Cours de philosophie de M.Basch La morale
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La morale
Définition et division du problème
Il n’est pas nécessaire de distinguer la morale et l’éthique : ce sont deux termes synonymes.
Le philosophe anglais G.E Moore suggère de définir l’éthique ainsi : « L’éthique est l’investigation
générale de ce qui est bien » the general inquiry into what is
good »).
On divise la réflexion sur l’éthique en deux champs de réflexions
distincts : la méta-éthique et l’éthique normative proprement dite.
Tandis que la méta-éthique se préoccupe de comprendre la nature de
l’éthique, avec ses présupposés, ses implications etc., l’éthique
normative tente de déterminer quelles règles nous devons suivre pour
être moraux.
Première partie : Problèmes de méta-éthiques
I) La morale peut-elle être universelle ?
a) Thèse relativiste
S’il ne peut exister une morale universelle et s’il ne saurait y avoir que des morales particulières
propres à chaque communauté ou à chaque individu, comme le pensent les relativistes, la tentative
de proposer des normes de ce qui est bon et juste est voué à l’échec. Nos jugements moraux
seraient systématiquement considérés comme relatifs à notre propre système de valeurs et la
subjectivité de nos assertions anéantirait notre prétention à prescrire quoi que ce soit.
DOLMANCÉ Ah ! N’en doutez pas, Eugénie, ces mots de vice et de vertu ne nous donnent que des
idées purement locales. Il n’y a aucune action, quelque singulière que vous puissiez la supposer, qui
soit vraiment criminelle ; aucune qui puisse réellement s’appeler vertueuse. Tout est en raison de
nos mœurs et du climat que nous habitons ; ce qui est crime ici est souvent vertu quelque cent lieues
plus bas, et les vertus d’un autre hémisphère pourraient bien réversiblement être des crimes pour
nous. Il n’y a pas d’horreur qui n’ait été divinisée, pas une vertu qui n’ait été flétrie. De ces
différences purement géographiques naît le peu de cas que nous devons faire de l’estime ou du
mépris des hommes, sentiments ridicules et frivoles, au-dessus desquels nous devons nous mettre,
au point même de préférer sans crainte leur mépris, pour peu que les actions qui nous le méritent
soient de quelques volupté pour nous.
EUGÉNIE Mais il me semble pourtant qu’il doit y avoir des actions assez dangereuses, assez
mauvaises en elles-mêmes, pour avoir été généralement considérées comme criminelles, et punies
comme telles d’un bout de l’univers à l’autre ?
MME DE SAINT-ANGE Aucune, mon amour, aucune, pas même le viol ni l’inceste, pas même le
meurtre ni le parricide.
EUGÉNIE Quoi ! ces horreurs ont pu s’excuser quelque part ?
DOLMANCÉ Elles y ont été honorées, couronnées, considérées comme d’excellentes actions, tandis
qu’en d’autres lieux, l’humanité, la candeur, la bienfaisance, la chasteté, toutes nos vertus, enfin,
étaient regardées comme des monstruosités.
Sade, La Philosophie dans le boudoir, Troisième dialogue
b) Thèse universaliste
Contrairement à ce que prétendent les relativistes, on ne peut soutenir que les normes éthiques sont
inconstantes et subjectives ; les faits montrent que, malgré des différences conventionnelles, il y a
une exigence morale universelle :
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L’ethnologue décrit à bon droit la diversité et la relativité des prescriptions éthiques. Et, pourtant,
c’est un fait : si le contenu de ces prescriptions varie selon le temps et les lieux, leur forme et leur
« quoddité » restent constantes ; par exemple, les marques de la pudeur et du respect se modifient
d’une religion à l’autre, mais l’intention d’honorer gratuitement certaines convenances invisibles, et
ceci pour rien et en dehors de toute utilité pratique, voilà qui est universellement humain en
général ; les choses respectables sont relatives et contradictoires, mais le fait de respecter ne l’est
pas.
