LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE SELON ARISTOTE

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LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE
SELON ARISTOTE
Dépôt légal- 1èreédition
@ Les Presses universitaires de l'IPC, 2006
70 avenue Denfert-Rochereau, 75014 Paris
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harmattan I @wanadoo.fr
@L'Harmattan,2006
ISBN: 2-296-01493-3
EAN : 9782296014930
Michel SIGGEN
LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE
SELON ARISTOTE
Reconstruction doctrinale de l'épistémologie aristotélicienne
Les Presses universitaires de l'IPC
70 avenue Denfert-Rochereau
75014 Paris
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5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
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Ouvrage du même auteur:
L'Expérience chez Aristote, Berne, Peter Lang, 2005
À la mémoire de mes premiers maîtres,
Léonce Mathey et Henry Chavannes
Avant-propos
Cette étude sur la méthode expérimentale selon Aristote constitue la
dernière partie d'une thèse de doctorat soutenue à l'Université de Genève en
novembre 2002. Elle fait donc suite à l'ouvrage L'Expérience chez Aristote 1
qui expose d'une façon systématique la nature de l'expérience et sa genèse
dans l'épistémologie aristotélicienne. Ce second livre poursuit ce travail en
considérant avec attention les divers rôles que l'expérience joue dans les
différents domaines du savoir. Il met particulièrement en évidence la dépendance des modes de procéder à l'égard de l'objet atteint dans chacune des
SCIences.
1. L'origine de cette recherche
À la racine de cette réflexion sur la méthode expérimentale se trouvent
d'abord les divers évènements du xxe siècle qui ont révélé le caractère paradoxal du progrès scientifique: comment l'homme est-il capable de développer un savoir suffisamment pertinent pour conquérir l'espace et en même
temps manquer à ce point de sagesse que des penseurs renommés soutiennent officiellement l'anarchie, le désordre et la pure provocation? Alors que
les développements techniques révèlent quotidiennement la réussite de notre
savoir scientifique, jamais semble-t-il dans l'histoire récente de l'humanité,
le scepticisme, le relativisme et le nihilisme n'ont eu autant d'écho dans les
intelligences qu'aujourd'hui. Il suffit de rappeler ici la récente affaire de
Sokal et Bricmont 2 pour mettre en évidence la dimension épistémologique
de cette crise du savoir: à force de dire que la science est en rupture avec le
bon sens, un certain charlatanisme a réussi à faire passer des absurdités pour
1
2
Michel SIGGEN, L'Expérience chez Aristote, Berne, Peter Lang, 2005.
Voir Alan SOKAL et Jean BRICMONT, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob,
1997.
II
La méthode expérimentale
selon Aristote
scientifiques, comme l'a justement relevé Michel Serres, et cela particulièrement en philosophie et en sciences humaines 1.
Comment en est-on arrivé à soutenir que dans le progrès de la
connaissance scientifique, le seul principe épistémologique est que « tout est
bon» et qu'il n'y a ainsi aucun ordre, ni aucune méthode à envisager?
Une telle position anarchique, ou dadaïste, demeure difficilement acceptable, mais elle manifeste d'une façon particulièrement forte la perte de
la dimension sapientielle de la science moderne. Cette perte de sagesse à
l'intérieur même du savoir a une double origine.
D'abord, il y a la fragmentation extrême du savoir et de la culture.
Fragmentation qui risque d'engendrer, comme le dit le physicien Erwin
Schrodinger, la barbarie de la spécialisation 2.Le manque de sagesse résulte
ici du fait qu'une vérité partielle, qui n'est pas située par rapport au tout,
fragmente le sens des choses et détruit ainsi la dimension sapientielle du
saVOIr.
Il y a ensuite la primauté et la domination de la méthode des sciences
expérimentales dans la culture actuelle. Cette domination se laisse deviner
dans une expression comme « c'est prouvé scientifiquement », expression
qui remplace 1'« Aristoteles dixit» des scolastiques, mais qui n'a pas plus de
valeur que cette dernière. Or, les sciences expérimentales modernes ne permettent pas, en raison justement de leur méthode, d'exercer cette fonction
de sagesse nécessaire au savoir.
Faut-il alors considérer, comme le fait le scientisme, que la dimension
sapientielle, par exemple la question du sens de la vie, ne relève que du domaine de l'irrationnel ou de l'imaginaire? Faut-il soutenir que la sagesse ne
possède qu'une origine subjective et dépend seulement des choix et des passions de chaque être humain ou de chaque groupe culturel? Ou, en d'autres
termes et à l'inverse, l'homme peut-il trouver, dans la connaissance objective du monde et des êtres, une véritable dimension de sagesse?
