Chapitre 1
MESURER LES INÉGALITÉS
POUR COMPRENDRE
LE DÉVELOPPEMENT INÉGAL
Résumé
Classer les pays selon leur niveau économique est chose délicate car les agrégats habituels de la
comptabilité nationale, conçus pour les pays développés, s’avèrent inadéquats pour rendre compte des
pays sous-développés. Il y a en effet des inégalités entre les économies du monde, mais il y a aussi des
différences de structure. D’autres indicateurs doivent donc être utilisés, qui informent sur les con-
ditions de vie des populations. Distinguer ces deux catégories d’indicateurs permet de distinguer deux
notions qui ne sont pas identiques : la croissance et le développement.
Toute réflexion sur l’inégalité économique et sur les conditions de vie des
hommes dans les différents pays du monde implique d’identifier les moyens de
mesure et d’apprécier leur fiabilité.
I. QUE DIT LA COMPTABILITÉ NATIONALE ?
A LE P.I.B. DONNE-T-IL UNE MESURE SYNTTIQUE
DE LACTIVITÉ ÉCONOMIQUE ?
L’usage qui consiste à classer les pays du monde selon le P.I.B. par habitant
amène à se poser d’abord cette question : cet agrégat de la comptabilité nationale
permet-il de mesurer d’une façon synthétique l’ensemble de l’activité économique
d’une façon qui autorise les comparaisons pertinentes entre les pays ?
Quelques précisions de vocabulaire
PRODUIT INTÉRIEUR BRUT (P.I.B.) et REVENU NATIONAL BRUT (R.N.B.) :
le P.I.B. est la somme des valeurs ajoutées produites à l’intérieur d’un territoire en une
année (c’est le produit dit “marchand”), plus le produit dit “non marchand” (voir plus bas).
La législation fiscale et douanière implique d’y ajouter, en France, la T.V.A. et les droits
de douane sur les importations : on obtient alors le P.I.B. aux prix du marché. Le P.I.B. est
exprimé en dollars des États-Unis. Il peut être divisé par l’effectif de la population pour
donner le P.I.B. par habitant. Le R.N.B., Revenu National Brut, fait référence, lui, à la
nationalité des agents économiques : il s’obtient en ajoutant au P.I.B. les revenus du
capital et du travail reçus du reste du monde et en en soustrayant les revenus du capital et
du travail versés au reste du monde. Bien que les deux chiffres, par définition, ne soient
identiques, les raisonnements conduits à l’échelle mondiale sur les disparités économiques
peuvent s’appuyer sur le P.I.B. ou sur le R.N.B. sans être altérés d’une façon significative.
La comparaison des deux chiffres donne en revanche des informations intéressantes à
l’échelle des États. Ainsi, le Japon a un P.I.B. de 3 783 milliards de dollars en 1998, et un
R.N.B. de 4 089 milliards, ce qui traduit le grand nombre d’investissements japonais à
l’étranger et le faible nombre d’investissements étrangers sur son sol. Il en va de même
pour le Canada (P.I.B. de 598 milliards de dollars en 1998 et R.N.B. de 612) et pour la
Suisse (P.I.B. de 264 milliards de dollars en 1998 et R.N.B. de 284). En revanche, le
10 Le Tiers-Monde. Croissance, développement, inégalités
Brésil (P.I.B. de 778 milliards de dollars en 1998 et R.N.B. de 758) et le Mexique (P.I.B.
de 393 milliards de dollars en 1998 et R.N.B. de 380) ont un P.I.B. supérieur au R.N.B.
grâce aux investissements étrangers nombreux qu’ils ont accueillis. Le R.N.B., Revenu
National Brut, est le terme aujourd’hui utilisé par la Banque Mondiale pour remplacer le
terme P.N.B., Produit National Brut, jusqu’alors en usage et qui avait la même
signification. On peut donc utiliser l’un ou l’autre et, pour éviter un anachronisme, on peut
préférer le sigle P.N.B. pour les statistiques antérieures au changement de terminologie.
