Jean-Paul MESSINA Culture, christianisme et quête d`une identité

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Jean-Paul MESSINA
Culture, christianisme et quête
d'une identité africaine
L'Harmattan
Collection EGLISES D'AFRIQUE
Dirigée par François Manga-Akoa
Depuis plus de deux millénaires, le phénomène chrétien s'est inscrit profondément dans la réalité socio-culturelle, économique et politique de l'Occident,
au point d'en être le fil d'Ariane pour qui veut comprendre réellement les
fondements de la civilisation judéo-chrétienne. Grâce aux mouvements d'explorations scientifiques, suivis d'expansions coloniales et missionnaires, le
christianisme, porté par plusieurs générations d'hommes et de femmes, s'est
répandu, entre autres contrées et à différentes époques, en Afrique. D'où la
naissance de plusieurs communautés ecclésiales qui ont beaucoup contribué,
grâce à leurs œuvres socio-éducatives et hospitalières, à l'avènement de plusieurs cadres, hommes et femmes de valeur. Quel est aujourd'hui, dans les
domaines économiques, politiques et culturels, le rôle de l'Eglise en Afrique
? Face aux défis de la mondialisation, en quoi les Eglises d'Afrique participeraient-elles d'une dynamique qui leur serait propre? Autant de questions et de
problématiques que la collection « EGLISES D'AFRIQUE»
entend étudier.
Déjà parus
Édouard LIT AMBALA MBULI, Formations
théologiques
dans
l'Église catholique de la République démocratique du Congo, 2007.
Marcus NDONGMO, Éducation scolaire et lien social en Afrique Noire, 2007.
Silvia RECCHI
(sous la direction
de), Autonomie
financière et gestion des biens dans les jeunes Églises d'Afrique, 2007.
Nathanaël
Yaovi SOEDE, Sens et enjeux de l'éthique,
2007.
Je an- Paul SAGADOU,À
la recherche
des traces africaines
du Dieu- Trinité, 2006.
Lucie
BRUNET,Les
communautés
ecclésiales de base. L'exemple
de Bangui en Centrafrique,
2006.
Emmanuel BIDZOGO, Églises en Afrique et autofinancement, 2006.
Culture, christianisme et quête d'une identité africaine
7
Introduction
Le 6 janvier 1989, en la fête de l'Epiphanie, le pape Jean Paul II annonce
la tenue d'une Assemblée spéciale du synode des évêques pour l'Afrique. Les
réactions immédiates à cette nouvelle, dans l'opinion chrétienne d'Afrique, sont
assez timides. On observe même un manque d'enthousiasme auprès de ceux
qui avaient inauguré la réflexion sur la possibilité et l'opportunité de tenir les
« états généraux du catholicisme africain ». Le pape avait-il donc pris une
mauvaise décision en annonçant la tenue imminente de ces assises tant revendiquées au lendemain du concile Vatican II par les intellectuels catholiques
d'Afrique?
La réponse à cette question ne saurait être négative. Car en réalité, la
décision du pape intervient à une période où l'Afrique post-coloniale est confrontée à une crise sans précédent. C'est une situation très grave qui affecte et
semble remettre en cause l'existence de 1'homme africain sur tous les plans. Si
le secteur économique en est la sphère la plus visible, il faut dire que celle-ci est
aussi et surtout une crise des valeurs dont les conséquences, dramatiquement,
s'étendent sur la vie politique et sociale. En cette fin de décennie (années 1980),
trouver un emploi en Afrique, pour les jeunes, est une exception; le chômage
étant devenu la norme sociale la plus courante. Ne parle-t-on pas déjà en ce
moment de génération sacrifiée? Au plan politique, le peuple africain est pris
en otage par une démocratisation dont les modèles sont imposés de l'extérieur
et un clientélisme intérieur qui ne réussit qu'à réveiller les démons du tribalisme. Entre l'inexpérience politique des forces dites d'opposition et l'arrogance
des gouvernements, c'est le sang des innocents qui coule dans les capitales
africaines. En plus, la décision du pape, bien que salutaire, ne semblait pas
répondre aux attentes des théologiens africains qui, depuis 1977, n'avaient cessé
de plaider pour un concile africain. Et cette décision, outre qu'elle annonçait un
synode africain, n'apportait aucune précision qui eût permis de comprendre ses
enjeux. Il faut même admettre que les termes dans lesquels l'événement était
annoncé demeuraient dans l'ensemble inaccessibles au chrétien moyen. Si le
mot concile, très souvent rattaché à Vatican II, est plus ou moins connu de
l'opinion catholique d'Afrique; le terme synode, en revanche, renvoie plus
facilement à l'ecclésiologie protestante! . Le synode africain semblait donc
représenter aux yeux du laïcat moyen une affaire de la hiérarchie catholique,
intéressant particulièrement le pape et les évêques. La hiérarchie catholique
1.
En Afrique, il est plus courant d'entendre parler du synode comme instance de décision et de
direction des Églises protestantes.
8
Jean-Paul Messina
d'Afrique, pour sa part, ne donnait pas l'impression d'avoir été informée des
intentions du pape. Certes, un débat avait été engagé au sein de l'épiscopat
africain sur l'opportunité de célébrer ou non un concile africain; mais, il n'y
avait jamais eu de consensus autour de cette idée. Il y avait donc aussi, du côté
de l'épiscopat de ce continent, un sentiment de surprise. On comprend alors
que la hiérarchie catholique d'Afrique ait choisi d'attendre du Vatican de plus
amples informations avant d'entreprendre la mobilisation des communautés locales.
Toutefois, il n'échappait à aucun agent d'évangélisation que les Eglises
d'Afrique étaient en quête d'une identité chrétienne propre. Et compte tenu du
contexte de crise évoqué plus haut, personne ne pouvait dire que le synode était
annoncé au mauvais moment. Bien au contraire, comme nous le verrons dans
les pages qui suivent, une certaine impatience commençait à gagner une frange
importante de l'opinion chrétienne des intellectuels africains. Il était donc temps
de faire quelque chose. De ce point de vue, la décision du pape avait un caractère indubitablement prophétique pour cette Afrique, malade de son développement, menacée dans son existence par les structures de péché2 aussi bien à
l'échelle nationale qu'internationale, et luttant désespérément pour sa survie.
