Le placement des pronoms clitiques par rapport au verbe dans l’évolution du français Wendy Bluijs Carte d’étudiant : 0417432 Mémoire de maîtrise Département de français Professeur : dr. A.P. Sleeman Novembre 2008, Université d’Amsterdam TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION 3 CHAPITRE I : LES PRONOMS CLITIQUES 7 8 § 1.1 La forme des pronoms clitiques objets § 1.2 La place dans la phrase § 1.3 Proclise vs enclise § 1.4 La montée des clitiques § 1.5 Le statut des pronoms clitiques CHAPITRE II : LES THEORIES GÉNÉRALES § 2.1 Deux analyses de la distribution des pronoms clitiques § 2.2 Le déplacement des pronoms clitiques CHAPITRE III : LES ANALYSES ANTÉRIEURES § 3.1 Les propositions déclaratives à verbe fini § 3.2 Les propositions impératives § 3.2.1 L’évolution diachronique des propositions impératives positives : ancien français et moyen français § 3.2.2 L’impératif négatif § 3.2.3 Français moderne § 3.3 Les propositions interrogatives § 3.3.1 Le même cours que les propositions impératives § 3.3.2 Les pronoms clitiques se placent à la position initiale § 3.4 Les propositions déclaratives à verbe non fini § 3.4.1 L’évolution du placement du pronom clitique § 3.4.2 Le placement du pronom clitique par rapport à l’infinitif § 3.4.3 la restructuration § 3.4.4 Les phrases sans la montée des clitiques §3.4.5 Le classement des verbes § 3.4.6 L-marquage § 3.5 Le placement des pronoms clitiques par rapport à l’adverbe §3.5.1 L’interpolation 10 13 16 17 19 19 20 23 25 28 29 33 34 35 36 36 38 39 41 42 44 46 48 51 53 CHAPITRE IV : ANALYSE DE L’ÉVOLUTION DU PLACEMENT DES PRONOMS CLITIQUES EN FRANÇAIS 55 § 4.1 Les pronoms clitiques dans les phrases simples § 4.2 Les pronoms clitiques dans les phrases complexes 55 59 CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE 63 67 2 INTRODUCTION « La langue n’est pas a-temporelle, une formalisation idéale d’un code expressif. C’est plutôt un conglomérat qui se développe dans l’histoire. Ce conglomérat existe de components et d’opérations différents. » 1 Dieter Wanner (1987). Dans la grande majorité des langues, on trouve certains éléments dont le statut est problématique parce que leur comportement est en apparence intermédiaire entre celui des mots indépendants et celui des affixes. Ils s'appuient phonologiquement sur un hôte, contrairement aux mots, et forment avec lui un seul mot prosodique. De tels éléments ont souvent été appelés pronoms clitiques. L’objectif de ce travail est d’expliquer l’évolution de la place de ces pronoms clitiques objets par rapport au verbe dans l’histoire du français. Je vais comparer la distribution des pronoms clitiques objets en ancien français, en moyen français et en français moderne. Je me concentre seulement sur les pronoms clitiques objets et pas sur les pronoms clitiques sujets, parce qu’ils ne se comportent pas de la même manière que les pronoms clitiques objets. La comparaison entre les pronoms clitiques objets en sujets peut être un sujet pour une autre recherche dans l’avenir. Dans l’histoire de la langue française le placement des pronoms clitiques par rapport au verbe a beaucoup changé. La propriété la plus immédiatement distinctive des pronoms clitiques dans les langues romanes est qu'ils n'apparaissent pas dans les mêmes positions que les NP pleins correspondants. Il s'agit donc de ‘clitiques spéciaux’ au sens de Zwicky (1977). En français moderne, les pronoms apparaissent en général devant le verbe, alors que la position habituelle des syntagmes pleins correspondants est derrière le verbe. Mais ce positionnement devant le verbe, nommé proclise, n’était pas toujours la place des pronoms clitiques quand on voit l’évolution de la langue française. Quand on regarde les phrases déclaratives, en français moderne, on constate que le pronom clitique se trouve devant le verbe fini (1a,b). En ancien français par Wanner, D., The Development of Romance Clitic Pronuns. From Latin to Old Romance, Berlin, Walter de Gruyter & Co, 1987, p. 5. 1 3 contre, le pronom clitique pouvait se placer ou devant le verbe ou derrière le verbe. Le choix entre les deux positions était fait par la Loi de Tobler-Mussafia, qui interdit le placement des pronoms clitiques dans la première position de la proposition. Cette loi était appliquée en ancien français, mais on ne la retrouve plus en français moderne : (1) a. Martine le lit. b. * Martine lit le. c. (…) Deus les ad á mort livrez (…) Dieu les a mis à mort. d. Alogierent se li reis é li real en Gabáá Achile. Le roi et la monnaie royale se rendirent en Gabáá Achille. Pour les phrases interrogatives il y avait aussi un changement du placement des pronoms clitiques par rapport au verbe. Tout comme dans les déclaratives, les pronoms clitiques pouvaient se placer devant (2a) ou après le verbe (2b) en ancien français,. Le pronom clitique se plaçait devant le verbe si ce placement obéissait à la Loi de Tobler-Mussafia. En français moderne, seule la position préverbale est grammaticale (2c) : (2) a. Et li preudons li dist: « Conois la tu? » Le religieux lui dit : « Tu le connais ? » b. Sire, purquei m’as decéüé? Sire, pourquoi tu m’as déçu? c. Tu l’a vu hier soir ? d. * Pourquoi tu a vu la hier soir ? Et aussi pour les impératives, en ancien français les deux positions étaient possibles, tandis qu’en français moderne on place le pronom clitique objet toujours derrière le verbe dans les impératives positives. Seulement quand il s’agit d’une impérative négative, on place le pronom clitique derrière le verbe. 4 (3) a. Pursiu les, senz dute les prendras, sis ociras. Poursuis-les, sans doute tu les prendras et les tueras. b. Par Deu li dites /que, se il muert, qu'il en soit quites. Par Dieu dites-lui que s’il meurt il en soit libre. c. Lis-le ! d. Ne le lis pas ! Quand il s’agit d’un verbe non fini, d’un infinitif ou d’un participe présent, on applique généralement proclise en français moderne, donc le pronom clitique se place devant le verbe non fini : (4) a. Martine veut le lire. b. * Martine veut lire le. c. En le lisant, il fut facile de décider. d. * En lisant le, il fut facile de décider. Cela n’était pas le cas en ancien français, où le pronom clitique ne se plaçait pas devant le verbe non fini, mais où il se plaçait après le verbe infinitif ou après le participe ou devant le verbe fini. Avec beaucoup de verbes finis on appliquait ce qu’on appelle « la montée des clitiques ». Cela veut dire que le pronom clitique ne s’attache pas au verbe qui lui donne son rôle thématique, mail il s’attache au verbe plus haut dans la structure, le verbe fini (5a). En français moderne, cela n’est possible qu’avec quelques verbes. Lorsque l’infinitif est précédé d’un verbe causatif ou d’un verbe de perception (faire, laisser, entendre, voir, écouter, regarder, envoyer, sentir), le clitique monte devant ce verbe fini (5c). Quand il s’agit d’une impérative, le pronom clitique se place après le verbe fini (5d) : (5) a. Mes ele ne la pot veoir. Mais elle ne put pas la voir. b. * Mais elle ne la peut pas voir. c. Il la fait manger à Marie 5 d. Laisse-la écouter ! Il y a donc eu beaucoup de changements dans le placement des pronoms clitiques dans l’histoire du français. En français moderne on place le pronom clitique presque partout devant le verbe fini, excepté dans les impératives positives et dans les phrases à verbe non fini, où on place le pronom clitique devant le verbe non fini, sauf si le verbe non fini dépend d’un verbe causatif ou d’un verbe de perception. modal. En ancien français on pouvait placer le pronom clitique devant et après le verbe, à cause de la Loi de Tobler-Mussafia interdisant le positionnement du pronom clitique dans la position initiale de la proposition. En plus on appliquait partout la construction de la montée des clitiques quand il s’agissait d’une phrase à verbe non fini. Quand on considère l’ancien français et qu’on le compare au français moderne, il y a beaucoup de différences dans le placement des pronoms clitiques. Qu’est-ce qui s’est passé dans l’évolution qui a causé ces changements? Pourquoi at-on eu cette évolution dans la place des pronoms clitiques ? Je tenterai de donner une réponse à ces questions dans ce travail. Je le ferai en me basant partiellement sur des travaux précédents faits par entres autres Kayne (1975, 1989), Martineau (1989), De Kok (1985), Hirschbühler & Labelle (2000, 2001), Labelle & Hirschbühler (2001, 2004) et Rizzi (1982). Ce travail est organisé comme suit. Dans le chapitre 1, je présenterai les données sur les propriétés des pronoms clitiques objets. Dans le chapitre 2, je présenterai le cadre théorique et je présenterai les théories générales sur les pronoms clitiques de Kayne (1975, 1989) et de Sportiche (1996). Dans le chapitre 3, je traiterai les différentes analyses antérieures sur le placement des pronoms clitiques dans l’histoire de la langue française. Ensuite, dans le chapitre 4, je donnerai ma propre analyse sur la position des pronoms clitiques dans l’évolution de la langue française. Je finirai par une conclusion. 6 CHAPITRE I : LES PRONOMS CLITIQUES OBJETS Dans la grammaire traditionnelle on distingue généralement deux types de pronoms objets dans les langues romanes. Moignet (1973) fait une distinction syntaxique entre les pronoms régimes disjoints et les pronoms régimes conjoints, tandis que Foulet (1982) fait une distinction formelle et oppose les formes fortes (toniques) aux formes faibles (atones). Dans ce travail j’utilise les notions syntaxiques de pronoms disjoints et de pronoms clitiques qui sont les notions courantes d’aujourd’hui selon de Kok (1985). Les pronoms disjoints sont toujours à la forme forte accentuée et les pronoms conjoints sont à la forme faible s’ils sont inaccentués. S’ils sont accentués, ils peuvent être à la forme faible ou forte. Dans les différentes langues romanes, les pronoms clitiques objets ne se comportent pas de la même manière, mais aussi dans une seule langue, comme le français, on voit une évolution de la forme et de la place des pronoms clitiques. Je présenterai dans la section suivante les données sur la forme et les propriétés des pronoms clitiques pendant l’histoire du français. 7 §1.1 La forme des pronoms clitiques objets De Kok (1985) donne le schéma suivant des pronoms clitiques objets en ancien français. Pronoms Forme Personne Nombre Cas me faible 1. singulier ACC, DAT moi forte 1. singulier ACC, DAT te faible 2. singulier ACC, DAT toi forte 2. singulier ACC, DAT se faible 3. 0 ACC, DAT soi forte 3. 0 ACC, DAT nos faible/fort 1. pluriel ACC, DAT vos faible/fort 2. pluriel ACC, DAT le faible 3. singulier ACC la faible 3. singulier ACC les faible 3. pluriel ACC li faible 3. singulier DAT lor faible 3. pluriel DAT en faible 3. 0 - i faible 3. 0 - Clitiques De Kok (1985) Les phrases en (6) comportent quelques exemples de ces pronoms clitiques, sous la forme faible et sous la forme forte : (6) a. Et delívra les dou roi de Sirie. Et délivra-les du roi de Syrie. b. Toutes ces choses te presta Nostre Sires. Notre sire te donna toutes ces choses. 8 c. Si li vindrent larmes aus yex. Ils lui arrivent les larmes aux yeux. d. As me tu truved ? Tu m’a trouvé ? e. Quant moi plera. Quand (il) me plaira. En français moderne les pronoms clitiques objets se sont maintenus avec quelques modifications morphologiques. Le pronom clitique réfléchi fort, c’est-à-dire accentué, soi a disparu, parce qu’en français moderne on ne l’emploie plus en position postverbale (seulement dans la position préverbale sous la forme faible se). Le schéma peut être représenté comme suit : Pronoms Forme Personne Nombre Cas me faible 1. singulier ACC, DAT moi forte 1. singulier ACC, DAT te faible 2. singulier ACC, DAT toi forte 2. singulier ACC, DAT se faible 3. 0 ACC, DAT nous 0 1. pluriel ACC, DAT vous 0 2. pluriel ACC, DAT le faible 3. singulier ACC la faible 3. singulier ACC les faible 3. pluriel ACC lui faible 3. singulier DAT leur faible 3. pluriel DAT en faible 3. 0 - y faible 3. 0 - Clitiques 9 Voici quelques exemples : (7) a. Nous le voyons. b. Je n’en doute pas. c. Donne-le-moi. d. Assieds-toi ici. §1.2 La place dans la phrase Bien que le groupe des pronoms clitiques ne soit pas un groupe homogène, à cause du fait que tous les pronoms clitiques n’ont pas les mêmes propriétés, on peut nommer quelques propriétés qu’ont tous les pronoms clitiques dans les langues romanes, donc aussi le français. Dans son livre French Syntax. The Transformational Cycle, Kayne (1975) donne quelques propriétés générales des pronoms clitiques en français. Avant de commencer, il faut noter que la fonction grammaticale des pronoms clitiques objets n’est pas indiquée par leur place dans la phrase (qui est fixe), mais par leur forme. En ce qui concerne ce placement fixe, c’est la première propriété des pronoms clitiques : leur position spéciale. En contraste avec les pronoms disjoints, qui ont le même type de comportement distributionnel que les NP lexicaux, les pronoms clitiques ne peuvent pas se trouver aux positions où normalement les NP lexicaux sont possibles (8b). Les pronoms clitiques occupent une position unique dans la phrase où les NP lexicaux ne peuvent pas apparaître: dans la position préverbale, voir l’exemple (8c) (excepté dans les impératifs positifs). Les pronoms clitiques sont donc en distribution complémentaire avec les NP lexicaux. (8) a. Marie connaît mon frère. b. * Marie connaît nous. c. Marie nous connaît. 