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Conférence organisée par le CUEM, à Paris, le 8 décembre 2016
Lilian TRUCHON
Lénine philosophe : l’enjeu du matérialisme
Aborder Lénine comme philosophe, c’est parler du statut du matérialisme et de l'enjeu
politique que cela constitue. A ce titre, Matérialisme et empiriocriticisme est un livre
fondamental dans la pensée philosophique de cet auteur. Rédien 1908 et publié en 1909,
cet ouvrage traite en particulier de la théorie de la connaissance du point de vue du
matérialisme. Nous verrons que c'est dans cet ouvrage, et par ailleurs, que se trouve le cœur
du matérialisme de nine. Il me faut d'emblée souligner le fait que l’enjeu qui consiste pour
le révolutionnaire russe à défendre la validité du matérialisme ne relève pas d’une simple
question philosophique ou épistémologique : il est aussi bien politique. En effet, pour Lénine,
connaitre le monde « objectivement », c'est la condition pour pouvoir le transformer
efficacement afin que les causes réelles des phénomènes et des forces motrices réelles à
l’œuvre dans la nature et dans la société ne soient pas dissimulées derrre la façade
indéfiniment remaniées des conventions sociales et des idéologies dominantes.
Avant d'aborder dans le vif du sujet, je souhaite donner un aperçu des nombreuses idées
reçues concernant le contexte de la rédaction de Matérialisme et Empiriocriticisme. Car bien
qu’elles soient fausses, ces dernières continuent pourtant à être répétées dans les
commentaires que l’on trouve ça et là sur cet ouvrage. C’est le cas même des meilleurs
connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Lénine, comme l'historien Lars Lih. Dans son ouvrage
intitulé Lénine: Une biographie, paru en France en 2015 aux éditions Les Prairies Ordinaires,
mais malheureusement déjà épuisé, Lars Lih déclare que Matérialisme et Empiriocriticisme
fut un « devoir d’école » sur des sujets que le révolutionnaire russe connaissait finalement
bien mal. Or, le simple relevé du nombre d’ouvrages et d’articles en plusieurs langues, plus
de 200 en philosophie, en épistémologie, en physique ou en biologie, cités ou résumés avec
esprit de synthèse , montre tout le contraire de ce qu'affirme Lih. En fait, Lénine a étudié de
façon approfondie son sujet. Prenons l’exemple de Diderot et des références aux textes de ce
philosophe français. Non seulement le révolutionnaire russe cite la Lettre sur les aveugles et
L’entretien de D’Alembert avec Diderot dans une édition française des Œuvres complètes de
Diderot, publiées à l'origine en 1875, mais il ne se trompe pas dans le choix de ces citations. Il
a été un lecteur intelligent du philosophe français en ciblant les passages importants du
dialogue imaginaire avec Berkeley que propose Diderot. Cette connaissance que possédait
Lénine lui venait après des années d’études de la philosophie en tant qu’autodidacte, des
études commencées notamment en 1898 lorsque survint la polémique publique au sein du
mouvement socialiste international entre Kautsky et Bernstein, ce qu’on appela la première
crise du marxisme. A cette occasion, Lénine avait lu notamment Kant et les matérialistes
français des Lumières comme le baron d'Holbach, Helvétius et donc, bien sûr, Diderot.
Une autre idée reçue est le fait qu'il existerait une coupure épistémologique dans les écrits
même de nine entre d'une part les thèses fendues dans Matérialisme et Empiriocritisme
et d'autre part dans les Cahiers philosophiques rédigées pour l'essentiel en 1914-1915. Cette
thèse de la coupure a édéfendue notamment dans les années 1960 par Louis Althusser mais
il existe un point de vue similaire, moins connu. C'est celui du marxiste allemand Karl
Korsch. Ce dernier prétend que lorsque Lénine expose en 1909 ses théories sur le
matérialisme, c'est alors en complète contradiction avec ce que le même Lénine disait
auparavant en 1894. Un peu plus tard, j'expliquerais pourquoi ces clarations d'Althusser et
de Korsch sont fausses. Plutôt que la rupture, il faut au contraire souligner la continuité
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fondamentale de l’ouvrage de 1909 avec le reste du combat philosophique de Lénine. Ainsi,
lorsqu’il critique l’idéalisme des empiriocriticistes russes selon lequel l'être social et la
conscience social sont exactement identiques, il reprend à nouveaux frais une polémique
ancienne contre la sociologie subjective des populistes russes sauf qu’en 1909, elle a lieu cette
fois dans les rangs bolcheviks.
