Pensée de la laïcité en Islam ». - UFR langues et cultures étrangères

Viviane Comerro, Pensée de la laïcité en Islam 1
Pensée de la laïcité en Islam
L’exposé qui m’a été proposé était initulé « Pensée de la laïcité en Islam ». Je voudrais
évidemment en reformuler le titre pour donner d’emblée plus de clarté aux axes de réflexion
que je vous propose. Le terme « islam » doit-il être compris comme équivalent de « monde
musulman » comme on dit « monde anglo-saxon » ou comme religion comme on dit
« christianisme » ? Ou doit-on pour le comprendre ressusciter le terme de « chrétien» qui
impliquait une structuration de l’ordre social par la religion ? De fait, l’on peut appartenir
territorialement au monde musulman sans être un dévot de cette religion : athées ou
agnostiques ne s’en sentent pas moins liés à l’islam. N’a-t-on pas vu dans le passé un
mouvement socialiste et laïque puissant comme le mouvement Baath au Proche-Orient
considérer l’islam comme un élément permanent de l’identité arabe ? Nous pourrions nous
arrêter provisoirement à une notion de ce type si ne surgissait aussitôt à notre esprit et dans
notre actualité, les revendications d’une population musulmane, résidant en Europe, en ayant
souvent acquis les diverses nationalités, mais qui exprime une solidarité profonde avec la
Umma, c'est-à-dire avec une communauté religieuse islamique extra territoriale, voire non
territoriale.
Pour trancher, je reformulerai ainsi le titre de cet exposé : « Que disent aujourd’hui les
musulmans de la laïcité ? ». Les musulmans, c'est-à-dire ceux qui se réclament explicitement
de l’islam en tant que religion ou en tant que simple appartenance socio-culturelle. La laïcité a
ses partisans et ses adversaires et c’est ce double son de cloche, si vous me permettez
l’expression, que je voudrais vous faire entendre, tout en précisant bien que les uns et les
autres tirent désormais argument d’une lecture du Coran et de la Tradition pour justifier leur
position.
De ce point de vue, il n’y a pas vraiment de parallélisme avec le christianisme en
Europe, lequel apparaît de plus en plus marginalisé en tant que source de référence dans la
pensée politique. Il n’en est pas de même de l’islam, dans son domaine. On peut même dire
qu’après une éclipse au moment de la ferveur nationaliste qui a précédé et suivi les
mouvements d’indépendance, il fait désormais un retour en force comme référence
incontournable du débat politique et intellectuel. On revendique au nom des valeurs de
l’islam, on accommode ou on adapte telle ou telle prescription religieuse, on instrumentalise
les symboles religieux au service d’une politique, à l’inverse on critique sévèrement telle ou
Viviane Comerro, Pensée de la laïcité en Islam 2
telle disposition de la Charia, ou encore l’idéalisme de ceux qui prônent son application sans
délai, mais on en revient toujours, en fin de compte, à se situer par rapport à lui et cela est le
signe d’une extraordinaire vitalité. Les événements les plus récents nous en donnent une
illustration à travers les débats sur la constitution irakienne. Il a fallu tout le poids de
l’administrateur américain Paul Bremer pour éviter que l’islam soit considéré, dans la loi
administrative de transition du 8 mars 2004, comme l’unique source de référence de la
législation1. Quoi qu’il en soit à l’avenir, l’islam sera décrété religion d’Etat comme dans la
plupart des pays du monde arabe et musulman qui se sont constitués à travers l’occupation
étrangère et les luttes pour l’indépendance. Cela implique que la religion du père est imposée
à l’enfant en même temps que la nationalité, qu’une musulmane ne peut pas épouser un non-
musulman, que le chef de l’Etat ne peut pas être un non-musulman, etc. Il faut donc prendre
acte de cette situation : il y a une association étroite, pas seulement dans le passé, sous les
régimes du califat et du sultanat, mais encore aujourd’hui, sous une forme renouvelée entre ce
que nous appelons depuis le XIXe siècle, la sphère publique et la sphère privée, cette
distinction étant elle-même inopérante en dehors d’un cadre général dont nous aurons à
reparler.