10 Au niveau de la grammaire, les pronoms clitiques sont indépendants, mais au niveau de la phonologie, ils dépendent de leur hôte auquel ils s’attachent. En français cet hôte a toujours la forme d’un verbe et les pronoms clitiques doivent toujours être attachés à ce verbe (fini ou non-fini). Les pronoms clitiques s’appuient sur un verbe précédent ou un verbe suivant avec lequel ils font une unité, tandis que les pronoms disjoints s’emploient indépendamment et peuvent être séparés d’un verbe. Les pronoms clitiques se trouvent dans une position ad-verbale. Cela veut dire qu’ils sont adjacents au verbe qui est toujours leur hôte (9a), et ils se trouvent immédiatement à côté de ce V (9b,c). En plus ils ont la particularité de ne pas pouvoir être séparés de ce verbe, excepté par un autre pronom clitique (9d). (9) a. * Elle va les beaucoup apprécier b. Elle va beaucoup les apprécier. c. Je lui donne ce cadeau. d. Je te le donne. Et dernièrement, les pronoms clitiques ne peuvent en aucun cas apparaître dans une phrase ou le verbe dont ils dépendent est absent (10a). A cause de cet emploi obligatoire du pronom clitique avec un hôte, ce pronom s’élide si le verbe s’élide, tandis qu’un pronom disjoint ne s’élide jamais (10b). (10) a. Qui est-ce que tu as vu ? - Lui. - * Le. b. Je l’ai vu. Mais il y a des différences entre les propriétés des pronoms clitiques en français moderne et ceux de l’ancien français. De Kok (1985) remarque qu’en ancien français le pronom clitique peut être séparé de l’infinitif par des éléments de négation et par des adverbes. Une structure qui est interdite en français moderne et dans la plupart 11 des langues romanes. L’interpolation des adverbes était permise jusqu’au XVIIIe siècle, on ne la trouve plus en français moderne. (11) a. Faisoient semblant de le non croire. Ils prétendaient de ne pas le croire. b. Neantmoins, deliberait de les bien servir. Néanmoins, il pensait de bien les servir. Une autre différence entre les pronoms disjoints et les pronoms clitiques, c’est que les pronoms forts sont toujours accentués, tandis que cela n’est pas possible pour les pronoms clitiques. Les pronoms clitiques ne peuvent pas avoir une accentuation contrastive (12a). D’autres propriétés des pronoms clitiques, données par Kayne, sont : l’ordre fixe dans un groupe (12b), ils ne peuvent pas être modifiés (12c) et ils ne peuvent pas être coordonnés (12d) : (12) a. * Je LA préfère. b. Il lui la donnera. * Il la lui donnera. c. * Il nous deux connaît. d. * Je le et la préfère. La coordination d’un pronom clitique et d’un NP n’est pas acceptable non plus (13a). L’ellipse n’est pas non plus possible en français. On ne peut pas supprimer des pronoms conjoints objets. Il faut tout répéter où il faut supprimer le pronom clitique avec le verbe fini (13b,c,d ) : (13) a. J’ai vu Pierre et sa mère. Je l’ai vu [_et sa mère]. b. Je l’ai vu et l’ai jeté. * Je l’ai vu et ai jeté. c. Je le cherche et le trouve. 12 * Je le cherche et trouve. d. Je l’ai cherché et je l’ai trouvé. Je l’ai cherché et trouvé. La dernière propriété est que, comme les pronoms disjoints, les pronoms clitiques ne donnent jamais des informations nouvelles. Ils peuvent seulement exprimer l’information qui est déjà connue. Ils doivent avoir un référent dans le contexte direct ou indirect. Quand le pronom clitique se trouve devant son hôte verbal, on le nomme proclitique, quand il se place après son verbe hôte, il s’agit d’enclise. Dans le paragraphe suivant, je montrerai quel est le changement qu’a subi la position du pronom clitique par rapport à son hôte verbal. § 1.3 Proclise vs enclise Dans ce mémoire il s’agit de l’évolution de la place des pronoms conjoints objets en français. Les pronoms clitiques de l’ancien français et du français moderne se comportent de la même façon en ce qui concerne la relation avec le verbe auquel ils sont attachés. Les pronoms clitiques ne peuvent pas être séparés du verbe par un autre élément de la phrase, sauf par un adverbe comme en (11). Les deux se trouvent sous un seul nœud V. Seuls d’autres pronoms clitiques peuvent se trouver entre le verbe et un autre pronom clitique. La séquence [pronom clitique + verbe] a un statut spécial, il y a une relation forte entre le verbe et le pronom clitique. Le pronom clitique est un satellite du verbe. Pour cela, le pronom clitique ne peut pas être employé sans ce verbe, comme on a vu dans les exemples sous (10). Il y a pourtant une autre propriété des pronoms clitiques, dans laquelle ils se distinguent en ancien français et en français moderne. C’est la position par rapport au verbe : le pronom est proclitique s’il se trouve devant le verbe et il est enclitique s’il se trouve après le verbe. En français moderne le pronom clitique se trouve dans une position enclitique dans les impératives affirmatives. Partout ailleurs il est en proclise. Dans d’autres langues romanes l’enclise se rencontre aussi avec les 13 infinitifs et en portugais même avec le verbe fini d’une phrase déclarative. En ancien français l’enclise était aussi beaucoup répandue. Je commencerai par l’évolution de la position des pronoms clitiques par rapport à l’infinitif. Avant 1300, quand l’infinitif prenait un pronom, celui-ci pouvait se placer après l’infinitif. (14) a. Et n’ay espasse ne force de blasmer toy. Et je n’ai ni lieu ni force de te blâmer. b. Por mettre le en terre. Pour le mettre en terre. Mais la construction [infinitif + pronom clitique] disparaît vite au XIVe siècle et ne se rencontre plus que rarement. L’antéposition des pronoms par rapport à l’infinitif est donc la seule place possible dès 1300. Déjà en ancien français on pouvait placer le pronom clitique devant l’infinitif. (15) a. Ce seroit moult grant mal de le ocire. Ce serait un très grand malheur de le tuer. b. Et qu’elle avoit trop grant compaignie à la garder. Et qu’elle avait une trop grande suite à la protéger. Cela avec le résultat qu’en français moderne, le pronom clitique se place toujours à gauche de l’infinitif dont il dépend. (16) a. Je veux le voir. b. * Je veux voir le. Dans les phrases déclaratives à verbe fini en français moderne, le pronom clitique se place toujours dans une position proclitique. 14 (17) a. Il le fait. b. * Il fait le. Cela n’était pas le cas en ancien français à cause de la loi de Tobler-Mussafia qui interdisait le pronom clitique dans la première position de la phrase. Quand la construction proclitique placerait le pronom clitique dans cette première position, on employait une construction enclitique : (18) Deus les ad ‘s mort livrez. Dieu les a miss à mort. Dans les impératives et les interrogatives aussi, en ancien français, le pronom clitique était placé dans une position enclitique s’il risquait d’être placé dans la première position de la proposition. Cela à cause de la loi de Tobler-Mussafia qui interdit le pronom clitique dans la première position de la proposition. Quand le pronom clitique se plaçait après le verbe, il recevait la forme d’un pronom fort s’il était dans une position accentuée, comme en (19b) : (19) a. Ne t’en caust, Rainelet, biaux fius. Ne t’en inquiète pas, Rainelet, beau fils. b. Merveille moi. Il m’étonne. c. Faudra me ja mes cete dolor ? Cette douleur ne me quittera-t-elle jamais ? En français moderne la loi de Tobler-Mussafia n’existe plus. Cependant, quand la phrase est un impératif affirmatif, on place le pronom clitique encore après le verbe (enclise), mais quand la phrase a la forme d’un impératif négatif, on emploie la position proclitique, tout comme en ancien français: 15 (20) a. Je le regarde b. Regarde-le c. Ne le regarde pas. On a vu que pour les phrases infinitivales, avant 1300, lorsque le complément a la forme d’un pronom clitique, ce pronom clitique peut se trouver en position postverbale, derrière la forme verbale infinitive. L’objet clitique peut donc se placer en position postverbale, ce qui est devenu impossible en français moderne, où les pronoms clitiques apparaissent généralement, mais pas toujours (impératif affirmatif), devant le verbe, contrairement à la forme forte et aux NPs lexicaux. Pour les phrases déclaratives à verbe fini, la position proclitique en ancien français dépendait de la loi de Tobler-Mussafia, une loi qui n’est plus employée en français moderne. Dans la section suivante je parlerai d’un autre changement qu’a subi la position du clitique. Il s’agit de la montée du clitique, qui est devenu beaucoup moins courant au cours de l’histoire du français. § 1.4 La montée des clitiques Dans toutes les langues romanes, il existe des classes de verbes qui régissent des verbes non finis et qui autorisent ou exigent que les compléments du verbe régi soient cliticisés sur le verbe fini et non sur le verbe dont ils sont un argument sémantique. Quand on voit l’exemple (21a), le pronom clitique est l’argument de l’infinitif chanter, mais il doit se cliticiser sur le verbe fini entend. Ce phénomène est traditionnellement désigné par le terme de ‘montée des pronoms clitiques’. Cette construction n’est pas possible dans toutes les constructions. Je l’expliquerai plus en détail plus tard dans ce travail. On l’applique aussi dans les phrases avec un temps composé, comme dans l’exemple (21b). Le pronom clitique ne s’attache pas au verbe qui lui donne son rôle thématique chanter, mais s’attache à l’auxiliaire avoir : 16 (21) a. Jean entend chanter la chanson. * Jean entend la chanter. Jean l’entend chanter. b. Jean a chanté la chanson. * Jean a la chanté. Jean l'a chanté. Ci-dessus j’ai dit que le clitique ‘s’attache’ au verbe. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le clitique est un affixe ? Je traiterai cette question dans la section suivante. § 1.5 Le statut des pronoms clitiques Avant de commencer à établir l’évolution du placement des pronoms clitiques, il faut savoir quel est le statut des pronoms clitiques. Les pronoms clitiques sont-ils des mots ou des affixes ? La propriété des mots est qu’ils se combinent avec d’autres mots avec lesquels ils forment des phrases. La propriété des affixes est qu’ils se combinent avec (des parties d’) un mot pour former un mot entier. Quand on regarde les pronoms clitiques, on voit que leur statut se trouve entre le statut d’un mot et le statut d’un affixe. Au niveau de la phonologie ils dépendent de leur hôte, mais au niveau de la sémantique ils sont indépendants. Selon la théorie de Sapir (1930) le pronom clitique en position postverbale n’est ni un vrai suffixe ni un élément indépendant. La forme externe d’un pronom clitique ressemble à celle d’un suffixe, il s’attache à un autre mot, mais la forme interne ressemble à celle d’un élément indépendant, il a sa propre signification. Il y a pourtant aussi des linguistes selon lesquels le critère de l’indépendance sémantique ne compte pas, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Ils traitent le pronom clitique objet préverbal comme un préfixe qui exprime une propriété du verbe, à savoir sa transitivité. Si pour les linguistes selon lesquels le pronom clitique est un préfixe exprimant une propriété du verbe, le préfixe est attaché à la gauche du verbe dès la structure profonde, il y a aussi des linguistes selon lesquels le pronom est une tête 17 seulement au niveau de la structure de surface (Xº) (22a), mais une projection maximale au niveau de la structure profonde (XP) (22b): (22) a. b. Dans ce travail je traite les pronoms clitiques comme des éléments mixtes qui se trouvent entre les mots indépendants et les affixes. Je donnerai des arguments dans le chapitre suivant. Dans ce chapitre j’ai montré quelles sont les propriétés des pronoms clitiques (français). Nous avons vu que les pronoms clitiques s’appuient sur un verbe et qu’ils peuvent se trouvent en proclise même s’ils ont la fonction d’objet, qui, normalement, se trouvent en position d’objet en français. Dans le chapitre suivant je montrerai comment les linguistes ont essayé de rendre compte de cette apparente contradiction (proclise vs. fonction d’objet). 