Pour beaucoup de penseurs contemporains, la réponse à cette dernière
question est négative. La dimension sapientielle, lorsqu'elle est reconnue,
est au mieux jugée comme subjective, c'est-à-dire relative à l'entendement,
et elle est même souvent considérée comme produite par l'affectivité humaine. Une telle position révèle la prédominance de l'épistémologie scientifique positiviste qui ne permet plus de rejoindre les causes finales et la no-
1 Notes de Michel SERRESdans Auguste COMTE,Cours de philosophie positive, Paris,
Hermann, 1975, vol. I, p. 524, note 7.
2 Erwin SCHRODINGER,
Science et humanisme, Paris, Desclée De Brouwer, 1954, p. 19
et SSe
Avant-propos
III
tion de bien qui sont pourtant des notions nécessaires à une connaissance
sapientielle.
Ce rejet de la connaissance objective du bien et de la cause finale
s'enracine dans la révolution scientifique du XVIIesiècle et dans les options
philosophiques des initiateurs de la nouvelle science, Descartes et Galilée
notamment. Pour ces derniers, la science véritable doit partir d'une expérience particulière qui ne retient que les aspects quantitatifs ou les qualités
fondées sur la quantité et qui rejette toutes les autres qualités considérées
comme subjectives.
Il y a là une conception particulière de l'expérience qui correspond à
un mode de procéder particulier: celui de la méthode mathématique de la
science expérimentale. Soutenir que cette méthode expérimentale est la
seule méthode qui permette de déterminer le domaine du vrai, constitue
alors le cœur du scientisme actuelle Dans cette mentalité positiviste, la
connaissance des sciences expérimentales est considérée comme étant la
seule forme légitime du savoir. Il est souhaitable aujourd'hui que ce réductionnisme épistémologique prenne fin, afin d'empêcher au savoir d'être atteint de folie et afin de redonner à la connaissance humaine une véritable
dimension de sagesse 2.
C'est dans ce but lointain que nous avons étudié avec quelques détails
l'expérience chez Aristote, car ce dernier fonde sa réflexion scientifique sur
une tout autre conception de l'expérience que celle de Galilée et de la
science moderne. En effet par exemple, dans l'élaboration de sa physique ou
plutôt de sa philosophie de la nature, Aristote part de l'expérience ordinaire
des êtres naturels pour préparer les premiers principes de cette discipline. Or
l'expérience ordinaire n'est pas l'expérimentation des modernes: l'homme
d'expérience est celui qui a su acquérir de l'expérience, alors que le scientifique est l'homme qui sait faire des expériences. Il y a donc une conception
particulière de l'expérience au fondement de la philosophie aristotélicienne,
conception que nous avons souhaitée mettre en évidence dans nos travaux.
Rappelons au sujet de la physique aristotélicienne les propos de René
Thom, pour qui la rupture épistémologique galiléenne a apporté des progrès
1
Il faut distinguer ici le scientisme ancien du XIXeet du début du xxe siècle qui prétendait
résoudre les problèmes philosophiques par les sciences expérimentales (physique, biologie,
psychologie expérimentale, etc.) et le scientisme actuel qui est un scientisme épistémologique et qui soutient que tous les modes de procéder légitimes en sciences et même en philosophie se ramènent, d'une façon ou d'une autre, à la seule méthode expérimentale. Cela
place la méthode aristotélicienne de la physique totalement hors du domaine de la science,
dans le domaine subjectif de la poésie.
2 Voir les propos de JEAN-PAULfi, Fides et ratio, n° 88.
IV
La méthode expérimentale
selon Aristote
considérables en science mais aussi l'abandon d'une méthode philosophique
particulière ainsi que l'oubli des problèmes que cette méthode permettait
d'aborder 1.En rejetant totalement la physique aristotélicienne, Descartes et
Galilée ont écarté du champ du savoir une méthode de connaissance de la
nature, dont la légitimité n'a toujours pas été validement contredite et qui
aurait pu jouer selon nous cette fonction de sagesse dont la science a tant
besoin aujourd'hui 2.
2. Démarche et méthode choisies
Dans cette étude sur Aristote, notre point de vue a été celui du philosophe, c'est-à-dire de l'ami de la sagesse. Nous avons essayé de déterminer
la philosophie de la connaissance impliquée par l'expérience aristotélicienne. Nous avons ainsi privilégié la dimension sapientielle contenue dans
la conception aristotélicienne de l' empeiria.
