De la Grèce à l’Inde (extrait) Texte de François-Marie Périer, enseignant, traducteur et photographe La Grèce antique est considérée par l'Occident comme la matrice de toute sa civilisation: philosophie, art, politique, sciences..., il est commun de dire que, pour nous, tout est parti des Grecs. Mais pour les Grecs eux-mêmes? Le soleil ne se lève-t-il pas plus à l'Orient encore? […] Rappelons avant tout que le grec fait partie des langues indo-européennes, dont l'origine est la plaine Indo-Gangétique et ses prolongements du Moyen-Orient. Si les langues sont venues de l'Inde, c'est qu'elles ont été portées par des hommes... Cependant, il est toujours délicat de remonter aux sources des cultures, des religions, des traditions et des peuples. Aussi, je voudrais me limiter à mettre en évidence le lien qui unit les philosophes grecs de l'Antiquité aux sages, religieux et éveillés indiens de leur époque. Pythagore Pythagore était plus ou moins contemporain du Bouddha. Il avait voyagé en Inde, nul ne songe plus à mettre cela en doute. Sa culture était sans doute assez commune à celle des brahmanes. De retour en Grèce, il fonda une école initiatique, les mystères d'Eleusis. Il y enseignait la métempsychose, "transmigration des âmes", doctrine selon laquelle les essences émanées de la divinité s'incarnent successivement dans les règnes minéral, végétal, animal et humain. A ce dernier stade, l'acquisition du libre arbitre nous permet de choisir entre le passage au stade supérieur, celui de l'initié, ou la redescente dans la roue, suivant le cycle inverse : animal, végétal, minéral, en involution, jusqu'à la reprise d'un nouveau cycle évolutif. Ainsi, Pythagore se serait un jour assis sur un rocher qui, poussant 1 un cri, lui aurait demandé de faire attention... d'où l'expression de Pythagore : "Tout est sensible", dans l'acception suivante du mot : tout vit, tout a une âme, tout est doué de sensation et sentiment. Une autre fois, Pythagore aurait reconnu la voix d'un ami désincarné dans l'aboiement d'un chien. Il est facile de faire le lien avec la roue du Samsara, et la possibilité, selon le bouddhisme, de renaître sous forme animale. Le "tout est sensible" de Pythagore nous renvoie aussi aux récits que le Bouddha Sakyamuni fit de ses vies antérieures comme arbre ou cerf et, plus profondément encore, à la première noble vérité, "Sarvam Dukkha" : si tout vit, "tout est souffrance"... Héraclite Un autre philosophe présocratique, Héraclite, lui aussi contemporain du Bouddha, présente des "similitudes" frappantes avec l'Eveillé. Dans les Fragments, il parle justement du sage comme d'un éveillé, vivant au milieu du sommeil des hommes. La fameuse phrase "Tout passe, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve." Est de lui. Une belle image pour résumer l’impermanence. A l’instar de Pythagore, il aurait voyagé jusqu’à l’Inde. […] On peut lire dans le livre de Walpola Rahula intitulé en anglais: What the Bouddha taught" - Ce que le Bouddha a enseigné- : le Bouddha venait de donner un enseignement sur l'impermanence à un groupe de bikkus ; ceux-ci, frappés par la profondeur de ses paroles, se prosternèrent devant lui; le Bouddha dit alors : "Cet enseignement n'est pas mien. Il vient de l'Occident, d'un sage qui s'appelle Heracl." On aura reconnu Héraclite... Socrate Nous arrivons à Socrate et Platon, cinquième siècle avant Jésus Christ. Tout l'enseignement de Socrate est basé sur l'opposition entre illusion et réalité, sagesse et folie, passion et raison. [… ] renonçant au nirvana, aux prix parfois de sa vie, pour libérer tous les êtres? Cette vie, Bouddha l'a risquée, Socrate l'a perdue, jugé et condamné par la République d'Athènes, coupable aux yeux de ses citoyens d'introduire de nouveaux dieux parce qu'il parlait de son Daïmon, de la voix de son maître intérieur auquel il obéissait toujours - on retrouve le Keyala indien, la voix de 2 l'Atman en nous - coupable encore de pervertir la jeunesse par ses enseignements... Comment le philosophe se libérait-il ? Socrate enseignait le non-désir, porte de la sérénité et de la sortie du cycle des incarnations : "L'homme qui désire est un tonneau percé", condamné à ne jamais connaître la plénitude. Il enseignait le doute comme premier pas vers la sagesse : "Je sais une chose, c'est que je ne sais rien", mais aussi la recherche : "Homme, connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux.", "L'ignorance