Séance 4

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SEANCE N°4 INTRODUCTION A « AU-DELA DU PRINCIPE DE PLAISIR »
II.PROBLEMES
A.La notion de pulsion de mort
Dans « Au-delà du PP », Freud fait l’hypothèse de pulsions de mort. Avant même de
se demander quel statut il accorde à cette hypothèse, il faut prendre la mesure du caractère
problématique voire scandaleux de la notion même de pulsion de mort.
1.Obscurité et mythologie
D’une façon générale, Freud souligne toujours le caractère obscur et hypothétique
des théories portant sur les pulsions et la vie pulsionnelle. Dans « Pulsions et destins des
pulsions » (in Métapsychologie, pp. 22-23.), Freud notait déjà la difficulté d’élaborer des
connaissances ayant trait aux pulsions, leur nombre, etc. L’étude des troubles psychiques lui
apparaissait comme la seule source de connaissance de la vie pulsionnelle ; or celle-ci avait
fourni presque uniquement des renseignements que sur les pulsions sexuelles (grâce à l’étude
des psychonévroses). On ne savait presque rien des pulsions du moi. De plus, l’étude des
pulsions pose le problème délicat de l’articulation de la biologie et de la psychologie et de
la transposition des connaissances d’un domaine dans l’autre. En effet, les pulsions, parce
qu’elles possèdent un ancrage somatique, sont un objet pour la biologie1 ; mais, en tant que la
pulsion possède aussi un versant psychique (les représentants de pulsion), elle est un objet
d’étude pour la psychologie des profondeurs.
Freud est ainsi souvent conduit à affirmer que la doctrine des pulsions est la
mythologie de la psychanalyse et qu’il y a là une source d’obscurité importante :
« Au-delà du principe de plaisir », « Jenseits des Lustprinzips », 1920, pp. 273-338, in OC XV
(p. 331.) Sur la seconde hypothèse qui est plutôt un mythe qu’une explication scientifique : « Effectivement, elle
fait dériver une pulsion du besoin de réinstaurer un état antérieur. » cf. Discours d’Aristophane dans le Banquet.
« Pourquoi la guerre », (« Warum Krieg ? »), 1933, pp. 61-81, in OC XIX
(p. 78.) « Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une sorte de mythologie, dans le cas présent une
mythologie qui n’est pas même réjouissante. Mais toute science de la nature ne revient-elle pas à une telle sorte
de mythologie. En va-t-il autrement pour vous en physique ? »
« A partir de notre mythologique doctrine des pulsions, nous trouvons aisément une formule indiquant les voies
indirectes pour combattre la guerre. »
« La nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse », (« Neue Folge der Vorlesungen zur
Einführung in die Psychoanalyse »), 1933, pp. 83-268, in OC XIX
(p. 178.) « La doctrine des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques,
grandioses dans leur indétermination. Nous ne pouvons, dans notre travail, faire abstraction d’elles un seul
instant, et cependant nous ne sommes jamais sûrs de les voir distinctement. »
« Psycho-Analysis », [1925], pp. 153-160, in Freud, S., Résultats, idées, problèmes, pp. 155-6 :
« Psychologie des profondeurs, la psychanalyse envisage la vie psychique de trois points de vue : dynamique,
économique et topique. En ce qui concerne le premier, elle ramène tous les processus psychiques – à l’exception
de la réception de stimuli extérieurs – au jeu de forces qui s’activent ou s’inhibent, se combinent, entrent dans
des compromis, etc. A l’origine, toutes ces forces sont de nature pulsionnelle, donc d’origine organique,
1
Une partie des apports de la biologie sont déjà manifestes pour Freud, en particulier concernant la sexualité,
une autre partie reste à l’état d’hypothèse : « on peut prévoir que viendra le jour où s’ouvriront les voies à notre
connaissance et, espérons-le, aussi à notre influence, voies menant de la biologie des organes et de la chimie au
domaine phénoménal des névroses. Ce jour paraît encore lointain, actuellement ces états de maladie nous sont
inaccessibles par le versant médical. », « La question de l’analyse profane. Entretiens avec un homme
impartial », 1926, pp. 1-92, in OC XVIII, p. 58.
2
caractérisées par une formidable capacité (somatique) (compulsion de répétition), et trouvent leur délégation
psychique dans des représentations affectivement investies. La doctrine des pulsions est un domaine obscur
même pour la psychanalyse. L’analyse de l’observation conduit à poser deux groupes de pulsions, ce qu’on
appelle pulsions du moi dont le but est l’affirmation de soi, et les pulsions d’objet qui ont pour contenu la
relation à l’objet. Les pulsions sociales ne sont pas reconnues comme élémentaires et irréductibles. La
spéculation théorique laisse supposer l’existence de deux pulsions fondamentales qui se cachent derrière les
pulsions manifestes du moi et de l’objet : la pulsion aspirant à une unification toujours plus vaste, l’Eros, et la
pulsion de destruction qui conduit à la désintégration du vivant. En psychanalyse, on appelle libido l’expression
de la force d’Eros.
Le point de vue économique admet que les délégations psychiques des pulsions sont investies de
quantités déterminées d’énergie (cathexis) et que l’appareil psychique a tendance à empêcher une stase de ces
énergies et à maintenir au plus bas niveau possible la somme totale des excitations dont il est chargé. Le
déroulement des processus psychiques est automatiquement réglé par le principe de plaisir-déplaisir, le déplaisir
ayant de quelque façon rapport avec un accroissement, le plaisir avec une diminution de l’excitation.
Le principe de plaisir originaire subit au cours de l’évolution une modification par la prise en
considération du monde extérieur (principe de réalité), l’appareil psychique apprenant à différer les satisfactions
du plaisir et à supporter pendant un certain temps les sensations de déplaisir.
Le point de vue topique envisage l’appareil psychique comme un instrument composé [de parties] et
cherche à établir en quels lieux de celui-ci se produisent les différents processus psychiques. Etc, etc… »
2.Vie et pulsion
La notion de pulsion de mort pose un second problème : les deux termes qui
composent l’expression semblent dans un rapport antagoniste, leur réunion formant un
oxymore. Le français « pulsion » traduit l’allemand « Trieb ». (Todestrieb) L’inconscient est
un ensemble de pulsions, soit un ensemble de mouvements ou de poussées intérieurs qui
impose à l’appareil psychique une exigence de travail. La pulsion se distingue entre autre de
l’excitation physiologique en ce que cette dernière est apportée de l’extérieure et est
déchargée aussi vers l’extérieure par une action.