Une assise synodale, dès lors, se révélait une plate-forme salutaire, dans la
mesure où elle allait permettre de faire le bilan de l'activité évangélisatrice en
Afrique et de rechercher de nouveaux voies et moyens en vue d'y approfondir
le mystère chrétien. Elle était également salutaire parce ce qu'elle était
porteuse d'un nouvel élan de foi et d'engagement, susceptible de mettre la
Bonne Nouvelle de Jésus-Christ au profit de ceux sur qui, au quotidien, s'exercent la violence internationale et le despotisme oppressif des régimes politiques
africains. On ne s'étonnera donc pas que les Pères du synode aient baptisé
l'événement: « Synode de la Résurrection, Synode de l'Espérance », dès la
première séance de travail (11 avril 1994 ).3
Et comme Saint Jean à Patmos, en des temps particulièrement difficiles, a reçu des prophéties d'espérance pour le peuple de Dieu, nous
aussi annonçons l'espérance. En ce moment où tant de haines fratricides
provoquées par des intérêts politiques déchirent nos peuples, au moment
où le poids de la dette internationale ou de la dévaluation les écrase,
nous, Evêques d'Afrique, avec tous les participants à ce Saint Synode,
2.
L'expression« structures de péché» est utilisée par le pape Jean Paul II dans son encyclique Sollicitudo Rei Socialis, Ed. polyglotte Vaticane, n° 36, p. 70, pour désigner la responsabilité de l'homme face à l'injustice et la misère.
3.
Synodus Episcoporum (Message des évêques), 35-06-05-1994, n02.
Culture, christianisme et quête d'une identité africaine
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unis au Saint-Père, nous voulons dire un mot d'espérance et de réconfort
à ton adresse, Famille de Dieu qui est en Afrique,. à ton adresse, Famille
de Dieu en rassemblement de par le monde: Christ notre Espérance est
vivant, nous vivrons !4
Le synode africain intervient presque trente ans après la clôture de
Vatican II, et d'une manière générale, il en est l'émanation.5 Il se pose donc à
la fois comme un événement historique et un lieu théologique. Du point de vue
historique, c'est la première fois depuis la disparition du christianisme en Afrique du Nord, que la hiérarchie catholique africaine est invitée à faire le point
sur son évangélisation et à formuler des propositions pour un plus grand enracinement de l'Eglise dans ce continent. Il faut par ailleurs souligner que ce
synode est une vraie expression de la dynamique conciliaire, en ce qui concerne la marge d'initiative accordée aux Eglises locales en matière d'évangélisation. En effet, dans Lumen Gentium n° 13, l'universalité de l'Eglise est
affirmée dans un sens qui engage la responsabilité de tous face à sa mission
évangélisatrice.
Ainsi, l'unique peuple de Dieu est présent à tous les peuples de la
terre, empruntant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d'un
royaume dont le caractère n'est pas terrestre mais céleste. Tous les fidèles,
en effet, dispersés à travers le monde, sont, dans l'Esprit Saint, en communion avec les autres, et, de la sorte, celui qui réside à Rome sait que
ceux des Indes sont pour lui un membre.6
Les fidèles, bien que dispersés dans le monde, ont tous les mêmes responsabilités face à ce royaume, qui, sans être de ce monde, prend
«corps» dans notre monde. Aussi est-il absolument nécessaire que chaque
membre du corps, tout en gardant son identité, demeure solidaire de l'ensemble. Cette solidarité ne peut s'exprimer que dans l'exercice de la responsabilité
de chaque membre vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres, dans l'unique
destin du Salut, que l'Eglise, à la suite du Christ, s'efforce d'accomplir.
En vertu de cette catholicité, chacune des parties apporte, aux autres
et à l'Eglise tout entière, le bénéfice de ses propres dons, en sorte que le
4.
Synodus Episcoporum, n02.
5.
Voir J.P. Messina, « l'Eglise d'Afrique au Concile Vatican II : Origines de l'Assemblée
Spéciale du synode des évêques pour l'Afrique}) in Mélanges de science religieuse, T. 51,
n03, pp. 279-295.
6.
Lumen Gentium n° 13, in Concile Oecuménique VaticanIL Constitutions, Décrets, Déclarations. Textes français et latins, Centurion, Paris, 1967, p. 33.
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Jean-Paul Messina
tout et chacune des parties s'accroissent par un échange mutuel universel
et par un effort commun vers une plénitude dans l'unité.7
Voilà donc théoriquement fondée l'exigence de l'unité par la solidarité;
ce qui, en clair, est un appel à la contribution propre de chaque Eglise à l' évangélisation. Faisant écho à la responsabilité commune des Eglises face à l'évangélisation du monde, Ad Gentes n022 invite particulièrement les jeunes Eglises
à puiser dans leur trésor culturel tout ce qui peut contribuer à la gloire du royaume.
Certes à l'instar de l'économie de l'Incarnation,
les jeunes Églises
enracinées dans le Christ et construites sur le fondement
des apôtres,
assument pour un merveilleux échange toutes les richesses des nations
qui ont été données au Christ en héritage ( cf Ps. 2,8). Elles empruntent
aux coutumes et aux traditions de leurs peuples, à leur sagesse, à leur
science, à leurs arts, à leurs disciplines, tout ce qui peut contribuer à
confesser la gloire du Créateur, mettre en lumière la grâce du Sauveur, et
ordonner comme il le faut la vie chrétienne.8
Le synode africain peut donc, à la lumière de ces quelques textes conciliaires, être saisi comme un moment de concertation qui prépare les Églises de
ce continent à mieux s'engager, par rapport à leur condition particulière, à l' évangélisation du monde. C'est en cela que le synode africain apparaît aussi comme
un lieu théologique. Il est davantage un lieu théologique parce qu'il s'enracine
dans la tradition de l'Église, telle que les Pères l'ont inaugurée dès la constitution des premières communautés chrétiennes; tradition réactualisée à la fin du
concile Vatican II, pour ce qui est du principe de collégialité et de celui de la
coresponsabilité épiscopale face à la mission évangélisatrice de l'Église. Christus Dominus est assez éloquent là-dessus:
Les évêques choisis dans diverses régions du monde, selon des modes et des normes établis ou à établir par le Pontife romain, apportent au
Pasteur Suprême de l'Église une aide plus efficace au sein d'un conseil
qui a reçu le nom de synode des évêques.9
Le décret poursuit plus loin:
Successeurs légitimes des apôtres et membres du collège épiscopal,
les évêques doivent se savoir toujours unis entre eux et se montrer sou7.