18 CHAPITRE II : LES THÉORIES GÉNÉRALES Une question importante des recherches syntaxiques est si la structure verbale [pronom clitique + verbe] est directement insérée du lexique dans la structure lexicale ou si le pronom clitique est déplacé de sa position de base, le NP vide, vers la position ajointe à V. Cette première approche s’appelle l’analyse lexicale, tandis que la deuxième s’appelle l’analyse syntaxique. § 2.1 Deux analyses de la distribution des pronoms clitiques Dans les recherches antérieures sur la distribution des pronoms clitiques on distingue deux grands courants qui s’opposent : l’analyse lexicale et l’analyse syntaxique. Dans cette section je parlerai de l’analyse lexicale. Selon l’analyse lexicale, le pronom clitique est un affixe dérivationnel qui modifie l’entrée lexicale d’un prédicat. Quand on a un verbe comme lire qui est un verbe transitif et on y ajoute le pronom clitique le, on obtient la construction le lire qui est intransitive. Cette analyse propose que l’addition d’un pronom clitique à une proposition modifie le domaine lexical de cette proposition. Selon Jaeggli (1982) et Borer (1984), qui défendent l’analyse lexicale, les pronoms clitiques sont générés à la base dans leur position de surface et NP est analysé comme pro ou PRO, qui est lié au pronom clitique. Cette analyse propose que les pronoms clitiques soient générés directement sur le verbe, leur fonction grammaticale étant exprimée par la catégorie vide PRO ou pro. Jaeggli (1982) propose que la catégorie vide pro soit générée directement dans la structure de base, ce qui permet de proposer que les pronoms clitiques soient générés directement sur le verbe tout en étant reliés à la position correspondant à leur fonction grammaticale qui est occupée par pro. Selon Sportiche (1996) cette analyse pose des problèmes, parce qu’il y a beaucoup de cas dans lesquels le pronom clitique n’a aucune relation lexicale avec le verbe auquel il est attaché. 19 (23) a. Jean croit Pierre malade. b. Jean le croit malade. Dans cet exemple on voit que le pronom clitique n’a aucune relation thématique ou lexicale avec le verbe: le en (23b) n’est pas le thème de croire, mais reçoit son rôle thématique de malade. Au contraire, l’analyse syntaxique dit que la présence d’un pronom clitique, qui est l’argument du verbe, n’affecte pas les propriétés thématiques du prédicat qui prend le pronom clitique comme argument. Cette analyse semble plus plausible ; un verbe transitif comme lire reste transitif, même si le pronom clitique se trouve devant ce verbe. C’est pour cela que Sportiche a proposé que le clitique soit déplacé de la position d’objet vers la position devant le verbe, une analyse dont je parlerai dans la section suivante et que j’adopterai dans le reste de ce mémoire. § 2.2 Le déplacement des pronoms clitiques Comme je l’ai dit dans la section 1.5 et dans la section précédente, dans l’analyse des pronoms clitiques en français il y a deux approches qui dominent ; l’analyse du déplacement qui vient de l’analyse syntaxique et l’analyse de la génération à la base qui est une analyse lexicale. Dans l’analyse lexicale les pronoms clitiques sont générés directement sur le verbe et la position d’objet est occupée par pro (24a). Dans l’autre analyse, l’analyse du déplacement, Kayne (1975, 1983) et Sportiche (1990) proposent que les pronoms clitiques soient déplacés de leur position d’origine NP. Dans cette analyse le pronom clitique se déplace vers une position adjointe au verbe laissant une trace (24b). (24) a. Marie les aura présentés pro à Louis b. Marie lesi aura présentés ti à Louis Les défenseurs de cette analyse notent qu’en français les clitiques sont en distribution complémentaire avec un argument. Autrement dit, il n’y a pas de redoublement clitique en français (* Il l’a vu Paul). L’absence de redoublement s’interprète donc 20 comme une indication que le pronom et le NP occupent la même position de base. Kayne (1975, 1983) propose que le pronom se déplace à la gauche du verbe par une transformation qui l’adjoint à la gauche de V, comme je l’ai signalé plus haut. La raison pour laquelle Kayne (1975) a proposé cette analyse de déplacement est précisément la distribution complémentaire entre les pronoms clitiques et leur NP associé, dans une langue comme le français. (25) a. Marie connaît Louis. b. Marie le connaît. c. * Marie le connaît Louis. Kayne propose que les pronoms clitiques soient générés à la base dans la position NP et qu’ils sont déplacés par une opération de déplacement vers le verbe qui se trouve plus haut dans la structure. Kayne est le défenseur principal de l’analyse du déplacement qui peut expliquer la condition de localité entre le pronom clitique et le NP. Cette condition dit qu’en (26a) le pronom clitique ne peut pas se déplacer hors de sa propre proposition, il doit être déplacé vers une position qui se trouve dans la même proposition que la position du NP. (26) a. Jean a laissé Pierre parler à Marie. b. *Jean lui a laissé Pierre parler. c. Jean l’a laissé lui parler. d. Jean le lui a laissé parler. En (a), le déplacement du pronom clitique vers la position devant le verbe est bloqué par le sujet de l’infinitif Pierre, comme (26b) le montre. Cette condition s’appelle la Specified Subject Condition (SSC). En (c) il n’y a pas de sujet devant l’infinitif et le pronom clitique peut se placer devant le verbe, voir (26d). Un autre argument pour l’analyse du déplacement c’est le déplacement du pronom clitique hors d’un PP. Ce déplacement est aussi interdit , comme le montre 21 l’agrammaticalité de (27). Tout comme le sujet en (26a), un PP semble donc bloquer le déplacement d’un pronom aussi: (27) a. Jean a voté pour lui b. * Jean lui a voté pour A cause de des arguments donnés par Sportiche et Kayne, j’adopte l’analyse du déplacement de Kayne (1975) dans ce travail. Plus tard dans ce travail j’établirai plus en détail comment fonctionne la Specified Subject Condition dans les phrases à l’infinitif. Nous avons vu qu’en français il y a eu une évolution de la place des pronoms clitiques à travers le temps. Je présenterai dans le chapitre suivant des analyses antérieures de la place des pronoms clitiques pendant trois périodes du français, c’est-à-dire l’ancien français, le moyen français et le français moderne. Dans le chapitre d’après je présenterai ma propre analyse. 22 CHAPITRE III : LES ANALYSES ANTÉRIEURES Selon Hirschbühler et Labelle (2001) les changements dans la position des pronoms clitiques objets dans l’évolution du français peuvent être attribués pour une part à un changement dans l’application d’une loi qui règle leur position dans la phrase. En ancien français, à cause de la loi de Tobler-Mussafia (1886, 1875), qui interdit la présence d’un pronom clitique dans la première position de la phrase, le pronom clitique se trouve devant le verbe conjugué quand ce verbe est précédé d’un constituant (28a), mais se trouve après le verbe quand rien ne précède ce verbe (28b): (28) a. Car m’eslisez un barun de ma marche. Choisissez-moi un baron de ma terre. b. Pursiu les, senz dute les prendras, sis ociras. Poursuis-les, sans doute (tu) les prendras, (et tu les) tueras. Dans une analyse du placement des pronoms clitiques, de Kok (1985) affirme en effet qu’il y a deux structures en ancien français qui sont le plus souvent employées : (29) a. (*X) # # Y PRC1 + V [+fini] b. (*X) # # V [+fini] + PRC1 Dans ces deux structures, le placement des pronoms clitiques dépend du constituant précédant immédiatement le verbe fini (Y dans (29a) et X dans (29b)). Comme le lien entre Y et le verbe est très étroit, et celui entre X et le verbe est moins étroit, il y a cette différence de position des pronoms clitiques. Y est un complément du verbe et le pronom clitique se place devant le verbe fini, tandis que X n’est pas un complément du verbe et le pronom clitique doit se trouver après le verbe fini, parce que le placement devant le verbe le placerait dans la première position de la phrase (dans un sens restreint : du noyau verbal), ce qui est interdit par la loi de ToblerMussafia. Dans (29a) le complément du verbe Y compte donc comme la première position de la phrase, ce qui permet la proclise, tandis que X en (29b) se trouve plutôt 23 hors de la phrase en ne peut donc pas compter comme le premier élément. En (29b) le verbe est le premier élément et il y a par conséquent enclise. Pour une autre part la position des pronoms clitiques dépend des changements syntaxiques indépendants. Ce n’est pas le pronom clitique qui se déplace, mais c’est le verbe qui se déplace vers une position à la gauche du pronom clitique, c’est un déplacement indépendant de la présence d’un pronom clitique. Au cours de l’histoire du français le déplacement du verbe a changé : l’ancien français était une langue V2, une propriété qu’il a perdu, comme je le montrerai plus tard. Dans ce chapitre je montrerai comment avec ces changements dans l’application de la loi Tobler-Mussafia et la position du verbe dans l’évolution du français les linguistes ont essayé de rendre compte des différentes positions syntaxiques dans lesquelles les pronoms clitiques s’emploient en combinaison avec une forme verbale finie dans différents types de propositions en français. D’abord je traiterai l’emploi des pronoms clitiques dans les propositions déclaratives, ensuite dans les impératives positives et négatives, et pour terminer, dans les propositions interrogatives. 24 § 3.1 Les propositions déclaratives à verbe fini Dans la langue française l’évolution de la place des pronoms clitiques s’est faite en quatre à cinq stades différents. Ces stades diffèrent selon le type de phrase. D’abord je commence par établir les stades des propositions déclaratives. Dans le schéma suivant on voit cette évolution (Hirschbühler et Labelle (2001)) : Stade 1 Stade 2 Stade 3 Stade 4 Initiale absolue Fait-le (Luc) Coordonnée … et fait-le Initiale absolue Fait-le (Luc) Coordonnée … et le fait Initiale absolue Le fait (Luc) Coordonnée … et le fait Initiale absolue Se présentèrent… Coordonnée …et le fait En ancien français, en général, les pronoms clitiques sont placés devant le verbe fini : (30) Li rois le voit. Le roi le voit. Cependant, par suite de l’ellipse ou de l’inversion du sujet, la forme atone du pronom clitique se trouverait dans la première position de la phrase. Mais cela est interdit par la Loi de Tobler-Mussafia qui préférait déplacer le pronom clitique après le verbe. Cette loi indique que le clitique doit se trouver dans la deuxième position de la proposition (30). Dans ces exemples, le pronom clitique se place devant le verbe, parce que ce verbe suit un autre élément de la phrase. Selon Hirschbühler et Labelle, le pronom ne peut se placer devant le verbe que si Spec,CP, la première position de la phrase, est remplie, ce qui est indiqué dans les structures en (29), où Y est un élément en Spec,CP, mais où X ne remplit pas Spec,CP. L’ancien français était une 25 langue V2, ce qui veut dire que le verbe se déplaçait obligatoirement vers C°, ce qui allait de pair avec le déplacement d’un autre constituant vers Spec,CP. Même le sujet se déplaçait vers CP. Le remplissage de Spec,CP est donc une condition pour placer le pronom clitique devant le verbe. (31) a. Donrai vos une offrande molt avenant. Je vous offrirai un cadeau magnifique. b. Faudra me ja mes ceste dolor ? Cette douleur ne me quittera-t-elle jamais ? c. E Micol prist une imagene é mist la al lit David. Et Micol prenait une statue et le plaçait au lit de David. En plus, quand la phrase comporte deux propositions qui se lient par une conjonction de coordination ou un complément de phrase, c’est-à-dire un constituant qui se trouve hors de la phrase proprement dite, le pronom clitique de la deuxième proposition ne se place jamais dans la première position Spec,CP étant vide (31c). Mais cela change. Dès le XIIIe siècle, le pronom clitique se trouve devant le verbe fini, dans une proposition qui commence par une conjonction de coordination ou un complément de phrase. Cette structure existe encore en français moderne. Hirschbühler et Labelle disent que cela est possible à cause du fait que le domaine de la proposition s’étend: (32) a. Tele vie mena com ot fait Acháb et li suen et se forfist vers notre Seignor. Il mena une vie comme Acxhab et les siens et il commit un crime contre notre seigneur. b. Alogierent se li reis é li real en Gabáá Achile. Le roi et la suite royale se rendirent en Gabáá Achille. 