En anglais, on rencontre deux traduction pour Trieb : 1.Drive, qui évoque bien le
mouvement (Lacan parlera de « dérive ») ; 2.Instinct : les traducteurs de la Standard Edition
(édition anglaise de référence des œuvres de Freud, dont la traduction a été relue par Freud
lui-même) adopte cette traduction-là. En français, longtemps on a aussi traduit Trieb par
« instinct ». Lacan et d’autres parle ainsi d’ « instincts de mort ». Laplanche et Pontalis, dans
leur Vocabulaire de la psychanalyse, ont expliqué les raisons de choisir plutôt « pulsion de
mort ».
La pulsion pour Freud est « un concept limite entre le psychique et le somatique ».
Si la poussée est convertie en motion psychique, elle procède bien du corps, de l’organique,
possède une source somatique : le pulsionnel est ancré dans le vivant. Le vivant est d’abord
animé d’excitations externes et de pulsions (poussées internes). Freud affirme ainsi dans la
Métapsychologie que la pulsion est « l’exigence de travail qui est imposée au psychisme en
conséquence de sa liaison au corporel. ». Elle met l’âme au travail.2 Sans le corporel, il n’y
aurait donc pas d’activité psychique. En deçà de la pulsion comme objet métapsychologique,
nous ne savons rien d’elle, soutient Freud dans la Métapsychologie. On ne connaît pas la
source (aveugle) des excitations. Ca déborde le champ de la psychologie.
Le lieu principal de la pulsion pour Freud, c’est la sexualité. Laplanche, dans Vie et
mort en psychanalyse, rappelle que la sexualité pour Freud représente le modèle de toute
pulsion et constitue sans doute la seule pulsion au sens propre du terme. Attention : ça
n’accrédite pas l’accusation de pansexualisme. Il y a pour Freud toujours du conflit et
quelque chose qui s’oppose à la sexualité, les intérêts du moi d’abord, ce qui entraîne la
formation de psychonévroses de défense. Les Leçons d’introduction à la psychanalyse
2
Le point de vue économique est précisément celui d’une exigence de travail. S’il y a travail, modification dans
l’organisme, c’est qu’il y a une exigence à la base, une force, et comme dans les sciences physiques, la force ne
peut se définir que par la mesure d’une quantité de travail.
3
définissent la libido comme les investissements d’énergie que le moi adresse aux objets de ses
tendances sexuelles (OC XIV, p. 429.). Freud distingue alors la libido des « intérêts » qui
désignent tous les autres investissements qui sont envoyés par les pulsions
d’autoconservation. Il justifie cette distinction entre libido et intérêt, pulsions sexuelles et
pulsions du moi, et le refus de rendre compte des observations par l’hypothèse d’une énergie
unique et unitaire, qui investirait tantôt l’objet tantôt le moi, en raison du conflit nécessaire à
l’explication des névroses de transfert. Le dualisme est alors indispensable à la
compréhension de la vie psychique :
« Notre conception était dès le début dualiste et elle l’est aujourd’hui de façon plus tranchée qu’auparavant,
depuis que nous dénommons les opposés, non plus pulsions du moi et pulsions sexuelles, mais pulsions de vie et
pulsions de mort. La théorie de la libido de Jung est au contraire moniste… » 3
Dans le cadre du second dualisme, la libido se trouve du côté de l’Eros : « C’est ainsi
que la libido de nos pulsions sexuelles coïnciderait avec l’Eros des poètes et des philosophes,
qui maintient en cohésion tout ce qui est vivant. »4
Malgré tout, la libido reste l’énergie d’investissement qui anime toute la vie
psychique. Freud dit ainsi que « Libido est une expression provenant de la doctrine de
l’affectivité. Nous appelons ainsi l’énergie, considérée comme grandeur quantitative –
quoique pour l’instant non mesurable –, de ces pulsions qui ont à faire avec tout ce que l’on
peut regrouper en tant qu’amour. »5 Or il précise qu’amour désigne ici tout à la fois l’amour
entre les sexes avec comme but l’union sexuée, l’amour de soi, l’amour filial, l’amour
parental, l’amitié, l’amour entre les hommes en général, le dévouement à des objets concrets
et à des idées abstraites. Toutes ces tendances sont l’expression des mêmes motions
pulsionnelles.
Cette généralité fait le caractère scandaleux de la doctrine et a engendré une forme de
résistance à laquelle Freud a lui-même résisté. Lacan le rappelle bien :
« Mais justement, Freud était un homme qui, quand il avait une fois vu quelque chose - et il savait
voir, et le premier - n'en lâchait pas le tranchant. Et c'est ce qui fait la valeur prodigieuse de son
oeuvre. Bien entendu, dès qu'il avait fait une découverte, immédiatement s'exerçait sur elle ce travail
de rongeur qui se produit toujours autour de toute espèce de nouveauté spéculative, et tend à tout faire
rentrer dans la routine. Voyez la première grande notion originale qu'il a apportée sur le plan purement
théorique, la libido, et le relief, le caractère irréductible qu'il lui donne en disant - la libido est sexuelle.
Pour bien nous faire entendre de nos jours, il faudrait dire que ce que Freud a apporté, c'est que le moteur essentiel du progrès humain, le moteur du pathétique, du conflictuel, du fécond, du créateur dans
la vie humaine, c'est la luxure. Et déjà au bout de dix ans, il y avait Jung pour expliquer que la libido,
c'était les intérêts psychiques. Non, la libido, c'est la libido sexuelle. Quand je parle de la libido, c'est
de la libido sexuelle. » 6
Quoiqu’il en soit la notion de pulsion semble arrimée à la vie, au vivant, au
changement, au mouvement, etc. Comment alors parler de pulsion de mort ? Comment ce
qui pulse et vit, ce qui bout dans le chaudron psychique, pourrait-il rechercher la mort ? A
l’inverse, comment ce qui aspire à la mort, à la situation du comme mort, à l’état inanimé,
pourrait-il être pulsion, mettre en mouvement, constituer une exigence de travail psychique ?
3
« Au-delà du principe de plaisir », « Jenseits des Lustprinzips », 1920, pp. 273-338, OC XV, p. 336.
OC XV, p. 324.
5
« Psychologie des masses et analyse du moi », « Massenpsychologie und Ich-analyse », 1921/1921, pp. 1-83,
OC XVI, p. 29.
6
Lacan, Jacques, Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Seuil, p.
83.
