Philosophie sociale et philosophie du social Franck Fischbach1

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Philosophie sociale
et philosophie du social
Franck Fischbach
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Pour citer cet article : Fischbach, Franck, « Philosophie sociale et
philosophie du social », CIPPA EA, vol. I, 2012-2013, 2, disponible sur :
http://cippa.paris-sorbonne.fr
Conférence du 27 novembre 2012
Dans ce qui va suivre, je voudrais tenter de faire deux choses. Il s’agirait
d’abord d’expliquer en quoi le titre de « philosophie sociale » désigne selon moi
une opération d’ordre thérapeutique qui s’effectue à l’intérieur de la philosophie.
La « philosophie sociale » nomme en effet selon moi une opération interne au
champ philosophique, une opération dont je dis qu’elle entend parvenir à
produire un effet thérapeutique sur la philosophie elle-même en ce qu’elle vise
à la guérir de l’une de ses tendances les plus profondément enracinée, à savoir
la tendance à dénigrer le social une tendance qui prend souvent de façon tout
à fait explicite la forme d’une critique du concept même de social en tant que ce
serait un concept mal défini, vague et creux, du genre de ceux auxquels la
philosophie n’a pas à faire droit en elle-même.
Quant à la seconde chose que je voudrais tenter de faire ici, notamment
parce que vous me faites l’honneur de me donner la parole au sein d’un séminaire
de philosophie politique appliquée, il s’agirait de montrer, sur un exemple précis,
le gain que peut retirer d’un passage ou d’un détour par la philosophie sociale
une enquête qui relève d’abord d’une discipline spécialisée de science sociale.
Je prendrai l’exemple de la clinique du travail et de l’ouvrage récemment paru
de Christophe Dejours, Travail vivant, plus particulièrement le tome 2 de cet
ouvrage. Le point de convergence des deux dimensions à première vue
hétérogènes de mon propos me paraît devoir être en effet la question du travail :
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Professeur à l’Université de Nice.
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c’est selon moi une question dont les philosophes ne parviennent pas à dire grand
chose de fondé et d’utile aussi longtemps qu’ils persistent à l’aborder et à
l’élaborer sans aucune relation avec des travaux spécialisés de sciences sociales
; mais, inversement, la question du travail est aussi celle au sujet de laquelle les
discours et les démarches spécialisés de sciences sociales expérimentent le plus
vivement la difficulté ils sont de priver leur propos de toute dimension
proprement philosophique. La question du travail peut en ce sens être considérée
comme étant l’une de celles, et peut-être l’une des principales questions où peut
s’effectuer une collaboration de la philosophie sociale et des sciences sociales.
Mais l’on peut sans doute aller plus loin, et être conduit à faire l’hypothèse qu’il
n’y a pas de philosophie sociale qui ne fasse du travail un enjeu central, c’est-à-
dire qu’une philosophie sociale se reconnait comme telle précisément au fait
qu’elle investit massivement la question du travail : il ne s’agit pas seulement de
dire par que la philosophie sociale aurait ceci de particulier qu’elle ferait du
travail un objet d’étude parmi les autres ou en plus des autres objets traditionnels
de la philosophie. Plus essentiellement, le travail est un enjeu fondamental pour
une philosophie en ce qu’elle devient justement philosophie sociale dès lors
qu’elle aborde le travail sous l’angle des possibilités d’accomplissement, de
réalisation, voire d’émancipation qu’il recèle.