26 Dans le même siècle, la situation change aussi dans les propositions déclaratives qui ne sont pas introduites par une conjonction de coordination ou un complément de phrase et les pronoms clitiques commencent à se placer dans la position initiale de la proposition. La langue française perd son statut V2, ce qui a conduit à augmenter considérablement le nombre de phrases où le verbe fini est en position initiale et n’est précédé d’aucun élément. Dans ces conditions, on trouve de plus en plus souvent des clitiques devant un verbe fini à l'initiale absolue de phrase, ce qui implique un rattachement de type proclitique. (33) Le hurte des cornes si fort. Lui heurte des cornes si fort. Ce rattachement proclitique est ensuite étendu à tous les cas où le verbe fini n'est pas initial, conduisant à la proclise systématique sur le verbe fini que nous voyons en français moderne. Dès la fin du XIIIe siècle le pronom clitique pouvait se placer dans la première position de la phrase. Cette évolution est illustrée par les trois structures suivantes où 3 succède à 1 et 2 : Ancien français 1. Spec,CP (vide) - verbe - pronom clitique 2. Spec,CP (rempli) – pronom clitique - verbe 3. Spec,CP (vide/rempli) - pronom clitique - verbe Dès la fin de l’ancien français la Loi de Tobler-Mussafia perdit donc du terrain. En français moderne elle ne s’applique plus. Donc, en français moderne, le pronom clitique se trouve toujours devant le verbe fini dans les propositions déclaratives. (34) a. Nous le voyons. b. Les inconvénients [...] se présentèrent tout à coup à mon esprit. En ancien français, dans les phrases déclaratives les pronoms clitiques sont sujets à une restriction distributionnelle, c’est-à-dire la loi de Tobler-Mussafia, qui les exclut 27 de la position initiale de la proposition. Cette restriction s’applique à toutes sortes de phrases en ancien français, comme on verra dans les paragraphes suivants. § 3.2 Les propositions impératives Comme nous l’avons vu, en (29), selon De Kok (1985) le placement des pronoms clitiques respectait les structures suivantes en ancien français : (35) a. (*X) # # Y PRC1 + V [+fini] b. (*X) # # V [+fini] + PRC1 C’était vrai aussi pour les impératives. Les exemples en (36) illustrent la structure (35a), où le pronom clitique se trouve devant le verbe. Dans ces exemples, Y est un syntagme nominal (36a), un syntagme prépositionnel (36b), un adverbe (36c) ou un adjectif (36d). En (36e), Y est séparé de l’impératif par une apostrophe (la séparation par une autre proposition était d’ailleurs aussi possible) : (36) a. Et madame la reine me saluez ! Et saluez madame la reine de ma part. b. A autre le demandez ! Demandez-le à quelqu’un d’autre ! c. Mais orne vus haitez (…) !. Mais réjouisses-vous ensemble (…) ! d. (…..) é tut liëz les me menez ! et amenez-les-moi tout joyeux ! e. Danques, beau sire, me done cest don que je voie (…). Donne-moi donc, monsieur, ce présent que je vois ici ! Les exemples d’impératives en (37) sont une illustration de la structure (35b), où le pronom clitique se place après le verbe. X est vide (37a), ou c’est une proposition 28 adverbiale (37b), une conjonction de coordination et (37c), une conjonction de coordination mais/mes (37d) ou une apostrophe ou une interjection (37e) : (37) a. Fetes en, fet li rois, ce que vos voudroiz. Faites-en ce que vous voudrez, dit le roi. b. Se tu les reconois, di le moi. Si tu les reconnais, dis-le-moi. c. E menbre tei cume il se mist en peril (…). E rappelle-toi comment il se mit en danger (…). d. Meis metés vos a la voie. Mais mettez-vous en chemin. e. Sire, coupez li le chief. Sire, coupez-lui la tête. Mais comment se développa le placement des pronoms clitiques dans l’évolution du français ? De Kok (1985) parle seulement de l’ancien français, qui était une langue en pleine évolution. Dans les paragraphes suivants je montrerai quelle est selon Labelle et Hirschbühler (2001, 2004) et Hirschbühler et Labelle (2000, 2001) l’évolution qu’ont subie les pronoms clitiques avec les impératifs positifs et négatifs. § 3.2.1 L’évolution diachronique des propositions impératives positives : ancien français et français moyen En ancien français on trouve différents stades dans l’évolution du placement des pronoms clitiques dans les propositions impératives. Le premier stade se termine à la fin du XIIe siècle. Jusqu’à ce temps-là on employait la loi de Tobler-Mussafia dans toutes les propositions impératives. L’ancien français est une langue à V2 où le verbe se place d’abord sous I, le pronom clitique s’adjoint à celui-ci, et puis le tout se déplace vers la position sous C (Labelle et Hirschbühler (2004)). 29 (38) Dans le déplacement, le pronom clitique doit respecter trois contraintes : il doit s’adjoindre à un élément qui a la propriété [+T(ensé)] ; le pronom clitique est un satellite du verbe, il ne peut jamais se trouver en position initiale dans la proposition minimale C’’ et il doit se trouver le plus à gauche que possible. Cette dernière contrainte place le pronom clitique à gauche du verbe pourvu que ce placement ne le place pas dans la position initiale de la proposition. Quand il y a un élément dans Spec,CP, le pronom clitique se trouve devant le verbe (39a). Si Spec,CP est vide, le pronom clitique se place après le verbe (39b/c). (39) a. Un vaissel nuvel me portéz. Apportez-moi un nouvel vase. b. Interrogue la : plustot l’aura confessé. Interroge-la : elle confessera plus tôt. c. Conseilliez mei. Conseillez-moi. Cela change quand à la fin du XIIe siècle les pronoms clitiques commencent à se trouver à gauche du verbe quand celui-ci est précédé d’une conjonction de coordination ou d’une proposition adverbiale, c’est-à-dire X en (35b). Dans ces constructions, l’ordre Verbe - Pronom clitique n’est plus employé. Selon Labelle et 30 Hirschbühler (2001), cela est possible parce que le domaine de la contrainte qui interdit le pronom clitique à la première position s’étend hors de la proposition minimale, c’est-à-dire vers Cmax. (40) Cmax Avec cette théorie, V2 est encore respectée ; le domaine s’étend et l’élément hors de la proposition minimale se trouve dans la position initiale. Cela place le pronom clitique dans la deuxième position (si Spec,CP est vide) de la proposition s’il est placé devant le verbe. Les pronoms clitiques sont permis dans la position initiale de la proposition minimale, s’il y a un élément à la gauche du pronom clitique dans la proposition maximale. (41) Levés sus et me prestés trois pains. Lève-toi et donne-moi trois pains. 31 Selon Labelle et Hirschbühler, ce stade durait jusqu’au XVIe siècle. En moyen français, au XVIe siècle, la langue française perd la propriété de V2 et par conséquent le déplacement de constituants vers Spec,CP. A cause de cela, le nombre de phrases impératives où le pronom clitique se trouve en position préverbale et s’adjoint à gauche de C diminue. C’est que quand Spec,CP n’est pas rempli, il n’est pas permis d’avoir un pronom clitique dans la position initiale dans une impérative non coordonnée. Dans ce stade le verbe est généralement considéré comme se déplaçant sous C dans les impératives positives (avec l’ordre verbe-clitique objet). Seulement avec et le pronom clitique précède le verbe dans les impératives, selon Hirschbühler et Labelle, parce que et remplissait Spec,Xmax (voir 40), qui comptait comme la première position. (42) a. Pardonnez moi touesfoiz. Pardonnez-moi toutefois. b. Apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit. Apportez-moi mes pantoufles et donnez-moi mon bonnet de nuit. Cette construction change pourtant aussi ; il y a un changement de la position préverbale du pronom clitique vers la position postverbale dans les impératives introduites par et etcetera. Ce changement a eu lieu aux XVIIe et XVIIIe siècles. A la fin de cette période on ne trouve plus fréquemment les pronoms clitiques dans la position préverbale dans les impératives coordonnées et les impératives introduites par une proposition adverbiale. Selon Labelle et Hirschbühler, une raison pour ce changement peut être qu’on a retourné vers le domaine de Cmin, en ce qui concerne les impératifs, comme dans la première période de l’ancien français où on ne plaçait jamais le pronom clitique dans la première position de la phrase dans le domaine de Cmin. Aux XVIIe et XVIIIe siècles aussi, le Cmax ne compte plus comme domaine et le domaine se restreint à Cmin, donc on retourne au domaine de Cmin. En cette période-là, les pronoms clitiques, dans les impératives positives se trouvent toujours dans une position postverbale, même si Spec,CP est rempli. 32 Comme j’ai montré dans ce paragraphe, en ancien français jusqu’au XVIIIe siècle, le placement des pronoms clitiques dans les impératives positives oscillait entre la position préverbale et la position postverbale, en relation avec l’environnement syntaxique. Comme je montrerai au §3.2.3, dans le stade du français standard et du français moderne, cette variabilité disparaît. Mais d’abord je traiterai l’évolution qu’a subie l’impératif négatif en ce qui concerne le placement du pronom clitique. § 3.2.2 L’impératif négatif Dans les impératives négatives, ne se trouve toujours dans la position initiale. Dans toute l’évolution du français, le pronom clitique se trouve dans la position préverbale dans les impératives négatives. Depuis toujours, l’élément de négation ne permet de respecter la contrainte qui interdit le placement des clitiques à la position initiale de la proposition. Cet élément protège les pronoms clitiques de la position initiale, ce qui leur permet de rester dans une position préverbale (Labelle et Hirschbühler (2001)). (43) a. Ne vos esmaiiez onques. Ne vous effrayez jamais. b. Ne m'écris pas, c. Ne te ménage pas. Labelle et Hirschbühler ne parlent pas de la position de ne dans la structure de la phrase. Si je suis leur théorie de Cmin et Cmax, je peux supposer que ne se trouve dans Spec,CP en ancien français. Comme ne se trouve dans cette position la Loi de Tobler-Mussafia est respectée. Quand ne se trouve dans Spec,CP, la première position de la phrase est remplie et rien ne bloque le placement du pronom clitique devant le verbe. 33 § 3.2.3 Français moderne En moyen français, la situation était très claire ; les pronoms clitiques se trouvaient dans la position postverbale dans les impératifs positifs et en position préverbale dans les impératifs négatifs. Labelle et Hirschbühler (2001) donnent les formules suivantes : (44) a. V-cl si V est [+ impératif, - négatif] b. cl-V ailleurs (et en particulier lorsque V est [+ impératif, + négatif] Aujourd’hui, en français moderne cette situation n’a pas changé ; on place toujours le pronom clitique en position postverbale dans les impératifs positifs (45a,b), même avec la conjonction de coordination et (45c) ou après une proposition adverbiale, et en position préverbale dans les impératifs négatifs (45d). Quand les pronoms clitiques se trouvent après le verbe, ils sont liés au verbe par un trait d’union et se lient, quand il y a deux pronoms (45b): (45) a. Regarde-moi ! b. Dis-le-lui ! c. Fais-le et tais-toi ! d. Ne le fais pas ! Comment cette uniformité s’est-elle faite ? Encore au XVIIe siècle, on trouve des pronoms clitiques dans une position préverbale ou postverbale dans les impératives positives introduites par et. Il n’y a pas une vraie uniformité. Cela montre qu’il y avait deux grammaires utilisées en même temps. Selon Labelle et Hirschbühler (2004), le changement vers une grammaire universelle, c’est-à-dire vers la position postverbale du pronom clitique en français moderne, vient du fait que, au cours du XVIIe siècle, la nouvelle génération a seulement adopté une grammaire uniforme qui place le pronom clitique dans une position postverbale. 34 Une autre explication, déjà donnée au paragraphe précédent, peut être le fait que la contrainte qui interdit le placement des pronoms clitiques à la position initiale, ne s’étend plus vers le Cmax, mais qu’on est retourné vers le domaine de Cmin. Avec cette nouvelle analyse, la conjonction et et un complément de phrase ne comptent plus, se trouvent hors du domaine de Cmin, et le pronom clitique ne peut plus se placer devant le verbe, parce que c’est la position initiale de la phrase. Vu qu’il n’y a pas d’autre élément qui peut précéder l’impératif positif dans Cmin, les pronoms clitiques doivent toujours se trouver dans une position postverbale. Avec les impératifs négatifs, introduits par l’élément de négation ne, le pronom clitique se trouve toujours dans la position préverbale, parce que ne se trouve dans la première position de Cmin et grâce à cela, le placement préverbal du pronom clitique ne viole pas la contrainte du placement à la position initiale du pronom clitique. Cette discussion montre donc que Labelle et Hirschbühler admettent que dans les impératives la loi de Tobler-Mussafia joue toujours un rôle important. Le pronom clitique peut seulement se trouver en position préverbale si Spec,CP est rempli. § 3.3 Les propositions interrogatives Dans les propositions interrogatives l’évolution suit, au début, la même voie. L’application de la loi de Tobler-Mussafia s’observe aussi dans les propositions interrogatives et plus tard le pronom clitique peut se placer devant le verbe quand la proposition est introduite par une conjonction de coordination. Les pronoms clitiques dans les phrases interrogatives se comportent exactement comme ceux dans les phrases déclaratives en ancien français, tout comme les phrases à l’impératif. Mais au XIIIe siècle le placement des pronoms clitiques dans les propositions interrogatives commence à se distinguer de celui des propositions impératives. Dans ce chapitre, cette évolution est établie. 