, m'a emballé: ce sociologue me disait
que ce j'avais observé n'était pas juste de l'anecdote amusante mais de
l'ordre social en miniature. Je voulais donc suivre les cours de Goffman
à Pennsylvania. Mais son séminaire coïncidait avec celui d'une autre
figure imposante, Ray Birdwhistell. J'ai opté pour celui-ci, qui est devenu mon directeur de mémoire de maîtrise. L'Université de Pennsylvanie a rassemblé dans les années 1970 un extraordinaire aréopage d'anthropologues, de linguistes, d'ethnolinguistes. Quelques graduate students
de l'Annenberg Schoolet du Département de folklore se réunissaient régulièrement pour échanger leurs notes de cours et leurs impressions sur
Goffman, Labov, Hymes (dont j'ai suivi tous les cours et séminaires).
Fabuleux. C'est de cette formation intensive que j'ai tiré la Nouvelle
communication,. c'est encore en grande partie sur cet acquis que je
fonctionne aujourd'hui.
Rentré en Belgique, j'ai reçu un mandat du Fonds national de la recherche scientifique, grâce à Paul Minon, un sociologue généraliste à l'ancienne mode, qui me "protégera" pendant la phase d'écriture de la thèse
et au-delà. Je retournerai régulièrement à Philadelphie, et je suivrai
notamment le séminaire de Goffman chaque année au mois de mai. Le
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reste du parcours est classique: après une carrière de chercheur d'une
quinzaine d'années, je serai invité à, pour ne pas dire obligé de, quitter
le FNRS pour devenir enseignant à temps complet en "Arts et sciences
de la communication"
à l'Université
de Liège. C'est ainsi qu'au début
des années 1990, je lancerai une orientation
«Anthropologie
de la
communication»
au niveau du Deuxième cycle, en insistant sur toute
l'importance
d'un travail de terrain de quelques mois au moins. Les
études étaient fmalisées par un mémoire de maîtrise d'une centaine de
pages. J'ai été surpris par l'enthousiasme
des étudiants, dont nombre
ont produit de remarquables
travaux, alors que le temps de formation
avait été très bref. Mais j'ai été très déçu par l'accueil de certains collègues - au point que j'ai préféré en 1999 réduire mes activités à l'Université de Liège ~trente heures de cours par an et tenter l'aventure
de la
refondation de l'ENS «Lettres et sciences humaines» à Lyon.
ME!. - Communication et anthropologie. .. ? De prime abord, comment qualifieriez-vous le rapprochement de ces deux disciplines? Et comment peut-on à votre sens
les articuler, depoints de vue théorique,problématique et méthodologique?
Marc AUGÉ. - Pour être franc, je ne me suis jamais posé explicitement
la question du rapport entre les deux disciplines. Simplement,
il m'est
arrivé très naturellement
de rencontrer
chez les spécialistes de la communication
des interlocuteurs
privilégiés - et en tout premier lieu des
chercheurs comme Jacques Perriault et Yves Winkin (quant aux travaux
de Daniel Dayan, que j'ai rencontré plus tard, ils m'intéressent
pour des
raisons qui constituent ma réponse à la question suivante). Les raisons
du rapprochement
entre anthropologie
et communication
me paraissent claires. L'anthropologue
étudie, entre autres, des faits particuliers
de communication.
Plus exactement il étudie d'une part les conditions
dans lesquelles les autres (ceux qu'il "observe")
communiquent
entre
eux, la grille symbolique dans laquelle sont pris leurs échanges (grille qui
donne également un sens aux relations de pouvoir et aux situations
inégales), d'autre part les conditions auxquelles lui-même peut se faire
entendre de ces autres et les entendre. Il fournit donc aux spécialistes
des études de cas, des exemples. La "désexotisation"
de l'objet anthropologique ne peut qu'accélérer le rapprochement
entre les deux disciplines: au cœur de l'objet anthropologique,
il y a, à mon avis, la relation
(entre l'un et l'autre, l'un et les autres, les uns et les autres) telle qu'elle
se conçoit et s'institue, se symbolise, si l'on veut. Les sciences de la
communication
ont le même objet, mais en spécifient les manifestations. La différence est très relative, car les spécialistes de la communication ne se limitent pas aux échanges verbaux et les anthropologues
sont parfois obligés de présenter des études de cas qui les font sortir
des considérations
générales sur le système symbolique de telle ou telle
culture pour en apprécier plus concrètement
et particulièrement
les
conditions d'effectuation.
