Untitled

publicité
LES RÉCITS DE TRADITION ORALE
EN GRANDE-BRETAGNE ET EN AFRIQUE NOIRE
Perspectives anthropologiques et littéraires
Préface de Djibril Samb
Collection « Littératures & civilisations »
« Littératures & Civilisations »
Collection dirigée par Mamadou Kandji
Mamadou KANDJI
LES RÉCITS
R
DE TRADITION ORALE
EN GRANDE
E-BRETAGNE ET EN AFRIQUE NOIIRE
Perspeectives anthropologiques et littéraires
Préface de Djibril SAMB
Collecction « Littératures & Civilisations »
Du même auteur
Kandji, Mamadou, The Irrational and the Supernatural in the English Novel
1780-1891: A Study of Scott, the Brontë Sisters, Dickens, George Eliot and
Thomas Hardy in Relation to Supernatural Experience and Irrational
Behaviour, Sheffield, Sheffield University Thesis, 1979.
Kandji, Mamadou, « Espace ludique et fonction des jeux de hasard
dans la création romanesque de Thomas Hardy », in Bridges : revue
africaine d’études anglaises, Dakar, Institut sénégalo-britannique, 1
(1990), p. 31-43.
Kandji, Mamadou, « Du Rameau d’or à L’Herbe d’or : étude
herméneutique interprétation d’un signe », Bridges : Revue d’Études
Anglaises, Dakar, Institut sénégalo-britannique, 2 (1991), p. 47-54.
Kandji, Mamadou, Roman anglais et traditions populaires de Walter Scott à
Thomas Hardy, Québec, Humanitas, 1997.
© L'HARMATTAN, 2012
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-54905-0
EAN : 9782296549050
PRÉFACE
Voici un ouvrage qui suscite un intérêt soutenu dès les premières
lignes. Tout d’abord, le doyen Mamadou Kandji identifie, on ne peut
plus clairement, son objet et le définit en termes précis. Il s’agit
d’étudier certaines modalités des traditions orales dans le contexte de
deux cultures a priori très différentes : celle, anglo-écossaise, prise sous
l’angle privilégié mais non exclusif de la ballade, et celle, négroafricaine, dont la compréhension est souvent apparue identique à celle
de l’oralité. Certes, en Grande-Bretagne même, comme l’ont souligné
Horton et Finnegan (Modes of Thoughts. Essays on Thinking in Western and
Non-Western Societies, London : Faber & Faber, 1973, p. 52-56 et p.114144), les références à la culture orale restent marginales dans la
littérature anthropologique des années 1930-1960, avant de retenir
l’attention d’Evans-Pritchard, nommément dans son fameux ouvrage,
The Zande Trickster (Oxford : Clarendon Press, 1967). Mais même
lorsque l’anthropologie britannique, que connaît très bien notre
auteur, commence à marquer un certain intérêt pour les cultures
orales, elle les réduit à une forme d’altérité radicale et les mure dans
une espèce d’opposition dogmatique à la civilisation de l’écrit. Prenant
le contrepied de cette approche, le doyen Kandji opère comme une
mutation dans son objet, car, non seulement il n’admet pas la solution
de continuité que l’on établit d’ordinaire, et d’une manière absolue,
entre culture orale et culture écrite, mais encore il décide de faire de
leur possible rencontre – qu’il décrit, expressis verbis, comme une mise
« en miroir » – l’objet propre de son investigation.
Cet objet nouveau commande la méthode du doyen Kandji.
Chercheur talentueux et pédagogue chevronné, il connaît
parfaitement les grands courants de pensée (évolutionnisme,
diffusionnisme, etc.) et les examine attentivement, avant de tirer de
chacun d’eux, s’il y a lieu, ce qui lui permet d’élaborer sa propre
approche à la fois comparative et synthétique. En un sens, sa méthode
7
MAMADOU KANDJI
devait être obligatoirement comparative dans la mesure où son étude
met en regard les faits de l’oralité anglo-écossais et leurs homologues
dans la culture négro-africaine. Cette mise en regard, par elle-même,
oblige à une synopsis, d’où le caractère par nature synthétique de sa
démarche globale.