Je souhaite également aborder les raisons politiques qui ont poussé Lénine à rédiger son
ouvrage. Certains historiens soutiennent l'ie que Matérialisme et Empiriocritisme a éen
réalité une basse manœuvre politicienne pour régler un compte politique avec Alexandre
Bogdanov, sans doute le dirigeant bolchévik à cette époque le plus important après Lénine
parmi les bolchéviks. En somme, Lénine n'aurait pas é sincère dans sa polémique
philosophique avec Bogdanov. Il faut donner quelques précisions biographiques sur
Bogdanov puisque son nom va être plusieurs fois cité et que cela a son importance pour
comprendre l'évolution des rapports avec Lénine. Bogdanov était un proche compagnon
d'arme de Lénine depuis 1904. Il avait joué un rôle décisif dans la lutte contre les menchéviks,
les opposants des bolchéviks au sein du Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR).
L'année suivante, en 1905, Bogdanov devenait de fait le leader des bolcheviks en Russie, en
l'absence de Lénine alors en exil. A ce titre, il représenta notamment le parti bolchevik au sein
du soviet de Saint-Pétersbourg lors de la révolution de 1905. Cependant, à partir de 1906,
Bogdanov appelle systématiquement, contre l'avis de Lénine, au boycott de la douma, le
parlement russe nouvellement créée. Or, à aucun moment Lénine n'aborde ses divergences
avec Bogdanov sur la stratégie politique à suivre en Russie. C'est d'autres textes, lesquels
n'ont rien à voir avec le matérialisme, que Lénine critique le boycott et l'absenisme politique
du même Bogdanov. D'ailleurs pour préserver l'unité politique de la fraction bolchévique qui
s'était constitué seulement quelques années plus tôt au sein du Parti ouvrier social-démocrate
russe, Lénine souhaitait éviter publiquement les disputes philosophiques et épistémologiques
et que ces divergences toriques avec Bogdanov restent un terrain neutre. Mais la situation
change à partir de 1907. Même s'ils attaquaient de longue date le matérialisme, Bogdanov et
ses alliés livrent désormais une véritable offensive propagandiste et éditoriale contre le
matérialisme, notamment en publiant l'année suivante (1908) un recueil intitulé Études sur la
philosophie du marxisme. Selon eux, la véritable épistémologie socialiste serait celle qui
s'inspire de l'empiriocriticisme, c'est-à-dire la théorie de la connaissance du physicien
autrichien Ernst Mach et du philosophe Richard Avenarius.
Aujourd’hui, je n'aurai pas le temps nécessaire pour aborder la critique par Lénine des
thèses épismologiques de ces deux auteurs en particulier. Je ne peux ici que renvoyer à mon
ouvrage de 2013, Lénine épistémologue. Néanmoins, je souhaite préciser que les idées de
Mach et d’Avenarius répétent pour l’essentiel l'"immatérialisme" du philosophe anglais
Georges Berkeley au XVIIIe siècle, bien qu’à la différence de ce dernier, ils évacuent
désormais la férence nante à Dieu. Lénine n’était ni le seul ni le premier à souligner leur
dette théorique vis-à-vis de Berkeley. On peut par exemple se reporter à l'épistémologue
Emile Meyerson dont les idées sont similaires à celles du révolutionnaire russe sur le sujet
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.
Les auteurs du recueil dont on a déjà parlée, c'est-à-dire Bogdanov, Lounatcharski,
Bazarov et d'autres, se coordonnent donc pour rompre le pacte de non-agression que Lénine
voulait maintenir sur ces sujets. Leur stratégie pour associer le marxisme à l'épismologie de
Mach et d'Avenarius consistent à présenter tout le courant du matérialisme comme une
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Ajout à la conférence audio : J’ai cité de mémoire l’exemple de Meyerson. Malheureusement, je n’ai pas pu
retrouver la référence dans les textes de cet épistémologue comme preuve de ce que j’avance. Par contre, on peut
se reporter au philosophe néo-kantien allemand Ernst Cassirer pour trouver un point de vue similaire à celui de
nine concernant la dette théorique de Mach envers Berkeley. En effet, pour Cassirer, le « esse = percipi » de
Berkeley est le point d’ancrage sur laquelle Mach a bâtie sa théorie de la connaissance (cf. Ernst Cassirer, Le
problème de la connaissance, t. 4, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995).