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Jean-Bertrand Pontalis a résumé ce scandale pour la pensée que constitue la notion de pulsion
de mort :
« Et peut-être Freud n’a-t-il inventé la notion de pulsion de mort qui est et doit rester un scandale pour la
pensée, car quelle alliance plus étrange que celle de Tod et de Trieb en un seul mot ? Pour faire coexister,
pour faire se rejoindre, s’entrelacer, dans une union impossible, l’extrême de l’affirmation et de la
négation extrême. Pas facile de s’en sortir, de cette scène primitive là ! » 7
A cela s’ajoute le problème qu’il y a à faire de la pulsion une force conservatrice. En
effet, la pulsion nous semblait être ce qui met en mouvement, ce qui induit un changement et
on associait facilement vie, pulsion et changement. Or, dans la seconde théorie des pulsions,
toutes les pulsions travaillent à une forme de conservation :
« J’ai regroupé autoconservation et conservation de l’espèce sous le concept de l’Eros et je lui ai opposé la
pulsion de mort ou de destruction travaillant sans bruit. La pulsion est conçue d’une façon tout à fait générale
comme une sorte d’élasticité du vivant, comme une poussée à la réinstauration d’une situation qui avait jadis
existé et avait été supprimée par une perturbation extérieure. Cette nature par essence conservatrice des pulsions
est illustrée par les manifestations de la contrainte de répétition. L’action conjointe et antagoniste d’Eros et de la
pulsion de mort donne pour nous l’image de la vie. »8
En effet, dans « Au-delà du PP », Freud va donner une lecture neuve du concept de
pulsion. La pulsion aurait comme caractéristique principale d’être conservatrice, c’est-à-dire
d’être certes une poussée (Trieb) mais une poussée qui ne va pas vers l’avant, vers le
changement, mais vers l’arrière : une poussée dirigée vers le rétablissement d’un état
antérieur. Freud parle même d’élasticité à propos de cette tendance des pulsions à retourner
vers un passé. Notons que ce conservatisme n’est pas le privilège de la pulsion de mort. Il y a
donc deux façons de conserver, c’est-à-dire aussi bien deux façons de répéter, car conserver
ici c’est faire venir à nouveau dans le présent un état révolu : « Partant de spéculations sur le
début de la vie et de parallèles biologiques, je tirai la conclusion qu’il fallait qu’il y eût, en
dehors de la pulsion à conserver la substance vivante, à la rassembler en unités de plus en plus
grandes, une autre pulsion, opposée à elle, qui tende à dissoudre ces unités et à les ramener à
l’état anorganique des primes origines. » (Malaise dans la culture) De même, dans l’Abrégé
de psychanalyse, on lit que le but d’Eros est la liaison tandis que le but de l’autre pulsion est
de briser les rapports. La pulsion de vie aussi est une répétition, une tendance au retour. Quant
à la pulsion de mort, elle est décrite comme un retour à l’inanimé. Il y a là quelque chose
d’effrayant, car sont inanimés aussi bien les êtres naturels inertes que les machines. Il semble
bien que Freud fasse droit, en forgeant une pulsion de mort, à cette évidence que les hommes
se comportent parfois comme des machines alors qu’ils n’en sont pas. En effet, que le second
dualisme pulsionnel semble signifier que la psyché n’équilibre pas la balance de ses comptes
pulsionnels de façon autonome. Elle paraît bien plutôt travaillée par une tendance mécanique
et compulsive à la répétition. Cette tendance impérieuse et indépendante du désir personnel
apparaît dénuée de sens.
C’est, nous y reviendrons, ce qu’il y a de très inquiétant dans la répétition que
constitue la pulsion de mort. C’est qu’elle signifie moins un retour à l’état antérieur ou une
régression qu’un retour de l’état antérieur, non un retour en arrière qui pour être régressif
peut être un retour à quelque chose de stable ou de familier, mais un retour de l’inconnu, de
l’altérité interne, de l’exclu, soit une forme de hantise plus qu’une régression.
7
« Sur le négatif », Jean-Bertrand Pontalis, pp. 107-127, in Le négatif, travail et pensée, Green, A., FavarelGuarrigues, B., Guillaumin, J., Fedida, P., alii, Bordeaux-Le-Bouscat, L’Esprit du temps, Perspectives
psychanalytiques, 1995.
8
Freud, S., « Autoprésentation » (1924), in OC XVII, p. 105.
5
3.L’inconscient ignore la mort…
Troisième grand problème relatif à la notion de pulsion de mort : comment
l’inconscient pourrait-il abriter des pulsions de mort alors que Freud n’a cessé de répéter que
l’inconscient ignore tous les registres du négatif ? Que la mort soit exclue par Freud du
champ de l’inconscient rend très énigmatique son irruption au cœur du psychisme à partir de
1920.
Que l’inconscient ignore le négatif est une idée ancienne que Freud défendra toujours.
Elle apparaît très tôt dans la pensée freudienne, puisqu’on la trouve déjà formulée pour
l’essentiel dans l’Interprétation du rêve, qui paraît en novembre 1899. Dans la sixième partie
du livre, consacrée au travail du rêve, on peut lire ceci :
« La façon dont le rêve se comporte à l’égard de la catégorie de l’opposition et de la contradiction est des plus
frappantes. Celle-ci est tout bonnement négligée, le « non » semble pour le rêve ne pas exister. Avec une
particulière prédilection, les oppositions sont contractées en une unité ou présentées en une seule fois. Mieux, le
rêve s’octroie la liberté de présenter n’importe quel élément au moyen de son opposé-quant-au-souhait, de sorte
que d’emblée on ne sait d’aucun élément susceptible d’avoir un contraire s’il est contenu positivement ou
négativement dans la pensée de rêve. » 9
Et ce qu’il dit du rêve vaut pour le système inconscient lui-même. Pour Freud, c’est
tout contenu de pensée inconscient qui ignore la négation et non pas uniquement celui qui
forme le rêve, comme le rappelle bien cet extrait de la quatorzième Leçon d’introduction : « A
cela s’ajoute que l’angoisse est l’opposé direct du souhait, que les opposés sont
particulièrement proches dans l’association et qu’ils coïncident, comme nous l’avons vu,
dans l’inconscient. »10
Il y d’autres représentants de la négation que la contradiction et l’opposition, eux aussi
exclus de la pensée inconsciente. La seconde ignorance que Freud prête à l’inconscient, c’est
le temps. Freud parle de « l’ « atemporalité » de nos processus inconscients. »11 Cette
atemporalité des processus inconscients se rattache à leur ignorance générale de la négation,
car temps est synonyme d’une certaine caducité et précarité de ce qu’il touche : ce qui est
dans le temps peut passer, cesser d’être, être détruit ou simplement changer. En vertu de cette
négativité du temps et si l’inconscient ignore la négation, on comprend qu’il ignore aussi le
temps. Cette hypothèse, attachée à l’idée que le temps œuvre à la manière d’une négation,
semble confirmée par ce passage d’« Au-delà du principe de plaisir » :
« Nous avons appris d’expérience que les processus animiques inconscients sont en soi « atemporels ». Cela
signifie d’abord qu’ils ne sont pas ordonnés temporellement, que le temps ne modifie rien en eux et qu’on ne
peut pas leur appliquer la représentation du temps. Ce sont là des caractères négatifs dont on ne peut se faire une
idée nette que par la comparaison avec les procédés animiques conscients. Notre représentation abstraite du
temps semble plutôt avoir été tirée du mode de travail du système Pc-Cs et correspondre à une autoperception de
ce mode de travail. »12
Troisième catégorie de négation qui, de par sa nature, est exclue de l’inconscient : la
mort. On comprend pourquoi l’ignorance par l’inconscient de la mort se rattache à son
ignorance générale de la négation. Néanmoins, il faut préciser que c’est plus précisément le
9
Freud, S., Interprétation du rêve, pp. 362-363.