Cette dimension sapientielle suppose une attention particulière à
l'ordre et donc aux modes de procéder et aux méthodes utilisés par le Stagirite. En effet, la vérité, qui peut être définie comme l'adéquation de
l'intelligence avec la chose, est mesurée, pour Aristote, par l'aspect formel
des sujets considérés. Par exemple, les vérités mathématiques sont mesurées
par l'abstraction formelle particulière propre aux mathématiques: on ne
vérifie pas un théorème de géométrie par des expériences réalisées sur des
formes matérielles, puisque les formes considérées par le mathématicien
sont abstraites de toute matière. Davantage que les conclusions des différentes disciplines, ce sont donc les modes de procéder des diverses sciences
que nous avons étudiés. Or, pour le Stagirite, respecter et connaître les différents modes de procéder des principales disciplines du savoir constituent
l'essentiel de l'homme cultivé. C'est ainsi que, pour lui, l'inculture, qui
plonge l'homme dans l'ignorance, n'est pas la privation des conclusions de
la science ni l'absence de réponse à certaines questions, mais la privation de
la connaissance du bon mode de procéder.
Respecter le bon mode de procéder suppose que la connaissance se
laisse mesurer ultimement par la réalité elle-même, réalité que nous considérons comme existant indépendamment de nos facultés de connaissance.
Notre point de vue a donc été celui du philosophe réaliste. Au-delà du texte
1
René THOM, « Aristote et l'avènement de la science moderne: la rupture galiléenne»,
dans M. A. SINACEUR(dir.), Penser avec Aristote, Paris, Erès, 1991, p. 489-494.
2 Voir par exemple Ilya PRIGOGINE et Isabelle STENGERS, La Nouvelle alliance, Paris,
Gallimard, 1986, p. 146.
Avant-propos
v
même d'Aristote, c'est le réel qui féconde et qui mesure notre intelligence;
c'est lui le grand arbitre de toute interprétation. Considéré dans cette perspective réaliste, le texte d'Aristote doit devenir transparent à sa pensée et sa
pensée transparente au réel. Nous avons donc cherché dans le texte du Stagirite ce qu'il y a de permanent et d'universel et qui peut encore nourrir une
réflexion actuelle sur la nature.
C'est également dans cette perspective réaliste que nous avons cherché à utiliser les commentateurs d'Aristote, c'est-à-dire les commentateurs
grecs, arabes, latins et modernes. Il ne s'agit pas seulement de considérer
ces commentaires en eux-mêmes, mais principalement en tant que ces derniers nous révèlent mieux la pensée d'Aristote et son mode de procéder particulier. C'est pourquoi nous n'avons pas considéré ces commentateurs
d'une façon égale.
Quant à l'aspect historique de cette étude, nous l'avons enraciné
d'abord dans la dimension temporelle du développement doctrinal de la
pensée aristotélicienne. En effet, la pensée d'Aristote possède des prolongements doctrinaux (comme la notion de sens interne ou de cogitative) que
les commentateurs médiévaux lui ont appliqués, mus par une exigence de
vérité. Il faut ici remarquer que si la vérité transcendé l'histoire, il n'en va
pas entièrement de même de sa formulation et de sa connaissance.
Enfin, notre travail n'est pas un simple commentaire des textes aristotéliciens sur l'expérience; nous avons visé plutôt une reconstruction doctrinale de l'épistémologie d'Aristote, qui va jusqu'à considérer la dimension
sapientielle de tout l'ordre de la connaissance, et cela de la dialectique à la
métaphysique en passant par la physique et la morale. C'est pourquoi, audelà de la nature de l'expérience, nous avons étudié ici sa portée dans tout le
savoir et la science.
3. Brève synthèse de la nature de l'expérience
Les principales thèses obtenues dans notre travail concernent à la fois
des aspects de psychologie rationnelle et des aspects épistémologiques. Ainsi, dans notre premier ouvrage, L'Expérience chez Aristote, la définition de
l'expérience a été rattachée aux facultés de connaissance étudiées par Aristote dans le traité De l'Âme. Donnons ici brièvement les principales conclusions de cette première étude.
L'expérience aristotélicienne n'est pas qu'une simple combinaison de
données sensibles; elle n'est pas non plus l'expérimentation des modernes
car elle ne fait pas appel à l'induction. Fondamentalement l'expérience est,
VI
La méthode expérimentale
selon Aristote
selon Aristote, la connaissance de l'individuel et constitue la première perfection de la connaissance proprement humaine.