VALEUR AJOUTÉE : La valeur ajoutée est la valeur de la production d’une entre-
prise moins les consommations intermédiaires (matières premières, biens intermédiaires,
énergie). Le principe est fondamental, et d’ailleurs simple à comprendre. Ce qu’une entre-
prise produit n’est pas le fruit du travail de cette seule entreprise, mais incorpore les biens
qu’elle a elle-même achetés pour les transformer et leur ajouter de la valeur. Ainsi, pour
prendre un exemple très simple, un boulanger qui vend son pain l’a fabriqué avec de la
farine et quelques autres produits (eau, sel, levure…) et en consommant de l’énergie ; il a
donc utilisé des biens, mais leur a ajouté de la valeur puisque le prix du pain (bien final)
est supérieur à la somme des produits consommés pour le produire (consommations inter-
médiaires). On peut évidemment poursuivre l’observation en remontant la filière de pro-
duction pour bien comprendre le principe : la farine que le boulanger a utilisée ayant été
produite par une minoterie à partir de blé, la minoterie a ajouté de la valeur à ce blé en le
transformant en farine, et l’agriculteur qui avait produit le blé l’avait fait à partir de
semences et d’engrais. On voit l’utilité de la notion : additionner les productions de toutes
les entreprises ferait prendre en compte plusieurs fois les mêmes biens aux différentes
étapes de leurs transformations (dans l’exemple cité, le blé serait compté chez l’agricul-
teur, à la minoterie et à la boulangerie, c’est-à-dire trois fois, ce qui serait absurde). Ce
qu’il faut donc pour mesurer l’activité économique totale en évitant les prises en comptes
multiples, c’est faire la somme des valeurs ajoutées. Cette notion doit être bien connue,
d’autant plus que l’allongement des filières de production augmente les consommations
intermédiaires des entreprises dans beaucoup de branches industrielles : la construction
automobile illustre bien cette tendance avec la cascade d’entreprises sous-traitantes four-
nisseuses de pièces.
PRODUIT : Par « produit », il faut entendre tout bien, qu’il soit physique (un objet)
ou immatériel (un service). Cela signifie que toutes les activités économiques sont prises
en compte, y compris, bien entendu, le secteur tertiaire. On distingue le « produit mar-
chand » et le « produit non marchand » : le premier désigne les biens dont l’acquisition
passe par le marché (il y a un vendeur et un acheteur) tandis que le second rassemble les
biens qui échappent au marché et qui, étant financés sur les budgets publics, sont offerts
gratuitement aux usagers (par exemple, l’enseignement public ou les services adminis-
tratifs de l’État et des collectivités locales). Par convention comptable, la valeur du produit
non marchand est estimée au montant des salaires payés.
BRUT et NET : Produire un bien provoque l’usure des machines (dans l’exemple ci-
dessus, le boulanger a usé son pétrin et son four). L’expression comptable de cette dépré-
ciation est pour l’entreprise l’amortissement, et, au niveau national la « consommation de
capital fixe ». Cela veut dire que produire une richesse implique de détruire peu à peu une
autre richesse qui est l’appareil de production. Mais le produit brut, qu’il s’agisse du pro-
duit intérieur ou du revenu national, ne prend pas en compte cette usure de l’appareil de
production. Or, la richesse réellement produite par une entreprise est sa valeur ajoutée
moins l’amortissement de son matériel. On en déduit la définition du Produit Intérieur Net
qui est le P.I.B. moins la consommation de capital fixe, et, de la même façon, celle de
Revenu National qui est le R.N.B. moins la consommation de capital fixe.
Mesurée par les indicateurs classiques de la comptabilité nationale, l’inégalité
est considérable entre les pays les plus pauvres de la planète (l’Éthiopie a un
Chapitre 1 — Mesurer les inégalités pour comprendre le développement inégal 11
R.N.B. de 90 dollars par habitant en 2003) et les plus riches (Norvège =
43 350 dollars1, Suisse = 39 880). Les valeurs les plus faibles du R.N.B. par
habitant se situent en Afrique noire (République centrafricaine = 260 dollars,
Mozambique = 210, Niger = 200, Burkina Faso = 300, Mali = 290, Madagascar =
290, Tchad = 250) et en Asie (Bangladesh = 400 dollars, Cambodge = 310, Népal =
240, Laos = 320), y compris dans certains États issus du démembrement de l’an-
cienne Union Soviétique (Kirghizistan = 330 dollars, Tadjikistan = 190).
Figure 1. R.N.B. par habitant 2003
?
?
?
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Sources : Banque mondiale : Rapport sur le d
Sources : Banque mondiale : Rapport sur le dé
veloppement dans le Monde 2005. Images
veloppement dans le Monde 2005. Images É
conomiques du Monde 2005
conomiques du Monde 2005
Sources : Banque mondiale : Rapport sur le développement dans le Monde 2005. Images Économiques du Monde 2005
> 20 000 dollars
> 20 000 dollars
6 001-20 000
6 001-20 000
2501-6 000
2501-6 000
1001-2500
1001-2500
90-1000
90-1000
donn
donné
e inconnue
e inconnue
> 20 000 dollars
6 001-20 000
2501-6 000
1001-2500
90-1000
donnée inconnue
?