Cette méthode est en parfaite adéquation avec le matériel qui en est
le référent. Le corpus de la ballade populaire anglo-écossaise lui est
fourni notamment par l’irremplaçable English and Scottish Popular
Ballads (1882-1898) de F. J. Child, mais servi par son immense
connaissance de l’Angleterre et de l’Écosse, il utilise toutes les
monographies dédiées aux récits de tradition orale. Dans ce domaine,
il ne méconnaît ni n’omet aucune œuvre essentielle. Il entretient une
égale familiarité avec les récits de tradition orale africains, étudiés de
longue date, en tout cas dès la première moitié du XXe siècle, par
Amadou Hampaté Ba, L. S. Senghor et Birago Diop, et, plus
récemment, par Bassirou Dieng, Lilyan Kesteloot, A. J. Sissao et
quelques autres.
C’est à partir de ce matériel solide qu’il organise le dialogue des
traditions et des héritages culturels, qu’autorise leur approche
comparée. En effet, écrit le doyen Kandji :
« La finalité de cette recherche est d’explorer, dans le cadre précis
des traditions orales, l’héritage européen et l’héritage négroafricain, afin de jeter des passerelles entre deux héritages qui
appartiennent, somme toute, à un même héritage universel. »
On remarquera ici l’extrême précision du vocabulaire (« traditions
orales », « héritage ») du doyen Kandji qui circonscrit l’objet de son
étude, car il sait bien, comme le rappelle la très rigoureuse définition
de Mamoussé Diagne (Critique de la raison orale, Paris, Karthala,
2005, p. 246), que « la tradition orale est un ensemble de faits de
discours qui ne suffit pas à caractériser une culture ». La ballade, le
conte, etc., relèvent, à n’en pas douter, de la définition en extension
des traditions orales – qui sont proprement des héritages.
Ainsi définie, cette étude est d’une importance capitale, pour deux
raisons au moins. La première est qu’elle évite la faute de méthode
fondamentale dénoncée par le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu
dans son ouvrage, si important, intitulé : Philosophy and an African Culture
(Cambridge University Press, 1980). En posant la question cruciale :
"How not to compare African traditional thought and Western thought ?",
Wiredu recadre les études interculturelles entre l’Afrique et l’Europe,
8
Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire
et en fixe l’essentielle clause de pertinence qui est de limiter la
comparaison à des termes homologues et, par conséquent, sensément
comparables. C’est ainsi qu’il apparaît singulièrement impertinent de
comparer la pensée scientifique moderne, dans la mesure où elle serait
présumée européenne, à des systèmes de pensée africains traditionnels.
En revanche, on peut comparer, comme le fait précisément le doyen
Mamadou Kandji, avec un rare bonheur, par exemple ballade
écossaise et ballade peul, conte anglais et conte khassonké, conte
écossais et conte wolof, etc., dans des perspectives qui ne déparent pas
les contextes rapprochés. Ainsi, – j’entrevois la seconde raison –, cet
ouvrage montre la bonne manière de conduire une étude
interculturelle et vaut, dès lors, comme une mémorable leçon de
méthode, dispensée par l’un des plus illustres anglicistes africains de
l’Afrique noire.
L’ensemble de l’étude est remarquablement conduit et structuré. Le
chapitre premier et le chapitre II définissent la sémantique de l’oralité
ainsi que la ballade populaire en tant que contenu et vecteur
pédagogique. Le chapitre III, qui est central, fixe les répertoires et le
patrimoine oral anglo-écossais qui rendent opératoire le foyer
herméneutique de tout le travail comparatif. Le chapitre IV met en
regard faits de l’oralité britanniques et africains, tandis que le chapitre
V explore les fonctions du conte négro-africain. Les chapitres VI et IX,
qui étudient respectivement l’intertextualité de la virginité et les faits
relatifs au genre dans les récits oraux, montrent bien qu’aucun
domaine de la réalité n’échappe à l’interrogation serrée des traditions
orales. Le chapitre VII investit l’esthétique d’une ballade négroafricaine, quand le chapitre VIII, revenant sur la ballade écossaise, la
soumet à une lecture africaine.
