Extrait du livre "Au Péril des Idées", un dialogue sur les grandes

Extrait du livre "Au Péril des Idées", un dialogue sur les grandes questions de notre temps entre
Edgar Morin et Tariq Ramadan.
Tariq Ramadan
(...) Nous nageons dans le populisme bon teint, un populisme ordinaire qui exprime la victoire de la
pensée binaire sous toutes ses formes Le politique qui saura se montrer dur avec "eux" (et ce
peuvent être ici "les immigrés", là "les Roms", là-bas "les musulmans" et qui saura nous rassurer
emportera la mise, à gauche, à droite ou à l’extrême droite, sans distinction.
Voilà pourquoi je ne cesse de dire aux Français de confession musulmane qu'il faut sortir de cette
équation binaire, car c'est un piège très pernicieux. J'essaie de faire entendre ce message:" Si l'on
remet en cause votre statut de "vrais Français" parce que vous êtes musulmans, ou en vous
rappelant votre origine algérienne, marocaine, tunisienne ou turque, la meilleure réponse n'est
pas de vous empêtrer dans la contestation de cette perception. C'est, à mon sens, de réconcilier la
France avec ses propres valeurs, au-delà de cette distorsion conjoncturelle au sein du débat
politique actuel."
Ces discours, ces propos binaires ne sont pas les valeurs françaises, ils ne représentent pas
l'histoire de la France et ses multiples facettes; ils trompent la France sur sa propre histoire, son
identité plurielle et ses valeurs fondamentales. Il faut effectuer un travail profond de réconciliation
et, pour ce faire, sortir de la marge, du piège que représente ce "eux" de l'intérieur, ne pas rester
cantonnés dans la "communauté autre", symboliquement, par la culture ou la religion, ou même
géographiquement, par la banlieue ou la référence aux "gens du voyage. Il est impératif de sortir
de la marge, d'exprimer ce "nous" du texte qui s'écrit ensemble, avec des valeurs communes qui
ont d'abord célébré la diversité et non l'uniformité ou l'uniformisation stigmatisante. Certains
politiques, intellectuels ou même journalistes n'aiment pas s'entendre dire, alors qu'ils n'ont qu'à
la bouche que cette référence à "la France", "nous", "notre république", notre histoire", "notre
identité" que, somme toute, ils réduisent cet héritage et ils trahissent, ce faisant, les valeurs de la
France.
Edgar Morin
C'est très juste. D'autant plus que, dès la Révolution, le protestantisme banni par Louis XIV a été
reconnu, ainsi que le judaïsme, aussi étranger à la tradition française que l'islam (il y avait encore, à
l'époque, deux sources indigènes juives en Provence et en Alsace). Il faut donc dire que ce qui fut
pour le judaïsme continue pour l'islam, deux religions qui, en fin de compte, ont un fondement
commun dont l'étrangeté devrait moins apparaître que la similarité.
La grande difficulté de la France est d'avoir tendance à rester figée dans un laïcisme desséché, au
lieu de revenir aux grandes sources de la Renaissance. Bien que je ne sois membre d'aucun parti, je
me considère de gauche. Qu'est-ce que cela signifie pour moi ? C'est l'union de ce qui, au départ,
allait de pair: l'idée de socialisme (améliorer la société), l'idée d'anarchisme, de libertarisme.
(aspirer à ce que les individus soient libres) et l'idée de communisme (nécessité d'une
communauté fraternelle).
Marx n'affirmait-il pas que la dictature du prolétariat était provisoire pour arriver à la fraternité
universelle? Lénine l'a d'ailleurs dit en évoquant la société sans état. A ces trois sources, j'ajoute
une quatrième: la source écologique, la nécessité de rétablir un rapport sain avec la nature. Pour
moi, être de gauche revient à unir ces traditions, ou plutôt ces sources, puisque les traditions ont
dégénéré. Mises ensemble, elles peuvent régénérer la vie politique grâce à une analyse adéquate
du monde contemporain et donc la volonté de comprendre un tant soit peu ce que signifie, dans
son ambivalence, dans ses dangers, ses possibilités, la mondialisation. Faute de quoi, nous sommes
dans la nullité totale.
(...) Quand on pense qu'il y a peu on proclamait la fin des idéologies, alors que triomphe le
libéralisme, cette idéologie incroyable qui se présente comme science, exactement comme, hier, le
marxisme! On s'est trompé. Le totalitarisme n'est pas la concentration de tous les pouvoirs aux
mains de l'Etat, c'est le phénomène d'un parti qui a tout le pouvoir et qui prend le pouvoir sur
l'Etat; ce n'est pas l'Etat qui est totalitaire, c'est le parti qui se sert de lui, de sa police et du reste.
Voilà pourquoi il est très important, dans des pays comme le Maroc, qu'existe l'Etat, qu'il fasse
respecter les libertés, qu'il aide à combattre la corruption, etc...
