Vocabulaire de Whitehead Didier Debaise
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Vocabulaire de Whitehead
La version définitive de ce manuscrit a été publié dans la
collection « Vocabulaire des philosophes », éditions Ellipse, 2007, Paris
Didier Debaise
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Abréviations
Nous citons les textes de Whitehead sous les abréviations suivantes,
accompagnées de la date de leur première édition et de la traduction française
existante à laquelle nous nous sommes référés.
CN: Concept of Nature (Le concept de nature) 1920, trad. fr. 1998.
SMW: Science and the Modern World (La science et le monde moderne)
1926, trad. fr. 1994.
RM: Religion in the Making 1926.
FR: Function of Reason (La fonction de la raison et autres textes) 1929, trad.
fr. 1969.
PR: Process and Reality (Procès et réalité) 1929, trad. fr. 1995.
AI: Adventures of Ideas (Aventures d‘idées) – 1933, trad. fr. 1993.
MOT: Modes of Thought 1938, trad. fr. 2004.
Vocabulaire de Whitehead Didier Debaise
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Introduction
Whitehead (1861-1947) appartient, avec Leibniz, à cette lignée particulière de
philosophes mathématiciens1. Professeur de mathématique à Cambridge, il écrit un
traité d‘algèbre universel, un autre sur les axiomes de la géométrie projective, pour
ensuite s‘intéresser à la logique et écrire avec B. Russel les Principia mathematica
(1910-1913). Ses œuvres spéculatives viendront plus tard. Tout d‘abord, Le concept
de nature (1920) dans lequel Whitehead développe une forme très singulière de
phénoménologie de la perception de la nature qui le rapproche de James, de
Bergson et par certains aspects de Husserl ; ensuite, La Science et le monde moderne
(1925) que Whitehead décrit comme une étude « critique des cosmologies »2 et qui
lui permet d‘attribuer à la philosophie une fonction : elle doit « harmoniser,
refaçonner et justifier des intuitions divergentes relatives à la nature des choses.
Elle doit insister sur l‘investigation des idées ultimes et sur la prise en compte de
l‘ensemble des éléments qui fondent notre modèle cosmologique »3; enfin, Procès et
réalité (1929), un « des plus grands livres de la philosophie moderne » 4 dont
l‘ambition est de « former un système d‘idées générales qui soit nécessaire, logique,
cohérent et en fonction duquel tous les éléments de notre expérience puissent être
interprétés »5. Ce projet, on n‘en trouvera des correspondances que chez des
philosophes pré-kantiens comme Spinoza ou Leibniz.
1 On doit à Stengers d‘avoir mis en évidence l‘inscription chez Whitehead de la pensée spéculative à l‘intérieur d‘une
pratique de mathématicien. Ainsi, dans Penser avec Whitehead, elle écrit : « La démarche de Whitehead est celle d‘un
mathématicien en ce qu‘elle est soumise à la condition sans laquelle les mathématiques n‘existeraient pas : la confiance en
une solution possible […]. L‘art des problèmes désigne la liberté propre au mathématicien en ce que la solution à construire
passe par la mise en indétermination active de ce que les termes du problème ‗veulent dire‘ […]. Le mathématicien est un
créateur, mais c‘est la solution à construire qui oblige sa création » (Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concept,
Seuil, Paris, 2002, p. 27).
2 SMW, 13.
3 SMW, 13-14.
4 G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 368.
5 PR, p. 45.
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On chercherait en vain à réunir cet ensemble de travaux à l‘intérieur d‘une
intuition commune qui serait en germe dans les premières livres, et qui trouverait
dans Procès et réalité son expression achevée. Il y a bien un réseau d‘obsessions qui
traversent les œuvres, incarnées dans des concepts (devenirs, processus,
événements, abstractions, etc.), mais elles se soustraient à tout ancrage à l‘intérieur
d‘une théorie générale au profit d‘une spécificité des problèmes à construire et
dont chaque ouvrage délimite les contours (abstraction, perception ou existence).
C‘est que les questions importantes pour Whitehead sont toujours relatives au
problème posé : comment résister à la bifurcation moderne de la nature? Que
requiert toute simplification de notre expérience perceptive ? Comment imaginer
d‘autres modes d‘expérience ? Ces questions ne relèvent pas d‘une « bonne
volonté » qui chercherait à sortir des dilemmes de la philosophie classique à partir
d‘une refonte théorique des systèmes de pensée ; elles impliquent des techniques,
des outils, des instruments théoriques qui doivent être fabriqués à l‘intérieur même
du domaine dans lequel ils sont mobilisés. Les mots eux-mêmes deviennent des
outils : « Toute science doit forger ses propres instruments. L‘outil que requiert la
philosophie est le langage. Ainsi la philosophie transforme-t-elle le langage de la
même manière qu‘une science physique transforme des appareils préexistants »6.
La plupart des « erreurs » de la métaphysique proviennent de cet oubli que les
concepts sont des instruments ou des techniques, et non la description d‘états de
chose7. Whitehead parle d‘un « concret mal placé », c‘est-à-dire une réification
d‘abstractions (substance, simplicité, monades), une confusion entre ce qui est
6 PR, p. 57. Sous l‘apparence d‘une proximité avec une philosophie du langage, la transformation des mots en outils et
du langage en un appareillage technique par Whitehead marque une très profonde rupture. Le langage en philosophie est
juste un instrument technique qui doit être construit, porté à un niveau de néralité inconnu dans son usage courant. C‘est
un langage proprement artificiel.
7 On pensera ici aux relations établies par Deleuze entre « concepts », « outils » et « problèmes » dans Qu’est-ce que la
philosophie ? Pour une analyse des rapports entre Deleuze et Whitehead, voir B. Timmermans (ed.), Perspective. Leibniz,
Whitehead, Deleuze, Vrin, Paris, 2006 et K. Robinson (ed.), Deleuze, Whitehead, Bergson : Rhizomatic connections, Macmillan,
Hampshire, à paraître.
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requis et ce qui doit être interprété. Les abstractions sont essentielles et
immanentes à toute expérience, mais le danger est dans l‘exagération et la
confusion des registres. Les mots ne sont pas pour signifier quelque chose mais
pour opérer une modification de l‘expérience.
Le « vocabulaire » de Whitehead renvoie dès lors moins à des définitions
qu‘à des fonctions. Chaque mot est lié à un environnement variable dans lequel il
agit. Et c‘est cette action qui en dernier ressort exprime sa signification.
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