Idem, op. cit., p. 34.
8.
9.
Ad Gentes, n022, Concile Œcuménique Vatican II, op. cit., p. 577.
Christus Dominus, n05, Concile Œcuménique Vatican II, op. cit., p. 354. L'institution du
synode des évêques
est du Pape PauIVI, Motu proprio Apostolica Sollicitudo, 15
septembre 1965.
Culture, christianisme et quête d'une identité africaine
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cieux de toutes les églises,. en vertu de l'institution divine et des devoirs
de sa charge apostolique, chacun d'eux, en effet, est responsable de
l'Eglise avec les autres évêques.] 0
Quant au thème du synode11 : «L'Eglise en Afrique et sa mission
évangélisatrice vers l'an 2000. Vous serez mes témoins », ses interpellations missionnaires n'échappent à personne, et sa célébration a lieu à un
moment où toute l'Eglise s'apprête à entrer dans le Jubilé de l'an 200012. La
question qui se pose ici est celle de savoir comment l'Afrique catholique va
contribuer à l'évangélisation du monde en l'an 2000 ? On est là dans un débat
fondamentalement théologique. Et d'ailleurs, comme on le verra dans la
deuxième partie de cette étude, l'idée qui a abouti au synode est l'expression
théologique, voire une consécration de celle-ci.
Il nous semble donc que l'événement synodal, que le pape Jean Paul II a
conclu en Afrique par la publication de Ecclesia in Africa] 3, ne peut se comprendre en dehors du cadre historique et du mouvement théologique qui ont fait
surgir l'idée de telles assises. Cette idée, une fois lancée, a donné lieu à un
grand débat où, parfois, la passion l'a emporté sur la raison.
En décidant de la parution de cet ouvrage, il est important de rappeler
qu'à l'occasion du symposium des évêques d'Afrique et d'Europe, du 10 au 13
novembre 2004 à Rome, le pape Jean Paul II, d'illustre mémoire, s'adressant
aux participants à la fin du symposium, , a créé la surprise par la déclaration
suivante:
Enfin, accueillant le vœu du Conseil post-synodal,
interprète des
désirs des pasteurs africains, je saisis cette occasion pour annoncer mon
intention de convoquer une seconde Assemblée spéciale pour l'Afrique
du synode des évêques. 1 4
Cette intention du pape Jean Paul II a été confirmée par son successeur,
le pape Benoît XVI en 2005. En cette année où on a célébré le 10e anniversaire
de l'Exhortation post-synodale Ecclesia in Africa, promulguée à Yaoundé
10. «Christus Dominus », n° 6, Ibid.
Il. S'agissant de la pratique du synode dans l'Eglise et en Afrique, M. Duj arier a bien montré
que concilium (terme latin) et sunodos (terme grec) étaient équivalents au temps de l'Eglise
antique. Voir- « La tradition synodale africaine» in Concilium, 29, 1992, 13-26.
12. Jean Paul II, Le Jubilé de l'an 2000, Ed. du Cerf, Paris, 1999.
13. Jean Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Africa, Texte composé à
Rome, Libreria Editrice Vaticana, signé à Yaoundé le 14 septembre 1995, 149
pages.
14. Voir La Documentation Catholique, 5 décembre 2004, n° 2325, 1013.
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Jean-Paul Messina
dans les locaux de la nonciature apostolique, grande a été la surprise des observateurs de constater que cet important document pontifical avait connu une
diffusion mitigée dans les diocèses d'Afrique. Dans certaines des unités apostoliques d'Afrique, Ecclesia in Africa semble ne rien rappeler de précis. Dès
lors, pour les observateurs avisés, la question est de savoir si ce deuxième
synode spécial des évêques pour l'Afrique est pertinent. De quoi va-t-on parler
si on n'a pas encore reçu et mis à profit l'enseignement du premier synode?
Et pourtant, on sait par expérience que les synodes se suivent mais ne se
contredisent pas. Aucun synode ne saurait épuiser les problèmes liés à l'évangélisation d'un peuple, d'un pays ou d'un continent. Bien plus, la tradition synodale, telle qu'inaugurée vers la fin du concile Vatican II en 1965, prévoit des
célébrations périodiques. Il est donc tout à fait normal qu'après la célébration
du synode spécial des évêques pour l'Afrique, il y a une dizaine d'années, le
pape Jean Paul II ait manifesté l'intention d'en convoquer un second.
Compte tenu de sa configuration, l'approche méthodologique de cette
recherche est essentiellement interdisciplinaire.
Dans la première partie où il est question de l'analyse historique de la
pénétration du christianisme en Afrique, il s'est agi, sous l'angle africain, d'une
relecture critique des études connues et ayant abordé cette question avec une
autorité scientifique certaine. Le choix de l'Afrique du Nord, de l'Egypte, de
l'Ethiopie et du Kongo s'explique par une logique qui se veut chronologique et
géographique. Ce choix est éclairant parce qu'il révèle les succès et les malheurs du christianisme africain, depuis l'antiquité jusqu'au grand siècle de la
mission ( le XIXe siècle ). En fin de compte, on voit bien que c'est à partir de
cette expérience historique, que naît et se développe la réflexion théologique
africaine.
Quant à la deuxième partie, où nous abordons la problématique de la
théologie africaine, notre approche est plus analytique. Cette analyse porte sur
les textes du Magistère romain, le discours des pionniers, l'état actuel de la
recherche; tout cela en rapport avec la réalité socio-culturelle des peuples
africains. C'est par cette même analyse critique que nous tentons de saisir les
enjeux de l'événement synodal pour l'Afrique.