Tariq Ramadan
En vous lisant et en vous écoutant, je me disais que, au cœur même de mon champ de référence,
j'essaie de faire la même chose. J'ai entrepris avec la réforme radicale, de repenser le rapport aux
textes, aux contextes, aux sciences et à l'histoire, mais aussi, bien sûr, le rapport à l'autorité, aux
pouvoirs - à tous les pouvoirs-, en repensant également les références politiques, les systèmes
économiques, les relations femmes-hommes, l'environnement, la consommation jusqu'aux arts, à
la culture et aux divertissements.
Il faut toujours poser la question du " qui "parle, et avec quel "pouvoir". Il faut aussi s'intéresser
aux " et, au pouvoir du "contre-pouvoir. C'est essentiel quand il s'agit de l'éthique. Je défends l'idée
du contre-pouvoir éthique. Aujourd'hui, dans le monde majoritairement musulman, on parle de
l’"Etat civil", avec une rérence islamique. La formule est neuve, certes, mais elle n'est pas claire:
on évite le cœur de la question en adaptant, encore une fois la terminologie. Quelles sont les
prérogatives deb l'Etat? Qui décide de la référence? qui a "autorité" Quel est le rôle de la " société
civile"? Nous avons besoin de l'Etat, j'en suis d'accord, il est une nécessité de l'Histoire et de la
gestion de l'espace commun; néanmoins, il faut s'engager dans une réflexion plus large sur les
pouvoirs, les interdépendances: la pensée politique fragmentée et partielle est dangereuse (...)
Edgar Morin:
Je suis plus que d'accord. Un des maux de notre civilisation actuelle, c'est que tout est séparé. Tout
ce qui devrait être relié est séparé, morcelé (...). Notre époque est appelée "ère des
communications", mais on ne communique absolument pas d'un secteur à l'autre, d'un groupe à
l'autre (...). Entre les générations, c'est du pareil au même: tout est morcelé. La séparation est
inouïe. J'ai un mot d'ordre: relier, relier, relier. Relier les connaissances, relier les êtres humains,
relier les membres d'une même société, relier les sociétés les unes aux autres.
Tariq Ramadan
LE MESSIANISME CORANIQUE
Lauteur du Coran du moins de son noyau primitif est un arabe converti, au début du VII° siècle,
à une forme peu connue de judéo-christianisme qu’on appelle le judéonazaréisme. L’influence du
messianisme juif, sous la forme sectaire dont témoignent les manuscrits de la mer Morte, y est
grande. Il faut dire qu’on sait peu de choses de ce « Muhammad » malgré l’immense légende qui
s’est constituée sur son souvenir mythique. Le texte du Coran tel qu’il nous est parvenu témoigne
de réécritures successives, d’ajouts et de corrections nombreuses : pour un exégète de la Bible,
ceci n’a rien d’étonnant.
Le messianisme coranique porte à la fois l’empreinte de ses origines, un judaïsme rabbinique exalté,
et la marque politique des Califes qui firent réviser le texte, avant de le publier dans sa forme
actuelle.
Lui aussi, il attend une apocalypse. Mais le fidèle coraniste ne peut pas, comme le juif ou le
chrétien, se contenter d’attendre la fin de ce monde-ci : il doit et c’est l’honneur que Dieu lui fait
en hâter l’arrivée. Il ne se contente pas de patienter : il collabore activement avec Dieu, en
contribuant à lélimination des impies (les infidèles), et des mondes mauvais qu’ils ont construits.
Lorsqu’il tue, ou qu’il se fait exploser en public, le coraniste est donc un auxiliaire de Dieu : et c’est
pourquoi il a conscience daller directement au paradis où Dieu se doit de réserver une place à
ses lieutenants. Lappel au Djihad matérialise cette coopération avec Dieu : l’avènement du monde
nouveau est à ce prix.
On dit souvent qu’il existe deux sortes de Djihads : l’appel à la Guerre Sainte, et l’appel à la
conversion du cœur. Le premier serait un avatar de l’Histoire, le second serait l’enseignement de
Muhammad. Ceci est un mensonge politique : le texte du Coran ne connaît qu’un seul Djihad, par
la violence et par le sang.
Contrairement au juif, mais comme le chrétien, le messianisme coranique a une vision mondialiste :
son ambition est de convertir la planète au Coran, et ses fidèles ne seront pas en paix tant que la
terre entière ne se prosternera pas cinq fois par jour vers la quibla, qui indique la direction de La
Mecque.
L’utopie coranique connaît un préalable : la reconquête de la Jérusalem terrestre, et sa purification
de tout infidèle. Comme pour les juifs, cest une ville qui est au centre du monde, et cette ville
n’est pas La Mecque, qui n’existait pas au début du VII° siècle. L’importance centrale de Jérusalem
va être confirmée par la légende du voyage nocturne de Muhammad. Il s’envole de La Mecque sur
la jument Bouraq, parvient sur le rocher du Temple : là, au cœur de la ville sainte, il aurait donné
un coup de talon qui l’aurait propulsé jusqu’au ciel. Lempreinte du pied de Muhammad est
toujours gravée sur ce rocher, et la tradition fait mentir le Coran pour lui faire dire que ce voyage a
bien eu lieu.
Ville sainte, point de départ du voyage nocturne de Muhammad, porte du ciel : la reconquête de
Jérusalem fait partie intégrante de l’utopie coranique.