Jacques PERRIAULT.- L'anthropologie offre un~ approche particulièrement intéressante des faits de communication. A l'exception de Marc
Augé, Marc Abélès, Yves Winkin et quelques autres, les anthropologues
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Entretien avecMarc Augé, Jacques Pernault et Yves Winkin
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abordent
toutefois ce domaine avec timidité, laissant ainsi le champ
libre aux sciences de l'information
et de la communication.
Les deux
disciplines entretiennent
à la fois un rapport de complémentarité
et un
autre, de substitution. Je m'intéresse plus particulièrement
aux faits d'information et de communication
qui recourent à des technologies
électroniques et informatiques.
J'observe la dynamique de l'adoption
d'un
outil et de son usage sur le terrain avec une méthodologie
hybride qui
emprunte d'une part à la psychologie cognitive, pour appréhender
les
mécanismes intellectuels mis en jeu, et d'autre part, à l'ethnologie,
car
ce processus
ne peut ni être isolé du milieu global où il se produit
(entreprise, quartier, etc.), ni segmenté dans le temps, sa durée dépendant des utilisateurs
et s'imposant
au chercheur. L'anthropologie
me
fournit des apports pour:
l'étude de la représentation
de l'outil, de ses usages, des projets qui
l'impliquant renvoient à la société globale, par ce qui la légitime, par
ce qui en définit l'usage sC?cial, par les mythes, croyances et opinions qui la sous tendent. A cet égard, les apports de Pierre Bourdieu dans Un art moyen, la photographie et dans Esquisse d'une théorie de
la pratique sont précieux. Mais la distinction que pose Maurice Godelier entre idéel et matériel, ses observations
des effets sur leurs
rapports
sociaux que provoque
l'introduction
d'outils modernes
chez les Baruya, le rapport homme/ femme, par exemple, pour la
découpe de la viande, sont d'une grande utilité, précisément
en raison de la prise en compte de la société globale.
l'observation
rapprochée de l'acte technique avec une mise en perspective, qui suppose une information
permanente
sur la globalité
du terrain où il s'exerce. L'acte technique est en partie inracontable,
ce qui nuit à la fiabilité des méthodes
d'entretiens
et d'enquête
a posteriori et conduit à l'observation
in situ. Seul l'œil exercé de celui
qui l'a déjà pratiqué sait alors discerner chez l'acteur, d'une part, les
formules stéréotypées
qui renvoient à un discours de convention,
d'autre part, les pratiques symboliques
dans la chaîne opératoire
(Haudricourt, Cresswell, Lemonnier).
Les modalités d'introduction
et d'intervention
sur le terrain. L'observateur biaise souvent par sa présence les usages qu'il observe du
fait d'un statut et d'un rôle mal déterminés.
Les ethnologues
ont
une longue expérience
de négociations
préliminaires
entre chercheurs et observés,
de sorte que soient définies clairement
les
conditions
dans lesquelles ils coopèrent,
en pratiquant
d'ailleurs
d'éventuels dons et contre dons.
Yves WINKIN. - Ces deux "disciplines" n'en sont pas au même degré
de maturation et ne sont pas donc pas vraiment comparables.
Elles ne
jouent pas dans la même division. L'anthropologie
a plus d'un siècle
d'histoire derrière elle; la communication,
du moins en Europe, essaie
encore de se trouver une légitimité. Tout se passe dès lors comme si
l'anthropologie,
en vieille discipline noble, ne voulait rien savoir de ce
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qui se passait en dessous d'elle et comme si les sciences de la communication, qui se sont gorgées pendant des années de psychologie sociale et
de sociologie, ou encore de linguistique et de sénùologie, ne pouvaient
plus rien absorber.
Cela dit, il est évident que les deux disciplines ont beaucoup à recevoir
l'une de l'autte,. Sans doute d'abord sur le plan méthodologique.
La
démarche fine de l'anthropologie,
fondée sur l'observation
participante
et l'immersion
longue dans un milieu donné, convient très bien aux
sciences de la communication,
dont les objets, de plus en plus diversifiés, se prêtent de moins en moins aux investigations
classiques, fondées sur les enquêtes et les analyses de contenu. Ce qui ne signifie pas
qu'il faille faire de l'ethnographie
la panacée méthodologique
universelle. Ainsi, il n'est vraiment pas aisé de concevoir une approche ethnographique des comportements
et des discours sur la "Toile".