La troisième partie esquisse une analyse de l'Exhortation apostolique
post-synodale Ecclesia in Africa et propose quelques réflexions pour l'avenir
chrétien du monde africain.
Le présent essai ne saurait prétendre avoir épuisé le champ de réflexion
qu'il s'est proposé de cerner. Bien des questions restent, malheureusement
encore, sans réponse satisfaisante.
Première partie
Les leçons de l'histoire
Culture, christianisme et quête d'une identité africaine
15
Chapitre 1
L'expansion
chrétienne
en Afrique
L'objet de ce chapitre n'est pas d'écrire une histoire de la pénétration du
christianisme en Afrique, mais d'interroger l'histoire en vue d'exhumer l'héritage reçu du passé et de situer ses répercussions sur la vie de l'Eglise en
Afrique aujourd'hui. Nous remonterons donc aux origines historiques les plus
lointaines: le christianisme antique de l'Afrique septentrionale; pour aboutir à
l'évangélisation missionnaire de l'Afrique noire.
1.1. Le christianisme en Afrique du Nord: Une Eglise vivante, mais
fragilisée par l'histoire
Il est attesté historiquement que le christianisme, en Afrique du Nord, est
directement lié au prosélytisme des apôtres et de leurs disciples.
Cette Afrique du Nord, qui est le berceau d'une chrétienté florissante
dès les premiers siècles de notre ère, est peuplée au cours de l'antiquité des
Berbères (descendants des Gétules et des Libyens), des Puniques ou Phéniciens et des immigrés romains. La population se regroupe autour des grandes
cités, qui demeurent de vrais pôles de prospérité et de sécurité. Ces cités sont
localisées dans le voisinage de la Méditerranée: Bizerte, Tanger, Hippone,
Alger, etc. Carthage est la plus grande et la plus riche métropole créée par les
Phéniciens au IXe siècle avant Jésus-Christ. Elle est la ville d'affaires par
excellence, et dispose d'une flotte commerciale de loin supérieure à celle des
autres villes portuaires de la Méditerranée. Cette prospérité de l'Afrique méditerranéenne lui vaut des convoitises qui vont provoquer des guerres puniques. 1 5
En 146 avoJ.C., les Romains rasent Carthage qui, un demi-siècle plus tard,
tente de s'en remettre, pendant que Rome commence à y envoyer des colonies de peuplement.
La vie religieuse est marquée par la multitude des dieux et des cultes.
Chaque cité a son ou ses dieu (x). Certains dieux font l'objet d'un culte dans
plusieurs cités. A Carthage, le culte est très proche de la pratique religieuse
cananéenne. Le dieu Tanit à Carthage rappelle Astarté en Phénicie et Baal à
15. Ces guerres se déroulent de 261 à 242, puis de 218 à 202.
16
Jean-Paul Messina
Canaan. L'arrivée des Romains en Afrique du Nord ne fera pas disparaître la
religion des Puniques, même si les dieux locaux seront facilement romanisés.
Le culte impérial est cependant imposé par la colonisation romaine, et deviendra bien vite le culte officiel. Le monothéisme est pratiqué par les minorités
juives. Mais, comme le remarque Joseph Cuoq, il semble bien qu'il y ait eu
évolution, au lIe siècle avoJ.C., du polythéisme vers le monothéisme. Citant
Saint Cyprien, il écrit:
Les païens, quoiqu'ils adorent les idoles, reconnaissent pourtant et
adorent un Dieu souverain, Père et créateur16.
A quelle période le christianisme pénètre-t-il en Afrique du Nord? Il
reste difficile de répondre avec exactitude à cette question. L'histoire de Simon
de Cyrène dans la Bible ( Mt 27, 32 ; Mc 15, 21 ; Lc 23, 26) montre que
l'Afrique est déjà associée à la croix du Christ dès les origines. J. Cuoq pense
que le christianisme aurait été proposé en premier lieu aux communautés juives
d'Afrique du Nord, avant que les messagers de la nouvelle religion ne se tournent vers les Puniques et les autres peuples qui, d'ailleurs, se montreront plus
réceptifs.17 Il est cependant attesté que l'Afrique du Nord est déjà christianisée au IIe siècle de notre ère. En effet, les persécutions romaines atteignent
l'Afrique chrétienne autour de l'an 180. C'est en l'an 180, probablement le 17
juillet, que Saint Speratus et ses compagnons sont exécutés à Carthage.1 8 Ce
groupe de 12 martyrs, appelés les «douze martyrs de Scillum », est le premier
qui nous signale la présence du christianisme en Afrique du Nord. Ce qui laisse
croire que le christianisme a atteint l'Afrique beaucoup plus tôt que ne le signalent les premières persécutions romaines. Certaines traditions estiment d'ailleurs
que Saint Matthieu et Saint Marc, apôtres et évangélistes, auraient évangélisé
l'Afrique dès le premier siècle. Saint Matthieu aurait été le premier à évangéliser la Nubie et Saint Marc serait le fondateur de l'Église d'Egypte.19 Pour
revenir à l'Afrique du Nord, Carthage deviendra très tôt le grand centre de
rayonnement du christianisme dans toute l'Afrique septentrionale. En 202, Septime Sévère durcit les méthodes de persécution; les Églises naissantes d'Afrique romaine sont alors prises dans la tourmente. Et tout refus d'observer les
règles du culte impérial s'accompagne d'exécutions. Septime Sévère est d'origine libyenne, tout comme le pape Victor (189-199), son contemporain. Le chris16. J. Cuoq, l'Eglise d'Afrique du Nord du lIe au XIIIe siècle, Le Centurion, ColI. » Chrétiens
dans I'histoire », Paris, 1984, p. 13.
17. Ibid.
18. Voir Calendrier Africain pour la Mémoire d'un continent, Gitega, Production Lavige
rie, 1995, p.2.
19. Voir Calendrier Africain pour la Mémoire d'un continent, op. cit., p.15. et p.33.
Culture, christianisme et quête d'une identité africaine
17
tianisme naissant de l'Afrique du Nord, combattu sans répit par le pouvoir
romain, avait-il quelques chances de survie?