Ces contrastes (figure 1) permettent d’établir une hiérarchie. La Banque Mon-
diale classe ainsi les pays par ordre croissant de R.N.B. par habitant ; elle distingue
alors les pays à faible revenu (R.N.B. égal ou inférieur à 765 dollars par habitant
en 2003), les pays à revenu intermédiaire (tranche inférieure entre 766 et 3 035
dollars, tranche supérieure entre 3 036 et 9 385 dollars) et les pays à revenu élevé
(P.N.B. égal ou supérieur à 9 386 dollars par habitant). Que les seuils statistiques
soient périodiquement révisés2 ne change rien à la logique du classement ni aux
questions de méthode qu’il pose. On rappellera d’abord pour mémoire que le
R.N.B./h est par définition une moyenne qui ne prétend pas rendre compte des
inégalités internes des pays considérés. Or, les « pays riches » ont leurs pauvres et
les « pays pauvres » ont leurs riches : oublier cette évidence amènerait à faire les
pires contresens et à ne pas comprendre l’articulation entre les faits sociaux et les
faits spatiaux, ce dont précisément s’occupe la géographie ! Mais cette remarque ne
vaut pas critique de l’indicateur puisque celui-ci n’est pas conçu pour mesurer les
inégalités sociales internes aux pays étudiés. Il faut bien rester dans la logique du
R.N.B./h pour savoir ce qu’il peut dire et ce qu’il ne peut pas dire. Il pose en fait de
sérieux problèmes.
1. En 2003, comme tous les autres chiffres données par la suite dans ce chapitre, sauf mention contraire.
2. Ainsi, en 1990, les seuils étaient de 610 dollars, 2 465 dollars et 7 620 dollars. En 1999, ils étaient les
suivants : 755 dollars, 2 995 dollars et 9 265 dollars.
12 Le Tiers-Monde. Croissance, développement, inégalités
La conversion de tous les R.N.B. dans une monnaie unique, le dollar des États-
Unis, crée une première difficulté. Il est clair que cela rend les comparaisons
possibles… et tout aussi clair qu’elle les rend dépendantes des fluctuations de
change ! Qu’un pays voie sa monnaie se valoriser par rapport au dollar, et auto-
matiquement, son R.N.B. exprimé en dollars s’en trouve augmenté. Inversement,
toute dépréciation d’une monnaie par rapport au dollar diminue le R.N.B. du pays
considéré quand ce R.N.B. est traduit dans la monnaie américaine. Or, la spécu-
lation internationale sur les marchés des changes fait varier les R.N.B. calculés en
dollars d’une façon erratique.
La comparaison des R.N.B. par habitant aux États-Unis et en France dans les
années 1980 est à cet égard éloquente. Comme le montre la figure 2, la France avait
en 1980 un R.N.B. par habitant légèrement supérieur à celui des États-Unis,
(11 730 contre 11 360) puis se trouvait cinq ans plus tard complètement distancée
(en 1985, 9 540 dollars contre 16 690 : son R.N.B. ne valait alors plus que 57 % de
celui des États-Unis)… avant que, en 1990, le chiffre atteigne 89 % de l’américain
et se maintienne à des hauteurs comparables dans les années suivantes. Il est
évident que ces variations statistiques ne traduisent pas fidèlement l’inégalité qui
existe entre les deux États, mais tiennent aux variations des taux de change entre le
dollar américain et le franc français, puis l’euro : la valorisation de la monnaie
américaine a réduit le R.N.B. français exprimé en dollars (le dollar qui valait
4,52 francs en 19801 a culminé à 9,59 francs en 1984 avant de coter un peu plus de
5 francs au début de la décennie 1990). Il est impossible dans ces conditions de
tirer de ces chiffres des conclusions crédibles et d’établir un classement qui cor-
responde à l’économie réelle des pays examinés.