Cette connaissance de l'individuel demande une multitude de sensations pour nourrir la représentation de la chose individuelle dans les sens
internes. La connaissance de l'individuel exige donc une riche connaissance
sensible de ce qui convient à un objet et aboutit alors à la saisie d'un singulier-type. Cette connaissance d'un singulier-type est une connaissance sensible obtenue par les différentes synthèses des sens internes et particulièrement par l'œuvre de la cogitative et de la mémoire.
En effet, Aristote considère au-delà des sensations de la vue, de l'ouïe,
de l'odorat, du goût et du toucher un développement ultérieur de la connaissance sensible. On peut parler alors de sensibilité interne pour ce développement qui se fait dans le prolongement de l'acte de connaissance des cinq
sens externes. Or, le jugement de l'expérience suppose la synthèse de la
sensibilité interne, et cette synthèse sollicite les quatre fonctions fondamentales qui sont à l'origine de la distinction des sens internes. La fonction de
discernement permet à la sensibilité interne de discriminer les différents
actes des sens externes: c'est le rôle du sens commun. La fonction de
conservation permet à la sensibilité de conserver et de rappeler les actes des
sens externes: c'est le rôle de l'imagination. La fonction de convenance
permet à la sensibilité interne de juger convenables ou non les actes des sens
externes: c'est le rôle de l'estimative chez l'animal ou de la cogitative chez
l'homme. Enfin, la fonction d'antériorité permet à la sensibilité interne
d'ordonner dans le temps les actes des sens externes: c'est le rôle de la
mémoire.
La synthèse de l'expérience qui se fait selon ces quatre fonctions
aboutit alors à un unum in multis : le singulier-type, qui est retenu dans la
mémoire et qui réalise une connaissance proche de l'universel mais qui reste
une connaissance des sens internes, car l'expérience ne pose jamais de jugement dans l'universel.
Ce travail de synthèse nécessaire à la genèse de l'expérience culmine
dans l'œuvre de la cogitative et de la mémoire. En effet, pour unir les aspects sensibles les plus divers, les sens internes se fondent sur les deux intentions non-senties du convenable et de l'antériorité temporelle. Ces deux
intentions, qui ne sont pas objets directs des sens externes, donnent à la sensibilité interne la puissance d'une certaine abstraction sensible: le singuliertype saisi dans l'expérience possède une certaine indépendance vis-à-vis des
impressions sensibles immédiates; c'est ce qui permet au singulier-type
d'être proche de l'universel et d'avoir une stabilité semblable à celle de
l'universel. L'expérience est donc un certain habitus de la cogitative et de la
mémoire.
Avant-propos
VII
Selon les propos d'Aristote au début de la Métaphysique, l'expérience
n'est possédée pleinement que par l'homme, car elle est le fruit des sens
internes en tant que ceux-ci sont des puissances rationnelles par participation. Plus précisément, l'expérience est une collatio ordonnée de singuliers,
procédant à partir de la comparaison et du rassemblement effectués par la
puissance sensible interne appelée parfois raison particulière ou cogitative,
sur les intentions individuelles retenues dans la mémoire. Elle se distingue
de l'induction qui est une collatio faite par la raison universelle.
Dans l'expérience, la raison universelle agit dans les sens internes
comme une cause formelle universelle. Elle ne fait pas les liens de convenance entre les intentions individuelles, mais donne aux sens internes (particulièrement la cogitative) la puissance de saisir et d'établir de tels liens.
En agissant comme cause universelle dans les sens internes, au cœur
du phantasme, la raison élève la sensibilité humaine et lui donne un mode de
représentation du réel qui reste sensible mais qui devient semblable à un
concept. En effet, le singulier-type est représenté dans un phantasme, c'està-dire une similitude intentionnelle du singulier, qui s'est formé dans la cogitative sous l'influence de l'intellect, et qui est par lui-même ordonné à
l'intellect. Ainsi, cette similitude intentionnelle qui résulte de l'expérience
est semblable à un concept et possède donc une certaine universalité puisqu'elle est au plus haut point intelligible en puissance.
Dans la cogitative est représentée ainsi la quiddité particulière des
choses, ce qu'Averroès appelle les intentions individuelles. L'expérience est
en effet la connaissance de l'individuel.