Freud, S., OC XIV, p. 226.
11
« Sur l’engagement du traitement », « Zur Einleitung der Behandlung », 1913, pp. 161-184, in Freud, S., OC
XII, p. 170.
12
« Au-delà du principe de plaisir », « Jenseits des Lustprinzips », 1919-1920/1920, pp. 273-338, in Freud, S.,
OC XV, p. 299.
10
6
phénomène de la mort propre que l’inconscient ignore : quand Freud présente l’exclusion de
l’idée de mort hors du système inconscient, c’est sous la forme d’une croyance en ma propre
immortalité. Les considérations « Actuelles sur la guerre et la mort », faites par Freud en
1915, viennent confirmer, par le constat qu’elles établissent, cette idée que l’inconscient ne
connaît pas la mort – tout au plus connaît-il que l’autre est mortel, en même temps qu’elles
l’utilisent pour justifier les phénomènes évoqués :
« C’est pourquoi dans l’école psychanalytique on a pu risquer cette assertion : personne au fond ne croit à sa
propre mort ou, ce qui revient au même : dans l’inconscient chacun de nous est convaincu de son immortalité.»13
« De ce point de vue, comme de tant d’autres, l’homme des premiers temps continue à vivre inchangé dans notre
inconscient. Ainsi notre inconscient ne croit pas à la mort-propre, il se conduit comme s’il était immortel. Ce que
nous appelons notre « inconscient », les strates les plus profondes de notre âme constituées de motions
pulsionnelles, ne connaît absolument rien de négatif, aucune négation – en lui des opposés coïncident – et de ce
fait ne connaît pas non plus la mort propre, à laquelle nous ne pouvons donner qu’un contenu négatif. Ainsi rien
de pulsionnel en nous ne favorise la croyance à la mort. Peut-être même est-ce là le secret de l’héroïsme. » 14
C’est en vertu du caractère négatif de son contenu qu’il n’est fait aucune place à la
notion de mort propre dans un l’inconscient qui précisément exclut toute valeur négative. Si
de nos jours encore notre inconscient se refuse à toute représentation de notre propre
mortalité, alors il est légitime de dire, comme le fait Freud, que c’est dans le domaine de notre
relation à la mort que notre manière de penser et de sentir s’est le moins modifiée depuis les
temps originaires.15
Pour Freud, si l’inconscient sous toutes ses formes – dans le rêve par exemple –
ignore d’une façon générale la négation, il refuse aussi de ménager une place aux principales
catégories de négations : l’opposition/contradiction, le temps et la mort.
Comment la mort, qui comme catégorie négative n’a pas droit de cité dans
l’inconscient, pourrait-elle devenir principe ou loi (si la pulsion de mort impliquait un au-delà
du principe de plaisir, soit un principe ou une loi psychiques plus originaires que le principe
de plaisir) ?
Aussi André Green au début de son livre Le travail du négatif parle-t-il de cette
« aporie » que représente d’abord « l’inexistence du « non » dans l’inconscient ».16 Y ont
également été confrontés tous ceux qui se sont efforcés de penser le statut psychique de la
mort. Il y a en effet un problème pour la pensée à affirmer l’inexistence de la négation dans le
système inconscient tout en définissant que celui-ci est régi, tout autant que par un principe de
plaisir et même peut-être plus originairement, par une pulsion de mort. Jean Laplanche
souligne bien, dans l’introduction de son livre Vie et mort en psychanalyse, qu’il ne va pas de
soi de concilier l’exclusion de la négation hors du champ de l’inconscient avec la
dernière théorie des pulsions et la deuxième topique de l’appareil psychique :
« Si la vie est, malgré ces réserves, données comme présente, matériellement, aux frontières de la psyché,
l’entrée en scène de la mort dans le freudisme est beaucoup plus énigmatique. D’emblée, comme toutes les
modalités du négatif, elle est radicalement exclue du champ de l’inconscient. Puis la voici, en 1920, qui surgit au
centre du système, comme l’une des deux forces fondamentales, et peut-être même comme la seule force
primordiale au sein du psychisme, de l’être vivant voir de la matière. Ame du conflit, discorde élémentaire,
désormais au premier plan des formulations les plus théoriques de Freud, elle n’en reste pas moins personnage
13
« Actuelles sur la guerre et la mort », « Zeitgemässes über Krieg und Tod », 1915, pp. 127-157, in Freud, S.,
OC XIII, p. 145.
14
Ibid., p. 153.
15
« L’inquiétant », « Das Unheimliche », 1919, pp. 147-188, in Freud, S., OC XV, p. 176.
16
Green, A., Le travail du négatif, p. 40.
7
muet, le plus souvent, dans la clinique, où Freud maintient jusqu’au bout la plus stricte réserve par rapport aux
développements que semblait, presque naturellement, devoir introduire sa conceptualisation nouvelle : les
incidences de l’angoisse de mort ou d’un désir d’un désir originaire de mourir ne trouveront jamais à se situer,
dans la psychopathologie analytique, en cette position de « roc » irréductible qui est dévolue, par excellence, au
complexe de castration. » 17
On mentionnera encore la position de Deleuze dans Différence et répétition, selon
laquelle la méconnaissance de la négation par l’inconscient signifie l’impossibilité
d’interpréter l’inconscient à la manière hégélienne comme un lieu d’oppositions et de
contradictions. D’où aussi l’impossibilité d’y associer un travail du négatif, si les différences
n’y sont jamais synonymes de manque :
« En vérité, il ne s’agit pas du tout de savoir si l’inconscient implique un non-être de limitation logique, ou un
non-être d’opposition réelle. Car ces deux non-êtres sont de toute façon les figures du négatif. Ni limitation ni
opposition – ni inconscient de la dégradation, ni inconscient de la contradiction – l’inconscient concerne les
problèmes et les questions dans leur différence de nature avec les solutions-réponses : (non)-être du
problématique, qui récuse également les deux formes du non-être négatif, celles-ci ne régissant que les
propositions de la conscience. C’est à la lettre qu’il faut prendre le mot célèbre, l’inconscient ignore le Non. » 18
Comment à la fois affirmer que l’inconscient ignore la mort et faire l’hypothèse d’une
pulsion de mort ?
