4
ce qui se passait dans la maison, à l’abri du regard des autres et qui a trait à la
production et à la reproduction des conditions matérielles de la perpétuation de
la vie, que cela donc devienne public, que cela non seulement se fasse désormais
sous le regard des autres, mais deviennent en fait l’affaire de tout le monde et de
n’importe qui : il se produit là, selon Arendt, « une invasion du privé par la
société » dont la figure est celle déjà désignée par Marx, à savoir la figure du «
travailleur libre », c’est-à-dire la figure de l’homme privé des moyens de
subvenir par lui-même à ses propres besoins et contraint de vendre la dernière «
chose » qu’il possède encore, sa capacité de travail.
Cet homme dénué de tout, jeté sur le marché et exposé comme tel, dans son
dénuement radical, c’est l’homme de la société moderne, c’est l’homme qui ne
dispose plus du refuge du privé, c’est l’homme privé de ce que l’abri domestique
et privatif avait de protecteur. C’est pourquoi la société est, pour Arendt, « la
forme sous laquelle on donne une importance publique au fait que les hommes
dépendent les uns des autres pour vivre et rien de plus ; c’est la forme sous
laquelle on permet aux activités concernant la survie pure et simple de paraître
en public » (p.86). Et le fait de rendre publiques sous la forme du « social » les
activités auparavant privées effectuées en vue du maintien et de la reproduction
de la vie possède des conséquences incalculables, à commencer par « l’élévation
du travail au rang d’activité publique » (p.86), mais encore, et c’est lié, la
conséquence suivante : « la victoire de la société aux temps modernes,
substituant d’abord le comportement à l’action, la régie anonyme au
gouvernement personnel, (…) a finalement abouti à la prétention totale des
sciences sociales qui, en tant que sciences du comportement, visent à réduire
l’homme pris comme un tout, dans toutes ses activités, au niveau d’un animal
conditionné à comportement prévisible » (p.84).
Nous y voilà donc et c’est là est le moment où les fils se nouent :
l’institution de la société, c’est à la fois l’invasion du public par le privé et
l’invasion du privé par le social, c’est la fin du commun et donc de la politique,
c’est donc aussi le triomphe des sciences sociales et la mort de la philosophie et
plus particulièrement de ce qui, dans la philosophie pratique, possédait un
caractère architectonique, à savoir la philosophie politique.
Dans ces conditions, on voit qu’il n’y a pas d’autre solution que de tenter de
restaurer un sens de ce qui est public, c’est-à-dire de ce qui est indissociablement
et commun et politique : si le social, c’est l’invasion du monde public et commun
par ce qui auparavant relevait du privé et du domestique (à savoir la production
des conditions de la perpétuation de la vie), alors il faudrait réinstaurer la grande
séparation entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est public,
commun et politique et, d’autre part, ce qui n’est que social et qui n’aurait jamais
dû sortir de la sphère privée et domestique. C’est, selon moi, dans ce contexte
post-arendtien qu’il faut replacer, pour la comprendre, la fascination des
philosophes pour le commun, leur rejet du social, mais aussi leur retour récent à
l’idée de communisme contre celle de socialisme.
Comme vous le savez en effet, l’idée du « communisme » a récemment
fait l’objet d’une réappropriation, et elle a été en quelque sorte remise sur le