Sur le Traité de la vraie dévotion à la Très Sainte

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Vies consacrées, 80 (2008-1), 52-63
Sur trois noms de Marie
dans le Traité de la vraie dévotion
à la Très Sainte Vierge de
L.-M. Grignon de Montfort
Breton des XVIIe-XVIIIe siècle, Louis-Marie Grignion de Montfort fut un missionnaire exceptionnel et un éminent théologien
de Marie. Il avait sans doute la vocation d’un prophète∞∞; son langage en a dérouté plus d’un, son zèle en a exaspéré d’autres. Rejeté
de son vivant par ses confrères, il reste aujourd’hui incompris∞∞;
reconnu par les pauvres gens qu’il évangélisait et éveillait à l’art
de «∞∞respirer∞∞» Marie, il demeure aujourd’hui un apôtre incontournable de la vraie dévotion à la Mère du Christ. Ses écrits, nombreux, développent une pensée synthétique dans laquelle Marie
est comme le fil conducteur. Nous proposons ici d’approcher sa
mystique mariale par le biais de trois noms qu’il donne à Marie
dans le Traité de la vraie dévotion à la Très Sainte Vierge, son chef
d’œuvre. Ce livre répond à une question∞∞: comment aller jusqu’à
Dieu ∞ ? La réponse se trouve en Marie. Elle est tout uniment la
Mère de Dieu et des hommes. Dieu en elle s’est fait homme, aussi
est-ce en elle que nous sommes divinisés.
Montfort n’abandonne jamais le point de vue de Dieu. Et
lorsqu’il parle de Marie, c’est toujours à partir de ce que Dieu
lui-même donne à connaître, en se révélant dans l’histoire.
Le fait et la manière dont Dieu s’engage à l’égard de Marie impliquent que la théologie trinitaire soit nourrie par la théologie
mariale. Une plus grande connaissance de Marie entraîne
une plus grande connaissance de Dieu, à condition toujours
de n’entrer dans notre connaissance de la Sainte Vierge que
depuis le regard de Dieu, éminemment relationnel. Le regard de
Dieu sur Marie est un regard trinitaire∞∞; chaque Personne divine
entretient une relation privilégiée et spécifique avec la Vierge
Marie.
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Les noms par lesquels Louis-Marie désigne Marie sont très
nombreux et variés∞∞; ils sont l’héritage de toute la tradition qui le
précède. Mais si l’on se contentait d’additionner les symboles, on
manquerait l’efficacité propre au langage symbolique. C’est dans
leur relation que les symboles parviennent effectivement à évoquer un mystère. Dans le cas du Traité, cette dynamique renvoie
à la diversité des traits de notre relation chrétienne à Marie, car
pour être disciple du Christ, il s’agit de vivre et d’agir par Marie,
avec Marie, en elle et aussi pour elle. Le symbolisme structurel du
langage montfortain s’enracine d’abord dans le fait qu’il tisse sa
théologie à l’intérieur du mystère de l’Incarnation lequel en
constitue le principe d’unité. En conséquence, sa théologie
mariale n’est que le déploiement du mystère de Marie Théotokos,
Mère de Dieu. Pour en signifier les multiples dimensions, Montfort utilise des métaphores reliées dynamiquement entre elles1.
Dans le souci de respecter le langage montfortain, nous proposons d’approfondir trois noms par lesquels notre auteur désigne Marie, au numéro 6 de son Traité, car ils nous conduisent à
comprendre en quoi, dans l’ordre de la grâce, Marie nous est
nécessaire pour nous disposer à recevoir la vie de Dieu.
