On chercherait en vain à réunir cet ensemble de travaux à l‘intérieur d‘une
intuition commune qui serait en germe dans les premières livres, et qui trouverait
dans Procès et réalité son expression achevée. Il y a bien un réseau d‘obsessions qui
traversent les œuvres, incarnées dans des concepts (devenirs, processus,
événements, abstractions, etc.), mais elles se soustraient à tout ancrage à l‘intérieur
d‘une théorie générale au profit d‘une spécificité des problèmes à construire et
dont chaque ouvrage délimite les contours (abstraction, perception ou existence).
C‘est que les questions importantes pour Whitehead sont toujours relatives au
problème posé : comment résister à la bifurcation moderne de la nature? Que
requiert toute simplification de notre expérience perceptive ? Comment imaginer
d‘autres modes d‘expérience ? Ces questions ne relèvent pas d‘une « bonne
volonté » qui chercherait à sortir des dilemmes de la philosophie classique à partir
d‘une refonte théorique des systèmes de pensée ; elles impliquent des techniques,
des outils, des instruments théoriques qui doivent être fabriqués à l‘intérieur même
du domaine dans lequel ils sont mobilisés. Les mots eux-mêmes deviennent des
outils : « Toute science doit forger ses propres instruments. L‘outil que requiert la
philosophie est le langage. Ainsi la philosophie transforme-t-elle le langage de la
même manière qu‘une science physique transforme des appareils préexistants »6.
La plupart des « erreurs » de la métaphysique proviennent de cet oubli que les
concepts sont des instruments ou des techniques, et non la description d‘états de
chose7. Whitehead parle d‘un « concret mal placé », c‘est-à-dire une réification
d‘abstractions (substance, simplicité, monades), une confusion entre ce qui est
6 PR, p. 57. Sous l‘apparence d‘une proximité avec une philosophie du langage, la transformation des mots en outils et
du langage en un appareillage technique par Whitehead marque une très profonde rupture. Le langage en philosophie est
juste un instrument technique qui doit être construit, porté à un niveau de généralité inconnu dans son usage courant. C‘est
un langage proprement artificiel.
7 On pensera ici aux relations établies par Deleuze entre « concepts », « outils » et « problèmes » dans Qu’est-ce que la
philosophie ? Pour une analyse des rapports entre Deleuze et Whitehead, voir B. Timmermans (ed.), Perspective. Leibniz,
Whitehead, Deleuze, Vrin, Paris, 2006 et K. Robinson (ed.), Deleuze, Whitehead, Bergson : Rhizomatic connections, Macmillan,
Hampshire, à paraître.