Quant au Messie, le Coran mentionne bien son retour. Mais dans la pratique Muhammad, qualifié
de « sceau des prophètes », a pris sa place (1).
Le messianisme juif prônait une conquête guerrière et violente, mais limitée à un territoire précis.
Lambition chrétienne était de convertir la planète, sans jamais prescrire officiellement la guerre.
Le Coran a retenu à la fois l’apologie de la violence juive, et l’ambition planétaire chrétienne.
Une dernière remarque : le Coran apparaît au moment où l’Empire romain finit enfin de définir la
divinité de Jésus-Christ, au début du VII° siècle. Et c’est après une longue période de sommeil que
l’utopie coranique s’est réveillée, en ce milieu du XX° siècle où l’Occident voyait disparaître son
propre messianisme.
Pareilles coïncidences, aux yeux de l’historien, parlent. Comme si le rêve messianique, élaboré
pour la première fois par des exilés juifs hantés par leur déclin, se transmettait dans une même
famille, malade de sa consanguinité.
Le mélange de mondialisme et de violence légitime dont témoigne le Coran est en soi très
dangereux. Mais il devient détonnant s’il rencontre un jour, en face de lui, une idéologie qui lui
ressemble (1).
1
« Lettre ouverte au monde musulman »
Abdennour Bidar 29 septembre 2014
Abdennour Bidar est normalien, philosophe et musulman. Il a produit et présenté tout au long
de l’été sur France Inter une émission intitulée « France-Islam questions croisées ». Il est l’auteur de 5
livres de philosophie de la religion et de nombreux articles.
Cher monde musulman, je suis un de tes fils éloignés qui te regarde du dehors et de loin de ce
pays de France où tant de tes enfants vivent aujourd’hui. Je te regarde avec mes yeux sévères de
philosophe nourri depuis son enfance par le taçawwuf (soufisme) et par la pensée occidentale. Je te
regarde donc à partir de ma position de barzakh, d’isthme entre les deux mers de l’Orient et de
l’Occident !
Et qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je vois mieux que d’autres sans doute parce que
justement je te regarde de loin, avec le recul de la distance ? Je te vois toi, dans un état de misère et
de souffrance qui me rend infiniment triste, mais qui rend encore plus sévère mon jugement de
philosophe ! Car je te vois en train d’enfanter un monstre qui prétend se nommer État islamique et
auquel certains préfèrent donner un nom de démon : DAESH. Mais le pire est que je te vois te perdre
perdre ton temps et ton honneur dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes
errances, de tes contradictions, de ton écartèlement entre passé et présent, de ton incapacité trop
durable à trouver ta place dans la civilisation humaine.
Que dis-tu en effet face à ce monstre ? Tu cries « Ce n’est pas moi ! », « Ce n’est pas
l’islam ! ». Tu refuses que les crimes de ce monstre soient commis en ton nom
(hashtag #NotInMyName). Tu t’insurges que le monstre usurpe ton identité, et bien sûr tu as raison
de le faire. Il est indispensable quà la face du monde tu proclames ainsi, haut et fort, que l’islam
dénonce la barbarie. Mais c’est tout à fait insuffisant ! Car tu te réfugies dans le réflexe de
l’autodéfense sans assumer aussi et surtout la responsabilité de l’autocritique. Tu te contentes de
t’indigner alors que ce moment aurait été une occasion historique de te remettre en question ! Et tu
accuses au lieu de prendre ta propre responsabili : « Arrêtez, vous les occidentaux, et vous tous les
ennemis de l’islam de nous associer à ce monstre ! Le terrorisme ce n’est pas l’islam, le vrai islam, le
bon islam qui ne veut pas dire la guerre mais la paix ! »
J’entends ce cri de révolte qui monte en toi, ô mon cher monde musulman, et je le comprends.
Oui tu as raison, comme chacune des autres grandes inspirations sacrées du monde l’islam a créé
tout au long de son histoire de la Beauté, de la Justice, du Sens, du Bien, et il a puissamment éclairé
l’être humain sur le chemin du mystère de l’existence… Je me bats ici en Occident, dans chacun de
mes livres, pour que cette sagesse de l’islam et de toutes les religions ne soit pas oubliée ni
méprisée ! Mais de ma position lointaine je vois aussi autre chose que tu ne sais pas voir… Et cela
m’inspire une question LA grande question : pourquoi ce monstre t’a-t-il volé ton visage ? Pourquoi
ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et pas un autre ? C’est qu’en réalité derrière ce monstre se
cache un immense problème, que tu ne sembles pas prêt à regarder en face. Il faudra bien pourtant
que tu finisses par en avoir le courage.
Ce problème est celui des racines du mal. D’où viennent les crimes de ce soi-disant « État
islamique » ? Je vais te le dire, mon ami. Et cela ne va pas te faire plaisir, mais c’est mon devoir de
philosophe. Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage sont en toi-même, le monstre est
sorti de ton propre ventre et il en surgira autant d’autres monstres pires encore que celui-ci tant
que tu tarderas à admettre ta maladie, pour attaquer enfin cette racine du mal !
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