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distinctions qui existent entre vérité relative et vérité objective. L’ouvrage de Lénine est donc
d’abord une réaction contre une façon de penser anti-dialectique. En effet, selon le
révolutionnaire russe, chaque étape du développement des sciences ajoute de nouveaux grains
à notre connaissance du monde, à une représentation de plus en plus fidèle, de plus en plus
approchée de la réalité. Mais le caractère cumulatif des découvertes scientifiques s'inscrit
néanmoins dans un cadre historique. Une vérité objective, absolue, est en effet en quelque
sorte une somme de vérités relatives. Les limites de toute proposition scientifique sont
relatives, tantôt élargies, tantôt rétrécies, à mesure que les sciences progressent.
Pour faire comprendre à ses lecteurs ce processus interrompu de la connaissance, Lénine
utilise l'image de l'asymptote. Selon cette modélisation du savoir, la connaissance humaine
ressemble en quelque sorte à une ligne courbe, tangente, qui se rapproche indéfiniment, sans
jamais la rencontrer, d’une ligne droite qui, elle, représente le monde matériel. Il faut ajouter
que cette ligne droite est en mouvement, en extension indéfinie puisque le temps et l’espace
sont des formes nécessaires, coextensives de la matière. En bref, la matière est en perpétuel
développent et la connaissance de même puisque le mouvement d'approche de la ligne courbe
ne donc être compris que relativement à l'avancée de cette ligne droite. Ce processus cognitif
témoigne donc d'une relation asymétrique constitutive et constante entre le sujet de la
connaissance et l'objet de cette connaissance. C’est-à-dire que la succession des points qui
forment la ligne courbe figurent en quelque sorte les “vérités relatives” d'un savoir
s'approchant de plus en plus de la ligne droite qui représente alors la “vérité absolue”,
objective. En 1915, Lénine reprendra l'image de l'asymptote lorsqu'il étudiera la philosophie
de Hegel. Il l'associera alors à une autre image, celle de la spirale. La ligne courbe
asymptotique, dit-il, est alors semblable à une série de cercles concentriques, c’est-à-dire
qu'elle est semblable à une spirale s'entourant autour de la ligne droite.
Dans mon livre de 2013, j'ai indiqué qu'il existait une figure géométrique inédite qui
réunissait asymptote et spirale selon le souhait de Lénine. C'est la pseudo-sphère. Il s'agit
d'une surface en forme d’entonnoir générée par la courbe asymptotique qui opère une rotation
indéfinie autour de la droite. Cette dernière tracte cette révolution constante autour d’elle-
même. Par conséquent, il y a une extension indéfinie de la surface en question le long de cet
axe de rotation. Cette conception du savoir montre combien est originale et optimiste
l’épistémologie de Lénine : il ne reconnaît pas une limite quelconque de la connaissance ni
qu’il existe une propriété, essence ou substance quelconque de la matière qui puisse être dotée
d’un caractère absolu. C'est donc l'idée que la connaissance est un processus qui fonctionne
comme un champ ouvert, jamais clôturé et qui permet de s’approprier indéfiniment la réalité,
de passer d’un monde « en soi » à un monde « pour soi ».
On comprend, je l’espère, si l'on prend la peine de lire ce que dit réellement Lénine,
combien ce dernier ne prétend aucunement qu'un sujet cognitif puisse acquérir une
représentation immédiate du réel, de son objet d’étude, au prix de l'oubli illusoire de la propre
subjectivité de l'individu. En d’autres termes, la théorie léniniste du reflet exclut l’idée que le
reflétant, le sujet, copie immédiatement et totalement le reflété, c'est-à-dire l'objet d'étude. Au
contraire, cette théorie est active et implique un effort rationnel de la pensée humaine
complètement opposée à une posture naïve ou spontanée. Le sujet cognitif, dans sa démarche,
doit faire l’effort constant de neutraliser toute appréciation subjective, a fortiori tout élément
de spiritualisme et de toute idée de transcendance, au moins en dehors du cadre dans lequel
s'inscrit sa recherche. Cette représentation semble adéquate à la démarche scientifique. Le
savant fait abstraction de sa subjectivité par divers moyens : enquête empirique, test et
vérification expérimentale, corroboration des résultats qu'il a obtenus avec les résultats
d'autres personnes, en rectifiant ses éventuelles erreurs, etc. S'il existe des obstacles à sa
recherche, par exemple s'il veut observer quelque chose qu'il ne peut voir par ses propres