En fait, rien ne laissait espérer des lendemains prometteurs à ce christianisme à la périphérie du pouvoir central de Rome, dont le souci était d'éliminer,
aussi bien à Rome même que dans les provinces, toute forme de pratique religieuse contraire à l'ordre impérial. Mais, le christianisme naissant d'Afrique
aura bientôt ses défenseurs. Tertullien en est un des touts premiers.
Tertullien, juriste carthaginois (155-222), avait étudié à Rome. Premier
auteur chrétien latin, il est le Père de l'Apologétique et de la Patrologie
latine. Rigoriste et moraliste, Tertullien a tenté de réfuter les accusations de
Pline le Jeune, qui faisaient des chrétiens les ennemis de l'empire. Pline le
Jeune reconnaissait pourtant à ces chrétiens une grande vertu morale et religieuse. Tertullien ne revendique qu'une seule chose pour les chrétiens: le droit
de pratiquer librement leur culte comme les juifs dans l'empire romain. Les
chrétiens, parce qu'ils croient en Dieu, Père et Créateur du monde, ne sauraient être les ennemis de l'empire, mais sont porteurs d'un ordre nouveau,
basé sur la paix et la justice. Tertullien souhaite donc que les chrétiens sortent
des catacombes, cessent de se réunir en secret dans les cimetières pour pratiquer leur religion au grandjour. Face aux persécutions, Tertullien conseille aux
chrétiens de ne pas avoir peur de leurs tortionnaires et d'affronter, avec bravoure et dignité, toutes les épreuves auxquelles ils seront soumis. Tertullien
exalte d'ailleurs l'héroïsme d'un certain nombre de martyrs africains: le groupe
des quatre de Madaure, dont l'esclave Namphamo, Perpétue, Félicité et leurs
compagnons pris à Tebourba et martyrisés à Carthage le 7 mars 203.20Il s'agit,
pour l'apologiste, de stimuler la foi des chrétiens, à travers des modèles de
résistance locaux. Tertullien a aussi à cœur de combattre le paganisme et les
hérésies chrétiennes. En son temps, il est confronté au manichéisme, dont nous
évoquerons plus loin les stratégies de lutte.
L2.
Développement de l'Église d'Afrique du Nord
La mort de Septime Sévère en 211 laisse un temps de répit de près de 40
ans à l'Église d'Afrique romaine. Il n'en faut pas plus pour que rayonne et
prospère le christianisme dans cette région. Il reste cependant difficile d'établir
avec précision la géographie ecclésiastique de l'Afrique du Nord.2 1 De la côte
20. Voir Ch. Pietri, «Un Judéo-christianisme latin et l'Afrique chrétienne », in Eglise et
histoire de l'Eglise en Afrique, Beauchesne, Paris, 1990, p. 3.
21. Le document auquel nous avons eu accès sur cette question est Géographie de l'Afrique
chrétienne, Typographie, Oberthur, Rennes, 1892. Le nom de l'auteur qui, probablement,
est un prêtre, n'y est pas mentionné.
18
Jean-Paul Messina
cyrénaïque (Leptis Magna) à la frontière maurétanienne, on compte près de
20 évêchés.22 En Numidie, 25 évêchés sont signalés. Près d'une vingtaine
d'autres évêchés sont disséminés dans des territoires non identifiés. Il existe
donc déjà près de 65 évêchés au début du me siècle. Au cours de la deuxième
moitié de ce siècle, plus de 90 évêchés sont dénombrés dans cette partie de
l'Afrique. Ce chiffre paraît crédible aux historiens, du fait que le concile de
septembre 256 à Carthage a réuni 87 évêques.23 L'Afrique du Nord compte
alors plus d'évêchés que l'Occident. La forte urbanisation de la région favorise
aussi la multiplication des évêchés. En considérant avec Charles Pietri que «
La création d'un siège épiscopal suppose une communauté de fidèles assez nombreuse et anciennement implantée »24, on devrait y voir une forte
croissance de l'Église locale. Mais il nous manque, malheureusement, des statistiques fiables. Si Joseph Cuoq est enclin à considérer que certaines conversions sont ici de convenance sociologique, et que de ce fait, elles n'obéissent
pas aux impératifs religieux, il admet en revanche que le christianisme nordafricain« était en pleine expansion, représentant un mouvement religieux
bien élaboré intellectuellement et fortement structuré »25.
Cette croissance de l'Église d'Afrique du Nord est soutenue par le dynamisme pastoral d'un certain nombre de Pères, qui, à la suite de Tertullien,
vont s'efforcer de résister aux persécutions romaines et de lutter contre les
hérésies, de plus en plus nombreuses et menaçantes. Deux de ces Pères méritent ici d'être évoqués: Saint Cyprien et Saint Augustin.
Saint Cyprien
Le ministère de Cyprien est inauguré dans la tourmente des persécutions
et de la grande hérésie donatiste. Cyprien est né à Carthage, à une période mal
connue. On situe sa naissance au début du me siècle. De 249 à 258, il est
évêque de Carthage où il meurt décapité devant le Proconsul Galerius Maximus, pour avoir refusé d'offrir des sacrifices aux dieux romains. Ancien professeur de rhétorique, Cyprien avait une grande culture et était issu d'une bonne
famille. Après sa conversion au christianisme, il a incarné à la lettre la charité
chrétienne, en renonçant à l'usage privé de ses biens pour les partager avec les
pauvres.
22. 1. Cuoq, op. cit., p.4.
23. Ch. Pietri, op. cit., p.4.
24. Idem, p. 5.
25. 1. Cuoq, op. cit., p. 25.
Culture, christianisme et quête d'une identité africaine
19
Son ministère coïncide avec la reprise des persécutions romaines. En
250, l'Empereur Dèce, par un édit, proscrit brutalement le culte chrétien, et
rétablit le culte impérial, sous peine de sanctions sévères, dont la peine capitale.