4. Remerciements
Ce travail de recherche, entamé depuis 1991, a été suggéré par Mlle
Aline Lizotte lors de son enseignement à la Faculté libre de Philosophie
comparée de Paris. Cependant, c'est, d'une façon plus générale, à
l'ensemble des professeurs de cette Faculté ainsi qu'à Léonce Mathey et au
pasteur Henry Chavannes que vont mes remerciements, car c'est grâce à eux
que cette étude a pu prendre racine et s'épanouir dans une tradition réaliste
encore vivante. Que ces professeurs soient ici remerciés pour la qualité de
leur enseignement.
Michel SIGGEN
Sion, 2005
Introduction
Après notre étude sur la nature et la genèse de l'expérience selon
Aristote 1, il s'agit d'exposer dans cet ouvrage, au moins brièvement, la
portée de l'empeiria aristotélicienne, c'est-à-dire la ou plutôt les méthodes
expérimentales que l'on trouve chez le Stagirite. En effet, l'étude de
l'expérience trouve son intérêt d'abord dans l'importance que revêt la
connaissance expérimentale dans l'acquisition du savoir.
Cependant, expliquer d'une façon claire et exhaustive tous les aspects
de l'expérience dans la science constitue une tâche trop vaste pour être entreprise dans ce travail. Nous allons donc nous limiter à esquisser les différents rôles de l'expérience en science, en essayant de montrer que la portée
de l'expérience va au-delà de la physique, jusqu'à la philosophie première,
et que, contrairement à ce que semble dire Kant, la métaphysique se fonde
également sur une certaine expérience.
1. Problématique
Le problème de la portée et du rôle de l'expérience dans l'acquisition
de la science chez Aristote est un problème complexe qui a soulevé de
nombreuses questions et une multitude d'interprétations. Ce problème est
important, car certains commentateurs modernes mettent en doute le rôle et
la valeur de l'expérience telle qu'Aristote en parle dans les Seconds Analytiques (II, 19). Ainsi, selon certains, la conception de la science exposée
dans les Analytiques est en contradiction avec les méthodes utilisées dans le
reste de l'œuvre du Stagirite 2.
1 Voir notre L'Expérience chez Aristote, op. cit.
2 Voir notamment J. M. LE BLOND,Logique et méthode chez Aristote, Paris, Vrin, 1996,
p. 444 ; Pierre AUBENQUE,« Sur la notion aristotélicienne d'aporie », dans Aristote et les
problèmes de méthode, Louvain-la-Neuve, Institut Supérieur de Philosophie, 1980, p. 319 ; G. E. L. OWEN,Tt8Évat,;à <patvoJl£va, dans Aristote et les problèmes de méthode, op.
cit., p. 83-103. En effet, certains commentateurs actuels affirment qu'il existe un conflit
entre le théoricien de génie et l'expérimentateur, ou entre Aristote le platonicien et Aristote
8
La méthode expérimentale
selon Aristote
On reproche ainsi à Aristote d'avoir négligé l'expérience au profit de
la raison, de la logique et du jeu de concepts. On l'accuse notamment
d'avoir voulu expliquer le monde physique en se réfugiant dans la métaphysique :
Naturellement, le monde physique ainsi schématisé ne se laisserait pas facilement appréhender par l'expérience. Aussi bien la méthode aristotélicienne répugnet-elle à l'expérience, et se sert-elle, pour expliquer les phénomènes, d'un instrument
qui n'est pas moins métaphysique que la métaphysique elle-même: la logique, outil
fondamental de la science, au dire du Stagirite [...]
La science athénienne étant purement une analyse de concepts et d'opinions, sa
méthode doit donc consister en un discours, une dialectique impeccables capables de
séparer le vrai du faux. La logique devient une sorte de syntaxe du langage bien fait,
un procédé basé sur l'emploi du syllogisme, qui ramène tous les événements à un
examen formel [...]
Que cet appareil logique s'ajuste parfaitement à la science de l'époque le fait est
indéniable, puisque tous deux ne sont que verbalisme 1.
On considère ainsi qu'Aristote s'est trop souvent contenté d'une simple analyse de concepts, sans aucun retour à l'expérience. Aristote aurait
échoué en science par un excès de théorie 2. Sa physique ne serait, par
exemple, qu'une dialectique abusive 3.