Je dis avec tous les saints∞∞: la divine Marie est le paradis terrestre du nouvel Adam, où il s’est incarné par l’opération du
Saint-Esprit, pour y opérer des merveilles incompréhensibles. C’est le grand et divin monde de Dieu, où il y a des
beautés et des trésors ineffables. C’est la magnificence du
Très-Haut, où il a caché, comme en son sein, son Fils unique, et en lui tout ce qu’il a de plus excellent et de plus précieux. Oh∞∞! oh∞∞! que de choses grandes et cachées ce Dieu
puissant a faites en cette créature admirable, comme elle
est elle-même obligée de le dire, malgré son humilité profonde∞∞: «∞∞Il fit pour moi des merveilles∞∞». Le monde ne les
connaît pas, parce qu’il en est incapable et indigne2.
1. B. PAPASOGLI, Cantiques, dans Dictionnaire de Spiritualité Monfortaine, Montréal,
Novalis, 1995, p. 202-223∞∞; ici p. 220.
2. Souligné et traduit par nous. Le Traité sera dorénavant noté «∞∞VD∞∞», suivi immédiatement
du numéro. «∞∞SM∞∞» désignera le Secret de Marie, écrit ultérieur au Traité et qui le résume
en quelque sorte, mais avec des apports propres. Enfin, L’Amour de la Sagesse éternelle,
qui commente les textes sapientiaux à la lumière de l’Incarnation, sera écrit «∞∞ASE∞∞».
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Ces trois désignations mariales indiquent, semble-t-il, une
même idée∞∞: celle que nous ne pouvons connaître Dieu et communier à lui que par Marie, car Dieu ne s’est révélé et communiqué à nous que par Marie.
Paradis terrestre de Dieu
Se fondant sur une interprétation patristique, le théologien
de Montfort affirme à plusieurs endroits de ses œuvres que «∞∞la
divine Marie est le paradis terrestre du nouvel Adam, où il s’est
incarné par l’opération du Saint-Esprit, pour y opérer des merveilles incompréhensibles∞∞» (VD 6). «∞∞Dieu le Fils est descendu
dans son sein virginal comme le nouvel Adam dans son paradis
terrestre, pour y prendre ses complaisances et pour y opérer en
cachette des merveilles de grâce∞∞» (VD 18). Là, Jésus, le nouvel
Adam, a accompli «∞∞tant de merveilles en cachette que ni les
anges, ni les hommes ne les comprennent point∞∞» (VD 248). Ainsi
que le commente le numéro 261, le paradis terrestre du premier
Adam n’était que la figure de Marie, paradis terrestre du Nouvel
Adam. «∞∞C’est en ce paradis qu’il a pris ses complaisances pendant neuf mois, qu’il a opéré ses merveilles et qu’il a étalé ses
richesses avec la magnificence d’un Dieu∞∞».
En VD 45, Grignion de Montfort écrit∞∞: «∞∞C’est Marie seule qui
donne l’entrée dans le paradis terrestre aux misérables enfants
d’Ève l’infidèle, pour s’y promener agréablement avec Dieu […]∞∞;
ou plutôt comme elle est elle-même ce paradis terrestre, ou cette
terre vierge et bénite dont Adam et Ève les pécheurs ont été
chassés, elle ne donne entrée chez elle qu’à ceux et celles qu’il
lui plaît pour les faire devenir saints∞∞». Observons ici que le
«∞∞paradis terrestre∞∞» n’est plus une figure de Marie Mère de Jésus
mais qu’elle-même est ce paradis. Ensuite, à la fin de la phrase,
nous comprenons qu’elle ne porte pas sur la vie dans l’au-delà,
mais vise notre vie présente. On comprendrait mal en effet que
nous devions retourner pour l’éternité dans le paradis terrestre
quand il s’agit de passer en Dieu. Mais le paradis rend l’idée de
gestation et d’éducation de l’humanité dans l’alliance avec Dieu.
Aussi le paradis est-il un concept qui permet à Grignion de
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Montfort d’exprimer quelque chose de la maternité spirituelle
de Marie.
Si Marie est elle-même ce paradis terrestre des origines, Louis
de Montfort affirme la présence de Marie dans le dessein de Dieu
dès l’origine de la création, comme destinée de l’humanité.