Ainsi les différents chapitres de cet essai se présentent-ils comme
des miroirs posés les uns en regard des autres, comme si le doyen
Kandji avait voulu, par une discrète et subtile invite, placer le
Britannique devant un miroir négro-africain, et le Négro-Africain
devant un miroir britannique, et qu’aucun d’eux n’eût aperçu
incontinent le subterfuge et s’y fût tout d’abord pris.
La grande qualité de ce brillant essai, écrit avec une sobriété
cependant emplie d’élégance, c’est d’abord d’étudier la question
combien difficile et complexe des traditions orales, surtout entre deux
cultures si apparemment irréductibles, en se tenant loin de tout
« patriotisme » identitaire. Cette disposition d’esprit, qui est
9
MAMADOU KANDJI
essentiellement scientifique en ce qu’elle suppose une forme de
neutralité axiologique, lui permet en fin de compte de montrer que,
sous les traditions locales les plus fortes, restent à l’affût comme une
sympathie du dehors, une attirance pour l’autre, ce non-moi qui est
pourtant involontairement moi, de sorte que l’Anglais et l’Écossais et
l’Africain sont, en somme, quelque peu frères. Il ne fait alors pas de
doute que toute tradition populaire enveloppe, sous ses plis et replis,
une sorte de ballade sur l’humaine condition.
C’est pourquoi l’ouvrage du doyen Kandji est dû à la fois à un
critique et à un humaniste soucieux, à ce titre, de tout ce qui favorise
le dialogue des cultures. Pour avoir été, successivement, directeur de
l’Institut britannique de Dakar, assesseur de la faculté des lettres et
sciences humaines, doyen de la même faculté et vice-président de
l’assemblée de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, parmi d’autres
fonctions éminentes, le doyen Mamadou Kandji, au terme d’une
longue carrière professorale, nationale et internationale, a engrangé
une immense expérience administrative et humaine, scientifique et
pédagogique, qui transparait à travers chaque ligne de son livre. Cette
œuvre magistrale, fruit d’une longue préparation, montrera à nos
élites universitaires, d’aujourd’hui et de demain, ce que peut la science
africaine lorsqu’elle s’adjoint le talent et la rigueur. Elle démontre aussi
qu’à l’excellence il n’est point offert de prétexte à une retraite, fût-elle
glorieuse.
Djibril. Samb
Professeur titulaire des universités de classe exceptionnelle
Prix La Bruyère/Médaille d’argent de l’Académie française
10
AVANT-PROPOS
Tenter de montrer que les genres oraux en Afrique noire, d’une
part, et la ballade populaire en Grande-Bretagne, d’autre part, sont
régis, du point de vue de leurs structurations, par les mêmes
conventions normatives, les mêmes critères de production et de
transmission, qu’ils assurent les mêmes fonctions sociales et
pédagogiques d’éducation des masses, est le fil d’Ariane du présent
ouvrage. Dans cette entreprise, notre démarche consistera à
confronter, chaque fois que l’occasion se présente, la tradition orale
des deux espaces culturels ciblés pour en montrer les convergences et
les divergences.
La finalité de cette recherche est d’explorer, dans le cadre précis
des traditions orales, l’héritage européen et l’héritage négro-africain,
afin de jeter des passerelles entre deux aires culturelles qui
appartiennent, somme toute, à un même héritage universel. Il sera mis
en avant le processus de création, la valeur esthétique et, bien sûr,
l’œuvre elle-même. Ensuite, il sera question de voir dans quelle mesure
le texte oral est le reflet d’une préoccupation de son époque, de la
mode, de la culture et de l’histoire sociale, si l’on sait que le texte oral
est le produit d’une communauté donnée à une époque donnée de son
évolution. Notre approche, qui se veut pratique, s’attachera à aborder
les textes des genres en question pour en livrer le contenu des récits et
les structures linguistiques, en mettant l’accent sur les variantes et les
éléments constitutifs du discours oral.
