De l’économie musulmane à l’économie islamique :
les fondements doctrinaux d'une éthique religieuse en économie
Travail réalisé dans le cadre du département d'Histoire des Théories Economiques et Managériales de
l'Université de Lyon II (2007)
Contact : pgarandel@gmail.com
Sommaire :
Introduction .......................................................................................................................................... 2
I. Un penseur musulman de l’économie : Ibn Khaldûn .................................................................. 14
A. Histoire universelle et économie générale .................................................................................. 14
1. Economie et rationalité ............................................................................................................. 14
2. Economie, science et contextualisation .................................................................................... 18
B. Les concepts fondamentaux de l’économie .................................................................................. 19
1. La propriété .............................................................................................................................. 19
2. Le travail et la valeur d‘échange .............................................................................................. 20
3 . La monnaie et les prix ............................................................................................................. 22
4. Le commerce et l‘équivalence dans l‘échange ......................................................................... 25
C. Principes de la régulation économique ....................................................................................... 28
1. Le monopole et la coercition .................................................................................................... 28
2. L‘Etat et la régulation économique .......................................................................................... 33
3. Microéconomie et macroéconomie .......................................................................................... 37
Conclusion : Problème économique ou solution islamique ? .......................................................... 40
II. La construction doctrinale de l’économie islamique .................................................................. 47
Introduction : Théorie économique et Renouveau Musulman ......................................................... 47
A. Qu’est-ce qu’une économie islamique ? ...................................................................................... 52
1. Economie et « Tawhid » ........................................................................................................... 52
2. Economie et société .................................................................................................................. 54
B. Ni capitalisme, ni socialisme : une troisième voie ? .................................................................... 56
1. Capitalisme et neutralité doctrinale .......................................................................................... 57
2. L‘économie islamique n‘est pas une science (1) : le fondement doctrinal du savoir économique
...................................................................................................................................................... 61
3. L‘économie islamique n‘est pas une science (2) : socialisme et validité scientifique .............. 70
4. Par-delà science et doctrine : la permanence dans le changement ........................................... 75
C. La construction de l’économie islamique : de l’herméneutique à l’exégèse ............................... 80
1. La méthode déductive en économie ......................................................................................... 80
2. La logique de la découverte : le statut du recours à la société médinoise ................................ 89
3. Littéralisme et mimétisme ........................................................................................................ 94
4. L‘économiste, le Tuteur et le mujtahid ..................................................................................... 97
D. Les concepts fondamentaux de l’économie islamique et leurs implications législatives ........... 100
1. La propriété ............................................................................................................................ 102
2. La monnaie et la régulation monétaire ................................................................................... 139
3. L‘Etat et le citoyen : la conception islamique de l‘intérêt ...................................................... 157
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Conclusion(s) .................................................................................................................................... 190
Bibliographie .................................................................................................................................... 197
Introduction
La culture est l’un des leviers les plus importants
à actionner pour réhabiliter et relancer l’économie
tout en produisant du sens
Aminata Trao
La reflux du marxisme au sein des sciences sociales dans la seconde moitié du
XX° siècle a conduit à l‘abandon progressif du concept « d‘idéologie dominante ».
Partant du principe (justifié) selon lequel les concepts de Marx ne pouvaient être
séparés de leur contexte théorique, les membres de la communauté scientifique ont
peu à peu renoncé à l‘usage d‘une expression dont le sens ne pouvait être assumé
sans référence explicite à cet autre concept, devenu quasiment exotique au sein du
discours institutionnel : la lutte des classes. Si une idéologie est dominante au sens de
Marx, c‘est parce qu‘elle repose sur ce qu‘elle tend à maintenir et à renforcer, c'est-à-
dire la domination socio-économique d‘une classe sur une autre ; mais la domination
de classe, en tant que concept théorique, a vécu. Les raisons historiques de ce déclin
sont connues, qu‘il s‘agisse des sillusions politiques apportées par les expériences
du communisme réel, ou des données plus statistiques telles que l‘évolution des
salaires ouvriers au sein des sociétés capitalistes. Ce rejet se fonde également sur un
revirement théorique radical, un shift épistémologique par lequel le principe
méthodologique fondamental du marxisme, le matérialisme historique, s‘est vu
récusé ; à tel point d‘ailleurs que les tenants actuels d‘un « retour à Marx » ne cessent
de souligner à quel point Marx lui-même s‘est tenu à distance d‘un tel principe,
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fondé sur la détermination de la superstructure (politique, juridique, religieuse, etc.)
par l‘infrastructure (économique) du mode de production.