35 § 3.3.1 Le même cours que les propositions déclaratives Comme on a vu dans les deux chapitres précédents, dans la première partie de l’ancien français, toutes les propositions placent le pronom clitique dans la même position. Les pronoms clitiques se trouvent dans une position préverbale, cependant quand le verbe se trouve à la position initiale de la proposition, dans ce cas-là, le pronom se place après ce verbe. Cela vaut donc aussi pour les propositions interrogatives. (46) a. Sire, purquei m’as deceüe ? Sire, pourquoi tu m’as déçu ? b. Plaist te, sire, que jó en alge á une des citez de Juda ? Il vous plaît sire que j’aille à une des villes de Judah ? Et aussi, à la fin du XIIe siècle, dans toutes sortes de phrases, le pronom clitique peut se placer devant le verbe si celui-ci est précédé d’une conjonction comme et (47a) (ou une proposition adverbiale) : (47) Les tu mes hom et en as-tu talant ? Délaisses-tu mes hommes et cela te plaît-il ? Mais au cours du XIIIe siècle les propositions ne se comportent plus de la même manière et les propositions interrogatives, comme les propositions déclaratives, commencent à se distinguer des propositions impératives. § 3.3.2 Les pronoms clitiques se placent à la position initiale. Dans la proposition interrogative totale, les pronoms clitiques commencent à se trouver dans la position initiale de la proposition. 36 (48) a. S’est il donques corrouciez a nos jours ? Il se met donc en colère contre nous? b. Vous est il avenu si comme je vos dis devant ? Cela vous est-il arrivé comme je vous ai dit ? En même temps le placement des pronoms clitiques dans les propositions impératives ne change pas, le pronom clitique reste postverbal. Quelle était la raison de cette diversification? Hirschbühler et Labelle (2001) proposent que dans les propositions interrogatives et déclaratives, les verbes ne montent plus vers C, tandis que dans les propositions impératives les verbes se trouvent encore dans C. Ce changement du placement du verbe est dû à une plus grande érosion de la contrainte de Tobler et Mussafia qui interdit le pronom clitique dans la première position de la proposition. Il devenait plus courant de placer le sujet dans la première position de la phrase dans les propositions déclaratives et dans les interrogatives partielles aussi, la première position était déjà occupée par un élément de la phrase, le mot interrogatif. La première position était donc souvent remplie et on n’avait plus besoin d’une restriction des pronoms clitiques à la première position, parce que le pronom clitique se plaçait automatiquement à la deuxième position devant le verbe. Cela résultait en une érosion de la loi Tobler-Mussafia dans les interrogatives totales. Comme Spec,CP ne devait plus être rempli, le verbe ne montait plus à C. Les impératives par contre avaient encore la restriction, parce que la première position de la phrase n’était pas remplie par un autre élément de la phrase. La loi de Tobler-Mussafia était donc encore maintenue : le pronom clitique n’était pas permis dans la première position. De Kok (1985) aussi parle de cette première position de la phrase qui est remplie par un autre élément. Dans toutes les propositions interrogatives partielles, on peut placer le pronom clitique devant le verbe, parce que ces propositions sont toujours introduites par un autre élément de la phrase, par exemple par un mot interrogatif (49a) ou par un SN interrogatif (49b) : 37 (49) a. Sire, purquei m’as decéüé ? Sire, pourquoi tu m’as décu ? b. Quelle vie i as-tu menee ? Quelle vie tu y as menée ? Ce premier élément de la proposition peut aussi être séparé du verbe par une proposition citative (50a) et de plus, le premier élément peut être le ne négatif (50b): (50) a. Por quoi, dist Eustaces, le querez vos ? « Pourquoi », dit Eustaces, « le cherchez-vous ? » b. Ne nos connaoissiez vos mie ? Vous ne nous connaissez pas ? On voit donc que les propositions interrogatives n’ont pas suivi la même évolution que les propositions impératives. Tandis qu’au XIIIe siècle, il était possible de placer les pronoms clitiques en position initiale dans les interrogatives totales et déclaratives, pour les impératives cela n’était pas possible. Dans les paragraphes précédents on a vu l’évolution des pronoms clitiques dans les phrases avec un verbe fini. Mais quelle était l’évolution de la place des pronoms clitiques en ce qui concerne les phrases à verbe non-fini ? Est-ce qu’ils ont subi la même évolution que les pronoms clitiques dans les phrases à verbe fini ? Je le montrerai dans le paragraphe suivant. § 3.4 Les propositions déclaratives à verbe non fini Dans le domaine du placement des pronoms clitiques dans les phrases infinitivales, un changement est survenu entre l’ancien français et le français moderne. Dans ce chapitre, je me concentre sur différentes théories qui essayent d’expliquer le placement des pronoms clitiques par rapport à l’infinitif. Une de ces théories est celle de Rizzi (1982) de la restructuration. C’est la possibilité qu’ont certains verbes de former un prédicat complexe, une unité, avec 38 l’infinitif. La conséquence de la restructuration, c’est la montée des clitiques. Dans cette construction, les pronoms clitiques s’attachent au verbe principal au lieu de s’attacher à l’infinitif. L’emploi de la montée des clitiques est plus restreint en français moderne qu’en ancien français, parce que la restructuration n’existe plus en français moderne (voir les exemples (51a) et (51b)), seulement encore avec faire etc (voir §3.4.3 et §3.4.5). Ce qui est frappant, c’est que le système du placement des pronoms clitiques dans la phrase infinitivale en ancien français ressemble beaucoup au système qu’on utilise dans les autres langues romanes modernes, comme l’italien moderne (51c) et l’espagnol moderne (51d). (51) a. Le roi Otrant commença à lui dire… français moderne b. Li rois Otrant li commença a dire… ancien français c. Gianni la deve presentare a Franscesco. italien moderne Gianni doit la présenter à Franscesco. d. Te lo quiero permitir hacer. espagnol moderne Je veux te permettre de le faire. Dans une phrase du type (51a), le pronom clitique s’attache au verbe dont il dépend, c’est le verbe qui lui assigne son rôle thématique. Le pronom clitique précède donc l’infinitif. Cela n’était pas le cas en ancien français où l’objet de l’infinitif se plaçait souvent (à part quelques exceptions) devant le verbe principal. Pourquoi y a-t-il cette différence ? J’essayerai de l’expliquer dans ce chapitre en me basant sur les articles de Martineau (1989), de Rizzi (1982) et de Kok (1985). § 3.4.1 L’évolution du placement du pronom clitique La position des pronoms clitiques par rapport à l’infinitif a changé au cours du temps. Avant 1300, quand l’infinitif prenait un pronom, celui-ci pouvait se placer après l’infinitif. 39 (52) a. Et n’ay espasse ne force d’assez blasmer toy. Et je n’ai ni lieu ni force de te blâmer tellement. b. Por mettre le en terre. Pour le mettre en terre. Mais la construction [infinitif + pronom clitique] disparaît vite et ne se rencontre plus que rarement au XIVe siècle. L’antéposition des pronoms est donc la seule place possible dès 1300. (53) a. Ce seroit moult grant mal de le ocire. Ce serait un grand malheur de le tuer. b. Et qu’elle avoit trop grant compaignie à la garder. Et qu’elle avait une trop grande suite à la protéger. En français moderne, le pronom clitique se place toujours à gauche du verbe dont il dépend (à part quelques exceptions). (54) a. Je veux le lire. b. * Je veux lire le. Dans la période de l’ancien français, la langue française n’est pas une langue homogène et elle est en pleine évolution. Avant 1300, lorsque le complément a la forme d’un pronom clitique, ce pronom clitique se trouve en position postverbale, derrière la forme verbale infinitive. L’objet clitique se place donc en position postverbale, ce qui est devenu impossible en français moderne où les pronoms clitiques apparaissent généralement, mais pas toujours (impératif), devant le verbe, contrairement à la forme forte et aux NPs lexicaux. Dans ce chapitre je me concentrerai seulement sur la position préverbale des pronoms clitiques, donc après 1300. 40 § 3.4.2 Le placement du pronom clitique par rapport à l’infinitif Dans toutes les langues romanes, il y a des classes de verbes qui régissent des infinitifs et qui exigent que les compléments du verbe à l’infinitif soient cliticisés sur le verbe fini et pas sur le verbe dont ils dépendent, l’infinitif. Ces verbes qui permettent la montée des clitiques diffèrent selon le stade du français. En ancien français le pronom clitique se place souvent devant le verbe fini dans les phrases infinitivales (comme en (55a)), voir De Kok (1993). En français moderne, le pronom clitique se place devant l’infinitif (55d), mais quand le verbe fini est un verbe causatif ou un verbe de perception, le pronom clitique se place devant le verbe fini (voir l’exemple (55e). Il semble que le placement des pronoms clitiques par rapport à l’infinitif a changé depuis la période du moyen français, parce que dans cette période les pronoms clitiques commençaient à se placer régulièrement devant l’infinitif, comme en (55b). Mais à cette époque le pronom clitique pouvait se placer devant l’infinitif ou bien devant le verbe fini, comme en (55c). (55) a. Mes ele ne la pot veoir. ancien français Mais elle ne put pas la voir. b. S’il vous plaisoit me faire l’onneur. moyen français S’il vous plaisait de me faire l’honneur. c. J’en doute ; mais enfin il les sut engager. J’en doute ; mais enfin il sut les engager. d. Mais elle ne peut la voir. français moderne e. Je le vois traverser la rue. Le nombre de verbes qui permettent au pronom clitique de se placer devant le verbe fini a diminué au cours du temps. Martineau (1989) dit que les verbes finis qui permettent au pronom clitique de se placer devant le verbe fini, peuvent être placés dans des groupes sémantiques différents. Dans les chapitres suivants, j’essaierai de montrer, à l’aide des différentes théories, que le positionnement du pronom clitique 41 dans les trois stades du français est déterminé par le type de verbe fini qui se trouve à côté de l’infinitif dans la phrase. Il y a donc deux positions possibles pour les pronoms clitiques ; ou le pronom clitique se place devant l’infinitif ou devant le verbe principal conjugué. Il existe différentes théories qui tentent d’expliquer ces deux possibilités du placement des pronoms clitiques. Dans le paragraphe suivant je traiterai la théorie de Rizzi (1976, 1982) qui dit que cette dernière position (devant le verbe conjugué) est le résultat de la restructuration. § 3.4.3 La restructuration La restructuration est une théorie de Rizzi qui essaie d’expliquer les faits concernant la Montée des clitiques, une construction qui n’existe plus guère en français moderne, mais qui était encore très productif en ancien français. Le phénomène de la restructuration est caractérisé par la possibilité de certains verbes principaux de former avec leur complément infinitif un prédicat complexe. (56) a. Biphrastique b. Monophrastique Rizzi (1976, 1982) a fait des recherches sur la restructuration en italien. Selon Rizzi, la restructuration transforme une proposition biphrastique comme en (56a) (phrase complexe) en une proposition monoprhastique comme en (56b) (phrase simple). 42 Cette phrase simple est une proposition simple qui a un prédicat complexe qui consiste dans le verbe principal et l’infinitif qui forment ensemble une unité. Il n’y a pas une vraie barrière dans la phrase entre la proposition subordonnée et la proposition dans laquelle se trouve le pronom clitique. Les phrases se comportent comme une seule proposition qui a deux verbes qui fonctionnent ensemble comme un prédicat complexe. Grâce au fait que la phrase est maintenant une phrase simple, il n’y a rien qui puisse empêcher le pronom clitique de se déplacer vers la position devant le verbe principal : (57) Cette figure représente une phrase où les deux verbes sont réunis. Quand la restructuration est appliquée à cette phrase, le nœud (S) de l’infinitif est effacé. L’infinitif manger n’a plus son propre sujet, mais a le même sujet que le verbe fini fera, cela est montré dans l’exemple (58a). Dans cet exemple fera manger se comporte comme une seule unité, un prédicat complexe. Pour cela, un pronom clitique objet de l’infinitif (voir (58b) peut se déplacer vers la position avant fera (58c). Avec la perte du nœud (S) de l’infinitif, la structure biclausale est réduite à une structure monoclausale et rien ne bloque le déplacement du pronom clitique, comme en (58). 