Ces différents reproches s'articulent tous autour de l'expérience sensible et dépendent en quelque sorte de la signification et de la portée que
l'on donne à cette expérience. Ainsi Paul Tannery critique la méthode aristotélicienne de la science de la façon suivante:
D'une part, tendance à s'attacher aux phénomènes tels que les sens les révèlent à
l'observation superficielle et grossière, on peut même dire respect marqué pour les
croyances vulgaires, du moment où elles ne sont pas visiblement erronées; d'autre
part, tendance à remonter le plus haut possible et le plus tôt possible dans la série
l'asclépiade. Voir à ce sujet Antoinette VIRIEUX-!ŒYMOND,
Les Grandes étapes de
l'épistémologie jusqu'à Kant, Genève, Patino, 1986, p. 26 ; Théodore GOMPERZ,Les Penseurs de la Grèce, III, Paris, Félix Alcan, 1904, p. 62 et SSeMême un auteur récent comme
Terence IRWIN oppose la démarche dialectique d'Aristote à sa démarche empirique (A
Companion to epistemology, édité par J. Dancy et E. Sosa, p. 27-31). Mais ne faut-il pas
plutôt considérer la complémentarité de ces deux démarches qui n'interviennent pas dans
les mêmes circonstances? En effet, la démarche simplement expérimentale a des limites,
qu'Aristote essaie de repousser par le recours à des arguments dialectiques (voir la lutte
contre le scepticisme dans lequel le recours à l'expérience ne suffit pas I). C'est pourquoi,
la remarque de Lambros COULOUBARITSIS
dans l'introduction de La Physique d'Aristote
(Paris, Vrin, 1999, p. 24) nous semble pertinente.
1 Pierre ROUSSEAU,
La Conquête de la science, Paris, Fayard, 1950, p. Il.
2 Voir Lambros COULOUBARITSIS,
La Physique d'Aristote, Bruxelles, Ousia, 19972,p. 43.
3 Voir Théodore GOMPERZ,Les Penseurs de la Grèce, III, op. cit., p. 140.
9
Introduction
des causes, mais cela par simple analyse du concept et sans aucun retour nouveau à
l'expérience 1.
D'autres,
comme Lambros Couloubaritsis,
tion kantienne de l' empeiria aristotélicienne
2
proposent
une interpréta-
:
L'ÈJ.LTtEtpta
se manifeste de la sorte comme une activité qui limite et précise, par
une sorte de nécessité intrinsèque, l'arbitraire ou la liberté des principes [de la
science physique]. Mais, inversement, l' ÈJ.LTtEtpta
apparaît dépourvue d'effet sans
les conditions théoriques qui la rendent possible 3.
Avec une telle conception de l'expérience, une science comme la physique n'a plus fondamentalement une origine expérimentale mais dépend
également d'une structure philosophique a priori:
Tout se passe donc comme si sa Phys., en tant qu'elle s'occupe de principes, présupposait avant même la prise en considération de l'expérience sensible, des données philosophiques qui ne seraient pas nécessairement fondées empiriquement 4.
Dans cette perspective kantienne, la formation des principes d'une
science consiste à établir les conditions théoriques de toute expérience physique et la science en elle-même se développe alors par l'usage de ces principes en accord avec l'expérience sensible 5. Les principes d'une science
sont donc des structures a priori capables de produire des explications lorsqu'ils sont appliqués dans l'expérience.
Nous n'allons pas répondre en détail à tous ces reproches, car certains
demanderaient de longs développements. Mais nous allons esquisser la direction dans laquelle nous pensons trouver la solution aux difficultés à
l'origine de ces reproches 6.
1 Paul TANNERY,Les Principes de la science de la nature chez Aristote, Congrès de philosophie de 1900, vol. IV, p. 214 ; cité par Émile MEYERSONdans Identité et réalité, Paris,
Vrin, 1951, p. 368.
2 Voir Lambros COULOUBARITSIS,
La Physique d'Aristote, op. cit., p. 24, p. 27-33, p. 46
et 47 ; Wolfgang WIELAND, Die Aristotelische Physik, Gottingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1962, p. 59-68, p. 173-187 et 202-230.
3 Lambros COULOUBARITSIS,
La Physique d'Aristote, op. cit., p. 45.
4 Lambros COULOUBARITSIS,
op. cit., p. 37.
5 Ibidem, p. 46.
6 Une telle direction est esquissée déjà notamment chez un commentateur comme Enrico
BERTI,«Les Méthodes d'argumentation et de démonstration dans la physique », dans F.
