Approche probabiliste du dimensionnement à la fatigue des structures

Chapitre 5
Approche probabiliste du dimensionnement à
la fatigue des structures
5.1. Introduction
La fatigue des matériaux soumis à des sollicitations cycliques est un phéno-
mène éminemment aléatoire, quelle que soit l’échelle de description à laquelle
on s’intéresse. Si l’on considère par exemple des matériaux sans défauts, les
sites d’amorçage correspondent généralement à la formation de bandes de glis-
sement dans les grains superficiels et sont influencés par la taille et la position
de ces grains comme par la rugosité de la surface. Dans des matériaux présen-
tant des inclusions (par exemple les carbures dans les alliages à base nickel) ou
des défauts (micro-retassures dans les aciers moulés), ce sont ces derniers qui
peuvent devenir des sites d’initiation préférentiels. La position et la taille de
ces défauts dans un volume élémentaire de matériau sont naturellement com-
plètement aléatoires (volume 1, chapitre 3).
Chapitre rédigé par BRUNO SUDRET.
1
2 Fatigue des matériaux et des structures
Une fois la fissure initiée à l’échelle microscopique, sa propagation trans-
granulaire en stade I est pilotée par l’orientation cristalline du grain et de ses
voisins : la description fine de ce phénomène peut se faire de façon déterministe
à l’échelle des grains. Cependant, lorsqu’on considère l’échelle macroscopique
de la structure, la propagation des micro-fissures est là encore aléatoire.
A l’échelle de l’éprouvette, les différents mécanismes succinctement évo-
qués ci-dessus ne peuvent être prévus de façon déterministe : la durée de vie
d’une éprouvette d’un matériau particulier (i.e. dont la composition est parfai-
tement maîtrisée) soumise à un chargement identique, varie d’une éprouvette
à l’autre : c’est la dispersion observée par tout expérimentateur, et qui se re-
présente par un nuage de points dans le plan (log N , S), où Sest l’amplitude
de sollicitation et Nle nombre de cycles à rupture mesuré selon les normes en
vigueur [AFN 90].
Lorsque l’on considère le phénomène de fatigue sous l’angle de la propa-
gation d’une fissure sous chargement cyclique à l’échelle macroscopique, on
constate également que les paramètres qui régissent la propagation (les para-
mètres de la loi de Paris [PAR 63]) sont aléatoires, comme le montrent par
exemple les expériences de [VIR 78] sur l’aluminium.
Ainsi, l’aspect aléatoire du phénomène de fatigue semble bien présent à
toutes les échelles de description. Pourtant, du point de vue de la réglemen-
tation en vigueur pour la justification de la tenue de structures sollicitées en
fatigue, c’est une philosophie essentiellement déterministe qui domine (code
RCC-M pour l’industrie nucléaire [AFC 00], règles AC25.571-1 de la Federal
Aviation Administration dans l’aéronautique, etc.). S’appuyant sur des critères
dits conservatifs (c’est-à-dire tels que le dimensionnement effectué avec ces
critères soit du côté de la sécurité), les approches de l’ingénieur ont le mé-
rite d’être simples d’application. A l’opposé, les travaux académiques sur la
fatigue cherchent souvent à expliquer dans un cadre déterministe le pourquoi
des phénomènes. Forcément basés sur des paramètres à identifier par des essais
Approche probabiliste de la fatigue des structures 3
expérimentaux, les modèles de fatigue ne peuvent pourtant s’avérer prédictifs
que s’ils tentent de prendre en compte l’aléa intrinsèque.
Au vu de ces remarques liminaires, il semble important de développer une
approche probabiliste cohérente du phénomène de fatigue, alliant une descrip-
tion fine de la physique à l’échelle d’intérêt à un traitement rigoureux de l’aléa.
Depuis une dizaine d’années, le traitement d’incertitudes dans les modèles
physiques a fait l’objet de nombreuses recherches dans d’autres contextes (fia-
bilité des structures, mécanique aléatoire, éléments finis stochastiques). Il est
donc souhaitable d’appliquer la méthodologie générale de traitement des in-
certitudes et les méthodes numériques associées aux problèmes de fatigue des
matériaux et des structures : c’est l’objet du présent chapitre, qui est organisé
comme suit.