La toute première idée qui a conduit à la rédaction du présent essai
était d’articuler, et de mettre en forme, une série de réflexions
développées dans nos séminaires de recherche sur la ballade, dans le
cadre de l’école doctorale Arts et Civilisations (A.R.C.I.V.) de
l’université Cheikh Anta Diop de Dakar.
Ces séminaires étaient souvent le lieu de discussions, passionnées
parfois, sur les contenus idéologiques semblables entre la ballade
11
MAMADOU KANDJI
populaire et les genres oraux négro-africains, surtout ceux de l’aire
soudano-sahélienne. Nous avions voulu, en son temps, approfondir les
très fortes ressemblances, tant du point de vue de la forme que du
contenu entre les récits oraux de ces différents espaces.
Même s’il est très largement admis que l’évolutionnisme est
aujourd’hui dépassé, il est tout de même permis de retenir que la
pensée d’Edward Tylor est, dans son ensemble, d’une très grande
pertinence. Tylor fut parmi les premiers anthropologues à souligner
« l’unité psychique de l’homme, un principe véritablement fondateur
de l’anthropologie » (De Liège 2006 : 27). S’y ajoute que sa « méthode
comparative », qui consistait à mettre en miroir des données
anthropologiques provenant de sources, de milieux et de cultures
différents, était non seulement utile, mais il y avait plus dans la mesure
où, dans bien des cas, Tylor a su dépasser cette perspective, en
particulier dans ses réflexions sur les coutumes qui régissent la parenté.
La méthode comparative de Tylor sera relayée par Sir James
Frazer qui a tenté d’éclairer des faits culturels donnés par d’autres faits
provenant de contextes culturels différents. Telle est son approche
dans son œuvre séminale Le Rameau d’or (1922) où il aborde un certain
nombre de mythes fondateurs des sociétés humaines. Son apport à
l’anthropologie a été déterminant même s’il a essuyé de très
nombreuses critiques, comme d’ailleurs tous les adeptes de la méthode
évolutionniste.
Nous avions aussi abordé, tour à tour, sous différents angles, les
hypothèses diffusionnistes fondées sur le brassage des peuples, des
races et des ethnies, ainsi que l’ethnogenèse qui pose la théorie d’une
origine multiple de chaque groupe ethnique. Ainsi, là où le
diffusionnisme défend l’idée d’une osmose entre différentes ethnies et
différentes cultures propres à chaque ethnie, l’ethnogenèse postule
l’émergence du fait oral, en même temps, et en plusieurs endroits du
globe terrestre.
Le diffusionnisme semble faire sa mue à une époque où les
échanges planétaires, les Technologies de l’Information et de la
Communication (T.I C.) débordent le cadre local pour résolument
entrer dans un contexte mondial. Les nombreux progrès qui ont été
réalisés cette décennie surtout dans le domaine des T.I.C. ont
rapproché des peuples que tout séparait naguère, sans compter les
progrès réalisés dans les domaines de la scolarisation.
12
Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire
Tout cela remet au goût du jour le diffusionnisme qu’il ne serait pas
inopportun sinon de réexaminer, tout au moins de garder en mémoire
dans une perspective de rapprochement des genres oraux et, partant,
de faits culturels aussi éloignés les uns des autres que le sont les récits
oraux de l’Afrique noire et la ballade anglo-écossaise. Nous voudrions
soulever ici un point qui nous paraît capital pour une bonne
compréhension de cet essai. Si nous avons employé l’adjectif composé
anglo-écossais, c’est bien pour des raisons pratiques. Il est évident qu’il
existe des ballades anglaises d’une part et des ballades écossaises,
d’autre part, chacune de ces catégories ayant des spécificités qui lui
sont propres, que l’essai s’est attaché à faire ressortir et à interpréter.
L’approche fonctionnaliste a des avantages et des inconvénients.
Elle voudrait que certains motifs universels tels que la chanson
d’amour, les chants de funérailles ou de mariage, les rites agraires,
ceux de la moisson, par exemple, soient la chose la mieux partagée
parce que pouvant justifier du génie des poètes oralistes qui créent
cette oralité et qui en facilitent le processus de transmission. En plus,
cette approche a le grand mérite de montrer l’universalité du genre
humain même si elle simplifie les réalités culturelles.