43 (58) a. [(S) Elle [(VP) fera manger] ce gâteau à son enfant]. ↓ b. [(S) Elle [(VP) fera manger] PRONOM à son enfant]. ↓ c. Elle le fera manger à son enfant. Cependant, la restructuration n’est pas toujours possible pour tous les verbes. Dans le paragraphe suivant, je montrerai les données de Rizzi en ce qui concerne les verbes qui exigent l’application de la restructuration et ceux qui ne l’acceptent pas. § 3.4.4 Les phrases sans la montée des clitiques Selon Rizzi (1982) la possibilité de placer le pronom clitique devant le verbe fini, et donc l’application de la règle de la restructuration, dépend du verbe principal. L’emploi de la restructuration a plus de restrictions en français moderne qu’en ancien français et d’autres langues romanes modernes. Les verbes qui permettent la restructuration diffèrent de l’ancien français au français moderne. Comment la théorie de Rizzi explique-t-elle le changement du placement des pronoms clitiques en français ? Si la restructuration n’est pas permise par le verbe fini, la structure de la phrase reste biclausale et le déplacement du pronom clitique vers le verbe principal est interdit à cause du Specified Subject Condition. Le sujet invisible (PRO) de l’infinitif bloque ce déplacement: 44 (59) [(S) Elle [(VP) veut [(S) PRO [(VP) manger ce gâteau]]]]. ↓ [(S) Elle [(VP) veut [(S) PRO [(VP) manger PRONOM]]]] ↓ Elle veut le manger * Elle le veut manger Le déplacement du pronom clitique devant le verbe fini est interdit par le Specified Subject Condition (Chomsky 1973) selon Rizzi. Cette condition dit qu’aucun élément ne peut être déplacé hors de sa proposition (S) en traversant le sujet de cette proposition. Ce sujet est le sujet invisible de l’infinitif, on le nomme aussi PRO. (60) [(S) Elle [(VP) veut [(S) PRO [(VP) manger PRONOM]]]] Le pronom clitique ne peut pas se déplacer vers la position devant veut, parce que le PRO bloque ce déplacement : (61) * Je la vais faire. Je vais la faire. Dans la phrase (58), il n’y a pas un PRO qui bloque le déplacement du pronom clitique vers le verbe principal et le pronom clitique peut se déplacer vers la position devant l’infinitif ou devant le verbe fini. Mais la règle de Clitic Placement (Kayne 1969, 1975) dit qu’il faut toujours déplacer les pronoms clitiques vers le V le plus à la gauche dans la phrase, mais sans faire infraction à la règle de la SSC. Alors, dans la phrase (58), le pronom clitique se déplace vers la position devant le verbe fini, parce que c’est le V le plus à la gauche dans la phrase. Rizzi explique le changement du placement des pronoms clitiques par rapport au verbe à l’infinitif par le fait que certains verbes permettent la restructuration et que d’autres ne la permettent pas. Selon Rizzi, la différence entre l’application de la 45 restructuration ou pas se trouve dans le fait que la restructuration efface le nœud (S) de l’infinitif et pour cela rien ne bloque le déplacement des pronoms clitiques devant le verbe fini. Quand la restructuration n’est pas appliquée, le nœud (S) de l’infinitif reste dans la phrase et bloque le déplacement du pronom clitique qui reste dans la position devant l’infinitif. Le nombre des verbes qui permettent la restructuration a changé au cours du temps. Selon Rizzi, cela explique le changement du placement des pronoms clitiques. Ce qui est frappant, c’est qu’un même verbe peut permettre la restructuration dans telle langue, mais peut l’interdire dans telle autre. Il y a donc une optionalité dépendant de la langue. Par exemple le verbe vouloir en français ne permet pas la restructuration, tandis que le même verbe en italien volere la permet. Voir l’exemple ci-dessous : (62) a. Gianni ha voluto parlare a Maria. Jean a voulu parler à Marie. b. Pierre veut la voir. Pourquoi ce verbe en français ne permet-il pas la restructuration ? § 3.4.5 Le classement des verbes En ancien français les verbes sont encore plus en liaison avec l’infinitif. En français moderne cela ne vaut plus pour tous les verbes. Le pronom clitique doit s’attacher au verbe auquel il dépend, c’est le verbe qui lui donne son rôle thématique. Les compléments qui sont assignés par l’infinitif se trouvent devant cet infinitif (63). Les verbes modaux (63) a. Pierre voudrait le manger. b. * Pierre le voudrait manger. c. Je dois le regarder. d. * Je le dois regarder. 46 Si le verbe fini est suivi d’un infinitif, les pronoms se placent en règle générale immédiatement devant l’infinitif. En comparaison avec l’ancien français, en français moderne la montée des clitiques n’est plus possible avec les verbes modaux où on n’emploie plus la restructuration, voir (64). (64) a. [Pierre (i) voudrait [PRO (i) manger le.]] b. [Je (i) dois [PRO (i) regarder le.]] La construction causative Il y a des infinitifs qui font exception à la règle générale. Le pronom clitique se trouve devant l’infinitif sauf si cet infinitif est précédé d’un verbe causatif (faire, laisser) ou d’un verbe de perception. Ce sont les verbes faire, laisser, écouter, apercevoir, voir, entendre, mener, regarder, sentir et envoyer. Avec ces verbes le pronom clitique se déplace vers la position devant le verbe fini. Partout ailleurs cette construction a disparu. Le fait que les verbes de perception et les verbes causatifs permettent au pronom clitique de se placer devant le verbe fini est une structure de l’ancien français qui est restée seulement à ces types de verbe. (65) a. Elle les fait travailler. b. Paul les laissera manger. c. Je l’écoute chanter. On appelle cette construction la construction causative. Seulement dans ces constructions causatives, le pronom clitique peut se déplacer vers la proposition principale. Selon Pearce (1990), dans ces constructions, c’est le verbe causatif/fini qui a la propriété d’assigner les rôles thématiques et pour cela, le pronom clitique se place devant ce verbe. Quand on voit l’exemple (66a), c’est le verbe causatif faire qui donne le rôle thématique [Thème] au pronom clitique qui est le sujet de l’infinitif transitif laver. A cause de cela le pronom clitique se place devant ce verbe, tandis 47 que dans l’exemple (66b), c’est le verbe fini laver qui lui donne son rôle thématique et le pronom clitique se place devant ce verbe fini. (66) a. Je la ferai laver / * Je fera la laver. b. Je pense la laver. / * Je la pense laver. construction causative construction non-causative Dans la construction causative, le pronom clitique précède le verbe principal, tandis que dans la construction non causative, il précède l’infinitif. La construction causative a le caractère du prédicat complexe comme dans la théorie de la restructuration de Rizzi ; il n’y a pas un nœud qui bloque la montée des clitiques. Mais la théorie de Rizzi n’est pas suffisamment satisfaisante pour expliquer l’évolution du placement des pronoms clitiques de l’ancien français vers le français moderne. Quelle est la propriété de verbes qui rend la restructuration possible ? Pourquoi cette propriété s’est-elle perdue au cours du français ? Pour cela, j’examinerai la théorie de Martineau pour donner une explication plus satisfaisante de cette évolution. Martineau (1989) donne un autre point de vue que Rizzi. Selon Martineau, c’est la propriété [+/- pronom] qui détermine où le pronom clitique se place. § 3.4.6 L-marquage Selon Martineau (1989) le placement de pronoms clitiques dépend des propriétés de I. Elle dit que le pronom clitique peut se déplacer hors de sa proposition (VP) parce que I de la proposition infinitivale L-marque VP infinitival. Ce L-marquage neutralise le statut de barrière de VP. Cela permet l’extraction du pronom clitique hors de VP subordonné vers I. Le tout (I avec pronom clitique attaché à lui) se déplace ensuite vers la proposition principale à l’aide d’un déplacement de tête. Pour cela, en ancien français le pronom clitique peut se placer devant le verbe fini dans des structures infinitivales : 48 (67) En ancien français cette construction est possible grâce aux propriétés de I. En principe, seules les catégories lexicales ont la propriété de L-marquage. I a seulement cette propriété de L-marquage quand I est marquée [+ pronom] qui fait de I une catégorie quasi-lexicale. I en ancien français a la propriété [+ pronom] parce que c’est une langue à sujet nul. Cela veut dire que le pronom sujet est exprimé dans la flexion du verbe. Cela est aussi la différence avec le français moderne, qui n’est pas une langue à sujet nul, donc I n’est pas marquée [+ pronom] mais [- pronom]. A cause de cela, le pronom clitique ne peut pas monter à la proposition principale, parce que I ne L-marque pas VP. Quand I permet la montée du pronom clitique, le pronom clitique peut se déplacer vers deux positions : devant le verbe fini et devant l’infinitif. Pour expliquer que le pronom clitique ne peut pas se mettre devant l’infinitif, Martineau (1989) introduit la loi de Tobler-Mussafia ou la loi de Wackernagel qui interdisent le placement du pronom clitique devant l’infinitif parce que ce placement place le pronom clitique en position initiale de la proposition subordonnée. Mais il y a eu une érosion progressive à l’égard de la loi de ToblerMussafia en français. La loi a été opérante en ancien français jusque dans les 49 premières années du XIIIe siècle. En moyen français, il y a un affaiblissement graduel de cette restriction du placement des pronoms clitiques à la position initiale d’une proposition subordonnée. Et en français moderne, la loi de Tobler-Mussafia n’est plus employée. Martineau dit que dans la période du moyen français, le changement du placement des pronoms clitiques a commencé. Elle dit que la montée des clitiques en ancien et moyen français dépend du fait que I de la proposition infinitivale L-marque VP. Dans cette période, I a cette propriété, parce que I est [+ pronom]. En français moderne, cela n’est plus possible, parce que I est [- pronom] et à cause de cela, le pronom clitique ne peut pas monter. Qu’est-ce qui s’est passé pour que le français moderne n’accepte plus la montée des clitiques aux verbes modaux ? En ancien français beaucoup de verbes permettent au pronom clitique de se placer devant le verbe fini. En moyen français on trouve quelques types de verbes seulement qui acceptent le pronom clitique devant l’infinitif ; les verbes d’opinion, les verbes déclaratifs, les verbes impersonnels et les verbes modaux : (68) a. Cuidant le confesser à son curé. Croyant l’avouer à son curé. b. Il fauldroit le dire à vostre mary. Il faudrait le dire à votre mari. c. Il les pourroit sauver Il pourrait les sauver Selon Martineau, les phrases (68a-b) commencent à être acceptées en moyen français parce qu’il y a une érosion de la restriction sur la présence d’un pronom clitique dans la première position d’une proposition subordonnée (Loi de Tobler-Mussafia). Cette érosion commençait plus tôt pour les verbes mentionnés sous (68a-b). D’autres verbes comme les verbes de contrôle (vouloir, pouvoir etc.) n’acceptent pas encore l’érosion de la loi de Tobler-Mussafia. Martineau dit que les verbes sous (68a-b) sont analysés comme des verbes qui permettent la rature de CP/VP (de la proposition infinitivale). Quand CP/VP n’est plus là, la proposition principale occupe la première 50 position de la proposition et le pronom clitique peut se placer devant l’infinitif parce que cela le place dans la deuxième position. Selon Lemieux (1987), en moyen français il y avait des verbes qui oscillaient encore entre l’application de la montée des clitiques ou pas ; les verbes modaux, les verbes aspectuels et les verbes de mouvement. On voit donc que les verbes modaux hésitent encore entre les deux structures en moyen français : L-marquage qui permet la montée (68c) ou rature de CP/VP de l’infinitive (68a-b). Cette hésitation disparaît, et CP/VP est raturé ; aujourd’hui on place partout les pronoms clitiques devant l’infinitif, excepté avec les verbes causatifs et les verbes de perception qui ont encore la propriété de L-marquer CP/VP de la proposition infinitivale. En (68a-b) le pronom se place tout de suite devant l’infinitif. Dans la section suivante je montrerai qu’il pouvait aussi en être séparé par un adverbe. § 3.5 Le placement des pronoms clitiques par rapport à l’adverbe Comme j’ai déjà mentionné dans le premier chapitre, en français moderne les pronoms clitiques doivent toujours être attachés au verbe. Entre le pronom clitique et son verbe hôte aucun élément ne peut se placer, excepté un autre pronom clitique. (69) a. Martine le lit souvent. b. * Martine le souvent lit. c. Je veux bien le regarder. d. * Je veux le bien regarder. On voit qu’il n’est pas permis, en français moderne, de placer l’adverbe entre le pronom clitique et le verbe. Mais cela n’était pas toujours le cas. Pour la période la plus ancienne de l’ancien français, à la fin du XIIe siècle, les pronoms clitiques se trouvaient toujours immédiatement à côté de leur verbe hôte, quelle que soit sa position dans la phrase : 51 (70) a. Kar li vileins bien le crei. Car le vilain le croit bien. b. …dont vos pri je que vos chevalier me façoiz. …donc je vous prie d’être mon chevalier. Mais cela change. A partir du XVe siècle, on voit que dans les phrases infinitivales il devient possible pour les pronoms clitiques d’être séparés du verbe par des adverbes comme bien, trop, rien, plus, jamais, pas etc. (71) a. et promist de jamais n’en plus parler. et il promit de ne jamais plus en parler. b. Et menace sa femme de ne la pas batre. Et il réprimande sa femme de ne pas la battre. De Kok (1985) aussi remarque que le pronom clitique conjoint peut être séparé de l’infinitif par des éléments de négation et par des adverbes. L’interpolation des adverbes était permise jusqu’au XVIIIe siècle. (72) a. Faisoient semblant de le non croire. Ils prétendaient de ne pas le croire. b. Neantmoins, deliberait de les bien servir. Néanmoin, il pensait bien les servir. c. ….le moyen infaillible de ne les plus jamais confondre. ….le moyen infaillible de ne plus jamais les confondre. Pour expliquer le phénomène de l’interpolation j’adopte l’analyse de Rivero (1992) sur l’ancien espagnol et je l’applique à la période où l’interpolation des adverbes était possible en français. 