Mon point de départ sera l’attitude de certains philosophes à l’égard du
social et des sciences qui le prennent pour objet. J’entends en réalité interroger
une attitude assez généralement répandue en philosophie à l’égard du social et
des disciplines dont le social est l’objet. Cette attitude est très souvent une
attitude de rejet et de mépris : disons qu’après la période des années 60 et 70,
durant laquelle beaucoup de ce qui s’est fait en philosophie en France l’a été
dans un débat constant de la philosophie avec les sciences sociales, nous avons
vécu ensuite, à partir de la fin des années 70 et surtout dans les années 80 une
période durant laquelle les philosophes ont plutôt cherché à restaurer la pureté
de leur discipline, ce qui les a conduit à une attitude de critique voire de rejet des
sciences sociales. Je ne prendrai qu’un exemple parmi tant d’autres possibles, en
l’occurrence l’exemple de ce qu’écrivait Michel Henry dans l’introduction de sa
Phénoménologie matérielle, dont la première publication date de 1990 : « Avec
l’effondrement des modes parisiennes des dernières décennies et notamment du
structuralisme qui en présente la forme la plus extensive parce que la plus
superficielle, avec la remise à leur place des sciences sociales qui entendaient se
substituer à la philosophie, mais qui n’offrent jamais de l’homme qu’une vue
extérieure, la phénoménologie apparaît de plus en plus comme le principal
mouvement de pensée de notre temps »
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. Et, comme la suite du texte nous
explique que la phénoménologie aura été pour le 20e siècle ce que l’idéalisme
allemand a été pour 19e, le cartésianisme pour le 17e, Thomas d’Aquin pour la
scolastique et Platon et Aristote pour l’Antiquité, on comprend que par «
phénoménologie », Michel Henry entendait en réalité rien de moins que la
philosophie elle-même, dont il célébrait ainsi le retour en 1990 contre les
sciences sociales, et contre les différentes philosophies qui s’étaient selon lui
2
Michel HENRY, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990, p.5.
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compromises avec les sciences sociales dans les décennies précédentes. Or,
comme par hasard, ce même livre qui commence par un discrédit jeté sur les
sciences sociales et, à travers elles, sur leur objet, c’est-à-dire sur le social comme
tel comme par hasard, donc, ce même livre s’achève sur un texte consacré à
l’idée de communauté et intitulé « Pour une phénoménologie de la communauté
». Mais ce n’est évidemment pas un hasard et nous verrons qu’il y a au contraire
quelque chose comme une constante du discours philosophique, à savoir qu’un
dénigrement philosophique du social s’accompagne presque toujours de
l’apologie du commun et de la communauté.
Je remarque en effet que ce rejet philosophique du social et des sciences
sociales va parfois se loger là où on ne l’attend pas forcément, je veux dire chez
des auteurs dont on aurait pu penser qu’ils étaient relativement prémunis ou
immunisés à son égard. Et c’est le cas notamment des philosophes qui sont,
depuis quelques années, les acteurs d’un débat autour de l’idée du communisme
: le retour récent de ou à l’idée du « communisme » chez certains philosophes,
dont on peut constater qu’il s’accompagne du discrédit jeté sur l’idée concurrente
de socialisme, me paraît être la dernière en date parmi les formes prises par le
rejet philosophique du social et par la fascination philosophique pour le
commun. Il convient de se poser la question de savoir pourquoi, souvent, lorsque
la philosophie entreprend de se recentrer sur elle-même en tant que philosophie
politique ou philosophie de la politique, elle est tentée de le faire dans un geste
de déni du social et de dénigrement des sciences sociales qui s’accompagne d’un
geste de promotion du commun, de la communauté, voire même du
communisme.
S’agissant de cette question, je pense que, pour la philosophie
contemporaine (française en particulier), beaucoup de choses ont commencé
avec ce que Hannah Arendt a écrit au sujet du social dans La condition de l’homme
moderne.