Un cadre général de traitement des incertitudes dans les modèles méca-
niques est tout d’abord proposé dans la section 5.2. Différentes méthodes de
traitement statistique des données de fatigue sont ensuite détaillées dans la sec-
tion 5.3. Une méthodologie de dimensionnement probabiliste d’une structure
vis-à-vis de l’amorçage est ensuite proposée dans la section 5.4. Puis on consi-
dère plus spécifiquement le problème des incertitudes dans la propagation de
fissures existantes dans la section 5.5, avec notamment la prise en compte de
données d’examens non destructifs pour l’actualisation des prédictions.
5.2. Traitement de l’aléa dans les modèles mécaniques
5.2.1. Schéma général
Le traitement des incertitudes dans les modèles mécaniques a fait l’objet
de nombreuses recherches depuis une trentaine d’années, prenant selon la dis-
cipline (et l’objectif recherché) le nom de mécanique aléatoire [KRE 83], fia-
bilité des structures [DIT 96, LEM 05, MEL 99], éléments finis stochastiques
4 Fatigue des matériaux et des structures
[GHA 91] ou encore analyse de sensibilité [SAL 00, SAL 04]. Sous ces diffé-
rents vocables se retrouvent des étapes communes qui permettent une présen-
tation unifiée illustrée schématiquement sur la figure 5.1 [SUD 07].
Figure 5.1. Schéma général du traitement des incertitudes dans les modèles
mécaniques
Dans une première étape (notée A), il convient de définir le modèle du
système mécanique considéré, et notamment ses paramètres d’entrée et sa ré-
ponse (aussi baptisée quantité(s) d’intérêt). On notera xle vecteur des para-
mètres d’entrée, qui décrivent la géométrie du système (longueur des éléments,
forme des sections droites, etc.), le comportement (modules d’élasticité, para-
mètres des lois de comportement) et les chargements appliqués. La réponse
y=M(x)est en général vectorielle et comprend, au sens large, des com-
posantes de type déplacements, contraintes, déformations, variables internes
(d’écrouissage, d’endommagement, etc.), mais également des quantités post-
traitées (amplitudes de cycles extraits par la méthode Rainflow, dommage cu-
mulé, etc.). Si nécessaire, il faut également définir le(s) critère(s) portant sur les
quantités d’intérêt (seuil admissible, dans le cadre d’une analyse de fiabilité).
5.2.2. Modèle probabiliste des paramètres d’entrée
Le modèle et ses paramètres d’entrée ayant été définis, il faut s’interroger
Approche probabiliste de la fatigue des structures 5
sur ceux d’entre eux qui sont incertains et en proposer une modélisation proba-
biliste. Les sources d’incertitudes, qui peuvent être multiples, sont en général
regroupées en deux catégories :
– les incertitudes dites épistémiques, qui sont dues à une méconnaissance
(imprécision des mesures, manque de données ne conduisant pas à un échan-
tillon statistique de taille suffisante, etc.). Celles-ci sont en général réductibles
au sens où une acquisition de données supplémentaires ou plus précises permet
(au moins par la pensée) de les diminuer;
– les incertitudes dites aléatoires, qui sont intrinsèques au paramètre ob-
servé et ne sont donc pas réductibles. C’est typiquement le cas pour la quantité
« nombre de cycles à rupture d’un matériau sous sollicitation cyclique d’am-
plitude donnée » : plus on testera d’éprouvettes dans les mêmes conditions ex-
périmentales, plus on aura de chance de trouver des valeurs extrêmes (basses
ou hautes) de ce nombre de cycles. Cette incertitude aléatoire peut également
montrer une variabilité spatiale comme c’est le cas pour les propriétés des
géomatériaux.
La construction d’un modèle probabiliste des paramètres (étape B) consiste
à définir la loi de probabilité du vecteur aléatoire Xdes paramètres d’entrée.
Lorsque l’on ne dispose pas de données permettant de modéliser la variabilité
d’un paramètre, on peut avoir recours au jugement d’expert : on suppose une
forme pour la distribution du paramètre considéré (par exemple loi gaussienne,
uniforme, lognormale, Weibull, etc.) puis on fixe à dires d’expert la moyenne
et l’écart-type de la loi. On peut s’appuyer pour ce faire sur des données bi-
bliographiques [JCS 02].
Lorsque l’on dispose d’échantillons de données, on utilise les techniques
classiques d’inférence statistique [SAP 06]. Il convient en général de chercher
la meilleure loi dans différentes familles (par exemple, par la méthode du maxi-
mum de vraisemblance) puis de faire des tests d’adéquation pour valider ou
non les choix. Pour les problèmes de fatigue, ce genre d’analyse statistique est
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