Finalement, l’esprit qui a prévalu dans les séminaires était de faire
la synthèse de toutes ces différentes approches, de transcender cette
classification artificielle et toute idéologie territoriale afin de
s’accorder, en définitive, sur l’unicité du genre humain par-delà les
différences raciales, géographiques et la question complexe de
l’antériorité d’une civilisation par rapport à une autre.
Il est vrai que les rapprochements tentés par Aarne-Thompson,
Alan Dundes, Vladimir Propp ont bien balisé le terrain ; et il est tout
aussi vrai que leurs études, malgré leur très grand mérite, se sont
cantonnées aux structures et aux formes pour dégager des motifs de
ressemblances significatives et des convergences formelles, en laissant
de côté les contenus culturels précis. On pourrait également reprocher
à Propp le caractère on ne peut plus désorganisé de sa Morphologie du
conte et son approche par trop marxiste qui s’appuie sur le devenir
historique, sur la sédimentation des données culturelles et
anthropologiques, à l’intérieur même des contes, comme des stades
dépassés par l’histoire. Ce faisant, Propp évacue du coup tout ce qui
relève du psychisme, des figures imagoïques du père ou de la mère, et
les formes archaïques dans le développement de ces récits. Mais si l’on
13
MAMADOU KANDJI
prend la peine de faire abstraction de ces limites, l’ouvrage de Propp
se révèle, en définitive, un instrument précieux d’analyse de ces récits.
De nombreuses autres études ont été faites, mais la plupart d’entre
elles ont privilégié l’aspect local en n’abordant la question qu’à partir
de l’Angleterre ou de l’Écosse, ou du point de vue négro-africain. La
présente étude propose une approche comparative et va tenter de
montrer qu’en définitive l’oralité anglo-écossaise, en particulier la
ballade, un certain nombre de rites, de coutumes et tout un corpus
d’imaginaire rural se retrouvent similairement dans les textes oraux de
l’Afrique noire. Les contextes sont certes différents, mais les réalités
culturelles que ces genres oraux charrient sont bien les mêmes, et le
langage est aussi le même. Nous osons espérer seulement que cette
approche va ouvrir de nouvelles perspectives de recherche, dans les
limites qui lui sont assignées, et qu’elle va encourager étudiants et
chercheurs dans les domaines de l’oralité, et surtout dans ses aspects
comparatistes, à élargir et approfondir ce vaste champ de recherche.
Dans le cadre et les visées de la Renaissance africaine, il est plus
que nécessaire pour l’Afrique de continuer à dialoguer avec
l’Occident, de susciter une réflexion soutenue avec celui-ci. La
Renaissance africaine, si elle est bien comprise, devrait prendre en
charge le caractère local certes, mais aussi des pans entiers de la
diversité culturelle, ce qui pourrait renforcer la richesse culturelle du
continent par une interpellation de l’universel et de l’humanisme
global.
La perspective anglo-écossaise a servi d’angle d’approche afin de
montrer que la ballade populaire est bien présente, tant dans sa
thématique que dans sa forme, dans les genres oraux négro-africains et
qu’entre les deux cultures, il n’existe aucune solution de continuité,
aucune rupture. C’est partant de ce constat qu’il est proposé ici la mise
en place d’une série de réflexions transversales qui puissent baliser à la
fois un champ de lecture élargie des genres oraux, et un réexamen
rapproché de l’horizon culturel de diverses civilisations de l’oralité ; et
c’est la principale raison pour laquelle l’étude procède à des éclairages
en miroir et à des va-et-vient permanents entre les genres oraux angloécossais et leurs homologues négro-africains dans la perspective du
dialogue des civilisations.
À l’intérieur des universaux dans les cultures humaines, existent des
universaux linguistiques que l’anthropologie a, à peine, commencé à
explorer. Ce retard proviendrait du fait qu’à leurs débuts,
14
Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire
l’anthropologie et l’ethnologie s’étaient définies comme des sciences
qui devaient prendre en charge les différenciations entre les groupes
humains comme la finalité de leurs études. Même si la mondialisation
a rapproché les peuples et les cultures, le rapprochement des langues
procède d’une question anthropologique autrement plus complexe.