La question que je poserai, de façon volontairement schématique, est la suivante : ces
formes renouvelées de la pensée politique islamique sont-elles le fruit de l’occidentalisation
du monde comme le prétendent les partisans de la discontinuité de l’histoire ? N’obéissent-
elles qu’à une « réaction » identitaire face à ce qui est défini comme une agression de la part
de l’Europe puis des Etats-Unis2 ? Ou bien, à l’inverse, pour les tenants de la continuité de
jusque dans la discontinuité3, assurent-elles en se renouvelant, le prolongement d’une
construction historique originale ? Manifestent-elles le souci véritable de proposer une
alternative politique aux modèles démocratiques ? D’où les questions suivantes : les
musulmans veulent-ils sortir du religieux ou bien le voulons-nous pour eux ? Que sont
devenus aujourd’hui les partisans de la laïcité dans le monde arabe et musulman, libéraux et
marxistes, socialistes, communistes ? N’y aurait-il plus d’espoir que dans un islam européen
que l’on imagine nécessairement démocratique ?
C’est à toutes ces interrogations que nous essayerons non pas de répondre, mais de réfléchir.
1 Il est désormais (août 2005) « la principale source de la législation » et « la religion officielle de l’Etat irakien ».
2 Ce point de vue est défendu par les sociologues français François Burgat, L’Islamisme en face, et Olivier Roy,
L’islam mondialisé.
3 Je fais évidemment allusion à Tocqueville et à sa compréhension du rapport entre Révolution et Ancien Régime.
Personnellement, c’est le point de vue que j’adopte, tout en ne niant pas le caractère également réactif de cette
pensée politique nouvelle. Cependant, l’idéologie wahhabite qui imprègne le renouvellement de l’islam, en
dehors de la mouvance chiite, est le fruit d’une réforme religieuse née au milieu du XVIIIe siècle en Arabie en
dehors de tout contexte dagression coloniale.
Viviane Comerro, Pensée de la laïcité en Islam 3
Définition de la laïcité
Après avoir tenté de définir ce que recouvrait le mot « islam », il faudrait sans doute
aussi définir l’autre terme de l’intitulé, celui de « laïcité ». Etant donné les différents exposés
de cette session, je ne vais pas m’y attarder sauf pour insister sur un élément important : la
laïcité n’est pas un concept erratique dont on pourrait traiter sans le replacer dans son cadre à
la fois philosophique et politique, c'est-à-dire dans sa genèse historique. Cependant, compte
tenu du caractère global de mon analyse qui porte principalement le monde musulman, je ne
chercherai pas à distinguer entre la « laïcité » des pays catholiques qui séparent l’Eglise de
l’Etat et la « sécularisation » propre aux pays protestants qui inscrivent leurs Eglises
nationales dans la sphère publique. Je me contenterais de définir la laïcité comme le résultat
d’un processus de laïcisation ou de sécularisation qui tend à autonomiser l’usage de la raison
par rapport aux vérités reçues d’ordre religieux, que cet usage s’applique dans l’ordre
politique ou plus généralement intellectuel. Je définirais également la modernité par l’esprit
critique, fondé sur la confiance en la raison de l’homme, c'est-à-dire sur sa capacité à trouver
des outils anthropologiques pour penser le réel : le monde n’a pas été créé en sept jours.
