religion. Bien que l’intelligentsia russe soit totalement athée, elle est empreinte d’une certaine
forme de religiosité: répulsion pour le «royaume de ce monde», sous forme de mépris pour
l’esprit bourgeois; souffrance devant la dysharmonie de la vie et aspiration à sauver l’humanité;
austérité de la vie privée; culpabilité à l’égard du peuple que l’on peut qualifier de «repentance
sociale». Lorsque l’intelligentsia se met à la place de la Providence et se considère comme le
sauveur du peuple, écrit Boulgakov, elle adopte la posture du défi héroïque, voire de l’autodéifi-
cation, et prône le maximalisme. Qui plus est, ce maximalisme des fins va de pair avec le maxi-
malisme des moyens, avec le fameux «tout est permis» de Dostoïevski. «Je réalise mon idée et,
au nom de celle-ci, je me libère des liens de la morale ordinaire, je me donne tous les droits non
seulement sur les biens, mais sur la vie et la mort d’autrui, si c’est nécessaire pour mon idée…
L’amoralisme, ou le nihilisme, est la conséquence inévitable de l’autodéification», conclut
Boulgakov en anticipant les horreurs de la révolution bolchevique.
C’est l’historien de littérature et d’idées, Mikhaïl Gershenzon, qui a conçu et dirigé le
recueil. Comme d’autres auteurs, il parle d’un fossé entre l’intelligentsia et le peuple en Russie,
mais il est le seul à poser la question des raisons de la haine que le «bon peuple» voue à l’intelli-
gentsia qui, elle, l’idolâtre. Selon Gershenzon («La prise de conscience créatrice»), les représen-
tants de l’intelligentsia sont pour le peuple «des monstres à forme humaine, des gens sans Dieu
dans l’âme».
L’intelligentsia n’a jamais cherché à comprendre le peuple, mais, mue par son sentiment de
supériorité, elle voulait lui inculquer ses propres idéaux, contraires aux croyances et habitudes
de celui-ci. De façon prophétique, Gershenzon écrit: «Tels que nous sommes, non seulement
nous ne devons pas rêver d’une fusion avec le peuple, mais nous devons craindre ce dernier
bien plus que tous les supplices du pouvoir, et bénir ce pouvoir qui seul nous protège encore,
avec ses baïonnettes et ses prisons, de la fureur populaire». Cependant, l’auteur ne justifie nulle-
ment le régime tsariste: avec un brin de naïveté, il appelle l’intelligentsia à changer, à aban-
donner les dogmes révolutionnaires rigides en faveur d’une «conscience de soi créatrice», tout
en gardant «une aspiration idéaliste».
Alexandre Izgoev, juriste et essayiste, abandonna le marxisme dans sa jeunesse pour
devenir un des leaders des Cadets (démocrates constitutionnels) de droite. Dans sa contribu-
tion («Sur la jeunesse intellectuelle»), il relève un trait singulier de la jeunesse intellectuelle
russe, élevée dans la vénération de la terreur révolutionnaire: son aspiration à la mort, son
désir de prouver qu’elle ne la craint pas et qu’elle est prête à l’accueillir. Tout ce qui finit par la
mort est sanctifié, tout est permis à celui qui va à la mort et qui risque tous les jours sa tête. Or,
la logique interne du principe de la mort glorieuse au combat a «fatalement conduit à ce qui
s’est passé en Russie: à toute cette fange, à ces crimes, ces pillages, ces vols, ces provocations,
toutes ces formes de débauche». Izgoev s’exclame avec amertume: «Les rapports amoureux, le
mariage, l’éducation des enfants, le souci d’acquérir des connaissances solides au prix d’années
de travail acharné, une activité pratiquée avec amour et dont on voit soi-même les fruits, la
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N° 45
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