Cette nouvelle situation cause un profond désagrément à l'évêque de Carthage. Il lui faut choisir entre apostasier comme certains et avoir la vie sauve, et
refuser d'exécuter un ordre public avec les conséquences que l'on peut imaginer. Cyprien va plutôt inventer une troisième solution: se cacher pendant près
de 15 mois. Une partie de son clergé n'approuve pas cette solution et le
dénonce à Rome. Il est ainsi accusé d'avoir abandonné son diocèse. Fort heureusement, le pape Corneille approuve son attitude. Mais cette phase de persécution s'achève par une forte tension entre le pape Etienne et l'évêque de
Carthage.
En effet, face à l'obligation faite aux chrétiens de rendre un culte à
l'Empereur, «Pontifex Maximus », on se retrouve avec des Lapsi, des chrétiens apostats. Ceux-ci se divisent en deux branches: les sacrificati, ceux qui
ont offert des sacrifices aux dieux romains; les libellatici, ceux qui se sont
arrangés pour obtenir une dispense de faire des sacrifices aux dieux païens en
achetant un billet. La question qui se pose est celle de savoir comment réintégrer ces anciens chrétiens dans l'Église. Cyprien ne risque-t-il pas de perdre
son autorité spirituelle face à ses ennemis s'il ne trouve pas une solution à cet
épineux problème?
Bien qu'éloigné de son siège épiscopal, Cyprien n'a pas manqué de
réfléchir à la question. Il a envisagé un ensemble de mesures à savoir: une
longue et pénible pénitence pour les sacrificati, des mesures plus souples pour
ceux qui ont cédé sous l'effet de la torture, et une attitude indulgente à l'égard
de ceux qui ont obtenu un billet les dispensant de l'obligation de faire des sacrifices aux dieux païens. Cet ensemble de mesures est soutenu et approuvé par
le pape. Le problème aurait été définitivement résolu si la question de la validité
du baptême conféré par des compromis n'avait pas été soulevée par un laïc. A
Rome, le problème ne se pose pas dans la mesure où, tout baptême, même
conféré par un compromis, est valide; la seule condition étant que le rituel soit
respecté. A Carthage, Cyprien considère le baptême comme le sacrement par
excellence de l'unité chrétienne, par conséquent il préconise de le reprendre
dans la tradition ecclésiale pour tous ceux qui l'ont reçu des mains des hérétiques. Ainsi, entre le pape Etienne et Cyprien, les positions divergent profondément. Deux conciles tentent de résoudre le conflit. Au printemps 256, 71 évêques
se réunissent à Carthage et expriment leur accord avec la position de Cyprien.
Les conclusions de ce concile sont envoyées au pape, qui, par un rescrit, réagit
en condamnant l'évêque de Carthage et tous les autres Pères du concile. En
septembre de la même année, 87 évêques d'Afrique sont de nouveau réunis à
20
Jean-Paul Messina
Carthage, autour de Cyprien, pour réexaminer le problème. Une fois de plus, la
position de l'évêque de Carthage reçoit l'adhésion de tous les autres Pères.26
Cette fois, il y a un risque réel de rupture entre Rome et l'Afrique du Nord.
C'est un conflit tout de même étonnant entre deux apôtres qui se veulent tous
deux champions de l'unité ecclésiale. Parfois, le sort, si cruel soit-il, est la
meilleure solution à certains problèmes. La mort du pape Etienne (2 août 257)
et le martyr de Cyprien (14 septembre 258) évitèrent d'arriver à cette rupture
qui s'était avérée inéluctable.27 C'est à un autre Père de l'Église d'Afrique,
Saint Augustin, qu'il reviendra de résoudre le différend théologique sur le baptême.
Saint Augustin
Entre 258 et l'an 300, l'Église d'Afrique du Nord a franchi le cap de 100
évêchés.28 Mais il ne s'agit là que d'une estimation très relative. En fait, comme
le remarque si judicieusement J. Cuoq, la multiplication des évêchés est liée à
l'expansion urbaine. On sait que la vie du chrétien est rythmée par la prière. La
vénération des reliques et le culte des saints ont une telle importance que les
dérives vers l'idolâtrie ne sont pas rares. Le cimetière est un espace sacré de la
cité et les martyrs y occupent une place de choix. Le besoin de protection
contre les forces maléfiques de diverses natures fait que les cités sont placées
le plus souvent sous l'autorité spirituelle d'un saint patron.2 9Tout porte à croire
que la vie chrétienne, ici, est calquée sur le modèle romain. En fait, le latin
domine les célébrations liturgiques. Par contre, ce christianisme- personne ne
saurait le contester- doit essentiellement son dynamisme à des théologiens
exceptionnels. Augustin en est une figure enblématique.
L'homme qui va résoudre la question du baptême des hérétiques en faisant valoir que tout baptême conféré au nom du Christ est valide est né à
Thagaste le 13 novembre 354, d'un père punique, Patricius, et d'une mère
romaine, Monique. Il commence ses études à Thagaste en 361, les poursuit à
Madaure en 365-366. En 369, faute de ressources suffisantes, il interrompt ses
études et ne les reprend qu'en 370 à Carthage. La vie d'Augustin est marquée
par les courants philosophico-religieux de son temps. En 372-373, il mène une
26. Lire dans ce sens M. Dujarier, « La tradition synodale africaine », op. cit. pp. 13-26
et Ch. Pietri, op. cit. p. 4.
27. Cyprien est tragiquement tué le 14 septembre 258, pour avoir refusé d'offrir des sacrifices
aux dieux romains devant le Proconsul Galerius Maximus.
28. 1. Cuoq, op. cit., pp. 35-36.
29. On peut lire à ce sujet: P. Brown, Le culte des saints, traduit de l'anglais par
A. Rousselle, Le Cerf, Paris, 1984; La $ociété et le sacré dans l'Antiquité, traduit
l'anglais par A. Rousselle, Seuil, Paris, 1985.