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vulgaire métaphysique qui fétichise l'idée de matière existante objectivement, en oubliant les
enjeux sociaux qui déterminent pourtant la représentation de cette matière dans la tête des
hommes.Ce procès d'intention qui consiste à présenter les matérialistes comme une sorte de
secte de croyants qui ifie la matière est un stratagème que l'on retrouve d'ailleurs de nos
jours pour combattre le matérialisme. C'est par exemple le cas d'Hilary Putnam, un philosophe
Nord-Américain connu. Ce dernier prétend que le réalisme qui est le nom que donnent les
épistémologues et philosophes au matérialisme en théorie de la connaissance , est une
conception impossible parce que cela reviendrait à adopter un point de vue divin présupposant
que nous soyons capables de substituer notre perspective humaine sensible à celle d’un être
omniscient. L'objectivireviendrait donc selon Putnam à prétendre que l'homme peut sortir
de lui-même. Comme c’est impossible, l’objectivité en impossible. Or, cette ptendue
réfutation logique du réalisme revient, là aussi, à répéter dans le fond l'argument de Berkeley.
Ce dernier disait en substance : "Je ne perçois que mes sensations, je n'ai donc pas le droit de
supposer l'existence d'un objet en soi, hors de ma sensation". Selon donc ce type de
philosophes qui traversent les époques, nine et les matérialistes en ral auraient une
conception naïve et contemplative de la démarche cognitive, qui postulerait que le sujet
cognitif, dans l’oubli de sa propre subjectivité, peut « refléter » ou « copier » complètement la
réalité, en épuisant la connaissance de cette alité. nine ramènerait donc le débat
philosophique sur la nature de la connaissance à un niveau intellectuel dépassé historiquement
depuis longtemps, suite notamment aux apports sur la question de Kant et de Hegel. Le
révolutionnaire ignorerait que le fait que Kant a inauguré une nouvelle ère anti-métaphysique,
celle de la relativité du savoir, l’homme devant alors renoncer à atteindre la totalité du réel.
Défense de la connaissance objective
Pour comprendre combien sont caricaturales ces critiques qui font pourtant partie des lieux
communs que l'on trouve encore de nos jours dans les manuels de philosophie contre le
matérialisme en théorie de la connaissance, il faut rappeler ce qu'est ritablement la
conception de Lénine dans ce domaine. C'est l'adhésion chez nine à ce que l'on appelle la
théorie du reflet, c'est-à-dire l'idée qu'un sujet cognitif peut rendre compte de la nature d'un
l'objet étudié en le reflétant adéquatement dans sa conscience.
Cette réaffirmation du pouvoir cognitif de la raison humaine d’atteindre des vérités objectives,
se confond chez le révolutionnaire russe avec l’idée de démarche scientifique. L'objectivité ne
conteste pas pour autant le caractère relatif, c'est-à-dire partiel et historiquement déterminé, de
la connaissance. Si nine reconnait clairement la relativité de la connaissance, par contre, il
s'oppose résolument à ce qu'il appelle le « relativisme ». Il désigne ici une posture unilatérale
et foncièrement idéaliste qui présente la connaissance du monde physique, de la nature et de
ses lois comme le résultat d'une simple convention entre les hommes. C’est ce type de
relativisme que l’on trouve Kant lorsque ce dernier explique qu’il ne faut plus accepter le
monde comme quelque chose qui a surgi indépendamment du sujet connaissant mais qu’il
faut admettre que l'objet de la connaissance ne peut être connu de nous que parce que et dans
la mesure il est créé par nous-mêmes
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. Et à la suite de Kant, c’est bien ce que dit aussi
Bogdanov lorsqu’il déclare-je le cite- qu’« il n’existe pas de critère de la ‘véri objective’
[...] ; la vériest une forme idéologique : une forme, organisatrice, de l’expérience ». Or,
pour Lénine, ce genre de déclaration est la porte ouverte à l’idéalisme et l'abandon de l'idée
même de vérités scientifiques. Plutôt que le relativisme, il faut montrer le lien et les
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Dans la conférence audio, j’ajoute : « En somme, selon la logique kantienne, la connaissance ne serait qu’une
construction sociale ». Je corrige ici : Kant n’est pas relativiste/idéaliste dans ce sens. Il est plutôt agnostique
puisqu’il maintient lidée d’une réalité objective, la « chose en soi », bien que celle-ci, selon lui, soit
fondamentalement inconnaissable. Au contraire, les matérialistes disent que l’on peut connaître la nature des
choses.