B.Le caractère spéculatif du texte
« Au-delà du PP » soulève une autre difficulté importante, qui ne tient plus à la notion
même de pulsion de mort, mais au statut théorique du texte. On a dit – et Freud le suggère –
lui-même que le texte relèverait de la spéculation. On se demande alors quel crédit accorder
aux hypothèses produites par cette spéculation. Ont-elles seulement une valeur heuristique ?
S’agit-il d’une métaphysique ?
Cette dimension spéculative est d’autant plus problématique et plus difficile à
interpréter que Freud avait construit la théorie psychanalytique par distinction avec les
spéculations philosophiques. De plus, il avait pris soin de distinguer l’étude de l’activité
inconsciente de l’âme qui occupe la psychanalyse et les « spéculations philosophiques sur
l’inconscient. » Le caractère non spéculatif de la psychanalyse s’expliquait alors par la
revendication de scientificité et la revendication d’un étayage empirique :
« Je commencerai en disant que la psychanalyse n’est pas un enfant de la spéculation, mais le résultat de
l’expérience ; et pour cette raison, comme chaque nouvelle production de la science, elle est inachevée. » 19
« Pourtant voilà précisément, à mon avis, la différence entre une théorie spéculative et une science édifiée sur
l’interprétation de l’empirie. Cette dernière n’enviera pas à la spéculation le privilège d’un fondement tiré au
cordeau, logiquement irréprochable, mais se contentera volontiers de pensées fondamentales nébuleuses,
évanescentes, à peine représentables, qu’elle espère pouvoir saisir plus clairement au cours de son
développement, et qu’elle est prête aussi à échanger éventuellement contre d’autres. C’est que ces idées ne sont
pas le fondement de la science, sur lequel tout repose ; ce fondement, au contraire, c’est l’observation. » 20
17
Laplanche, Jean, Vie et mort en psychanalyse suivi de Dérivation des entités psychanalytiques, Paris,
Flammarion, Champs, 1970, pp. 12-13.
18
Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Bibliothèque de philosophie
contemporaine, 1968, p. 143.
19
« Sur la psychanalyse », 1913, pp. 27-39, OC XI, p. 29.
20
« Pour introduire le narcissisme », 1914, pp. 213-245, OC XII, p. 221.
8
La voie analytique conduit aussi à des obscurités concernant la sexualité, etc « mais celles-ci ne peuvent pas être
éliminées par des spéculations, elles doivent nécessairement subsister jusqu’à ce qu’elles trouvent une solution
grâce à d’autres observations ou à des observations faites en d’autres domaines. » 21
« Mais celui qui privilégie une pensée scientifique, sachant en reconnaître le mérite, si la spéculation ne lâche
jamais le fil directeur de l’expérience, et qui peut jouir de la belle multiplicité de l’advenir psychique, celui-là
appréciera cet ouvrage et l’étudiera avec ardeur. » 22
Freud est le premier à avouer qu’il spécule dans « Au-delà… ».23 Il dit n’avoir eu
recours à la spéculation qu’à une seule occasion, quand il a élaboré les termes de son second
dualisme pulsionnel :
« Le pas suivant, je le fis dans « Au-delà du principe de plaisir »(1920), lorsque la contrainte de répétition et le
caractère conservateur de la vie pulsionnelle me frappèrent pour la première fois. Partant de spéculations sur le
début de la vie et de parallèles biologiques, je tirai la conclusion qu’il fallait qu’il y eût, en dehors de la
pulsion à conserver la substance vivante, à la rassembler en unités de plus en plus grandes, une autre pulsion,
opposée à elle, qui tendent à dissoudre ces unités et à les ramener à l’état anorganique des primes origines… » 24
« Au prix de quelque effort de spéculation, nous sommes en effet parvenus à concevoir que cette pulsion est à
l’œuvre dans tout être vivant, et tend donc à provoquer sa décomposition et à ramener la vie à l’état de la matière
inerte. Elle méritait en toute rigueur le nom de pulsion de mort, tandis que les pulsions érotiques représentent les
aspirations à la vie. La pulsion de mort devient pulsion de destruction en se tournant, au moyen d’organes
spécifiques, vers l’extérieur, contre les objets. L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant
celle d’autrui. Mais une partie de la pulsion de mort reste active à l’intérieur de l’être vivant, et nous avons tenté
de déduire toute une série de phénomènes normaux et pathologiques de cette intériorisation de la pulsion de
destruction. Nous avons même commis l’hérésie d’expliquer la naissance de notre conscience morale par un tel
retournement de l’agression vers l’intérieur. Il n’est sûrement pas anodin, vous le remarquez, que ce processus
s’accomplisse à trop grande échelle ; c’est carrément malsain, alors que le retournement de ces forces
pulsionnelles vers la destruction du monde extérieur soulage l’être vivant et a nécessairement un effet bénéfique.
Que cela serve de disculpation biologique à toutes les tendances détestables et dangereuses contre lesquelles
nous luttons. Il faut avouer qu’elles sont plus proches de la nature que notre résistance contre elles… » 25
Or la spéculation semble une recherche abstraite qui considère la théorie en priorité en
secondarisant la pratique. Qu’est-ce que cette considération théorique, cette méditation, sinon
une métaphysique ? On en conclut que si Freud spécule, de son propre aveu, c’est donc qu’il
est dans le fond un peu métaphysicien. C’est déjà supposer que la spéculation freudienne a le
même sens que la spéculation philosophique. Quand Freud dit qu’il a spéculé (“spekulieren”),
veut-il dire qu’il s’est livré à des considérations abstraites non dérivées de la praxis ?
Le sens et la portée de cette spéculation sont extrêmement discutés. Néanmoins, les
interprètes que cette spéculation a pu mettre dans l’embarras n’ont pas paru en faire un
morceau de métaphysique. Ainsi le psychanalyste André Green, dans « La mort dans la vie.
Quelques repères pour la pulsion de mort », souligne que, dans l’argumentation de Freud, la
dominante reste indubitablement spéculative, mais qu’il serait néanmoins faux d’en conclure
que les constatations d’ordre clinique y sont contingentes :
« Je ne voudrais pas donner l’impression qu’au cours de cette dernière période de mon travail, j’ai tourné le dos
à l’observation patiente et me suis abandonné tout entier à la spéculation. Je suis toujours resté bien plutôt en
21
« Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », 1914, pp. 247-315, OC XII, pp. 261-262.