Culture, christianisme et quête d'une identité africaine
21
vie de plaisir, savoure la lecture l' Hortensius de Cicéron, et se convertit au
manichéisme. Le manichéisme est, avec le montanisme, une des premières
grandes hérésies qui secouent l'Afrique du Nord. Mais si le montanisme qui
prédisait depuis le lIe siècle la prochaine fin du monde,30 s'était avéré une
hérésie limitée et de faible ampleur; le manichéisme s'était rapidement propagé en Afrique du Nord et en Asie. Fondé par Mani, un des auteurs de la
gnose orientale ( 216-277), qui se disait apôtre de Jésus-Christ, incarnation de
l'Esprit Saint, et donc porteur d'une nouvelle révélation complétant celles de
Bouddha et de Zoroastre, le manichéisme exprimait une philosophie existentialiste basée sur un dualisme négatif. En toute chose, coexistent le Bien et le Mal,
la Lumière et les Ténèbres. Dieu habite la Lumière, et les forces du Malles
Ténèbres. Partant de cette réalité ambivalente, le manichéisme proposait le
salut par la pratique de la vertu. Cette pratique consistait à éviter de propager le
mal; et pour ce faire, il fallait s'abstenir de procréer et de manger de la viande
(sang), se détacher des biens terrestres et ne manger que des nourritures lumineuses (les fruits). Le manichéisme professait qu'il n'y a qu'un petit nombre
d'élus et que les autres adeptes ne pouvaient, à la limite, qu'espérer renaître
dans quelques élus. Telle est en raccourci la substance philosophique et spirituelle de cette doctrine, qui va détourner l'attention, pendant quelques années,
d'un illustre Père de l'âge d'or de l'Église, de sa vraie vocation.
De 374 à 383,Augustin enseigne à Carthage, puis déçu par la turbulence
de ses élèves, il quitte Carthage pour Rome où il espère continuer sa carrière
dans des conditions plus favorables. Il sera vite désenchanté en réalisant qu'à
Rome, si les étudiants sont moins bruyants qu'à Carthage, ils oublient très facilement de payer leurs études. Aussi, Augustin va-t-il poursuivre son périple
jusqu'à Milan. Il y arrive en 384. C'est à Milan qu'il fait la connaissance de
Saint Ambroise, ancien Préfet devenu évêque. Ambroise est un homme très
éloquent, c'est par ce talent qu'il suscite en Augustin beaucoup d'admiration.
En 386, un jour d'été, il entend dans un jardin une voix d'enfant qui lui
crie « Tolle, Lege» : «Prends et lis! ». Augustin s'exécute en ouvrant le
Nouveau Testament où il découvre un verset de l'Epître de Paul aux Romains
(13 :13-14). Ce verset recommande:
Comme en plein jour, marchons avec dignité: point d'orgies, point
d'ivrognerie,' point de luxure ni de débauche,. point de querelles, point
de jalousies. Mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne mettez pas
vos préoccupations dans la chair pour en satisfaire les convoitises.
30 Le montanisme ou hérésie phrygienne a attiré la sympathie de Cyprien vers l'an
207. Mais ce fut de courte durée.
22
Jean-Paul Messina
Il faut dire qu'entre temps, Augustin s'est converti au néo-platonisme et
a commencé à se détacher du manichéisme. Cette révélation sera donc capitale pour sa conversion au christianisme. En effet dans la nuit de Pâques ( 24/
25 avril) 387, il est baptisé à Milan par le grand évêque Ambroise. Ce baptême
marque la rupture définitive avec le manichéisme, qu'il va combattre sans
ménagement dès les débuts de son ministère. Il semble important de souligner
qu'Augustin a vécu sa conversion au christianisme comme une grâce spéciale,
à lui accordée par le Seigneur. On ne devra donc pas s'étonner que, dans la
lutte qu'il engagera plus tard contre la doctrine de Pélage, il insiste sur cette
notion de grâce. Beaucoup, non sans exagération, n'y verront qu'une théologie
de la prédestination.
Rejoint à Milan par sa mère, Augustin rentre en Afrique en 388 et
s'adonne à la vie monastique dans sa ville natale de Thagaste. Prêtre du diocèse d'Hippone en 390, il entre en fonction le 6 avril 391. A l'âge de 42 ans,
c'est-à-dire en 396, il est élu évêque d'Hippone.3 1Au moment où Augustin
commence son ministère sacerdotal, le christianisme jouit déjà à Rome d'un
statut privilégié. En effet en 312, Constantin prend le pouvoir à Rome. En 313,
il autorise par un texte la liberté du culte chrétien. Cette décision, dans 1'histoire
est connue sous l'appellation« d'Édit de Milan ». Mais si l'on peut se réjouir
de ce que le fait d'être chrétien n'est plus un crime dans la Rome constantinienne,
le ministère d'Augustin, pour autant, n'aura rien d'une sinécure. Son ministère
sacerdotal et épiscopal coïncide avec la résurgence des hérésies, les unes aussi
redoutables que les autres. En dehors du manichéisme déjà évoqué, nous parlerons du donatisme et du pélagianisme.
Le donatisme
Lié aux persécutions de l'Empereur Dioclétien (303/305)32, qui ont
généré de nombreuses apostasies: les Lapsi et les traditores (clercs ou laïcs
31 Pour la vie et l'œuvre d'Augustin, nous avons principalement consulté deux études: G.
Bardy, Saint Augustin. L 'homme et l 'œuvre, Desclée de Brower, Paris, 1940 ; H. Marrou,
Saint Augustin et L'augustinisme, Seuil, de call « Maîtres spirituels », Paris, 1955. La
tendance est cependant à l'apologétique. Par contre l'étude de P. Brown nous semble être
l'une des plus scientifiques qu'on connaisse sur la question :La vie de Saint Augustin, Seuil,
Paris, 1971. L'encycique de Pie XI Ad Salutem, commémorant le XVe centenaire de sa mort
apporte de précieuses indications sur sa vie et sa théologie. Publiée le 20 avril 1930, elle s'est
accompagnée d'une semaine catholique de Tunis (Carthage). Voir la Documentation catholique, n° 519,10 mai 1930, 1156-1187 ; n° 531, 30 août 1930, 264-298. Il faut naturellement
ajouter les Confessions d'Augustin lui-même.
32 Dioclétien est Empereur romain de 284 à 305. C'est en 303, qu'il commence la persécution
des chrétiens, et en 305, il se retire à Salone, après avoir abdiqué.