Mais de plus en plus, des ethnologues, parmi lesquels Lévi-Strauss, ont
étudié la convergence des cultures humaines, y compris celle des
langues qui entretiennent une richesse et une signification au sein
même de leur diversité. Cette convergence trouve ses sources dans un
fonds commun de civilisation qui montre que celles-ci sont plus
nombreuses que les différences.
Le hasard avait voulu qu’au moment où se terminaient les
séminaires, nous parvînt une lettre d’un universitaire oraliste écossais,
qui nous demandait s’il existait une ou plusieurs versions négroafricaines de la célèbre ballade écossaise Thomas-the-Rhymer (Child 37)1.
Cette lettre nous a beaucoup stimulé pour la rédaction de cet essai. Et
nous remercions son auteur pour avoir suscité en nous toute la
réflexion sur le cycle de Thomas-the-Rhymer ; nous espérons seulement
qu’il trouvera ici quelques réponses à son interrogation.
Il importe, sans doute, à ce premier stade de la réflexion, de
souligner que le présent essai n’a pas pour démarche d’aborder les
questions sous un angle historiographique, mais plutôt de montrer les
valeurs esthétiques interculturelles entre la littérature orale angloécossaise et la tradition culturelle négro-africaine.
Des traditions culturelles telles que les canons esthétiques, l’art
culinaire, l’habillement, la construction des demeures traditionnelles,
la sociabilité et les modes de communication, bien que présentant de
très frappantes similitudes entre les aires culturelles étudiées, n’ont été
abordées qu’incidemment, dans la mesure où l’accent a été plutôt mis
sur la pratique des genres oraux et sur les formes narratives orales.
La perception de l’oralité négro-africaine, à travers les contes
populaires, ressemble étonnamment aux pratiques écossaises des
ceilidhs2, ces danses et regroupements autour du feu de bois où l’on
1 Les ballades de la collection de Child seront référencées Child suivi du numéro de
la ballade, à l’exception de quelques références aux textes introductifs pour lesquels
sont fournis le volume et la page.
2 Ces veillées ne se déroulaient pas de façon désordonnée. Elles étaient programmées
et bien organisées. Pour certaines d’entre elles, les dates étaient fixées d’avance, et
ceux-là qui devaient conter, connus d’avance. Ce qui leur permettait de répéter leur
15
MAMADOU KANDJI
racontait des histoires, disait des contes, récitait des poèmes, sortait des
proverbes, posait des énigmes, bref, à ce contexte de sociabilité
partagée. Le mot ceilidh est le nom ethnique d’origine gaélique pour
désigner cette veillée. Tout cet imaginaire rural est très proche, dans sa
forme comme dans son fond, de celui du monde négro-africain. Une
interrogation essentielle structure cette étude : quelle est la relation
entre la ballade populaire anglo-écossaise et les ethnotextes négroafricains ?
Négro-africain recoupe, dans cet essai, toute l’Afrique noire au sud
du Sahara, et en particulier la zone soudano-sahélienne, dont les
peuples partagent un idéal de vie communautaire façonné par des
images symboliques et une même vision du monde. Les langues négroafricaines jouent un rôle primordial dans ce système de pensée à
travers la Parole et le rôle prépondérant que le sacré occupe dans la
vie sociale.
Dans l’essai, la Sénégambie, loin de désigner une entité politique,
recouvre plutôt une aire géographique et culturelle, regroupant deux
pays, le Sénégal et la Gambie, qui partagent les mêmes ethnies et les
mêmes valeurs de civilisation. C’est cette entité qui fournit le gros des
exemples à notre argumentation, mais non exclusivement ; puisque
l’étude s’appuiera également sur quelques pays de la zone soudanosahélienne de l’Afrique de l’Ouest : Mali ; Burkina Faso, Niger et sur
bien d’autres aires culturelles de l’Afrique noire.