« Préface à Hermann Nunberg, Doctrine générale des névroses fondée sur la psychanalyse », 1932, pp. 49-51,
OC XIX, p. 51.
23
On note fréquemment l’association, chez les lecteurs de Freud, des notions de spéculation et de métaphysique.
Ainsi Jean Laplanche, dans Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, Champs, 1970, parle-t-il à propos
d’Au-delà… d’une « grande fresque métapsychologie, métaphysique, métabiologique. » (p. 163) et d’une
« rêverie métaphysique » (p. 169.)
24
Freud, « Le malaise dans la culture », op. cit., p. 304.
25
Freud, « Pourquoi la guerre », [1933], pp. 203-215, in RIP II, op. cit., p. 212.
22
9
étroit contact avec le matériel analytique, et je n’ai cessé de travailler des thèmes spéciaux, cliniques ou
techniques. Même là où je me suis éloigné de l’observation, j’ai soigneusement évité de m’approché de la
philosophie proprement dite. Une incapacité constitutionnelle m’a grandement facilité une telle abstention. » 26
La spéculation freudienne d’Au-delà du principe de plaisir n’est donc pas a priori de
part en part. Elle ne saurait être métaphysique en ce sens. Certes, reconnaît André Green,
recours à l’expérience ne signifie pas scientificité et on peut être métaphysicien dans la lecture
des faits : « Certes, je reconnais que les faits cliniques, en eux-mêmes, peuvent être
susceptibles d’interprétations multiples et n’imposent pas nécessairement l’adoption du
concept de pulsion de mort… »27 Mais il voit plutôt dans cette spéculation « le niveau le plus
élevé de généralisation auquel Freud ait abouti. », en partant du matériel analytique. Mais il
ne situe pas le spéculatif freudien uniquement dans le degré élevé de généralisation. Il place
aussi celui-ci dans le cadre donné par Freud à sa réflexion : les considérations biologiques.
« c’est le biologisme mythique de Freud qui domine entièrement l’argumentation. Les
illustrations tirées de l’investigation psychanalytique ne peuvent, à ses yeux, relever de causes
qui se suffiraient à elles-mêmes, tirées du registre du seul psychisme. »28 C’est pourquoi
Green, sans désavouer l’objet de cette spéculation29 – la pulsion de mort – dit se séparer de
celle-ci, pour cette raison que, sur ce radicalisme biologique, il n’a aucun moyen de se
prononcer, de faire le départ entre le vrai et le faux, puisque de telles affirmations
biologiques il n’a pas de preuves. Peut-être dirait-il alors que cette spéculation freudienne
dans son versant biologique (et biologique seulement) est métaphysique, au sens de cette
métaphysique qui séjournait dans ces thèses transcendantes qu’on ne pourrait ni démontrer ni
réfuter, cette métaphysique à laquelle Kant oppose le système de la raison pure (connaissance
philosophique de la raison pure dans un enchaînement systématique et qui s’appelle
métaphysique.)30
Freud a d’ailleurs reconnu que le caractère spéculatif du texte de 1920 tenait en grande
partie aux considérations biologiques (incertaines et douteuses). Ainsi dans le Moi et le ça, il
déclare que ces discussions de 1923 : « ne font pas de nouveaux emprunts à la biologie et
se situent pour cette raison plus près de la psychanalyse que l’ « Au-delà ». Elles revêtent
le caractère d’une synthèse plutôt que d’une spéculation et semblent s’être fixé un but
élevé. »31
C.Une thèse ?
Dernière grande difficulté, qui ne tient plus ni à la notion de pulsion de mort ni au
statut du texte, mais à sa lecture ou à son interprétation : qu’est-ce que Freud affirme ou pose
au fond dans « Au-delà du PP » ? La question est surprenante et on pourrait croire d’abord
26
Freud, Sigmund Freud présenté par lui-même, p. 100.
André Green, « Postface : La mort dans la vie. Quelques repères pour la pulsion de mort » (pp. 161-184.), p.
162, in L’invention de la pulsion de mort, Jean Guillaumin et al., Paris, Dunod, Inconscient et culture, postface
d’André Green, 2000, 200 pages.
28
Ibid., p. 163.
29
« Il me semble qu’un analyste, aujourd’hui, ne peut que s’incliner devant la réalité contraignante des forces de
destruction(dirigées vers l’extérieur ou vers l’intérieur du sujet). Il lui incombe alors de faire son choix parmi les
théories existantes ou de construire celle qui le satisfait. En somme, la mort est certaine, mais l’explication des
manifestations de la mort dans la vie, incertaine. », Green, Ibid., p. 162.
30
Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF, Quadrige, 2001, p. 563. En effet, Kant oppose au caractère
indécidable des traditionnels débats métaphysiques la démarche de la philosophie transcendantale pour laquelle
aucune question concernant un objet donné à la raison pure ne doit être insoluble, pp. 365-366.
31
Le moi et le ça », « Das Ich und das Es », 1923, pp. 255-301, OC XVI, p. 257.
27
10
qu’elle émane de mauvais lecteurs. Pourtant, un lecteur attentif conviendra qu’il est très
difficile de déterminer quelle est la conclusion du texte. Freud affirme-t-il l’existence d’un audelà du principe de plaisir, d’une loi psychique plus fondamentale que le plaisir ? Or il n’est
pas du tout évident que le titre du texte de 1920 soit l’objet d’une thèse. La question est très
discutée.
Derrida en particulier dans « Spéculer – Sur « Freud » »32 a défendu le caractère non
assertorique du contenu du texte. D’où le fait que le texte ne serait pas métaphysique, puisque
l’au-delà n’y serait en fait pas posé. Dans ce qu’il appelle “l’athèse” d’Au-delà du principe de
plaisir, s’expose le caractère non métaphysique de la spéculation freudienne : « Je voudrais
donner à lire la structure non positionnelle de Au delà…, son fonctionnement a-thétique en
dernière instance… » et « l’impossibilité essentielle de s’y arrêter à une thèse, à une
conclusion posée dans le type scientifique ou philosophique, dans le type théorique en
général… »33 Pourtant, Freud, tout en évitant la philosophie spéculative – tout en étant attiré
par elle34 – , n’évite pas la spéculation. Qu’est-ce alors que cette spéculation non
philosophiquement spéculative ? Derrida va montrer que cette spéculation ne rejoint ni la
philosophie, ni l’expérimentation scientifique ou clinique dans ses modes traditionnels, ni la
logique philosophique ni la logique scientifique, qu’elle soit pure, a priori, ou empirique. Si le
spéculatif freudien n’a rien de philosophique, s’il ne peut pas faire écho au spéculatif “de
type hégélien”, c’est, avance Derrida, c’est qu’il ne naît d’aucun a priori « ni dans un a priori
formel ni dans un a priori matériel, qu’ils soient inférés ou offerts à la description
immédiate. »35 Mais cette spéculation ne se confond pas non plus avec une observation
scientifique, celle à laquelle Freud, dans l’esprit de l’enseignement de Brücke, se dit fidèle.