Si Staline est devenu le grand Satan des marxistes praticiens, Engels est devenu
le véritable coupable aux yeux de leurs homologues théoriciens. Ce désaveu pratique
et théorique a conduit à une véritable démarxisation du champ des sciences sociales,
au cours d‘un processus d‘épuration qui a parfois pris la forme d‘une chasse aux
sorcières. Plusieurs exemples montrent d‘ailleurs que cette chasse n‘est toujours pas
terminée, notamment dans le champ de la macroéconomie dite « hétérodoxe », dont
les tenants sont régulièrement sommés de se « désengluer » de leur héritage marxiste.
La lutte des classes n‘est plus, et avec elle l‘idéologie dominante. Cela implique-t-
il que l‘on ne puisse plus, dorénavant, considérer qu‘une représentation du monde (et
des microcosmes qui le constituent) s‘établit en tant que « weltanschauung »
dominante ? Evidemment non. Mais cette domination ne peut plus s‘établir sur le
socle d‘une domination de classe : elle doit venir d‘ailleurs — mais d‘où ? La
réponse (dominante) à cette question semble aujourd‘hui interroger la place et le rôle
des médias : dans une société régie par l‘information, les raisons de l‘uniformisation
des discours individuels devraient être recherchées dans le monopole idéologique
tissé par ces nouveaux colporteurs de l‘information, véritables dresseurs de l‘opinion
publique. Quant à la question de savoir pourquoi ces mêmes médias tendent à
constituer un discours uniforme, et précisément celui qu‘ils tiennent, c‘est une autre
question, dont on pourrait d‘ailleurs interroger les liens avec la concentration de la
propriété privée des moyens de communication. Quoiqu‘il en soit, l‘idée d‘une
pensée dominante n‘a jamais quitté le champ de la réflexion sociologique ; elle s‘est
simplement démocratisée, apparaissant non plus comme l‘instrument de domination
d‘une minorité mais, au contraire, comme l‘expression de courants majoritaires. Pour
la nommer, les sociologues ont forgé un nouveau concept : celui de « pensée
unique ».
La notion de « pensée unique » n‘est pas un concept, dans la mesure ce qu‘il
désigne reste (presque) toujours indéfinissable. On serait généralement bien en peine
de dire précisément ce que pense la « pensée unique » ; à l‘instar du « on » des
philosophes, la pensée unique semble avant tout désigner ce que le locuteur pense
que l‘on ne devrait pas penser, et plus précisément ce qu‘il pense que l‘on pense
quand contrairement à lui on ne fait pas l‘effort de penser. C‘est ainsi que la
pensée unique peut en venir à désigner un mode de pensée non majoritaire, voire
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franchement minoritaire ; un ancien ministre de l‘Education Nationale pourra ainsi
affirmer, alors même que les partis dits « de droite » détiennent une majorité absolue
à l‘Assemblée Nationale, que la pensée unique (déterminée par un hypothétique
« surmoi » national) est « de gauche » ; un quotidien à fort tirage pourra, à l‘heure où
l‘anti-islamisme semble constituer le point de convergence de tous les discours
politiques, faire paraître un manifeste qui, au nom de la subversion et de la libre
pensée, part en guerre contre ce même « islamisme ». Ce sont peut-être ces
contradictions qui expliquent la défiance du discours universitaire à l‘égard de cette
expression. Les économistes, notamment, semblent totalement méconnaître ce
vocable, sans pour autant conserver son ancêtre marxiste.
Ni idéologie dominante, ni pensée unique : les économistes auraient-ils
abandonné le concept de domination théorique ? Loin s‘en faut. Ils ont simplement
élaboré un troisième concept : celui de pensée « mainstream ».