Adam, si l’on se réfère au récit de la Genèse, a été formé de terre
puis déposé dans le paradis terrestre, qui n’est donc pas le lieu de
ses origines, mais bien celui de sa croissance, tandis qu’Ève a été
formée en ce lieu, mais de la même terre qu’Adam si l’on peut
dire, ayant été façonnée de son côté. Ayant péché, ils furent
chassés du paradis terrestre resté ainsi intact de toute souillure
du péché, afin que de cette terre immaculée puisse naître le nouvel Adam. Si donc nous ne sommes pas nés en Marie (ayant
été tirés d’une autre terre), Marie a toujours été notre destination
— puisque nos premiers parents y ont été déposés (elle n’est
pas appelée «∞∞nouveau∞∞» paradis terrestre) — comme le lieu où
nous devons grandir jusqu’à être divinisés. Cependant, il ne fallait pas prendre le fruit de la connaissance avant que soit donné
le fruit de l’arbre de vie ∞ : Jésus, Fils de Marie (VD 44).
Si la typologie Ève/Marie est présente chez Grignion de
Montfort par le biais de la (dés-) obéissance, elle n’a pas sa faveur
au même titre que l’image du paradis terrestre qui, comme nous
venons de le voir, l’éclaire davantage sur la portée universelle et
transhistorique du mystère marial. La typologie en question ne
se trouve en effet qu’en deux endroits du Traité∞∞; «∞∞ce qu’Ève a
damné et perdu par désobéissance, Marie l’a sauvé par obéissance. Ève, en obéissant au serpent, a perdu tous ses enfants avec
elle, et les lui a livrés∞∞; Marie, s’étant rendue parfaitement fidèle
à Dieu, a sauvé tous ses enfants et serviteurs avec elle, et les a
consacrés à sa Majesté∞∞» (VD 53). Dans le même sens, il écrit également que «∞∞la Très Sainte Vierge est la Vierge fidèle qui, par sa
fidélité à Dieu, répare les pertes qu’a faites Ève l’infidèle par son
infidélité∞∞» (VD 175). Or, pour exprimer le rapport de Marie à
Jésus-Christ, il ne prend pas pour figure typologique la relation
d’Ève à Adam, mais celle du paradis terrestre. En effet, parler de
Marie comme de la «∞∞terre vierge et immaculée∞∞» ou comme du
«∞∞paradis terrestre du nouvel Adam∞∞» permet de manifester, outre
la notion de croissance et de gestation, la dimension cosmique
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du mystère marial par delà sa dimension anthropologique∞∞: sa
dimension originaire par delà son apparition historique. C’est de
cette terre vierge et immaculée qu’est formé le nouvel Adam, là
où, à l’inverse, Ève avait été formée du côté d’Adam. Elle est
l’argile dont est tirée la nouvelle humanité dans le Christ. Tous,
nous avons été créés dans le Christ, et donc en Marie∞∞: car il n’est
aucun Christ qui ne soit Fils de Marie. De plus, dans la typologie
Ève/Marie, la dissemblance serait plus grande encore que la ressemblance, car Marie n’est pas seulement la «∞∞mère des vivants∞∞»3
comme l’est Ève∞∞; elle est la Mère du Dieu vivant.
Enfin, l’image du paradis terrestre permet d’exprimer en
quoi, étant Mère de Dieu, elle en est le monde, au sens littéral
comme en un sens mystique. C’est d’ailleurs bien Dieu que vise
Louis-Marie en parlant du Nouvel Adam, comme on le voit en
SM 27 où il écrit que «∞∞Marie est le paradis de Dieu∞∞»4. Louis de
Montfort voit en elle, en tant que Mère des vivants, l’Arbre de vie,
dont le fruit est Jésus-Christ, désignant cette fois Marie par un
élément du paradis terrestre∞∞; «∞∞Marie seule est l’Arbre de vie, et
Jésus seul en est le fruit∞∞» (ASE 204)5. Et nous cultivons en notre
âme cet Arbre de vie par la dévotion que nous avons à Marie. C’est
pourquoi la dévotion elle-même6 peut être appelée «∞∞le véritable
arbre de vie∞∞» (SM 70).