Cette connaissance des lois extraites par induction, même un faussaire de l’a pas nommée
spéculative. Où situer alors cette spéculation ? Non dans un entre deux, mais vraiment dans
un autre lieu, puisque s’y joue “une spéculation non théorique”, dit Derrida : « La
spéculation, cette spéculation, serait donc étrangère à la philosophie et à la métaphysique.
Plus précisément, elle représenterait cela même dont la philosophie ou la métaphysique se
gardent, consistent à se garder, entretenant avec elle un rapport sans rapport, un rapport
d’exclusion qui signifie à la fois la nécessité et l’aporie de la traduction. »36 S’élaborerait donc
ici un type original de discours qui ne serait pas métaphysique, tout en n’étant pas
scientifique, tout en étant spéculatif.
Dans cette lecture d’ « Au-delà du PP », sur laquelle nous reviendrons, Derrida
s’emploie à dégager tout ce qui dans l’argumentation signalerait la non adhésion de Freud à
un « au-delà du pp » une thèse, c’est-à-dire « la structure non positionnelle de Au delà… » Il
montre comment la majeure partie du texte s’accorde avec l’affirmation du caractère
principiel du plaisir. Cela est assez manifeste pour ce qui est de l’analyse du jeu de la bobine
ou fort/da. Il montre alors que le texte n’aboutit qu’à une modification du principe de plaisir
qui en élargit le champ d’application et qui le détermine comme maîtrise ou emprise : la
maîtrise comme seul au-delà du principe de plaisir et comme dénominateur commun à toute
activité pulsionnelle.
Nous reviendrons sur ces débats interprétatifs.
Conclusion :
32
Jacques Derrida, « Spéculer – Sur « Freud » », pp. 275-437., in La carte postale, de Socrate à Freud et audelà, Paris, Flammarion, la philosophie en effet, 1980, 551 pages.
33
Ibid., p. 279.
34
« j’ai laissé libre cours à une tendance longtemps refrénée à la spéculation, et j’ai envisagé là encore une
nouvelle solution du problème de pulsions. », Sigmund Freud présenté par lui-même, op. cit., p. 96.
35
Jacques Derrida, « Spéculer – Sur « Freud » », p. 295.
36
Ibid., p. 296.
11
Il convient de bien distinguer plusieurs questions touchant l’interprétation d’ « Audelà du PP » :
1.Pulsion de mort. Freud propose un nouveau dualisme pulsionnel (pulsion de
vie/pulsion de mort). Il l’adopte et le conserve par la suite. Ce n’est pas vraiment l’existence
de pulsion de mort qui pose le plus de problème d’interprétation. Dans Malaise dans la
culture, Freud indique ainsi que d’hypothèse la pulsion de mort est passée au statut
d’exigence impérieuse, de nécessité pour la pensée : « Je n’avais au début soutenu qu’à titre
d’essai les conceptions développées ici, mais au cours du temps elles ont acquis sur moi un tel
pouvoir que je ne puis plus penser autrement. »37
2.Le principe. La question de l’ « au-delà » du principe de plaisir, c’est-à-dire de
l’existence d’une logique plus originaire que le principe de plaisir. Il peut y avoir un principe
ou bien différentes logiques peuvent coexister ou être conciliables. Ainsi dans « Le problème
économique du masochisme », Freud semble dans le passage qui suit, indiquer la noncontradiction des trois principes :
« le principe de Nirvana exprime la tendance de la pulsion de mort, le principe de plaisir représente la
revendication de la libido, et la modification de celui-ci, le principe de réalité, l’influence du monde extérieur.
Aucun de ces trois principes n’est à vrai dire invalidé par l’autre. En règle générale, ils savent s’entendre
les uns avec les autres, même si, à l’occasion, cela mène forcément à des conflits, le but assigné étant d’un
côté l’amoindrissement quantitatif de la charge de stimulus, de l’autre un caractère qualitatif de celle-ci et enfin
un ajournement temporel de l’éconduction de stimulus et un laisser-faire temporaire de la tension de
déplaisir. » 38
Mais se pose la question de l’articulation des principes et d’une hypothétique logique
commune aux trois (et qui relèverait plus de l’un des trois). Quelle est la loi fondamentale de
la vie pulsionnelle, le plaisir, la maîtrise, la répétition, la conservation ?
3.Intrication/désintrication.
Freud emploie les termes die (Ver)Mischung (mais aussi die Verschmelzung, die
Legierung, legieren et sich kombinieren) et die Entmischung, pour désigner le fait que les
pulsions de vie et de mort sont mélangées ou ne le sont pas. Il convient d’abord de bien
distinguer ce couple de concepts des notions de liaison et de déliaison qui concernent la
situation de l’énergie psychique, le rapport ou le non rapport d’une énergie à un objet. Le
couple union-désunion, intrication-désintrication ou mixtion-démixtion, selon les traductions,
concerne le rapport entre elles des deux types de pulsion définies par le second dualisme.
Freud explique que la relation de ces deux pulsions dérive de leur propre nature : Eros étant
une tendance à l’union, celle-ci travaille également à l’établissement d’une union entre ellemême et son autre. Quant à la désintrication, elle peut être rapportée à la nature de la pulsion
de mort qui pousse à la désunion, et qui donc travaille aussi à saper son union avec la pulsion
de vie. Pourtant, cette situation de conflit entre travail d’union et de désunion n’aboutit pas à
une situation d’équilibre dans laquelle les pulsions de vie et de mort seraient à moitié
intriquées et à moitié désintriquées. Freud note que l’alliage semble la norme, et il faudra
s’interroger sur la réalité de la démixtion. Ainsi, il écrit dans Malaise dans la culture que « les
deux espèces de pulsions apparaissent rarement – peut-être jamais – isolées l’une de l’autre,
qu’au contraire elles s’allient l’une avec l’autre selon des mélanges divers aux proportions
37
38
« Le malaise dans la culture », 1929, pp. 245-333, OC XVIII, p. 305.
« Le problème économique du masochisme », 1924, OC XVII, pp. 12-13.