Culture, christianisme et quête d'une identité africaine
23
forcés de livrer aux persécuteurs les livres et objets de culte), le donatisme est
né à Carthage où la tendance était de recommencer le baptême des chrétiens
compromis avec la politique ou les hérésies. Le Primat de Carthage, Mensurius
et son archidiacre Cécilien étaient accusés d'avoir apostasié sous la persécution dioclétienne. Lorsque Cécilien est élu pour succéder à Mensurius, en 312,
la contestation est à son comble. 70 évêques numides refusent de reconnaître
son autorité épiscopale. A sa place, ils font élire un autre évêque du nom de
Donat. Pour Donat et ses partisans, les évêques et prêtres compromis ne peuvent disposer d'aucune autorité spirituelle et morale pour conférer les sacrements. Donat lui-même entreprit de rebaptiser les catholiques dans sa secte.
L'Église donatiste se veut une Église parfaite et prône le détachement vis-à-vis
des biens du monde.
En fait, à côté de cet aspect doctrinal, le donatisme pose un problème
politique: la contestation« africaine» du pouvoir impérial. On comprend donc
que les« circoncellions », des masses armées d'ouvriers agricoles, révoltées
contre les propriétaires terriens, se soient converties au donatisme.
L'État, dans la théologie donatiste, n'a pas à se mêler des questions
relevant de la foi ou de la vie de l'Église. On connaît la position d'Augustin sur
le baptême: qu'il soit conféré par Paul, Pierre ou Judas; du moment qu'il est
conféré au nom de Jésus-Christ, il demeure valide. L'Église, d'après Augustin,
est le serviteur souffrant de toute l'humanité; tout le monde peut donc y trouver sa place.
Au regard des implications politiques de la doctrine donatiste, Constantin
entreprit, en 316, de réprimer le schisme naissant; le concile d'Arles (314), en
Gaule, n'ayant pas réussi à faire taire les partisans de Donat. Augustin qui a
échappé de justesse à un complot ourdi par les donatistes, ne désapprouve pas
cette répression. Mais, le donatisme s'était déjà trop solidement implanté pour
s'effacer facilement sous l'effet d'une répression, fût-elle violente. Le 5 mai
321, l'Empereur promulgue l'édit de tolérance. Le donatisme n'en demande
pas mieux pour consolider davantage ses positions, et même gagner du terrain.
Seulement, la nouvelle doctrine porte toujours en elle le danger d'une rébellion
politique, de la part de ses adeptes et sympathisants. Aussi, en 347, Constantin
décide-t-il encore de recourir à la persécution des hérétiques. Mais, l'idéal auquel
le donatisme convie ses adeptes: vie d'ascèse, refus du péché, intégrité morale, est tellement séduisant que la répression impériale est perçue ici comme
une expression corruptrice de la vertu morale. Bien que réduit à une minorité
religieuse vers la fin du IVe siècle, le donatisme va subsister jusqu'aux environs
de 420 en Afrique. Augustin a cependant eu le mérite de faire valoir que l'Église
du Christ n'est pas un Temple ouvert aux seuls saints, mais qu'elle a vocation
d'accueillir tout le monde: les riches comme les pauvres, les saints comme les
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Jean-Paul Messina
pécheurs; tous étant invités à se convertir à la Parole de Dieu. David Bosch
déplore, dans l'attitude d'Augustin, un manque d'attention au pluralisme théologique, gage du dialogue à l'intérieur de l'Église.3 3Il lui reproche de privilégier
l'autorité et la sainteté de l'Église institutionnelle au détriment des qualités théologiques ou morales. Il reste que c'est à Augustin qu'on doit l'essoufflement du
donatisme. Pour autant, il n'en avait pas fini avec les hérésies.
Le pélagianisme
Cette autre doctrine a pour auteur un moine du nom de Pélage, originaire
de l'île de Bretagne. Dialecticien et de culture classique (greco-latine), Pélage
s'était installé à Rome sous le pontificat d'Anastase (390-401). La théologie
pélagienne préconise le renoncement aux biens de cette terre, parce qu'ils sont
porteurs de la malédiction biblique, pour mériter le paradis. Elle enseigne que
seules les œuvres personnelles sont capables d'assurer le salut. Pélage développe ici une théologie opposée à celle que préconisera Luther plus tard. Pour
Pélage, l'homme peut accomplir toute œuvre sans la grâce de Dieu; car, Dieu
est l'auteur de toute chose et ne peut commander l'impossible. Il s'agit, en
somme, d'un libre-arbitre radical, qui insiste sur la liberté et l'effort personnels
comme gage du salut. Une telle conception du salut a des implications théologiques très graves: les péchés sont personnels, ce qui tend à prouver que le
péché originel est un mythe; la vie, la mort et la résurrection du Christ sont
vidées de leur contenu chrétien; le baptême n'est plus qu'un signe manifestant
l'entrée dans l'Église; le baptême des enfants ne semble pas s'imposer dans la
mesure où leur responsabilité personnelle n'est pas engagée; l'Église elle-même
perd sa mission rédemptrice, héritée du Christ. Le credo pélagien peut se résumer en une phrase: L 'homme est libre et a le pouvoir de se sauver luimême.
A la suite de l'arrivée des Vandales à Rome au début du Ve siècle,
Pélage débarque en Afrique en 411. Tandis que son disciple Célestin s'installe
à Carthage, Pélage poursuit son pèlerinage en Palestine. La même année, un
concile se tient à Carthage sans la présence d'Augustin. La doctrine pélagienne y est sévèrement condamnée. Célestin quitte alors Carthage pour Ephèse
où il reçoit les attributs de prêtre. D'Ephèse, la théologie pélagienne se répand
rapidement en Afrique, dans les îles méditerranéennes et en Italie. Augustin est
d'autant plus heurté par l'enseignement des pélagiens qu'il perçoit sa propre
conversion comme la manifestation de la grâce divine. Au libre arbitre radical
33 David J. Bosch, Dynamique de la mission chrétienne, HaholKarthalalLabor et Fides, Lomé/
Paris/Genève, 1995, p. 292.
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