Point n’est besoin de revenir ici sur la souveraineté du rythme dans
l’univers social et mental du Négro-Africain, tant la question a été
débattue en long et en large, mais plutôt sur l’importance de la Parole
que partagent, en vérité, toutes les civilisations où l’oralité prend
largement le dessus sur l’écrit.
Si l’Afrique noire forme un tout et participe d’une certaine unité
culturelle, il n’en demeure pas moins qu’il existe en son sein des
spécificités locales, en rapport avec les faits de culture tels que la
langue, l’art culinaire et l’habillement, contrairement aux réalités
répertoire. L’intervention successive de plusieurs conteurs aidait à en varier le
contenu et la tonalité. Loin d’être une affaire d’improvisation, ces veillées étaient
distribuées dans le temps selon le calendrier festif. En Bretagne et en Écosse, on ne
contait bien que la nuit ; et, au demeurant, l’hiver était le moment idéal. En Afrique,
on conte au clair de lune, au milieu de la concession, et surtout en période de faible
activité agraire. En Bretagne et en Écosse, le feu était là comme un élément matériel
et spirituel à la fois, participant de ce fait à l’ici-bas et l’au-delà (Hélias 1992 : 240).
16
Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire
anthropologiques qui fournissent des données plus stables, quand bien
même on accepterait l’idée que la biologie et l’anthropologie sont
engagées dans un processus d’interactions permanentes et tendent à
subir, de ce fait même, des transformations. Il existe toutefois des « lois
de la Culture négro-africaine » (Senghor 1964 : 252). Parmi celles-ci
figurent les faits de civilisations comme les institutions et les Totems
que l’on retrouve chez tous les Négro-Africains et qui ont des valeurs
universelles. On y repère aussi, en bonne place, la primauté de la
famille et du clan que constitue l’ensemble des personnes qui ont un
Ancêtre commun (205).
En tout état de cause, il ne serait peut-être pas superflu de rappeler
la place importante qu’occupent les langues africaines dès qu’il est
question d’aborder les civilisations de l’oralité en Afrique noire.
Les études sur les langues africaines ont beaucoup évolué dans les
dernières décennies du XXe siècle. À ce sujet, l’appellation « langues
négro-africaines » proposée par Delafosse (1904) a été vivement
contestée et remise en cause puisqu’elle a tendance à classer celles-ci
en référence à la géographie et surtout à la race. Puis il y a eu les
études de C. Meinhoff et de D. Wasserman qui les avaient classées, un
peu trop hâtivement, il est vrai, en deux grands groupes : les langues
soudanaises et les langues bantou. En 1949, Greenberg proposa une
classification qui s’appuie sur l’état de la recherche contemporaine
qu’elle dépasse en intégrant les langues africaines dans une catégorie
linguistique plus réduite et tenant largement compte, cette fois-ci, des
très nombreuses ressemblances aussi bien lexicales, sémantiques que
grammaticales (Greenberg 1963). Et ce fut bien plus tard que,
s’appuyant sur cette recherche, Wasserman, prolongeant les
conclusions de J. Greenberg (1955), distingua seize familles
linguistiques qu’il ramena ensuite à douze, et enfin à quatre.
La question des langues celtiques n’est pas moins complexe. Cellesci se répartissent en deux groupes : d’une part les langues goïdéliques
(l’irlandais, le gaélique d’Écosse et le manx) et, d’autre part, les langues
brittoniques (le gallois, le cornique et le breton). Ce sont des langues
dites néo-celtiques3.
Dans l’essai, le mot celte est employé pour désigner les langues, les peuples et les
coutumes des anciens celtes; particulièrement ceux de la grande branche des langues
aryennes: le breton, le gallois, l’irlandais, le manx, l’écossais gaélique et toutes les
anciennes langues que ceux-ci représentent, à l’exception du cornique, langue qui
s’est éteinte.
3
17
MAMADOU KANDJI
Tout cela pour dire la complexité du problème des langues et les
difficultés qu’il y a à s’entendre là-dessus, quand bien même on
s’accorderait sur le principe qu’elles sont la voie royale pour saisir la
vision du monde d’un peuple donné.