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Tout y est dit ou presque dans la section du second chapitre qui, dans
la version française, s’appelle « l’avènement du social » et, dans la version
allemande, « das Enstehen der Gesellschaft », la « naissance de la société ». C’est
là pour Hannah Arendt un événement historique considérable qui signe la
naissance même de la modernité, l’institution du monde moderne et de tous les
dangers dont il est porteur pour l’humanité. De quoi s’agit-il ? Il s’agit
essentiellement du fait que « la société a conquis le domaine public » (p.80),
provoquant par la même à la fois le brouillage de la séparation fondamentale
entre ce qui est privé et ce qui est public, et l’extinction au moins tendancielle
de la sphère proprement politique. L’avènement du social, explique Arendt, c’est
« la transformation en intérêt public de ce qui était autrefois une affaire
individuelle concernant la propriété privée » (p.109), c’est « l’effacement total
de la différence même entre domaines public et privé, l’un et l’autre résorbés
dans la sphère du social » (p.110), c’est « le public devenu fonction du privé et
le privé devenu la seule et unique préoccupation commune » (p.111).
L’institution du social, c’est donc le fait même que ce qui est privé, c’est-à-dire
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Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris,
Agora-Pocket, 1983.
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ce qui se passait dans la maison, à l’abri du regard des autres et qui a trait à la
production et à la reproduction des conditions matérielles de la perpétuation de
la vie, que cela donc devienne public, que cela non seulement se fasse désormais
sous le regard des autres, mais deviennent en fait l’affaire de tout le monde et de
n’importe qui : il se produit là, selon Arendt, « une invasion du privé par la
société » dont la figure est celle déjà désignée par Marx, à savoir la figure du «
travailleur libre », c’est-à-dire la figure de l’homme privé des moyens de
subvenir par lui-même à ses propres besoins et contraint de vendre la dernière «
chose » qu’il possède encore, sa capacité de travail.
Cet homme dénué de tout, jeté sur le marché et exposé comme tel, dans son
dénuement radical, c’est l’homme de la société moderne, c’est l’homme qui ne
dispose plus du refuge du privé, c’est l’homme privé de ce que l’abri domestique
et privatif avait de protecteur. C’est pourquoi la société est, pour Arendt, « la
forme sous laquelle on donne une importance publique au fait que les hommes
dépendent les uns des autres pour vivre et rien de plus ; c’est la forme sous
laquelle on permet aux activités concernant la survie pure et simple de paraître
en public » (p.86). Et le fait de rendre publiques sous la forme du « social » les
activités auparavant privées effectuées en vue du maintien et de la reproduction
de la vie possède des conséquences incalculables, à commencer par « l’élévation
du travail au rang d’activité publique » (p.86), mais encore, et c’est lié, la
conséquence suivante : « la victoire de la société aux temps modernes,
substituant d’abord le comportement à l’action, la régie anonyme au
gouvernement personnel, (…) a finalement abouti à la prétention totale des
sciences sociales qui, en tant que sciences du comportement, visent à réduire
l’homme pris comme un tout, dans toutes ses activités, au niveau d’un animal
conditionné à comportement prévisible » (p.84).
Nous y voilà donc et c’est là est le moment où les fils se nouent :
l’institution de la société, c’est à la fois l’invasion du public par le privé et
l’invasion du privé par le social, c’est la fin du commun et donc de la politique,
c’est donc aussi le triomphe des sciences sociales et la mort de la philosophie et
plus particulièrement de ce qui, dans la philosophie pratique, possédait un
caractère architectonique, à savoir la philosophie politique.
Dans ces conditions, on voit qu’il n’y a pas d’autre solution que de tenter de
restaurer un sens de ce qui est public, c’est-à-dire de ce qui est indissociablement
et commun et politique : si le social, c’est l’invasion du monde public et commun
par ce qui auparavant relevait du privé et du domestique (à savoir la production
des conditions de la perpétuation de la vie), alors il faudrait réinstaurer la grande
séparation entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est public,
commun et politique et, d’autre part, ce qui n’est que social et qui n’aurait jamais
sortir de la sphère privée et domestique. C’est, selon moi, dans ce contexte
post-arendtien qu’il faut replacer, pour la comprendre, la fascination des
philosophes pour le commun, leur rejet du social, mais aussi leur retour récent à
l’idée de communisme contre celle de socialisme.