DE GANDTet P. SOUFFRIN(dir.), La Physique d'Aristote et les conditions d'une science de
la nature, Paris, Vrin, 1991, p. 53-72 ; ou plus anciennement chez Émile SIMARD,La Nature et la portée de la méthode scientifique, Québec, Presses de l'Université Laval, 1958,
p. 233-257 et aussi chez Charles DE KONINCK,dont le travail est resté trop méconnu des
spécialistes d'Aristote en Europe, voir: « Abstraction from matter », Laval Théologique et
Philosophique, XIII, 1957, n02, p. 133-196, XVI, 1960, n° l, p. 53-69 et n02, p. 169-188 ;
The Hollow universe, London, Oxford University Press, 1960; «Réflexions sur Ie Pro-
10
La méthode expérimentale
selon Aristote
Deux éléments au moins doivent être considérés pour répondre à ces
reproches. D'une part, ils se fondent sur une conception moderne de
l'expérience et non pas sur la conception aristotélicienne que nous avons
brièvement exposée dans notre avant-propos. Les commentateurs modernes
qualifieront alors d'a priori des propositions qu'Aristote considérait comme
fruits de l'induction et de l'expérience. Si par a priori on veut dire « avant
toute expérience », alors il y a moins d'a priori chez Aristote qu'on ne le
suppose d'habitude. Mais par expérience, il faut comprendre non pas
l'observation sensible, mais l' empeiria aristotélicienne, dont la portée est
plus vaste que la simple observation.
D'autre part, Aristote a une conception de la science bien différente de
celle que l'on a aujourd'hui. Nous avons exposé cette conception dans notre
précédent ouvrage 1, il s'agit donc maintenant de montrer les conséquences
qu'amène la conception aristotélicienne de la science au sujet du rôle et de
la portée de l'expérience. Sans cela, notre discours serait confus, car
l'expérience doit être envisagée ici dans la perspective de la connaissance et
de la science.
2. L'expérience et la connaissance
2.1. Notre perspective sera donc limitée à une réflexion sur la relation
entre l'expérience et la connaissance et finalement, dans notre dernier chapitre, à la relation plus précise entre l'expérience et la science, car la science
apporte à la connaissance perfection et certitude; et dans l'optique
d'Aristote, c'est à partir du plus parfait que l'on juge et mesure correctement l'imparfait. Ainsi, les différents rôles de l'expérience apparaîtront
plus clairs dans l'analyse que nous allons faire au sujet des différentes
sciences spéculatives. Enfin, nous n'aborderons pas ou peu le rôle de
l'expérience dans les sciences pratiques comme l'éthique et la politique
pour ne pas surcharger cette étude malgré l'intérêt d'une telle réflexion.
2.2. Connaître la vérité dans la certitude est le but que poursuit toute
intelligence saine. Or, ce qui est mesure de la vérité, c'est le réel, et celui-ci
est atteint par l'intelligence dans l'expérience sensible. C'est pourquoi, se-
blème de l'indéterminisme », Revue Thomiste, 45, 1937, p. 227-252 et 393-409;
« Introduction à l'étude l'âme », dans Stanislas CANTIN, Précis de psychologie thomiste,
Québec, Université Laval, 1948 ; « Les Sciences expérimentales sont-elles distinctes de la
philosophie de la nature? », Culture (Canada), vol. II, n04, décembre 1941.
1 Voir L'Expérience chez Aristote, op. cit.
Il
Introduction
Ion Aristote, l'expérience, en tant que saisie du singulier, est à la fois au
principe et au terme de notre connaissance et de notre science 1 :
C'est en considérant les singuliers et les choses sensibles que nous cherchons des
théories générales (,;o'Ùç KaSoÀou Àoyouç) et c'est à eux, croyons-nous, que nos
théories générales doivent se conformer 2.
2.3. En effet, pour connaître la vérité, il faut d'abord que l'intelligence
appréhende en elle le réel. Par cette appréhension, l'intellect devient en acte
le réel. Mais cette appréhension
demande le travail d'abstraction
de
l'intellect agent et se fonde sur les phantasmes préparés dans l'expérience.
C'est grâce à cette dernière que nous atteignons le point de départ de la
connaissance intellectuelle,
c'est-à-dire
la connaissance
confuse. L'expérience est donc nécessaire au principe de la connaissance intellectuelle, et
c'est par elle que nous obtenons les premiers concepts et les premiers principes de notre connaissance 3.
Et, pour la même raison, c'est également l'expérience et l'induction
qui sont à l'origine des principes propres de chaque science, même si cette
acquisition se fait avec l'aide de la dialectique
4
:
Mais dans chaque science les principes propres sont les plus nombreux. Par
suite, il appartient à l'expérience (ÈJ.l1tEtptaç)de fournir les principes afférents à
chaque sujet. Je veux dire que, par exemple, c'est l'expérience astronomique qui
fournit les principes de la science astronomique,car ce n'est qu'une fois les phénomènes célestes convenablement appréhendés, que les démonstrations de
l'astronomie ont été découvertes.Il en est de même pour n'importe quel autre art ou
science.5
Il semble donc que le point de départ doit être, comme nous l'avons dit précédemment, de recueillir les faits (,;<1<patV0J.lEva)
relatifs à chaque genre, pour exposer ensuite leur cause et enfin leur genèse 6.