Monde de Dieu
L’apôtre de Marie désigne celle-ci comme «∞∞le grand et le divin
monde de Dieu∞∞», juste après avoir reconnu en elle «∞∞le paradis
3. Il l’appelle ainsi en SM 22∞∞: Marie est la Mère des vivants, qui donne à tous ses
enfants des morceaux de l’Arbre de vie, qui est la Croix de Jésus.
4. Cette expression est unique dans les écrits montfortains, mais confirme son théocentrisme. Quand il parle du nouvel Adam, ou ailleurs de Jésus-Christ, Grignion de
Montfort parle du Fils de Dieu incarné.
5. Voir également SM 67, 78, VD 44, 164, 218.
6. Et cet arbre de vie qu’est la dévotion est semblable au Royaume, que Jésus compare à un grain de sénevé qui devient un arbre où s’abritent les oiseaux du ciel
(Mc 4, 30)∞∞; «∞∞Âme prédestinée, si vous cultivez ainsi votre arbre de vie […], je vous
assure qu’en peu de temps il croîtra si haut que les oiseaux du ciel y habiteront, et
il deviendra si parfait qu’enfin il donnera son fruit d’honneur et de grâce en son
temps, c’est-à-dire l’aimable et l’adorable Jésus qui a toujours été et qui sera l’unique fruit de Marie∞∞».
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terrestre du nouvel Adam∞∞». Ces deux désignations sont également rapprochées en ASE 208 et SM 19. Marie est encore, dans
le même sens, appelée la «∞∞cité sainte de Dieu∞∞» (VD 48, 208∞∞; ASE
208). Qu’il l’appelle, avec la tradition de l’Eglise, la Cité de Dieu
ou le monde de Dieu, Montfort entend nommer Marie selon son
excellence à recevoir la plénitude de Dieu en elle. Mais encore,
voir en Marie le monde de Dieu ne revient-il pas à la considérer
comme la Création dans son entier, création dans laquelle se
déverse tout l’amour de Dieu qui nous a créés pour nous manifester son amour∞∞? Qu’elle soit appelée la «∞∞mystique cité de
Dieu∞∞» ou «∞∞monde de Dieu∞∞», Marie dépasse vraisemblablement
toute mesure, au point que lui sont applicables les incommensurabilités de l’amour de Jésus-Christ∞∞: «∞∞Ô hauteur incompréhensible∞∞! Ô largeur ineffable∞∞! Ô grandeur démesurée∞∞! Ô abîme
impénétrable∞∞!∞ » (VD 77). Dans l’épître aux Éphésiens (Eph 3, 14),
cette quadruple dimension de l’amour du Christ ne se donne à
connaître qu’à ceux en qui habite le Christ par la foi, et qui, ainsi,
sont enracinés dans l’amour divin. Appliquer ces quatre dimensions à la Vierge Sainte suggère que Marie est à la mesure démesurée de l’amour de Dieu, qu’elle en est la demeure parfaite,
qu’en elle Dieu peut se reposer dans toute sa plénitude, qu’elle
est, en effet, «∞∞le grand et divin monde de Dieu∞∞» (VD 6). Certes,
la création peut être considérée comme le monde de Dieu∞∞; il
n’empêche que Marie l’est d’une manière qui lui est absolument
propre.
Au numéro 19 du Secret de Marie, le saint écrit∞∞:
«∞∞Marie est le paradis de Dieu et son monde ineffable,
où le Fils de Dieu est entré pour y opérer des merveilles,
pour le garder et s’y complaire. Il a fait un monde pour
l’homme voyageur, c’est celui-ci∞∞; il a fait un monde pour
l’homme bienheureux et c’est le paradis∞∞; mais il en a fait
un autre pour lui, auquel il a donné le nom de Marie∞∞;
monde inconnu presque à tous les mortels ici-bas et
7. Cf. ASE 106∞∞: «∞∞Ô Marie […], il n’y a, je l’avoue avec tous les saints, il n’y a que celui
qui vous a créée qui connaisse la hauteur, l’étendue et la profondeur des grâces qu’il
vous a faites∞∞».