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distinctions qui existent entre vérirelative et vérité objective. L’ouvrage de Lénine est donc
d’abord une réaction contre une façon de penser anti-dialectique. En effet, selon le
révolutionnaire russe, chaque étape du développement des sciences ajoute de nouveaux grains
à notre connaissance du monde, à une représentation de plus en plus file, de plus en plus
approchée de la réalité. Mais le caractère cumulatif des découvertes scientifiques s'inscrit
anmoins dans un cadre historique. Une vériobjective, absolue, est en effet en quelque
sorte une somme de vérités relatives. Les limites de toute proposition scientifique sont
relatives, tantôt élargies, tantôt rétrécies, à mesure que les sciences progressent.
Pour faire comprendre à ses lecteurs ce processus interrompu de la connaissance, Lénine
utilise l'image de l'asymptote. Selon cette modélisation du savoir, la connaissance humaine
ressemble en quelque sorte à une ligne courbe, tangente, qui se rapproche indéfiniment, sans
jamais la rencontrer, d’une ligne droite qui, elle, représente le monde matériel. Il faut ajouter
que cette ligne droite est en mouvement, en extension indéfinie puisque le temps et l’espace
sont des formes cessaires, coextensives de la matière. En bref, la matière est en perpétuel
développent et la connaissance de même puisque le mouvement d'approche de la ligne courbe
ne donc être compris que relativement à l'avancée de cette ligne droite. Ce processus cognitif
témoigne donc d'une relation asymétrique constitutive et constante entre le sujet de la
connaissance et l'objet de cette connaissance. C’est-à-dire que la succession des points qui
forment la ligne courbe figurent en quelque sorte les “vérités relatives” d'un savoir
s'approchant de plus en plus de la ligne droite qui représente alors la “vérité absolue”,
objective. En 1915, Lénine reprendra l'image de l'asymptote lorsqu'il étudiera la philosophie
de Hegel. Il l'associera alors à une autre image, celle de la spirale. La ligne courbe
asymptotique, dit-il, est alors semblable à une série de cercles concentriques, c’est-à-dire
qu'elle est semblable à une spirale s'entourant autour de la ligne droite.
Dans mon livre de 2013, j'ai indiqué qu'il existait une figure géométrique idite qui
réunissait asymptote et spirale selon le souhait de Lénine. C'est la pseudo-sphère. Il s'agit
d'une surface en forme d’entonnoir générée par la courbe asymptotique qui opère une rotation
indéfinie autour de la droite. Cette dernière tracte cette révolution constante autour d’elle-
même. Par conséquent, il y a une extension indéfinie de la surface en question le long de cet
axe de rotation. Cette conception du savoir montre combien est originale et optimiste
l’épismologie de Lénine : il ne reconnaît pas une limite quelconque de la connaissance ni
qu’il existe une propriété, essence ou substance quelconque de la matière qui puisse être dotée
d’un caractère absolu. C'est donc l'idée que la connaissance est un processus qui fonctionne
comme un champ ouvert, jamais clôturé et qui permet de s’approprier indéfiniment la réalité,
de passer d’un monde « en soi » à un monde « pour soi ».
On comprend, je lespère, si l'on prend la peine de lire ce que dit réellement Lénine,
combien ce dernier ne prétend aucunement qu'un sujet cognitif puisse acquérir une
représentation immédiate du réel, de son objet d’étude, au prix de l'oubli illusoire de la propre
subjectivité de l'individu. En d’autres termes, la théorie léniniste du reflet exclut l’idée que le
reflétant, le sujet, copie immédiatement et totalement le reflété, c'est-à-dire l'objet d'étude. Au
contraire, cette théorie est active et implique un effort rationnel de la pensée humaine
complètement opposée à une posture naïve ou spontanée. Le sujet cognitif, dans sa démarche,
doit faire l’effort constant de neutraliser toute appréciation subjective, a fortiori tout élément
de spiritualisme et de toute idée de transcendance, au moins en dehors du cadre dans lequel
s'inscrit sa recherche. Cette représentation semble adéquate à la marche scientifique. Le
savant fait abstraction de sa subjectivité par divers moyens : enquête empirique, test et
rification expérimentale, corroboration des résultats qu'il a obtenus avec les résultats
d'autres personnes, en rectifiant ses éventuelles erreurs, etc. S'il existe des obstacles à sa
recherche, par exemple s'il veut observer quelque chose qu'il ne peut voir par ses propres
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yeux, des objets infiniment petits ou infiniment grand, il utilise des outils qui franchissent la
barrre de ses sens comme un télescope ou un microscope.