1 Ainsi Aristote distingue parfois deux grands moments de l'activité rationnelle. Dans une
première étape, on appréhende la nature des choses que l'on exprime dans un certain discours; à l'étape suivante, on compare ce discours à la réalité et l'on juge de sa plus ou
moins grande conformité.
2 ARISTOTE,Du Mouvement des animaux, 1,698 a11-14; texte grec établi par P. LOUIS:
« âEî Bè ';01>';0 J.lTtJ.l0VOV,;<1>ÀoyCfJKaSoÀou Àa~Eîv, àÀÀ<1 Kat È1tt,;oov KaS' ËKacr,;a Kat
,;oov aicrS",;oov, Bt' a1tEp Kat,;o'Ùç KaSoÀou Çll';01>J.lEVÀoyouç, Kat È<p'6)V È<papJ.l0';';EtV
Oi0J.lESaBEîvaù,;ouç. »
3 Voir notre L'Expérience chez Aristote, deuxième partie, chapitre 3.
4 Nous pouvons déjà remarquer que, dans l'acquisition des principes propres, la dialectique peut aider la science. Voir Les Premiers Analytiques, I, 30,46 a27-30.
5 ARISTOTE,Les Premiers Analytiques, I, 30, 46 a17-22, trade J. TRICOT, Paris, Vrin,
1983.
6 ARISTOTE,Les Parties des animaux, I, 1, 640 a13-15, trade P. LOUIS,Paris, Les Belles
Lettres, 1956.
12
La méthode expérimentale
selon Aristote
2.4. L'expérience est non seulement au principe de la connaissance,
mais également à son terme. En effet, pour atteindre sa perfection,
l'intelligence ne doit pas seulement appréhender le réel, elle doit encore voir
que ce qu'elle est devenue est bel et bien conforme à ce réel. La connaissance se termine donc par un jugement dans lequel l'intelligence sait qu'elle
est vraie.
L'intelligence atteint ainsi la perfection de la connaissance seulement
lorsqu'elle peut juger son adéquation au réel. C'est ce jugement qui se
trouve au terme du travail de l'intellect et qui apporte en quelque sorte la
certitude (si la matière le permet). Ce jugement est exprimé dans un acte de
composition et de division de l'intelligence, car c'est cet acte qui est capable
de rendre compte de la conformité de l'intelligence avec ce qui est et existe,
c'est-à-dire avec le réel. C'est la connaissance achevée de cette conformité
qui constitue le jugement ultime de la connaissance intellectuelle 1.
D'une façon plus précise, en science, ce jugement demande de voir la
conclusion dans les principes. C'est donc dans l'intelligence des principes
que le jugement s'achève, car les principes et les conclusions doivent être
conformes au réel et mesurés par lui.
Cependant la résolution dans l'intelligence des principes demande que
l'intellect se tourne vers les singuliers qui sont visés par la vérité des principes. Et cela suppose en quelque sorte le retour à l'expérience. Car c'est dans
l'expérience que l'intelligence rejoint la quiddité particulière du singulier et
son existence, puisque seul le singulier existe dans le réel. C'est donc en
quelque sorte dans un retour à une certaine expérience que la science trouve
son ultime jugement. La science véritable ne saurait se contenter d'une
analyse de concept. Cela se voit avec évidence chez Aristote dans le cas de
la philosophie de la nature par exemple:
["0] il faut se fier aux observations (ai0'81l0'£t) plus qu'aux raisonnements, et aux
raisonnements dans la mesure où leurs conclusions s'accordent avec les phénomènes
[les faits expérimentés] ('Coîç <patv0J.lÉvOtç)20
1 Nous reprenons ici les propos d'Aline LIZOTTE, Traité de l'argumentation
II, Paris,
Faculté libre de Philosophie comparée, 1990, po 130
2 ARISTOTE, De la Génération des animaux, III, 10, 760 b31-33 ; texte grec établi par
P. LOUIS: « ["0]' 'Co'C£'C11ai0'8i]0'£t
J.lâÂÂov 'Crov Âoyrov 1ttO''C£u'CÉov, leat 'Coîç ÂoYOtç, èàv
0J.l0ÂoyouJ.l£va Ô£tlCVUroO't'Coîç <patv0J.lÉvOtço »
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