Comme vous le savez en effet, l’idée du « communisme » a récemment
fait l’objet d’une réappropriation, et elle a été en quelque sorte remise sur le
5
marché
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: Alain Badiou, notamment, entend conférer une nouvelle légitimité à
l’usage du terme et au concept qu’il désigne, et faire qu’il soit de nouveau
possible de se revendiquer du communisme, par delà l’effondrement des régimes
qui se réclamaient de lui, et en tant que cet effondrement de fait ne signifierait
pas pour autant la liquidation de ce que le philosophe appelle « l’hypothèse
communiste », pour autant que cette hypothèse signe l’horizon toujours ouvert
de l’émancipation humaine. Je remarque qu’une des caractéristiques de ce
contexte théorique qui est immédiatement le nôtre n’est pas seulement d’avoir
remis en circulation le concept de communisme, mais aussi et en même temps
de jeter le discrédit sur le concept de socialisme. C’était déjà clair avec le livre
de Toni Negri significativement intitulé Googbye Mister Socialism
5
, et cette
tendance est encore renforcée par quelques écrits récents de Slavo Zizek. Ce
dernier note par exemple que « le socialisme ne doit plus être conçu comme la
tristement fameuse “phase inférieure” du communisme, il constitue son véritable
rival, sa plus grande menace »
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ou encore « que le communisme doit être opposé
au socialisme, lequel, en lieu et place du collectif égalitaire, propose une
communauté organique » Zizek donnant pour “preuve” de ce dernier point que
« le nazisme était un national-socialisme et non un national-communisme ».
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On est évidemment tenté d’objecter à Zizek que le national-communisme a bel
et bien existé et que cela s’appelle le stalinisme, ou encore que la Chine
contemporaine elle-même offre un assez bel exemple de national-communisme,
certes accouplé à un remarquable développement capitaliste. Mais le montage
de l’opposition entre communisme et socialisme sert justement à Zizek et à
d’autres à expliquer que rien de tout cela ne relève du communisme : l’U.R.S.S.
et les défuntes « démocraties populaires » du bloc de l’Est appartiennent à la
triste et tragique histoire du socialisme, pas à celle du communisme ; de même
pour la Chine contemporaine : non seulement elle atteste que le « socialisme
réellement existant » est parfaitement compatible avec le capitalisme, mais elle
indiquerait aussi la voie d’avenir du capitalisme lui-même : à savoir que pour se
sauver, « le capitalisme se doit de réinventer le socialisme ».]
Quelques idées au fond assez simples se trouvent derrière ce rejet du social par
les philosophes, tel qu’il se rejoue aujourd’hui dans la promotion par certains
d’entre eux de l’idée de communisme contre celle de socialisme. A commencer
par l’idée selon laquelle le social, « ça fonctionne » et, au fond, c’est machinique
c’est pourquoi c’est bon pour les sociologues tandis que le commun, ça vit
et c’est créatif, donc c’est bon pour les philosophes. A quoi s’ajoute l’idée que
le social ne serait pas un ordre de phénomènes qui se suffit à soi-même : c’est
pourquoi une idée si je puis dire très « communément » partagée, de Rancière à
Abensour en passant par Badiou, est l’idée selon laquelle le social a besoin d’être
institué par autre chose que lui-même. Et par quoi le social est-il institué comme
tel ? Réponse : par la politique, bien sûr. C’est la politique qui institue le social,
4
Alain BADIOU/Slavoj ZIZEK, L’idée du communisme, Paris, Lignes, 2010 ; Alain
BADIOU, L’hypothèse communiste, Paris, Lignes, 2009.
5
Paris, Le Seuil, 2007.
6
Slavoj ZIZEK, Après la tragédie, la farce ! Ou comment l’histoire se répète, trad.
D. Bismuth, Paris, Flammarion, 2010, notamment p.151.
7
Ibid., p.149.
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