Le cadre philosophique
Le processus intellectuel de laïcisation ou de sécularisation commence dans l’ordre de
la pensée : c’est une conception de la nature et de l’homme qui s’éloigne des données
religieuses pour élaborer des explications philosophiques et scientifiques. Ces conceptions ne
se prévalent plus de la vérité des mythes ou d’une révélation divine, mais d’une réflexion de
l’homme sur lui-même, sur la société, sur le cosmos. Il est le propre de notre héritage
grec auquel appartiennent originellement les concepts de nature, régie par des lois physiques,
et celui de cité régie par des lois humaines, en vue du bien commun. Ce sont les Grecs qui en
fondant « un espace politique géométrisé4 », instituent la démocratie. Cette expérience fut de
courte durée dans l’espace et dans le temps : son modèle qui n’était pas universaliste, mais
exclusif, s’effondra au bout de deux siècles, après une guerre civile désastreuse entre cités et
la conquête macédonienne (- 338). Cependant cet héritage intellectuel de la Grèce classique
4 L’expression est de Jean-Pierre Vernant, Mythes et pensée chez les Grecs, p. 215-229 et Les Origines de la
pensée grecque, p. 125-126. L’auteur n’hésite pas utiliser le terme de « laïcisation », tout en reconnaissant son
caractère anachronique, pour traduire le rapport du politique au religieux en Grèce ancienne. C’est aussi le cas de
Pierre Levêque et de Pierre Vidal-Naquet lorsqu’ils analysent la mutation introduite dans la société grecque par
les réformes de Clisthène l’Athénien à la fin du VIe siècle.
Viviane Comerro, Pensée de la laïcité en Islam 4
fut revisité en Europe au XVIe siècle et cette « Renaissance » a peu à peu imposé, à partir du
rationalisme philosophique et des progrès de la science, une tradition de pensée autonome à
l’égard des vérités religieuses. Du moins tel est le schéma de pensée propre aux Lumières, sur
lequel nous avons fonctionné un certain temps.
Autre est l’analyse de Marcel Gauchet – pour ne citer qu’une étude récente parue en
France - lorsqu’il définit le christianisme comme la « religion de la sortie de la religion » :
c’est dans le dogme de l’Incarnation, qui est une particularité du monothéisme chrétien, que
réside la valorisation possible du domaine humain5. De même, c’est à travers l’expression
d’une royauté de droit divin, que la médiation de l’Eglise est écartée et que l’autonomie du
politique peut s’affirmer. C’est donc à l’intérieur du pouvoir monarchique qu’a pu prendre
corps la figure d’un pouvoir démocratique6. La laïcisation ou la sécularisation serait par
conséquent le produit d’une transmutation interne du religieux.
La question qui vient immédiatement à l’esprit est la suivante : si l’Incarnation est
rejetée par l’islam, et si la monarchie absolue est propre à l’histoire de quelques Etats
européens, en revanche, l’héritage grec n’est-il pas un héritage partagé entre mondes
médiévaux musulman et chrétien ?
De façon rapide, on peut répondre que dans le monde musulman, la philosophie
grecque a été vaincue par le juridisme. Averroès n’a eu de postérité que dans l’Occident latin
et jusqu’au XXe siècle, il ne constituait en rien un idéal de la pensée arabe ou musulmane. En
effet, depuis son émergence au IXe siècle, la philosophie avait été considérée par les savants
juristes traditionnistes7 comme une science « intruse » (il y a un mot, dakhîl, pour déterminer
cette catégorie). Dans le champ de la théologie - les théologiens ayant souvent eux-mêmes
une formation de juriste -, on considère généralement que le concept de loi religieuse a joué
contre celui de loi naturelle et même de nature. Dans l’école dominante de l’Asharisme, qui
avait fait les concessions nécessaires aux traditionnistes pour s’imposer, il n’y avait pas de
théologie naturelle, mais un arbitraire de Dieu qui n’est lié par rien. Celui-ci est toujours à
l’œuvre dans une création qui n’est pas achevée et il n’y a donc pas de loi physique autonome.
De même dans le domaine de la morale, le bien n’est pas fondé en droit, mais dans la loi : si
Dieu déclarait bon ce qui est mauvais, il en serait ainsi et cela deviendrait loi.