12
très variables et se rendent ainsi méconnaissables à notre jugement »39 Les exemples peut-être
les plus parlants de cette relation d’intrication sont le sadisme et le masochisme, comme ce
passage de la XXXIIème des Nouvelles leçons suffit à l’indiquer : « Nous estimons donc
qu’avec le sadisme et le masochisme nous sommes en présence de deux excellents exemples
de la mixion de deux espèces de pulsions, de l’Eros avec l’agression, et nous faisons
maintenant l’hypothèse que ce rapport est prototypique, que toutes les motions pulsionnelles
que nous pouvons étudier consistent en de telles mixtions ou alliages de deux espèces de
pulsions. »40 Le sadisme en effet allie la tendance à la destruction avec celle d’amour,
puisqu’il est une pulsion partielle de la sexualité. Le masochisme également, quoique cela soit
plus difficile à saisir : « Ainsi le masochisme moral devient le témoin classique de l’existence
de la mixtion pulsionnelle ; sa dangerosité provient de ce qu’il descend de la pulsion de mort,
qu’il correspond à la part de celle-ci qui a échappé au retournement vers l’extérieur comme
pulsion de destruction. Mais d’un autre côté, comme il a la signification d’une composante
érotique, même l’autodestruction de la personne ne peut se produire sans satisfaction
libidinale. »41
Par conséquent, l’action de la pulsion de mort n’est pas nécessairement synonyme de
destructuration psychique. Son œuvre de déliaison peut très bien – et le plus souvent – être
solidaire d’un effet positif, d’une opération de liaison. La question qui se pose alors est bien
celle de savoir s’il existe des formes désintriquées de la pulsion de mort, autrement dit des
formes purement destructrices, qui ne procurent au psychisme aucune satisfaction, aucun
bénéfice : la désintrication signifierait la restitution à la pulsion d’un but autonome. Si
Thanatos est fidèle uniquement à l’esprit qui est le sien, alors il nous confronterait à un
processus psychique intégralement désagrégeant.
La réponse à cette question est très délicate. En effet, d’une part, Freud semble
évoquer la possibilité d’une autonomisation de la pulsion de mort. Ainsi, dans l’article
« « Psychanalyse » et « Théorie de la libido » », il précise au sujet des procès pulsionnels qui
animent l’organisme que « Dans les êtres vivants les pulsions érotiques et les pulsions de mort
se seraient engagées dans des pulsions et des alliages réguliers, mais leurs démixtions
seraient également possibles ; la vie consisterait dans les manifestations du conflit ou dans
l’interférence des deux espèces de pulsions et elle apporterait à l’individu, par la mort, la
victoire des pulsions de destruction, mais aussi, par la reproduction, la victoire de l’Eros. »42
Et dans « Le moi et le ça », il déclare :
« Une fois que nous avons admis la représentation d’une mixtion des deux espèces de pulsions, d’impose aussi à
nous la possibilité d’une – plus ou moins complète – démixtion de celles-ci. […] nous aurions devant nous […]
dans le sadisme devenu autonome comme perversion, le prototype d’une démixtion, à la vérité non poussée
jusqu’à l’extrême. […] et nous apprenons à comprendre que parmi les succès de maintes névroses graves, par
exemple des névroses de contrainte, la démixtion pulsionnelle et le surgissement de la pulsion de mort méritent
une prise en compte particulière.En une généralisation rapide nous supposerions volontiers que l’essence d’une
régression de la libido, par exemple de la phase génitale à la phase sadique-anale, repose sur une démixtion
pulsionnelle, comme à l’inverse le progrès allant de la phase génitale précoce à la phase génitale définitive a
pour condition un apport de composantes érotiques. » 43
39
« Le malaise dans la culture », 1929, pp. 245-333, in Freud, OC XVIII, p. 305.
« La nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse », (« Neue Folge der Vorlesungen zur
Einführung in die Psychoanalyse »), 1932/1933, pp. 83-268, in Freud, OC XIX, XXXIIe Leçon : Angoisse et vie
pulsionnelle, pp. 187-188.
41
« Le problème économique du masochisme », 1924, pp. 9-23, in Freud, OC XVII, p. 23.
42
« « Psychanalyse » et « Théorie de la libido » », « « Psychoanalyse » und « Libidotheorie » », 1922/1923, pp.
181-208, in Freud, OC XVI, p. 208.
43
« Le moi et le ça », « Das Ich und das Es », 1922/1923, pp. 255-301, in Freud, OC XVI, pp. 284-285.
40
13
Pourtant, la démixtion se présente comme un état limite, qui, s’il trouve une traduction
physique dans la mort organique du vivant, ne possède pas de représentants clairs dans la
clinique. En effet, la désintrication paraît le plus souvent désigner chez Freud, non une
désunion complète, mais une désunion importante. C’est le cas du sadisme, dont Freud dit que
la démixtion dont il trahit l’existence n’est cependant pas poussée à l’extrême. Celle-ci
signifierait en effet une cruauté exercée sans aucun plaisir, ce qui n’est pas une hypothèse
évidente. S’il est aisé de supposer des démixtions relatives, il paraît délicat d’affirmer
l’existence de démixtions « poussées jusqu’à l’extrême ». La suite du texte du « Moi et le ça »
émet d’ailleurs un doute sur la possibilité d’observer de telles formes dans la clinique et
suppose que les observations cliniques pourraient venir infirmer leur existence : « la
différenciation des deux espèces de pulsions ne semble pas suffisamment assurée et il est
possible que des faits de l’analyse clinique en suppriment la prétention à l’existence. »44
Une des directions qu’a prise alors l’interprétation a consisté à discuter des formes de
désintrication pulsionnelle. Sadisme ? Réaction thérapeutique négative ?
Il convient de bien distinguer les problèmes soulevés par le second dualisme et la
notion de pulsion de mort, la question de l’au-delà du principe de plaisir et celle de la
désintrication pulsionnelle. L’existence de pulsion de mort par exemple n’implique pas
automatiquement l’existence de pulsions qui de façon autonome oeuvrent à la désintégration
psychique, en raison de l’union des pulsions de mort avec des composantes libidinales.
L’inscription de la mort à même le pulsionnel n’est donc pas immédiatement équivalent à la
position destructivité psychique principielle.
Il reste qu’il faut prendre la mesure de la radicalité théorique du contenu d’ « Au-delà
du PP ». Les apports du texte imposent des remaniements très importants pour la
psychanalyse. Les conséquences du second dualisme, du caractère fondamental de la
répétition, etc. sont gigantesques. Il nous semble impossible de donner une interprétation
« première topique » de ces innovations. La mutation théorique est fondamentale, il faut en
formuler toutes les implications. Le texte de 1920 redistribue la donne.
Cette nouvelle donne théorique n’a pas été facile à imposer. En effet, avec l’hypothèse
de pulsions de mort, la représentation du psychique est plus inquiétante et corrélativement les
pouvoirs de la psychanalyse s’en trouvent relativisés. Nombre de psychanalystes y ont résisté.
44
Ibid., p. 285.
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