Vladimir Jankélévitch, Le sérieux de l’intention
D’après des études ethnologiques récentes, on peut constater la présence chez tous les peuples
connus d’au moins cinq types de préoccupations morales : la nuisance, la réciprocité, la
hiérarchie, la pureté et la communauté. On observe, de surcroît, une dizaine impératifs moraux
concrets que l’on retrouve sans presque aucune exception dans toutes les cultures connues :
condamnation des violences arbitraires, obligation de tenir ses promesses, respect de la
pudeur, obligation d’aider ses semblables dans le besoin, condamnation des parasites (free-
rider), protection des enfants, tabou de l’inceste, respects des règles concernant la
nourriture, la famille et les corps des morts.
L’existence de ces constances permet de rendre possible, au moins théoriquement, la constitution
d’une morale raisonnable valable pour tous les êtres humains :
La morale n'est point faite pour suivre les caprices de l'imagination, des passions, des intérêts de
l’homme : elle doit être stable, elle doit être la même pour tous les individus de la race humaine, elle
ne doit point varier d'un pays ou d'un temps à un autre ; la religion n'est point en droit de faire plier
ses règles immuables sous les lois changeantes de ses dieux. Il n'y a qu'un moyen de donner à la
morale cette solidité inébranlable : il ne s'agit que de la fonder, sur nos devoirs, sur la nature de
l'homme, sur les rapports subsistants entre des êtres intelligents, qui chacun de leur côté sont
amoureux de leur bonheur, sont occupés à se conserver, qui vivent en société afin d'y parvenir plus
sûrement. En un mot il faut donner pour base à la morale la nécessité des choses. En pesant ces
principes, puisés dans la nature, évidents par eux-mêmes, confirmés par des expériences constantes,
approuvés par la raison, l'on aura une morale certaine et un système de conduite qui ne se
démentira jamais. On n'aura pas besoin de recourir aux chimères théologiques pour régler sa
conduite dans le monde visible.
Paul-Henri D'Holbach, Système de la nature, 1770
II) La morale est-elle une affaire de cœur ou de raison ?
Certains philosophes, comme Rousseau, estiment que notre moralité n’a que peu à voir avec la
rationalité et que son fondement se trouve dans notre conscience morale :
Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant
et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à
Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien
en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à
l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe.
Grâce au ciel, nous voilà livrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous
pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l'étude de la morale,
nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines.
Mais ce n'est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à tous
les cœurs pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent ? Eh ! C'est qu'il nous parle la langue de la
nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le
monde et le bruit l'épouvantent : les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis ; elle
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fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la sienne et l'empêche de se faire entendre ; le
fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force d'être
éconduite ; elle ne nous parle plus, elle ne nous répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il
en coûte autant de la rappeler qu'il en coûta de la bannir.
Jean-Jacques Rousseau, L’Emile, livre IV
Le problème est qu’il y a toutes les raisons de penser que cette voix morale, prétendue innée,
infaillible et universelle, soit en fait le résultat d’une éducation particulière relative à une
culture spécifique et que, par conséquent, les injonctions de cette conscience bien peu divine
soient en réalité souvent arbitraires ou capricieuses. En effet, comme l’a souligné un philosophe
rationaliste comme Spinoza, nos émotions sont trop instables pour qu’on puisse faire reposer notre
morale dessus :
La pitié est, de soi, mauvaise et inutile dans une âme qui vit selon la raison. […] L'homme qui est
aisément touché de pitié et remué par la misère ou les larmes d'autrui agit souvent de telle sorte
qu'il en éprouve ensuite du regret ; ce qui s'explique, soit parce que nous ne faisons jamais le bien
avec certitude quand c'est la passion qui nous conduit, soit encore parce que nous sommes aisément
trompés par de fausses larmes.
Spinoza, Ethique
Sauf que tenter de fonder une vie morale sur la raison, comme le veulent Spinoza ou Kant (pour qui
un acte moral n’existe que lorsque l’action a été déterminé indépendamment de toute sensibilité)
aboutit à une impasse : de très nombreuses études en psychologie expérimentales montrent
que l’homme qui n’est pas dans une configuration physique et émotionnelle favorable ne
pourra pas avoir un bon comportement moral. Par exemple, une
expérience a montré que l’homme se comporte mieux moralement
quand il sent une odeur agréable que lorsqu’il est dans un lieu il
peut sentir des odeurs désagréables. Il faut donc nécessairement
intégrer l’émotion dans la vie morale, sans céder pour autant à un
sentimentalisme naïf et insensé.