52 §3.5.1 L’interpolation Selon Rivero, il y a une différence entre l’interpolation et la Montée des clitiques. Dans les deux cas, le pronom clitique se déplace, mais la place vers laquelle il se déplace diffère. Quand la Montée des clitiques s’applique le pronom clitique se déplace vers la position devant le verbe fini qui se trouve plus haut dans la structure. Quand il s’agit de l’interpolation, le pronom clitique se trouve à gauche de l’infinitif, mais un autre élément se trouve entre le pronom clitique et l’infinitif. Quelque chose est interpolée entre ces deux éléments. Le pronom clitique ne se trouve plus immédiatement à côté du verbe. Cela est montré dans la structure suivante : (73) En français moderne cela n’est pas possible, parce que le déplacement du pronom clitique est bloqué par la Head Mouvement Constraint selon Rivero (1992). La négation non est considérée comme une tête (X) et les pronoms clitiques se déplacent comme une tête (N) hors de leur NP. La Head Movement Constraint dit qu’une tête ne peut pas se déplacer en traversant une autre tête. En (73), les pronoms clitiques ne se déplacent pas comme des têtes, mais comme des projections maximales (NP), pour cela il est possible pour eux de se déplacer vers une position devant la négation non en ancien français. Donc la raison pour laquelle dans cette période-là l’interpolation d’un adverbe entre le pronom clitique est le verbe est permis, c’est parce que les pronoms clitiques sont des projections maximales. Au contraire, en français moderne, l’interpolation n’est plus possible, parce que les pronoms clitiques sont déplacés 53 comme des têtes et à cause de cela, l’interpolation viole la Head Mouvement Constraint. Dans ce chapitre j’ai présenté les idées de différents linguistes sur l’évolution du placement des pronoms clitiques objets en français. Dans le chapitre suivant je montrerai que ces analyses présentent pourtant certaines faiblesses. C’est pour cela que je présenterai ma vision personnelle sur le changement dans la place des pronoms clitiques dans l’histoire du français, qui s’appuie pourtant sur ces analyses antérieures, mais qui se base aussi sur une analyse plus récente du changement de la place du clitique, celle de Huisman (2008) et de Huisman & Sleeman (2008), que je présenterai dans le chapitre suivant. 54 CHAPITRE IV ANALYSE DE L’ÉVOLUTION DU PLACEMENT DES PRONOMS CLITIQUES EN FRANÇAIS Le but de ce travail est de rendre compte des positions que le pronom clitique a occupées dans l’évolution de la langue française. J’ai montré quelles sont les propriétés des pronoms clitiques en ce qui concerne leur placement dans la phrase en ancien français, en moyen français et en français moderne et j’ai présenté quelques analyses antérieures. Dans ce chapitre, je présenterai ma propre vision sur les données. L’analyse traitera le placement des pronoms clitiques objets dans les phrases à verbe fini, à verbe non fini et leur placement par rapport à l’adverbe. Pour l’analyse, je me base partiellement sur les travaux que l’on a faits sur les pronoms clitiques dans le passé, je les ai déjà traités dans les chapitres deux et trois. § 4.1 Les pronoms clitiques dans les phrases simples Récupérons les faits pour ce qui est de la position du pronom clitique objet dans les phrases à verbe fini. Dans le premier stade de l’ancien français, quand la phrase est une déclarative, une interrogative où une impérative positive, le pronom clitique se trouve devant le verbe s’il y a un autre constituant qui se trouve dans la position initiale de la phrase. Si ce n’est pas le cas, le pronom clitique se place derrière le verbe puisqu’il est interdit de placer le pronom clitique dans la première position de la phrase (la Loi de Tobler-Mussafia). Dans ce stade, le placement des conjonctions de coordination à la première position de la proposition ne suffit pas pour placer le pronom clitique devant le verbe. Puis dans le second stade, les pronoms clitiques peuvent se trouver devant le verbe quand la proposition est introduite par une conjonction de coordination. Jusqu’au XIIIe siècle, les pronoms clitiques se comportent de la même façon dans les phrases différentes. Mais dans ce siècle, il y a une division entre les différentes phrases en ce qui concerne le placement des pronoms clitiques. D’un côté, dans les interrogatives et les déclaratives, les pronoms clitiques peuvent se placer dans la position initiale de la phrase à cause d’une érosion de la Loi de Tobler-Mussafia. De l’autre côté, cette loi est encore maintenue dans les impératives. Jusqu’au XVIe siècle il est encore possible de placer le pronom clitique 55 avant le verbe après et ou une proposition adverbiale. Après ce siècle, il n’est plus du tout possible de placer les pronoms clitiques dans la position initiale dans les impératives, même pas après et ou une proposition adverbiale. Aujourd’hui, en français moderne, le pronom clitique se trouve généralement devant le verbe fini. La seule fois que le pronom clitique suit le verbe c’est lorsqu’il s’agit d’un impératif positif. Pour ce qui est de l’impératif négatif, le pronom clitique se comporte encore comme en ancien français ; dans tous les stades du français traités le pronom clitique se place devant le verbe. Nous avons vu que selon Hirschbühler et Labelle (2000, 2001) et Labelle et Hirschbühler (2001, 2004) la loi de Tobler-Mussafia s’est lentement affaiblie. Ils mettent cela en rapport avec un changement du domaine dans lequel la loi devait être respectée. D’abord c’était Cmin : une conjonction ou une proposition adverbiale au début de la phrase ne suffisait pas à permettre la proclise parce qu’elles ne se trouvaient pas en Spec,Cmin. Quand le domaine s’étendit à Cmax, elles rendirent la proclise possible, même si Spec,Cmin n’était pas rempli. Ce Spec,Cmin vide en combinaison avec et ou une proposition adverbiale en Spec,Cmax peut avoir causé l’affaiblissement de la loi de Tobler-Mussafia, même dans les phrases sans Spec,Cmax rempli. Les impératives ont suivi la même évolution que les autres types de phrase : d’abord Cmin était le domaine dans lequel la loi de Tobler-Mussafia devait être respectée, puis Cmax avec un spécifieur rempli. Mais il n’est pas clair pourquoi le domaine s’est de nouveau restreint à Cmin et pourquoi la loi de Tobler-Mussafia dut être respectée dans n’importe quel contexte, tandis qu’elle s’affaiblissait dans les autres types de phrase. Pour les impératives négatives nous avons vu que dans toute l’histoire du français la proclise était la règle, ce qui signifie que dans une analyse telle que celle de Labelle et Hirschbühler ne devrait être considéré comme une projection maximale remplissant Spec,Cmin tout au long de l’histoire du français, si la loi de ToblerMussafia est encore active dans les impératives, comme Labelle et Hirschbühler 56 l’admettent. Cela n’est pourtant guère plausible, parce qu’aujourd’hui ne est généralement considéré comme un clitique qui doit s’appuyer sur le verbe. Nous avons vu que l’ancien français était une langue à V2. J’admets que le caractère V2 signifiait que CP devait être rempli, ou bien son Spec ou bien sa tête. Pour mon analyse je me base partiellement sur Huisman (2008) et Huisman & Sleeman (2008). Huisman (2008) et Huisman & Sleeman (2008) admettent que la proclise est le résultat de cliticisation syntaxique (Kayne 1975, 1989), tandis que l’enclise est le résultat de cliticisation phonologique. Pour l’ancien français elles admettent que si Spec,CP était rempli, le verbe restait dans une tête fonctionnelle plus basse, probablement Fin° (Rizzi 1997), voir Hirschbühler & Labelle (2006). Le clitique s’adjoignait à sa gauche. Si le verbe montait lui-même à C° (ou plutôt Force°, Rizzi 1997), au cas où Spec,CP était vide, le pronom restait en Fin° et il y avait cliticisation phonologique : (74) a. [ForceP Donrai [FinP vos une offrande molt avenant]]. Je vous offrirai un cadeau magnifique. b. [ForceP Li rois [FinP le voit]]. Le roi le voit. c. [ForceP Faudra [FinP me ja mes ceste dolor]]? Cette douleur ne me quittera-t-elle jamais ? Quand le caractère V2 s’affaiblit, le verbe ne monta plus à C° et il ne resta que la cliticisation syntaxique, c’est-à-dire l’enclise : (75) a. [ForceP [FinP Le roi [FinP le voit]]]. b. [ForceP [FinP Le vois-tu]] Quand le caractère V2 disparut, il ne resta qu’un seul type de verbe qui pouvait monter jusqu’à C° (ou Force°). C’était l’impératif positif. En se basant sur Hulk (1996), Huisman (2008) & Huisman & Sleeman (2008) admettent que l’impératif positif devait y monter à C° pour vérifier son trait [-réalisé], un trait [-interprétable], 57 qui doit être vérifié en syntaxe. Comme le clitique reste en Fin°, il y a cliticisation phonologique, c’est-à-dire enclise (76). En français moderne c’est pareil (77): (76) a. [ForceP Afuble [FinP toi ]] ! Habille-toi ! b. Or [ForceP si [FinP me fetes asavoir]] ! Apprenez—le moi donc. (77) [ForceP Regarde-[FinP moi]] Pour les impératifs négatifs Huisman (2008) et Huisman et Sleeman (2008) admettent qu’en ancien français ne était un XP qui était déplacé vers Spec,CP (ou plutôt vers Spec,ForceP), permettant au verbe de rester en Fin°, où le clitique s’adjoignait syntaxiquement à sa gauche : (78) [ForceP Ne [FinP t’en caust]], Rainelet, biaux fius. Ne t’en inquiète pas, Rainelet, beau fils. Je propose que quand ne fut renforcé par pas, ne devînt graduellement un clitique. Comme le français perdait son caractère V2, ne put s’adjoindre syntaxiquement à l’ensemble clitique + verbe en Fin° : (79) [ForceP [FinP Ne me regarde] pas] On pourrait se demander pourquoi l’impératif négatif n’avait pas de trait ininterprétable à vérifier en C° en syntaxe, alors que l’impératif positif en a un. Huisman (2008) observe en se basant sur Hulk (1996) que dans beaucoup de langues les impératifs négatifs n’existent pas. En italien, par exemple, on emploie un infinitif au lieu d’un impératif négatif. Je suggère que la négativité n’est pas compatible avec le trait [-réalisé] qui force le déplacement de l’impératif vers C°. L’impératif négatif n’a pas le trait [-réalisé] est reste plus bas dans l’arbre, plus spécifiquement en Fin°. 