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incompréhensible à tous les anges et les bienheureux, làhaut dans le ciel, qui, dans l’admiration de voir Dieu si
relevé et si reculé d’eux tous, si séparé et si caché dans son
monde, la divine Marie, s’écrient jour et nuit∞∞: Saint, Saint,
Saint∞∞» (SM 19).
Dans ce passage, Louis-Marie distingue plusieurs mondes,
de façon à mettre en valeur l’unicité de Marie à l’égard de toute
autre créature, en tant qu’il s’agit de voir en elle la créature par
excellence où Dieu s’est fait monde. Si Dieu apparaît à toute la
création en venant au monde par Marie, c’est en gardant sauve,
plus que jamais, sa transcendance ineffable. Marie est aussi bien
le monde où Dieu se révèle que celui où il se cache. Dès lors, pour
Marie, être monde de Dieu implique d’être, en tant que pure
créature, celle en qui la transcendance de Dieu est le plus manifestée, si bien qu’en elle Dieu est glorifié plus que partout ailleurs.
C’est en elle que Dieu est proclamé «∞∞Saint, Saint, Saint∞∞».
Au numéro 12 de son Traité, le missionnaire écrit d’ailleurs∞∞:
«∞∞Ni l’œil n’a vu, ni l’oreille n’a entendu, ni le cœur de l’homme
n’a compris les beautés, les grandeurs et les excellences de Marie,
le miracle des miracles de la grâce, de la nature et de la gloire.
Si vous voulez comprendre la Mère, dit un saint, comprenez le
Fils∞∞». Il n’affirme pas ici que pour comprendre le Fils, il faille
comprendre la Mère — comme par exemple en ASE 118∞∞: «∞∞Expliquez-moi la douceur de Jésus. Expliquez-moi auparavant la douceur de Marie, sa Mère (…)∞∞». Il affirme plutôt que la compréhensibilité de Marie est du même ordre que celle de son Fils. C’est
dire l’immensité du mystère de Marie, qui, comme le mystère du
Christ, reste profondément ineffable. «∞∞Qu’ici toute langue se
taise∞∞» (cf. VD 12).
Marie est le monde où Dieu se retire. Infiniment proche en
elle, il y demeure en même temps infiniment en retrait, et infiniment adorable. Pourtant, en même temps, elle est le monde
où Dieu se révèle. De là vient le fait même de la théologie∞∞: la
Mère de Jésus est la réception plénière de Dieu en même temps
que sa venue au monde. Dès lors, il n’est aucun monde où Dieu
apparaisse, sinon Marie. Il n’est pas de révélation de Dieu, sinon
en Marie, car il n’est pas de venue au monde de Dieu sans Marie.
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Si nous ne passons par elle, Dieu ne pourra jamais s’incarner en
nous, tout simplement. La théologie du même coup devient
impossible∞∞: nous sommes condamnés à l’apophatisme. «∞∞L’incompréhensible s’est laissé comprendre et contenir parfaitement par la petite Marie, sans rien perdre de son immensité∞∞»
(VD 157), de sa transcendance infinie. Il n’est dès lors aucune
compréhension possible de Dieu sinon par celle qui a pu le
contenir.