L'émotion et la raison ne doivent pas être symétriquement et abstraitement opposées. Dans la vie
morale, il importe que l'émotion joue le rôle de moteur de l'action et que la raison joue plutôt
le rôle de mise en ordre, d'harmonisation de l'action. Sans empathie, sans compassion, nous
n'agissons pas ; les associations de charité l'ont bien compris. Mais sans raison, nous sommes
injustes et incohérents ; sans les principes qui nous dirigent et nous éclairent, notre action morale
est arbitraire, décidée aléatoirement, en fonction des émotions que nous éprouvons dans une
situation donnée. Seule la raison permet d'avoir un comportement davantage conforme à des
exigences universelles. La raison seule est faible ; l'émotion seule est arbitraire. Il faut donc
que l’émotion et la raison s'allient pour combiner la force motrice de l’une et l'orientation
rationnelle vers la justice universelle de l’autre.
Seconde partie : Ethique normative
I) Le déontologisme
Comme son étymologie grecque l’indique (δέον / déon = devoir, obligation) il s’agit d’une doctrine
morale qui se fonde sur le respect du devoir. Il ne faut pas juger un acte selon ses
conséquences, mais selon sa conformité à certaines règles qui codifient ce que l’on peut faire
et ce que l’on ne peut pas faire.
C’est Kant qui a le plus contribué à développer la doctrine
déontologiste. Dans La critique de la raison pratique et Les
fondements de la métaphysique des mœurs, il tente de fonder une
morale pure, indépendante de l’expérience, universelle, valable
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pour tous les êtres raisonnables. Pour ce faire, il montre comment notre raison pratique a la
capacité de se donner des impératifs catégoriques par opposition aux impératifs hypothétiques :
les premiers, contrairement aux seconds, sont inconditionnels et c’est pour cela que c’est eux qui
doivent nous permettre de déterminer adéquatement les devoirs que nous devons respecter.
La formulation la plus célèbre de l’impératif catégorique
qui fonde nos devoirs est la suivante : « Agis toujours
d’après une maxime telle que tu puisses également
vouloir qu’elle devienne une loi universelle. »
Dans cette éthique, seule l’intention peut être morale ou
immorale, les conséquences de l’action importent peu :
Quand bien même, par une défaveur particulière du destin ou par l’insuffisance des dons naturels, la
volonté manquerait totalement du pouvoir de venir à bout de ses desseins ; quand bien même ses
plus grands efforts n’obtiendraient aucun résultat, et qu’il ne resterait que la bonne volonté seule
(non point sans doute sous la forme d’un simple vœu, mais comme la mise en œuvre de tous les
moyens qui sont en notre pouvoir) : elle n’en brillerait pas moins comme un joyau qui a toute sa
valeur en lui-même, car l’utilité ou l’absence de résultat ne peuvent rien ajouter ni retrancher à
cette valeur.
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs
Un texte célèbre, longuement commenté, résume la doctrine morale de Kant :
Devoir ! Nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, rien qui implique
insinuation, mais qui réclames la soumission, qui cependant ne menaces de rien de ce qui éveille
dans l'âme une aversion naturelle et l'épouvante pour mettre en mouvement la volonté, mais poses
simplement une loi qui trouve d'elle-même accès dans l'âme et qui cependant gagne elle-même
malgré nous la vénération (sinon toujours l'obéissance), devant laquelle se taisent tous les
penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret ; quelle origine est digne de toi, et où trouve t-on
la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il
faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les
hommes peuvent se donner à eux-mêmes ?
Ce ne peut être rien de moins que ce qui élève l'homme au-dessus de lui-même (comme partie du
monde sensible), ce qui le lie à un ordre de choses que l'entendement seul peut concevoir et qui en
même temps commande à tout le monde sensible et avec lui à l'existence, qui peut être déterminée
empiriquement, de l'homme dans le temps, à l'ensemble de toutes les fins (qui est uniquement
conforme à ces lois pratiques et inconditionnées comme la loi morale). Ce n'est pas autre chose que
la personnalité, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière,
considérée cependant en même temps comme un pouvoir d'un être qui est soumis à des lois
spéciales, c'est-à-dire aux lois pures pratiques données par sa propre raison, de sorte que la
personne, comme appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre personnalité, en tant
qu'elle appartient en même temps au monde intelligible. Il n'y a donc pas à s'étonner que l'homme,
appartenant à deux mondes, ne doive considérer son propre être, relativement à sa seconde et à sa
plus haute détermination, qu'avec vénération et les lois auxquelles il est en ce cas soumis, qu'avec le
plus grand respect.