est le premier des maux." Dans ses dialogues, véritables joutes oratoires pareilles à celle du Bouddha face à ses adversaires, au terme desquelles il emportait invariablement leurs disciples, Socrate défaisait peu à peu toutes les certitudes, les constructions mentales de ses interlocuteurs qui pensaient posséder un savoir quelconque. Après un "accouchement" de leur ignorance, ceux-ci arrivaient finalement à la vérité que tout dans le monde, des objets des sens aux objets du mental, est illusion. Ils arrivaient aussi à la prise de conscience que tout leur savoir leur venait de vies antérieures : "Savoir, c'est se ressouvenir", disait le sage Athène. Mais Socrate n'avait pas pour but le triomphe intellectuel. La compassion, l'amour mystique, agapè en grec, soufflait en lui, et son seul but était de libérer ses semblables de l'ignorance. Le "père de la philosophie" fut donc condamné à mort, par l'absorption de la ciguë. Sur son lit de mort, il expliqua à ses disciples comment son âme allait peu à peu quitter son corps pour rejoindre le monde de la réalité. Socrate meurt en pleine conscience, il effectue, cela saute aux yeux à la lecture du dialogue en question, Po-Hai en tibétain, le transfert de conscience. Il avait accepté sa condamnation car, selon ses termes, mieux vaut subir l'injustice que la commettre. Comme Bouddha, il savait que "Par soi-même en vérité, on est souillé, par soi-même on est purifié." De l'Empire sur le monde à la conquête de soi. Les conquêtes d'Alexandre le Grand, au quatrième siècle avant Jésus Christ, ont multiplié les contacts avec l'Orient. Des philosophes suivaient les armées, et racontent parfois leurs discussions avec des sannyasins et des sages rencontrés en chemin. Les sceptiques et les cyniques, pour lesquels tout est illusion mais, contrairement à Socrate, on ne peut rien savoir, et rien n'a de valeur, auraient été ainsi assez influencés par certains ascètes, ne retenant sans doute que l'aspect 3 extérieur de leur comportement. Cependant, on trouve chez certains sâdhus des dérives qui peuvent tout à fait expliquer cela: négligence totale du corps, marginalité, agressivité: la frontière est souvent mince entre détachement et démission. Cynisme et scepticisme guettent toute personne qui prend conscience de la totale illusion où nous sommes, et à laquelle chacun veut continuer à croire. Un autre empereur, le très célèbre Ashoka, défenseur du bouddhisme qui fit ériger des stupas en de nombreux lieux et graver des préceptes bouddhistes sur les montagnes se révèle avoir partie liée avec la Grèce également. Enfin, il existe un dialogue assez réputé entre le roi Ménandre et un moine bouddhiste, au sujet de grandes questions métaphysiques. Epicuriens et stoïciens Le détachement et le contrôle du désir sont communs à deux autres célèbres philosophies de la Grèce antique : les épicuriens et les stoïciens. La maîtrise de soi est pour eux la clef du bonheur et de la paix. Nous sommes aux quatrième et troisième siècles avant Jésus Christ. Si les épicuriens sont les célèbres pères de la formule : "Cueillir l'instant présent", les stoïciens insistent sur le fait qu'il faut le vivre, en pleine conscience, sans jamais penser au plaisir ou à la souffrance qu'il peut nous apporter. Ces derniers disent que l'homme qui s'est établi dans l'instant est "heureux comme un dieu", dans la paix, la conscience et l'absence de désir. L'ataraxie, cet état sans désir, était le but commun à toutes les philosophies de la Grèce antique. On a souvent fait une caricature du philosophe stoïcien, à la limite du masochisme et de l'héroïsme inutile. Mais il n'en est pas ainsi. En réalité, le stoïcien recherche la libération et le bonheur, l'extinction du désir. Ces philosophes enseignaient l'acceptation de tout événement, le "non refus", tout faisant partie d'un dessein cosmique. Il fallait se vaincre soi-même plutôt que l'ordre des choses. Une partie de leur enseignement comprenait aussi l'éternel retour, avec la création et la destruction périodique du monde. Alexandre David-Neel, dans un écrit de jeunesse, La lampe de sagesse, les prend ouvertement pour exemple, pour la beauté, la sagesse et le courage de leur âme. Elle n'aura pas de mal, après de si bons maîtres, à passer ensuite au bouddhisme qu'elle vécu de façon aventureuse, héroïque et souvent... stoïque dans les épreuves. […] François-Marie Périer 4