Figure 2. P.N.B. par habitant, États-Unis et France, 1980-2003
PNB/h des États-Unis et de la France. 1980-1998
(
dollar au taux de chan
g
e
)
Année États-Unis France $ en FRF/euros
1980 11 360 11 730 4
,
52
1981 12 820 12 190 5
,
75
1982 13 160 11 680 6
,
73
1983 14 110 10 500 8
,
35
1984 15 390 9 760 9
,
59
1985 16 690 9 540 7
,
56
1986 17 480 10 720 6
,
42
1987 18 530 12 790 5
,
34
1988 19 840 16 090 5
,
91
1989 20 910 17 820 5
,
79
1990 21 790 19 490 5
,
13
1991 22 240 20 380 5
,
18
1992 23 240 22 260 5
,
51
1993 24 740 22 490 5
,
90
1994 25 880 23 420 5
,
34
1995 26 980 24 990 4
,
90
1996 27 358 25 678 5
,
24
1997 28 740 26 050 5
,
99
1998 29 340 24 940 5
,
62
1999 30 600 23 480 6
,
53
2000 34 260 24 470 1
,
07
2001 34 870 22 690 1
,
13
2002 35 400 22 240 1
,
05
2003 37 610 24 770 1
,
26
Sources : Banque Mondiale : Rapports annuels ; Images Économiques du Monde, SEDES
1. Valeur au 31 décembre.
Chapitre 1 — Mesurer les inégalités pour comprendre le développement inégal 13
40 000
35000
30000
25000
20000
15000
10000
5000
0
1980
10 francs
9
8
7
6
5
4
3
2
1
1 2 3 4 5 6 7 8 9 1990 2000
1 2 3 4 5 6 7 8 9 1 2 3 4 5
1 euro
RNB/hab. des USA en $
RNB/hab. des USA en $
RNB/hab. de la France en $
RNB/hab. de la France en $
Valeur du dollar en francs et en euros
Valeur du dollar en francs et en euros
RNB/hab. des USA en $
RNB/hab. de la France en $
Valeur du dollar en francs et en euros
$
Source : Banque Mondiale : Rapports annuels
Source : Banque Mondiale : Rapports annuels
Images Économiques du Monde
Images Économiques du Monde
Source : Banque Mondiale : Rapports annuels
Images Économiques du Monde
Un autre problème tient à la signification du R.N.B. quant au niveau de vie et à
la qualité de la vie. La comparaison de quelques pays européens le montrera. En
2003, la France avait un R.N.B./h de 24 770 dollars, contre 16 990 en Espagne,
13 720 en Grèce et 25 250 en Allemagne. Ces chiffres ne surprennent pas et parais-
sent correspondre à la hiérarchie économique de ces pays. Est-ce à dire que, en
moyenne, un Grec vit deux fois moins bien qu’un Allemand ? Nullement. En fai-
sant provisoirement abstraction des données non monétaires qui peuvent rendre
l’existence plus plaisante en tel lieu qu’en tel autre et en s’en tenant aux données
chiffrées pour ne pas sortir de la logique de l’indicateur à cette étape du raisonne-
ment, il faut bien noter ce fait essentiel : le R.N.B. enregistre les activités écono-
miques sans appréciation sur leur utilité sociale. Or, dans toute société, mais surtout
dans celles qui connaissent un cadre de vie très artificialisé par la technique, des
faits qui dégradent la qualité de la vie entraînent pourtant, en toute rigueur statis-
tique, un gonflement du R.N.B. Un exemple peut l’illustrer : avoir un accident de
voiture, ce qui est très négatif pour la qualité de la vie, augmente le R.N.B. au
travers de la remise en état du véhicule et des soins médicaux donnés aux blessés. Il
n’y a là aucune incorrection statistique : la réparation automobile et les services de
santé doivent être comptabilisés dans le R.N.B., mais, si ces activités correspondent
à un haut niveau d’équipement et ont une utilité incontestable, il reste indéniable
que, toutes choses restant égales par ailleurs, les accidents de la route croissent
avec le parc automobile et sont une dure épreuve pour les personnes atteintes. Un
accident qui est donc un « moins » pour les personnes est un « plus » pour le R.N.B.
Beaucoup d’autres faits de la vie quotidienne des pays industriels augmentent le
R.N.B. sans traduire nécessairement une amélioration des conditions de vie des
populations. Ainsi en est-il des migrations alternantes : habiter loin de son lieu de
travail est un handicap… qui fait augmenter le R.N.B. puisqu’il rend nécessaires
des dépenses de transport. Bien qu’elle dégrade les conditions de vie, il en est de
même pour la pollution si elle fait naître des activités correctrices touchant l’envi-
ronnement et la santé publique.
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