Du point de vue de son approche, le présent essai favorise
l’interdisciplinarité en faisant appel non seulement à la littérature orale
et à la littérature savante, mais aussi à l’anthropologie, à l’ethnologie et
à la linguistique. Autant que faire se peut, il recourt à la traduction en
français, même si certains concepts négro-africains, anglais, écossais
ou gallois sont parfois difficiles à rendre en raison de leur fort ancrage
culturel.
L’étude tente d’y apporter des réponses. Toutefois, l’ouvrage ne
propose pas de présenter un modèle théorique de la littérature orale,
mais plutôt de discuter et d’interpréter celle-ci à la lumière des
ressemblances et des divergences notées dans les deux espaces ciblés. Il
perçoit la littérature orale, au sens large, comme une réalité qui peut
être analysée en termes de personnages agissant et réagissant dans le
cadre de conventions sociales généralement acceptées, plutôt qu’une
donnée abstraite qui se juxtaposerait à la société, et qui serait
analysable sous la forme de fonctions ou de facteurs sociologiques ou
anthropologiques exogènes. En tout état de cause, ces facteurs sont
largement pris en compte dans l’étude.
Envisager la tradition et la littérature orales comme des productions
socio-anthropologiques qu’alimentent les sciences humaines et
sociales, la pédagogie, la sociologie, la linguistique, l’histoire,
l’ethnologie et, particulièrement, la littérature écrite, comme orale,
telle est la finalité de cet ouvrage.
L’intérêt qu’un Négro-Africain porte aux genres oraux angloécossais pourrait bien donner à penser. Mais il faut savoir que tout
comme l’Afrique noire, l’Écosse, dans une très grande mesure, et
l’Angleterre, dans un degré moindre, sont des « pays » de folklore et
de tradition. S’y ajoute que la question même de l’existence d’une
littérature écossaise écrite ou orale ne fait toujours pas l’unanimité,
parce qu’elle serait de nature à remettre en cause l’unité de la GrandeBretagne, et s’inscrirait dans une question plus large encore, celle de
l’identité linguistique de l’Europe
La question sera abordée dans le cadre d’une perspective
comparatiste, dans la forme comme dans le fond, des faits de l’oralité
dans les cultures mises en miroir, pour en dégager surtout les très
18
Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire
grandes ressemblances dans leurs modes opératoires. C’est la raison
pour laquelle notre approche se voudra pratique et sur le mode de la
poétique, entendue dans le sens de l’analyse structurale des genres
oraux, pour en appréhender les niveaux discursifs et la fonction des
différents segments à l’intérieur de ces récits, segments dont il faudra
dégager le sens.
L’étude, par un Négro-Africain de la question, à des fins d’éclairage
de deux traditions orales, reflète aussi la position d’un critique qui a
l’avantage de ne pas être pris au piège d’un débat nationaliste interne
et qui a eu le relatif avantage d’appartenir dans l’une des cultures et de
pratiquer l’autre depuis plusieurs décennies déjà.
Une bonne partie de notre matériau étant en anglais, nous
essaierons, autant que possible, d’expliciter, dans le discours et les
commentaires, la lisibilité des sources.
Nous remercions le Scottish Universities Summer School
(Édimbourg) pour nous avoir initié à la civilisation et à la langue
écossaises, le département de Folklore and Comparative Mythology de
l’université de Californie Los Angeles (UCLA) pour nous avoir ouvert
sa bibliothèque et l’Institut universitaire de technologie et de
commerce (ITECOM) pour avoir encouragé et soutenu ce projet.
Nous voudrions remercier très sincèrement Monsieur Momar Cissé,
Maître de conférences au département de linguistique, pour avoir bien
voulu contrôler certaines de nos transcriptions phonétiques. Il reste
entendu que tout manquement à ce niveau ou à un autre nous est
imputable. Nos remerciements vont aussi aux collègues de l’université
Cheikh Anta Diop (UCAD) qui ont accepté de relire le manuscrit et,
en particulier, au professeur Djibril SAMB qui a spontanément
accepté de préfacer l’essai. Nous remercions, dans le même temps,
tous les séminaristes pour les échanges fructueux.
19
Téléchargement