5 Le Désenchantement du monde, p. 97 ; et sous une forme plus dialogale : Un monde désenchanté ? P. 121-123
et 138.
6 Le Désenchantement du monde, p. 200-202 ; Un monde désenchanté ? P. 114-117.
7 Néologisme utilisé par les orientalistes pour désigner les savants spécialisés en sciences religieuses, ces
dernières étant essentiellement fondées sur l’authentification et la classification de traditions concernant le
prophète Mahomet et ses compagnons. Le terme est à distinguer du « traditionnaire », s’appliquant
généralement au savant talmudiste.
Viviane Comerro, Pensée de la laïcité en Islam 5
Aujourd’hui encore, les droits de l’homme parce qu’ils sont fondés sur une loi de la
nature ou de la raison, ne sont pas acceptés tels quels par les musulmans qui ont édité une (ou
des) « charte islamique de droits de l’homme », revus et corrigés en fonction des normes
établies par les préceptes de leur loi religieuse.
Le cadre politique
La séparation de l’Eglise et de l’Etat, effectuée en France, est un choix politique que
n’ont pas fait d’autres Etats modernes, en particuliers dans les pays protestants. Cela ne remet
pas en cause l’affranchissement progressif de la réflexion à l’égard du religieux.8 La liberté de
conscience est devenue totale parce que fondée philosophiquement et elle a fini par inclure
aussi bien la liberté religieuse que la liberté d’être agnostique ou athée. Elle est en cela
différente de la tolérance de l’Ancien Régime en France ou celle des régimes musulmans
médiévaux qui se réclamaient d’une loi religieuse entérinant la reconnaissance des gens du
Livre, juifs et chrétiens, en tant que communautés distinctes, protégées et soumises.
Cependant la liberté de conscience n’est que l’un des aspects de la liberté individuelle
car celle-ci, pour être développée et garantie, nécessite un type de régime démocratique où la
souveraineté appartient, en droit, à l’ensemble des citoyens9. La citoyenneté est une notion
juridico-politique qui suppose une entité appelée Etat garantissant l’égalité de tous les
citoyens devant la loi, dans les limites d’un territoire défini. Il ne recouvre pas exactement le
sens de nation dans la mesure où celle-ci pouvait être fondée sur l’appartenance ethnique
comme en Allemagne à la différence de la France, de la Grande Bretagne ou des Etats-Unis.
Mais à l’époque moderne, cet Etat démocratique s’est toujours incarné dans le cadre d’une
nation et l’on parle d’Etat-nation. Historiquement, la revendication de la liberté de conscience
ne s’est donc pas satisfaite de la tolérance. Elle a été associée à d’autres types de liberté,
d’ordre politique, et elle a débouché sur l’instauration d’un régime démocratique. Or ce
dernier s’est réalisé à l’époque moderne dans le cadre de l’Etat-nation.
Aujourd’hui, l’Europe est responsable de la carte politique du monde : toute
l’humanité est divisée en nations, c'est-à-dire en groupes humains définis par un territoire
8 Marcel Gauchet fait remarquer que l’inscription des Eglises nationales protestantes dans la sphère publique ne
préserve pas de la rupture entre tradition et modernité : « Le mouvement [de la modernité] avance par évidement
interne du religieux. Officiellement sa place ne bouge pas, mais il perd peu à peu sa capacité d’informer les
conduites. », La religion dans la démocratie, p. 20.
9 Joseph Ratzinger qui réfléchit sur les fondements de la démocratie pour définir à son égard la position du
catholicisme, reprend la distinction des deux voies selon lesquelles elle s’est forgée dans la modernité : dans la
pensée anglo-saxonne, sur la base de traditions du droit naturel et d’un consensus chrétien ; chez Rousseau, en
opposition au christianisme, Cf. Valeurs pour un temps de crise, p. 35-40.
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