C’est aussi parce qu’elle comprend Dieu sans l’altérer que la
Vierge Marie seule peut faire périr toutes les hérésies. «∞∞Là où est
Marie, là l’esprit malin n’est point∞∞» (VD 166)∞∞; «∞∞c’est Marie seule,
dit l’Église et le Saint-Esprit qui la conduit, qui a seule fait périr
toutes les hérésies∞∞: «∞∞Seule elle fait périr toutes les sortes d’hérésies dans le monde ∞ » (VD 167). Marie étant le monde de Dieu, en
effet, il n’existe aucune juste conception de Dieu en dehors de
Marie, «∞∞personne n’étant rempli de la pensée de Dieu que par
elle, dit un saint (VD 165). «∞∞Si vous dites Marie, elle dit Dieu∞∞»
(VD 225).
Le Verbe de Dieu se fait chair, et dans sa chair il nous révèle
qui est Dieu. Par la manière dont Dieu s’incarne, il nous communique qui il est. Nous ne connaissons Dieu qu’autant qu’il s’est
révélé, en l’occurrence, qu’autant qu’il s’est incarné et ainsi, est
venu à notre monde. Enfin, nous le connaissons en le reconnaissant8. Sans la Mère de Jésus, l’ineffabilité de Dieu l’emporterait
sur toute révélation. Non pas que la création, en particulier l’humanité, ne portât en elle-même la capacité à recevoir Dieu dans
sa plénitude, au point d’être son monde. Mais bien plutôt que
dans cette manière d’être capax Dei, la capacité foncière de l’être
humain à accueillir Dieu n’a abouti à la révélation du Dieu trinitaire qu’en et avec Marie. En conséquence, Marie est en quelque
sorte sacrement de Dieu pour le reste de la création, en opérant
ce qu’elle signifie∞∞; la venue au monde de Dieu. Elle est le signe
de Dieu car en elle se manifeste le plus concrètement l’amour
infiniment transcendant et la proximité non moins infiniment
intime de Dieu.
8. Cf. Jn 1, 9-10. C’est encore en ce sens que nous pouvons considérer Marie comme
le monde où, en même temps, Dieu est venu et a été reconnu.
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Magnificence du Très-Haut
Au numéro 6, Grignion de Montfort appelle encore Marie «∞∞la
magnificence du Très- Haut, où il a caché, comme en son sein,
son Fils unique, et en lui tout ce qu’il a de plus excellent et de plus
précieux∞∞»9. Il a écrit au numéro précédent que «∞∞Marie est le
sanctuaire et le repos de la Sainte Trinité, où Dieu est plus magnifiquement et divinement qu’en aucun lieu de l’univers, sans
excepter sa demeure sur les chérubins∞∞; et il n’est pas permis à
aucune créature, quelque pure qu’elle soit, d’y entrer sans un
grand privilège∞∞» (VD 5). Le numéro 248, ayant aussi appelé
Marie le «∞∞vrai paradis terrestre∞∞», dit ensuite que «∞∞les saints
appellent Marie la magnificence de Dieu […], comme si Dieu
n’était magnifique qu’en Marie∞∞»10.
Mais elle n’a rien voulu connaître que Dieu seul∞∞: aussi ne
révèle-t-elle que Dieu seul. Cette «∞∞translucidité∞∞» divine de Marie
répond au désir qu’elle eut elle-même d’être tenue cachée et de
n’être connue que de Dieu seul. Celui-ci exauça ses demandes et
la tint cachée si bien que les anges eux-mêmes «∞∞se demandaient
souvent les uns aux autres∞∞: Quae est ista11∞ ? Qui est celle-là∞∞?∞∞»
(VD 3). Aussi est-elle appelée par l’Église «∞∞Alma Mater∞∞: Mère
cachée et secrète. Son humilité a été si profonde qu’elle n’a point
eu sur la terre d’attrait plus puissant et plus continuel que de se
cacher à elle-même et à toute créature, pour n’être connue que
de Dieu seul∞∞» (VD 2).
