La spécificité de la notion d’utopie : l’écart avec Platon
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tries non-euclidiennes. Il y a genre utopique lorsque la réflexion sur les possibles lat-
éraux aboutit à la représentation textuelle d’un monde spécifique organisé, sous la forme
d’une cité.
On peut alors essayer de recenser les caractères généraux du genre utopique,
comme le fait par exemple Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part7, qui
retient ainsi l’insularisme, l’agencement mathématique, le bonheur réalisé, etc., en ex-
cluant tout ce qui relève de l’âge d’or, des pays de cocagne, du millénarisme, des voyages
imaginaires, des robinsonnades, etc., qualifiés de « genres apparentés ». Il y a là un souci
évident de rigueur et de détermination notionnelle. Pourtant, d’une part, on peut discuter
de ce qui est ainsi retenu pour caractériser le genre utopique. Il ne va pas du tout de soi,
comme nous allons essayer de le montrer plus bas, que le « dirigisme », le
« collectivisme », la « législation tatillonne », la « sortie de l’histoire », qui sont ici rete-
nus, puissent valoir pour toutes les utopies textuelles. D’autre part, et plus important,
nous avons ici affaire à une description thématique, à un classement factuel et non, par
conséquent, à une détermination conceptuelle permettant de reconnaître l’objet
« utopie », y compris comme genre littéraire, dans l’unité articulée de ses caractères. Il
demeure que, dans ces limites, l’histoire du genre utopique que présente R. Trousson est
très utile8. Elle fait particulièrement bien apparaître que la grande époque littéraire de
l’utopie est le XVIIIe siècle9. Mais, encore une fois, cela ne nous donne pas le concept de
l’utopie comme genre, et a fortiori comme mode. Quel est le concept de l’utopie ?
Selon G. Raulet, les choses sont claires : l’utopie n’est pas un concept, ne peut
pas être un concept10. Cela tient d’abord à ce que le terme renvoie à des objets bien trop
variés pour qu’on puisse espérer les faire relever d’un concept univoque. Ensuite, le seul
point un peu commun que l’on pourrait dégager, dans la diversité des emplois de
l’utopie, c’est l’irréalisme. Or cela en ferait plutôt quelque chose comme un « concept
négatif », soit un « anti-concept ». Mais en conséquence, à défaut de « concept », il faut
plutôt alors parler de « fonction utopique », comme rationalité critique à l’oeuvre dans
des textes et dans des pratiques. Tel est le sens des noms négatifs en Utopie (= « sans
lieu ») : la capitale en est Amaurote (= « ville-fantôme », du verbe ˜ìáõñüù, j’obscurcis) ;
le Prince est Ademus ( =« sans peuple »), etc. Cette rationalité critique est le principe de
l’unification des contraires dans les utopies : l’utopie, c’est à la fois l’espérance et le
savoir, la sensibilité et la raison, l’exigence morale et le désir du bonheur, la considération
de l’individu et de la communauté, etc.
7 : Ed. de l’Université de Bruxelles, 1979.
8 : On peut aussi citer J.Servier, L’utopie, P.U.F., « Que sais-je ? », 1979 ; Histoire de l’utopie, Galli-
mard, « Idées », 1967.
9 : Pour mémoire, on date de Louis-Sébastien Mercier, avec L’An 2440, la première utopie située dans un
ailleurs temporel. On sait que le XIXe siècle est celui des « socialistes utopistes », Fourier, Saint-Simon
et Owen, en particulier, et que le XXe siècle voit fleurir les anti-utopies.
10 : « L’utopie est-elle un concept », Lignes, octobre 1992.