Contrairement à son homologue sociologique, il semble que l‘on puisse donner un
contenu clair à ce mode de pensée : il s‘agit tout simplement du modèle néoclassique,
celui de l‘équilibre général, de l‘individualisme méthodologique et de l‘homo
œconomicus. L‘une des illustrations traditionnelles du caractère « mainstream » du
modèle néoclassique est son application aux travers des politiques néolibérales du
FMI, inspirées du consensus de Washington. Pourtant, ledit « consensus » semble
aujourd‘hui nettement moins consensuel que polémique, comme l‘indiquent les
publications périodiques de l‘ancien économiste en chef de la Banque mondiale,
Joseph Stiglitz. Stiglitz est probablement le seul prix Nobel d‘économie dont les
publications puissent prétendre au statut de best-seller ; tout au plus pourrait-on lui
adjoindre le nom d‘Amartya Sen, lequel ne constitue pas non plus un apôtre du
néolibéralisme. Ce que nous indiquent ces exemples, c‘est que le modèle
« mainstream » apparaît surtout aujourd‘hui, au sein du domaine de la théorie
économique, comme un point de convergence critique. La plupart des ouvrages de
vulgarisation de théorie économique comportent aujourd‘hui au moins un chapitre
consacré à cette critique, plus ou moins virulente, du modèle néoclassique et de son
principal représentant : feu Milton Friedman. Il est aujourd‘hui plus facile, pour
l‘apprenti économiste, d‘expliquer pourquoi le modèle de l‘équilibre général ne
fonctionne pas, que de dire en quoi il consiste précisément ; il est de même difficile
de tenir l‘individualisme méthodologique comme un dogme inquestionné ; et il serait
tout à fait abusif de considérer l‘homo œconomicus comme une entité dont la validité
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théorique serait considérée comme allant de soi par la communauté scientifique. En
ce sens, il ne semble pas abusif de dire que, dans le champ de la théorie économique,
il est paradoxalement devenu plus « mainstream » de critiquer l‘orthodoxie
néoclassique que de la promouvoir.
Les raisons de ce paradoxe tiennent principalement à la remise en cause de deux
des piliers du modèle néoclassique : le fait d‘analyser les phénomènes économiques à
partir du comportement rationnel d‘un individu extrait de son contexte social, et celui
d‘exclure de l‘analyse tout jugement normatif portant sur la validité éthique de ce
comportement. Il est aujourd'hui difficile de défendre la pertinence absolue d‘une
analyse économique faisant fi de toute détermination sociale du comportement
individuel, que celle-ci prenne la forme des habitudes collectives, du mimétisme
social, bref de toutes les contraintes sociales qui font que l‘individu ne passe pas son
temps à dresser des lagrangiens lui permettant d‘optimiser son utilité individuelle
sous contrainte. Mais plus encore, c‘est la séparation radicale de l‘économique et de
l‘éthique qui est aujourd‘hui remise en question : est-il théoriquement valable de
construire des modèles excluant toute considération normative portant sur la validité
éthique du comportement de l‘individu ? Peut-on considérer la pertinence d‘une
stratégie d‘entreprise indépendamment de ses répercussions sur le bien-être de ses
salariés ou sur la sauvegarde de l‘environnement ?
Un rapide coup d‘œil sur les enseignements dispensés au sein des domaines les
plus récents de l‘économie concrète, tels que la GRH, suffit à montrer que la validité
théorique de cette séparation est aujourd‘hui battue en brèche. S‘il est un point sur
lequel la plupart des manuels de management s‘accordent, c‘est l‘affirmation selon
laquelle la santé de l‘entreprise n’est pas dissociable du bien-être des employés : la
performance globale de l‘organisation dépend de la productivité individuelle des
salariés, laquelle ne peut être dissociée des conditions de travail au sein de
l‘entreprise. Cette remise en cause débouche sur l‘invalidation de l‘individualisme
méthodologique : une organisation n‘est pas un « tas », un agrégat d‘individus, c‘est
un collectif au sein duquel les rapports interindividuels sont déterminants. Ce qui
justifie une approche de la gestion des organisations privilégiant les dynamiques
participatives par rapport aux hiérarchies pyramidales.
Ici encore, il convient de différencier le discours théorique des pratiques effectives
de gestion du personnel ; reste que le mode de pensée « mainstream » dans le
domaine de la gestion des organisations n‘a plus, aujourd‘hui, grand chose à voir
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