58 § 4.2 Les pronoms clitiques dans les phrases complexes En français moderne, s’il y a un infinitif dans la phrase, le pronom clitique se trouve devant celui-ci sauf si le verbe fini est un verbe causatif ou un verbe de perception. Dans ce cas, le clitique monte devant le verbe fini. En ancien français le pronom clitique se place souvent devant le verbe fléchi grâce à la réunion du verbe fini et de l’infinitif. Ils forment ensemble un prédicat complexe et il n’y a pas un nœud de l’infinitif qui peut bloquer le placement vers le V de la proposition principale. Cela s’appelle la restructuration (Rizzi 1982), qui a comme résultat la montée des pronoms clitiques. Cependant, selon Martineau, la montée des clitiques est le résultat de la propriété [+ pronom] de I qui fait disparaître le blocage de VP. En français moderne l’application de la restructuration n’est plus possible, parce qu’il n’y a plus cette relation unissant le verbe fini et l’infinitif. Dans la théorie de Martineau, I n’a plus la propriété [+ pronom] et la barrière VP continue à exister. Pour cela la règle générale est que les pronoms clitiques se placent devant l’infinitif. Selon Pearce (1990), quand le verbe est un verbe causatif ou un verbe de perception, c’est le verbe fini qui donne le rôle thématique aux pronoms clitiques et ils se déplacent devant ce verbe fini. Quand la restructuration ne s’appliquait plus et que les pronoms clitiques se trouvaient devant l’infinitif, il devint possible de placer un adverbe entre le clitique et l’infinitif. Selon Rivero (1992) cette interpolation signifie que le pronom était analysé comme un XP et qu’il ne violait pas la Head Movement Constraint en dépassant l’adverbe. Comme l’interpolation de l’adverbe n’est plus possible aujourd’hui, cela signifie que le statut catégoriel doit avoir changé dans l’optique de Rivero. Si le clitique est une tête, la Head Movement Constraint est violée si le clitique dépasse l’adverbe. J’ai nommé comme un inconvénient de la théorie de Rizzi sur la restructuration qu’il n’est pas clair ce qui provoque la restructuration. Selon Martineau, c’est le caractère [+pronominal] de I°, qui rend I° capable de L-marquer son complément et de supprimer la barrière de sorte que le pronom peut se déplacer vers le verbe fini. Martineau met le caractère [+pronominal] en rapport avec le 59 caractère sujet nul de l’ancien français. Cependant, comme tout verbe fini permettait au sujet d’être vide, cela impliquerait que tout verbe fini devait permettre la restructuration. Pourtant, ce n’est pas vrai. De Kok (1987) distingue des verbes qui permettaient la restructuration et d’autres qui ne l’admettaient pas. En me basant sur Huisman (2008) et Huisman & Sleeman (2008), qui suivent Cardinaletti & Shlonsky (2004), je propose que la restructuration dépende d’une propriété lexicale du verbe fini. Dans le lexique les verbes sont marqués comme verbe lexical ou comme verbe fonctionnel. Seuls les verbes fonctionnels admettent la restructuration : (80) a. Il [FP les pourroit [vP sauver]]. Il pourrait les sauver. b. Il [vP ne cesse de [vP proier la]]. Il ne cesse pas de la prier. Le changement dans la restructuration qui s’est produit au cours du français s’explique alors par un changement dans les propriétés lexicales du verbe. Un verbe fonctionnel est devenu un verbe lexical. Seuls quelques verbes (les verbes causatifs etc.) sont restés des verbes fonctionnels : (81) a. Il [FP la fait [vP manger à Marie]]. b. Il [vP pourra [vP le dire]]. Nous avons vu aussi que les pronoms se trouvaient d’abord dans une position enclitique par rapport à l’infinitif (ou d’un participe) et que cette position est devenue ensuite proclitique au cours de l’ancien français : (82) a. Il ne cesse de proier la. Il ne cesse pas de la prier. b. En soustenant le. En le soutenant. (83) Cuidant le confesser à son curé. 60 Croyant l’avouer à son curé. Nous avons vu que Martineau (1989) met ce changement en rapport avec l’affaiblissement du pouvoir de la loi de Tobler-Mussafia : la principale peut compter comme le premier élément de la phrase, ce qui permit la proclise dans l’infinitive. Je ne trouve pas vraisemblable que les locuteurs aient analysé la subordonnée infinitivale comme une partie de la principale dont la première position était remplie. Plus haut j’ai admis que dans le cas d’enclise il y a cliticisation phonologique, tandis que dans le cas de proclise il y a cliticisation syntaxique. Cela signifie que dans le cas d’enclise le verbe monte vers une tête plus élevée que celle où monte le clitique, tandis que dans le cas de proclise le clitique s’adjoint en syntaxe à la gauche d’une tête verbale. La question qui se pose est celle de savoir pourquoi les infinitifs commencèrent à permettre la proclise. Plus haut j’ai admis pour le verbe fini que la proclise était le résultat du déplacement d’un XP vers Spec,CP. Quand le français perdit son caractère V2, le déplacement vers Spec,CP se perdit aussi, ce qui résulta dans la proclise à l’initiale de la phrase. Comme la perte de V2 se produisit après la proclise avec les infinitifs, celle-ci ne peut pas être le résultat de celle-là. De Kok (1993) montre qu’en ancien français un NP lexical ou un pronom disjoint pouvait se placer devant les verbes qui ne permettaient pas la restructuration : (84) Vez ci mon gage por moi deffendre. Voici mon gage pour me défendre. Je propose que ce soit la position préverbale des pronoms disjoints en combinaison avec la possibilité de proclise avec les verbes finis qui ait entraîné le changement dans la position des pronoms clitiques par rapport à l’infinitif. Finalement j’ai discuté le phénomène de l’interpolation. Selon Rivero (1992) l’interpolation était possible parce que le pronom était déplacé comme un XP vers le Spec de l’adverbe interpolant. Il me semble pourtant invraisemblable que le pronom soit déplacé ici comme un XP et comme une tête partout ailleurs. Je propose que 61 l’adverbe pouvait être analysé comme un clitique sur le verbe auquel le pronom clitique s’adjoignait. Quand on commença à analyser l’adverbe comme un XP le clitique ne put plus se cliticiser sur l’adverbe et l’interpolation devint donc impossible : (85) Pour [I° me [I° bien [I°connaître]]] (86) Pour bien [I° me [I°connaître]] En résumant, j’ai proposé que le changement dans la position des pronoms clitiques soit le résultat de la perte de V2 (ce qui permit la proclise partout), d’un changement de la catégorie fonctionnelle en une catégorie lexicale (ce qui mit fin à la restructuration) et d’un changement du statut catégoriel d’adverbes, c’est-à-dire clitique Æ XP (ce qui mit fin à l’interpolation des adverbes entre le clitique et le verbe). 62 CONCLUSION Dans ce travail, j’ai traité le placement des pronoms clitiques par rapport au verbe dans l’évolution de la langue française. J’ai voulu examiner ce qui détermine la position des pronoms clitiques par rapport au verbe en me basant partiellement sur des recherches antérieures. Avant de commencer avec les théories sur la distribution des pronoms clitiques, j’ai montré, dans le premier chapitre, quelles sont les propriétés générales des pronoms clitiques. Ce sont des propriétés comme leur place fixe dans la phrase, la présence obligatoire d’un verbe auquel ils sont attachés et la distribution complémentaire avec des NPs. Ces propriétés n’ont pas changé de l’ancien français au français moderne. Ce qui a changé, c’est que les pronoms clitiques en ancien français pouvaient être séparés de l’infinitif par des éléments de négation et par des adverbes, une propriété que n’ont plus les pronoms clitiques en français moderne. De plus, la montée des clitique devant le verbe fléchi au lieu de l’infinitif n’existe plus guère en français moderne. Pour ce qui est de l’enclise ou de la proclise du pronom clitique, cela dépend de la Loi de Tobler-Mussafia qui était strictement appliquée en ancien français, mais à cause d’une érosion de cette loi au cours du temps, le placement derrière ou avant le verbe a changé. Dans le deuxième chapitre j’ai examiné des recherches antérieures sur la distribution générale des pronoms clitiques. Il y a deux courants importants pour le développement des théories modernes sur les pronoms clitiques ; celle de Kayne (1975) qui s’appelle l’analyse du déplacement et celle de e.a. Borer (1983) et Jaeggli (1982) qui s’appelle l’analyse de la génération à la base. Kayne (1975) propose que le clitique se déplace vers une position adjointe à la gauche du verbe. Kayne propose que les pronoms clitiques soient générés à la base dans la position NP et qu’ils sont déplacés par une opération de déplacement vers le verbe qui se trouve plus haut dans la structure. Jaeggli (1982) et Borer (1983) proposent que le pronom clitique soit directement généré sur le verbe et que la catégorie vide PRO soit directement générée dans la position d’objet. Dans le troisième chapitre, j’ai examiné en détail des analyses sur le placement des pronoms clitiques dans les phrases. Hirschbühler et Labelle 63 (2000, 2001) et Labelle et Hirschbühler (2001, 2004) expliquent la différence du placement des pronoms clitiques dans les différentes phrases à verbe fini dans les différents stades du français à l’aide du domaine de la proposition. Selon eux, le placement des pronoms clitiques dépend du fait que le domaine de la proposition s’étend à Cmin ou à Cmax. Si la proposition s’étend à Cmin, le placement du pronom clitique le place à la première position de la phrase si Spec,CP n’est pas rempli. Cela est interdit en ancien français à cause de la Loi de Tobler-Mussafia et le pronom clitique se place derrière le verbe. A cause de l’érosion de cette loi, il devient plus possible de placer le pronom clitique devant le verbe, ce qui est la situation en français moderne. Quand le domaine de la proposition s’étend à Cmax, la position devant le verbe est la deuxième position de la phrase si Spec,Cmax est rempli. Cela est le cas pour les propositions déclaratives et interrogatives dès le XIIIe siècle, la proposition s’étend à Cmax et le pronom clitique se place devant le verbe s’il y a un élément à la gauche du pronom clitique dans la proposition maximale (et ou une proposition adverbiale). Plus tard il n’est plus nécessaire d’avoir un Spec,Cmax rempli. C’est pareil dans les impératives, mais ici le domaine se retreint de nouveau à Cmin et la loi Tobler-Mussafia reste en vigueur, ce qui signifie qu’il y a enclise avec les impératifs positifs et qu’il peut y avoir proclise avec les impératifs négatifs à cause de ne dans la première position de la phrase. Pour ce qui est des propositions à verbe non fini, Rizzi (1982) propose la théorie de la restructuration. Dans la restructuration le verbe fini fusionne avec l’infinitif et ensemble ils forment un prédicat complexe, une unité, et le pronom clitique peut se placer devant le verbe fini (la montée des clitiques) au lieu de se placer devant l’infinitif. L’emploi de cette montée des clitiques est plus restreint en français moderne qu’en ancien français. En français moderne seuls les verbes de perception et les verbes causatifs permettent la montée des clitiques. Les verbes qui permettent la montée des clitiques différent donc selon le stade du français. Le nombre de verbe qui permet cette construction a diminué. Selon Martineau (1989) cela est causé par la propriété de I qui, en ancien français, est marquée [+ pronom]. I est donc une catégorie quasi-lexicale et peut donc L-marquer VP. Ce L-marquage permet la montée des clitiques. En français moderne ce L-marquage n’est pas 64 possible, parce que I est marqué [-pronom] et est une catégorie purement fonctionnelle. Cette théorie est pourtant trop générale. Elle prédit qu’en ancien français la montée du clitique était possible avec tout verbe fini. Ce n’était pourtant pas le cas, comme je l’ai dit dans le chapitre 4. Dans le quatrième chapitre je donne ma propre vision sur les données du chapitre trois en me basant sur les analyses discutées dans ce mémoire et sur Huisman (2008) et Huisman & Sleeman (2008). Pour les propositions à verbe fini je propose que l’enclise fût le résultat du caractère V2 de l’ancien français. Ou bien Spec,CP ou bien C° devait être rempli. C° ne pouvait être rempli que par un Verbe. Le clitique ne pouvait monter que jusqu’à la tête d’une projection fonctionnelle plus basse (Fin°). Si Spec,CP était rempli, le verbe montait jusqu’à Fin° et le clitique s’adjoignait syntaxiquement à sa gauche, ce qui résultait en proclise. Si le verbe montait jusqu’à C°, Spec,CP étant vide, le clitique en Fin° s’adjoignait phonologiquement à sa droite. Pour les impératifs positifs j’ai admis qu’ils montent jusqu’à C° aujourd’hui pour vérifier un trait ininterprétable. C’est pourquoi il y a enclise avec les impératifs positifs, le clitique en Fin° s’adjoignant phonologiquement à la droite de l’impératif. Pour les impératifs négatifs j’ai proposé que ne fût d’abord un XP en Spec,CP, ce qui résulta en proclise, parce que la loi Tobler-Mussafia était respectée et que plus tard ne devînt un clitique au moment où la loi Tobler-Mussafia n’était plus en vigueur et où la proclise était devenue la règle générale. J’ai proposé que l’impératif négatif n’ait pas besoin de monter jusqu’à C° pour vérifier un trait ininterprétable, mais qu’il monte jusqu’à Fin°, où le clitique et ne s’adjoignent syntaxiquement à sa gauche. Pour la restructuration j’ai admis qu’elle dépende du statut fonctionnel du verbe fléchi. J’ai admis que pour beaucoup de verbes le statut fonctionnel ait changé en un statut lexical. J’ai proposé que le changement de position du clitique par rapport à l’infinitif avec les verbes qui ne permettaient pas la restructuration (enclise Æ proclise) se soit fait par analogie avec la proclise qui existait déjà pour les verbes fléchis et par analogie avec la position devant l’infinitif qui pouvait être occupée par les pronoms disjoints. Pour ce qui est de la disparition de l’interpolation, j’ai proposé 65 qu’elle soit la conséquence d’un changement dans l’analyse catégorielle des adverbes qui pouvaient être interpolés : tête Æ XP. Dans ce mémoire je n’ai pas traité le changement de position des clitiques dans un groupe de clitiques (le me Æ me le). Je laisse ce sujet pour des recherches futures. 66 BIBLIOGRAPHIE • Borer, H., Parametric syntax. Dordrecht, Foris, 1984. • Cardinaletti, A. et U. Shlonsky, “Clitic positions and restructuring in Italian”. 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