Viviane Comerro, Pensée de la laïcité en Islam 2
telle disposition de la Charia, ou encore l’idéalisme de ceux qui prônent son application sans
délai, mais on en revient toujours, en fin de compte, à se situer par rapport à lui et cela est le
signe d’une extraordinaire vitalité. Les événements les plus récents nous en donnent une
illustration à travers les débats sur la constitution irakienne. Il a fallu tout le poids de
l’administrateur américain Paul Bremer pour éviter que l’islam soit considéré, dans la loi
administrative de transition du 8 mars 2004, comme l’unique source de référence de la
législation1. Quoi qu’il en soit à l’avenir, l’islam sera décrété religion d’Etat comme dans la
plupart des pays du monde arabe et musulman qui se sont constitués à travers l’occupation
étrangère et les luttes pour l’indépendance. Cela implique que la religion du père est imposée
à l’enfant en même temps que la nationalité, qu’une musulmane ne peut pas épouser un non-
musulman, que le chef de l’Etat ne peut pas être un non-musulman, etc. Il faut donc prendre
acte de cette situation : il y a une association étroite, pas seulement dans le passé, sous les
régimes du califat et du sultanat, mais encore aujourd’hui, sous une forme renouvelée entre ce
que nous appelons depuis le XIXe siècle, la sphère publique et la sphère privée, cette
distinction étant elle-même inopérante en dehors d’un cadre général dont nous aurons à
reparler.
La question que je poserai, de façon volontairement schématique, est la suivante : ces
formes renouvelées de la pensée politique islamique sont-elles le fruit de l’occidentalisation
du monde comme le prétendent les partisans de la discontinuité de l’histoire ? N’obéissent-
elles qu’à une « réaction » identitaire face à ce qui est défini comme une agression de la part
de l’Europe puis des Etats-Unis2 ? Ou bien, à l’inverse, pour les tenants de la continuité de
jusque dans la discontinuité3, assurent-elles en se renouvelant, le prolongement d’une
construction historique originale ? Manifestent-elles le souci véritable de proposer une
alternative politique aux modèles démocratiques ? D’où les questions suivantes : les
musulmans veulent-ils sortir du religieux ou bien le voulons-nous pour eux ? Que sont
devenus aujourd’hui les partisans de la laïcité dans le monde arabe et musulman, libéraux et
marxistes, socialistes, communistes ? N’y aurait-il plus d’espoir que dans un islam européen
que l’on imagine nécessairement démocratique ?
C’est à toutes ces interrogations que nous essayerons non pas de répondre, mais de réfléchir.
1 Il est désormais (août 2005) « la principale source de la législation » et « la religion officielle de l’Etat irakien ».
2 Ce point de vue est défendu par les sociologues français François Burgat, L’Islamisme en face, et Olivier Roy,
L’islam mondialisé.
3 Je fais évidemment allusion à Tocqueville et à sa compréhension du rapport entre Révolution et Ancien Régime.
Personnellement, c’est le point de vue que j’adopte, tout en ne niant pas le caractère également réactif de cette
pensée politique nouvelle. Cependant, l’idéologie wahhabite qui imprègne le renouvellement de l’islam, en
dehors de la mouvance chiite, est le fruit d’une réforme religieuse née au milieu du XVIIIe siècle en Arabie en
dehors de tout contexte d’agression coloniale.