Ensuite sur le plan théorique.
L'anthropologie
a produit au fil des
années des concepts qui me paraissent toujours très opérationnels.
Les
sciences de la communication
ont là à leur disposition un vivier notionnel important. Je songe en particulier à la construction
théorique de
"performance"
- mais même des notions aussi écrasantes que celles de
"culture",
de "rituel", de "don, contre-don"
peuvent se révéler efficaces, parce qu'elles ont fait l'objet de multiples bains de jouvence au
cours des vingt dernières années.
Enfin, sur le plan des problématiques
que les deux univers disciplinaires
peuvent aborder ensemble, en conjuguant leurs efforts. Quand Michèle
de la Pradelle étudie les espaces marchands
en anthropologue,
je me
sens tout à fait en harmonie avec les questions qu'elle se pose, parce
que la communication
interculturelle
- interpersonnelle,
- est au cœur
de son propos. Les anthropologues
ont toujours abor4é des questions
de communication,
mais en les énonçant autrement. A nous de relire
leurs travaux et de discuter avec eux, non tant d'ailleurs par publications
interposées ou dans des colloques que lors de séminaires, de directions
de thèse, d'échanges
anùcaux, c'est-à-dire
sans qu'il y ait de pression
publique de positionnement.
L'interdisciplinarité
ne peut dépasser le
stade du vœu pieux que lorsque l'occasion nous est donnée de baisser la
garde.
ME!. - Quels obj.ets et quels domaines, quels concepts et quels auteurs de la
sphère des sciencessocialespourraient selon vousfavoriser des rapprochementsfertiles
entre cesdeux traditions disciplinaires?
Marc AUGÉ. - Assez évidemment, les technologies de l'information
et
de la communication
connaissent
un développement
qui ne peut que
rapprocher
les traditions disciplinaires.
Quand l'anthropologue
porte
son regard sur le monde contemporain
(dont relèvent au même titre des
paysans africains, des Indiens déplacés dans les périphéries des métropoles d'Amérique
latine ou des citadins européens), il constate que, de
façon plus ou moins accentuée, les "cosmotechnologies"
se sont substi-
12
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_ _ _]_al'ques
__
_ Pernault
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Entretien
avel'Marl'H_ Augé,
et Yves Winkin
h
tuées aux cosmologies
traditionnelles:
elles distribuent le sens sur les
relations entre individus, ou tout au moins elles y prétendent,
et l'analyse de ce phénomène
relève aussi bien de l'anthropologie
(car elles
mettent en cause son analyse des systèmes symboliques) que, bien évidemment, des sciences de la communication.
La vieille dualité "rapports de force, rapports de sens" reste utile, indispensable
même à une
époque où la notion de message aspire à la neutralité. L'anthropologie
des mondes contemporains
(qui ne doit renier aucun des héritages de la
discipline mais qui prétend s'appliquer aux terrains les plus représentatifs de notre modernité), la sociologie de Pierre Bourdieu, qui procède
toujours d'une préoccupation
d'ordre anthropologique,
me paraissent
les interlocuteurs
privilégiés des sciences de l'information
et de la
communication.
Jacques PERRIAULT. - Si l'apport de l'anthropologie
aux sciences de
l'information
et de la communication
est facile à cerner, il n'en va pas
de même en sens inverse. Non pas que cet apport n'existe pas, mais un
rétablissement
de la balance des échanges pourrait bénéficier aux deux
disciplines. De façon générale, les SIC sont familières avec les faits sociaux et techniques d'information
et de communication,
ce qui suggère
de possibles couplages d'équipes relevant de l'une et l'autre discipline
pour les étudier. Les travaux des SIC sur les usages, les dispositifs, les
espaces publics, les systèmes d'information
pourraient
être exploités
davantage paF les anthropologues.
Faut-il rappeler qu'en France, aussi
bien qu'aux Etats-Unis, la science de l'information
a trouvé une de ses
origines dans l'exploitation
des corpus en archéologie et en anthropologie, ainsi qu'en témoignent les travaux de Jean-Claude Gardin et de Dell
Hymes.
La notion de machine à communiquer,
proposée par Pierre Schaeffer
en 1970, est de nature à jeter un pont entre les deux disciplines. Une
telle machine, selon sa défmition, produit, stocke et diffuse des simulacres, constitués aujourd'hui de pixels et d'ondes sonores, que l'Homme
interprète.