Kant, Critique de la raison pratique
II) Le conséquentialisme utilitariste
Directement opposés au d’ontologisme, les conséquentialistes pensent que toute morale doit
être fondé sur les conséquences de nos actions. Une action est moralement bonne lorsqu’elle
engendre des conséquences favorables au bonheur de l’humanité (elle est utile), et, au
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contraire, une mauvaise action est une action qui décroît le bonheur de l’humanité (elle est
inutile et néfaste).
La nature a placé l'humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le
plaisir. C'est à eux seuls qu'il appartient de signifier ce que nous devrions faire, comme de
déterminer ce que nous ferons. D'un côté, le modèle du bien et du mal, de l'autre la chaîne des
causes et effets, sont rivés à leur trône. Ils nous dirigent dans tout ce que nous faisons, dans tout ce
que nous disons, dans tout ce que nous pensons : tout effort que nous pourrions faire pour nous
libérer de notre sujétion, ne servira qu'à la souligner et à la confirmer. En paroles, un homme peut
prétendre abjurer leur empire : mais, dans la réalité, il demeurera leur sujet pour toujours. Le
principe d'utilité recueille cette sujétion, et la pose en pierre angulaire d'une doctrine dont le but
est d'édifier un monument du bonheur des hommes par le biais de la raison et de la loi. Les divers
systèmes qui tentent de la mettre en question reposent sur du vent plutôt que sur du solide, sur des
foucades plutôt que sur la raison, sur l'obscurité plutôt que sur la lumière.
Par principe d'utilité on désigne un principe qui approuve ou désapprouve toute action, en fonction
de son aptitude apparente à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l'intérêt est en jeu ;
ou, ce qui revient au même mais en d'autres termes, à favoriser ou à contrarier ce bonheur. Je dis
bien, de quelque action que ce soit, donc non seulement de chaque action d'un simple particulier,
mais également de toute mesure d'un gouvernement. Par le terme « utilité » on désigne la faculté
que possède chaque chose de produire un bénéfice, un avantage, un plaisir, un bien, ou du bonheur
(tous ces mots reviennent présentement au même), ou (ce qui est la même chose) d'éviter un
dommage, une souffrance, un mal, ou un chagrin à la partie dont l'intérêt est en jeu ; s'il s'agit de la
communauté en général, alors il s'agit du bonheur de la communauté ; s'il s'agit d'un individu
particulier, alors il s'agit du bonheur de cet individu.
Jeremy Bentham, Une introduction aux principes de morale et de législation, 1789, Chapitre I
Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu'il a été expliqué précédemment, la fin ultime, celle
en fonction et en vertu de laquelle sont désirables toutes les autres choses désirables (que nous
considérions notre propre bien ou celui des autres), consiste à pouvoir mener une existence aussi
dépourvue de souffrance que possible et aussi riche que possible de satisfactions tant en quantité
qu'en qualité ; le critère de la qualité, et la règle qui permet de la comparer à la quantité étant
représentés par la préférence que manifestent ceux qui, tant par leurs possibilités d'expérience que
par leur pratique de l'analyse et de l'observation de soi-même, sont les mieux à même d'établir des
comparaisons. Étant donné que c'est là, selon l'opinion utilitariste, la finalité de l'action humaine,
c'est nécessairement également la norme de la moralité ; celle-ci peut donc, en conséquence, être
définie comme l'ensemble des règles et des préceptes de la conduite humaine dont le respect serait
de nature à assurer, dans la plus large mesure possible, une telle existence à toute l'humanité ; et il
faut ajouter que cela s'applique aussi, autant que le permet la nature des choses, à l'ensemble des
créatures capables de sensation.
John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861
Jouir et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne, voilà je crois toute la morale. Chamfort
III) L’éthique de la vertu (cf. Prezi : Présentation de l’éthique à Nicomaque d’Aristote)
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