Par ailleurs, à aucun moment, Lénine n'oublie les conditions historiques et les enjeux
socio-politiques qui peuvent bloquer ou retarder le progrès infini scientifique. Ainsi,
contrairement à ce que prétend Karl Korsch, le nine de 1909 ne trahit pas celui de 1894
lorsque le révolutionnaire russe polémiquait à lépoque contre « l’objectivisme » en
sociologie de l’économiste Pierre Strouvé. Ce dernier défendait l'objectivien disant qu'elle
était « au-dessus des classes ». Contre cette sorte de "scientisme", ce que dit Lénine en 1909
est quelque chose d’élémentaire mais pourtant fondamental : c’est que la science, en elle-
même, n'a pas de caractère de classe mais que ce caractère apparaît dans sa fonction sociale,
quand il s'agit de savoir qui l'étudie et qui l'utilise ces sciences. Par cette distinction qu’il
instaure entre la science et son but social, Lénine se prémunit non seulement contre
l’objectivisme d’un Strouvé mais aussi contre la sociologie subjective, en particulier celle de
Bogdanov qui en viendra à déclarer, en précurseur de Lyssenko, que « la science peut être
bourgeoise ou prolétarienne par sa ''nature'' même ».
Comme il se dit marxiste, Bogdanov tente de réviser les propos de Marx en prétendant
qu’ils confortent son point de vue. S’il fait de même avec les textes d'Engels en opérant une
sélection arbitraire de passages de l’Anti-Dühring ou de Ludwig Feuerbach et la fin de la
philosophie allemande, d’autres, comme Bazarov, un proche de Bogdanov, choisissent plutôt
d’opposer Engels à Marx. Ce procédé est loin d’être nouveau puisque Engels lui-même, dans
une lettre à Bernstein datée d’avril 1883, ironisait sur le fait qu’à intervalles réguliers resurgit
depuis 1844, je le cite, « le petit drame du chant Engels qui aurait séduit le bon Marx »
détournant ce dernier du « chemin de la vertu » philosophique. Cette fable ne cessera pas avec
la polémique de 1909 puisqu'elle perdure tout au long du XXe siècle. Elle amène en France
quelqu’un comme Maximilien Rubel à purger et véritablement saccager les textes de Marx
publiés dans la Pléiade et chez Folio, pour faire disparaître toute trace de la collaboration de
Marx avec Engels. Pourtant, la correspondance entre les deux révolutionnaires allemands
montre qu’ils partageaient le même point de vue matérialiste sur tous les problèmes
fondamentaux. D'ailleurs, dans Matérialisme et Empiriocriticisme, Lénine rappelle par
exemple que l'Anti-Dühring d'Engels avait été lu d'un bout à l'autre en manuscrit par Marx et
approuvé par lui.De plus, il y a un complet antagonisme entre le fait de déclarer comme
Bogdanov que « la vie sociale se ramène à la vie psychique » des individus, et le matérialisme
historique de Marx tel que ce dernier le présente de manière exemplaire dans sa préface à la
Critique de l’économie politique de 1859, là où Marx fend l’objectivité des faits
sociaux. Antérieurement, en 1845, Marx a défendu dans L’Idéologie Allemande, le primat de
la nature sur lhomme et son antériorité matériel par rapport à la conscience humaine et
sociale. Dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital, Marx souscrit à la
théorie du reflet : une ie, explique-t-il, n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit
dans la tête de l’homme. Par ailleurs, si Marx constate qu’à l’époque de la grande industrie,
les sciences sont enrôlées au service de la production, il n’en conclut pas pour autant que le
savoir scientifique porte intrinsèquement la trace du capitalisme. De plus, en ce qui concerne
l’image de l’asymptote utilisé par nine, on la trouve jà chez Engels dans ses manuscrits
réunis plus tard dans le recueil intitulé Dialectique de la nature. Cette image vivante de
l’asymptote semble la représentation la plus fidèle de la démarche matérialiste de Marx et que
ce dernier a décrit de façon très claire dans une note du Capital. Marx y explique ainsi en
substance que « l’unique méthode matérialiste, et donc scientifique » qu’il reconnaît ne
consiste pas à étudier la vérimatérielle des choses ou de leurs concepts de manière figée et
définitive mais en termes de processus, en retraçant ainsi la genèse et le développement de
toutes choses ainsi que les interconnexions entre celles-ci. Ainsi, pour Lénine, il est clair que
même si le système de pensée de Bogdanov est marxiste par le haut, dans le domaine
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