Le grand avantage de cette notion, que je préfère à celle
d'hyper-réalité,
est de découpler la partie strictement
technique
(production, diffusion,
stockage) de la fonction interprétative,
propre à
l'Homme,
qui renvoie à la sémiotique,
aux représentations
et aux
croyances.
Yves WINKIN. - Pour que des rapprochements fertiles aient lieu entre
deux disciplines, il faut avant tout des "passeurs", c'est-à-dire des chercheurs reconnus par leurs pairs dans l'un et l'autre univers, qui osent
proposer des échanges et des hybridations. Claude Lévi-Strauss aurait
pu jouer ce rôle en France: on se souvient des quelques pages de l'Anthropologiestructuraleconsacrées à la communication, ((un conceptunificateur
grâce auquel on pourra consolideren une seule disciplinedes recherchesconsidérées
commetrès différentes)). Mais son appel est venu trop tôt (1958). Quelques
rares anthropologues, comme Georges Balandier et Marc Augé, l'ont
repris à leur manière: opération courageuse, qui a failli leur coûter très
cher au sein de la discipline. En sens inverse, personne en communi-
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)),
___ (( Médiation____et __
15,
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information
n_
___ n° __
__ 2001
_____
cation n'a un prestige tel aujourd'hui qu'il pourrait être entendu par les
anthropologues.
Est-ce à dire que les "interfécondations"
sont impossibles ? Non, mais il faudra se résoudre à travailler dans les marges, sans
reconnaissance
avant longtemps
de la part de l'anthropologie
-la
communication,
quant à elle, ne peut rien légitimer du tout, vu son
faible statut symbolique (qu'elle ne renforce d'ailleurs guère en acceptant en son sein des opérations
aussi douteuses que la médiologie, la
PNL, etc.). Mais reprenons sur un ton moins désabusé.
Je pense que la communication
doit s'allier à l'anthropologie
pour établir ou renforcer des domaines comme la communication
interculturelle
(aujourd'hui
aux mains de la psychologie
culturelle et des sciences de
l'éducation), la communication
pour le développement
(aujourd'hui aux
mains d'''experts''
qui ont des réponses mais pas de questions), ou encore la communication
entre l'homme
et l'animal (aujourd'hui
aux
mains de quelques philosophes
et de quelques éthologues). Ce sont des
domaines très importants, par les contributions
qu'ils pourraient offrir à
la Cité, mais encore délaissés. Il y aurait là de superbes opérations intellectuelles, sinon institutionnelles,
à mener. Il faudrait quelques jeunes,
en anthropologie
comme en communication,
qui oseraient s'imposer.
J'ai bon espoir pour le domaine de la communication
entre l'homme et
l'animal:
les alliances que passent aujourd'hui
des anthropologues
comme Frédéric Joulian avec des chercheuses
en communication
comme Véronique Servais sont porteuses d'avenir. . .
ME!. - Au tournant des siècles, voyez-vous des challenges sociaux et théoriques
qu'anthropologie et communication peuvent ou doivent relever, séparément ou pourquoiPas ensemble?
Marc AUGÉ. - Le défi que la recherche peut essayer de relever tient
aux contradictions
de notre monde lui-même. Les inégalités s'accroissent quand le monde, dit-on, s'uniformise.
Ce "dit-on" est un objet
privilégié d'analyse.
Il prend place dans un monde envahi par les
"images", au sens large (ce sens lui-même est un objet d'étude). L'enjeu,
c'est la survie des rapports de sens, ni plus, ni moins.
des échanges, le développeJacques PERRIAULT. - La mondialisation
ment d'Internet mettent en relief la diversité des conceptions du monde
et obligent à identifier la pluralité des modèles de connaissance
qui
coexistent sur la planète. La maîtrise des réseaux numériques
sollicite
des fonctions intellectuelles
spécifiques et accentue la nature procéduraIe du savoir. La communication
horizontale
que favorise Internet
attire l'attention
sur l'intervention
croissante de la réciprocité dans la
construction
des savoirs. Celle-ci est autre chose que l'échange auquel
on s'est principalement
intéressé jusqu'à présent dans la lignée des travaux de Marcel Mauss sur l'esprit du don, conçu comme un rapport de
propriétés. La réciprocité implique responsabilité
et confi?-nce et entretient des relations encore mal connues avec le lien social. A l'issue d'une
construction
réciproque
de savoirs, les partenaires
sont différents,
ce
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