Pourtant, si Marie a été tenue cachée, il n’en demeure pas
moins vrai qu’en elle, c’est Dieu lui-même qui se cache, selon une
expression chère au contemplatif de Montfort, «∞∞et l’Un et l’autre y trouvent leur gloire∞∞»12. D’une part donc, les anges et les
bienheureux, «∞∞dans l’admiration de voir Dieu si relevé et si
reculé d’eux tous, si séparé et si caché dans son monde, la divine
9. Cf. Pie IX, Bulle Ineffabilis Deus, II, 8-12-1854∞∞: «∞∞Dieu ineffable, dont les voies sont
miséricorde et vérité […] choisit Marie, il l’aima par dessus toutes les créatures, d’un
tel amour de prédilection, qu’il mit en elle toutes ses plus grandes complaisances∞∞».
10. Is 33, 21∞∞; «∞∞C’est là (en Sion) que YHVH nous montre sa puissance∞∞».
11. Ct 3, 6∞∞; 8, 5. La Vulgate écrit effectivement Quae est ista, mais la Bible de Jérusalem (1996) a traduit par un neutre∞∞: «∞∞qu’est cela∞∞?∞∞».
12. J. MORINAY, Marie et la faiblesse de Dieu. Essai de présentation du message spirituel de Louis-Marie Grignion de Montfort, Paris, Nouvelle Cité, 1988, p. 62.
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Marie s’écrient jour et nuit∞∞: Saint, Saint, Saint∞∞» (SM 19). D’autre
part, ils proclament également Marie trois fois sainte, tant elle
est cachée en Dieu∞∞:
«∞∞Tous les jours, d’un bout de la terre à l’autre, dans le plus
haut des cieux, dans le plus profond des abîmes, tout prêche, tout publie l’admirable Marie. Les neuf chœurs d’anges, les hommes de tous sexes, âges, conditions, religions,
bons et mauvais, jusqu’aux diables, sont obligés de l’appeler bienheureuse, bon gré mal gré, par la force de la vérité.
Tous les anges dans les cieux lui crient incessamment,
comme dit saint Bonaventure∞∞: Sainte, sainte, sainte Marie,
Mère de Dieu et vierge…∞∞» (VD 8), «∞∞toute la terre est remplie
de sa gloire∞∞» (VD 9).
Bon gré mal gré, la création est poussée à proclamer le saint
nom de Marie. Et les anges ne chantent pas seulement la sainteté de Dieu, mais d’une même voix encore, celle de Marie. Cette
louange angélique complète celle qui fut écrite en Is 6, 3∞∞: «∞∞Saint,
saint, saint le Seigneur Dieu, la terre est remplie de sa gloire∞∞».
Or, cette terre remplie de la gloire de Dieu, n’est-ce pas Marie, en
qui Louis de Montfort a reconnu «∞∞le paradis terrestre du nouvel
Adam∞∞»∞∞? Elle peut donc être appelée trois fois sainte, puisqu’en
elle la Trinité sainte — dont elle est le sanctuaire (VD 5) — trouve
son repos et son contentement (ASE 208). Elle peut être ainsi
nommée en tant qu’elle engendre Dieu virginalement, c’est-àdire divinement, puisque Dieu seul peut s’engendrer virginalement. Certes, Marie n’a engendré Dieu qu’avec le secours du
Saint-Esprit, mais dira-t-on aussi que l’Esprit Saint n’est pour
rien dans l’engendrement éternel du Fils par le Père∞∞?
Notre propos peut être davantage nuancé si l’on tient compte
du fait que saint Bonaventure, cité par le missionnaire montfortain, semble parler, non de la gloire de Dieu qui se trouve en
Marie, mais de la gloire de Marie elle-même. Toute la terre est
remplie de la gloire de Marie. Comment peut-il aller si loin∞∞? Nous
sommes si prompts à rabaisser la place de Marie en considération de Dieu que spontanément nous résistons à cette manifestation mariale. Assurément, si gloire de Marie il y a, ce ne peut
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être que la gloire de Dieu qui resplendit en elle. Comment appliquer à une créature ce verset biblique qui exprime pourtant si
strictement la transcendance de Dieu ∞ ? Dieu trois fois saint est
le Dieu infiniment transcendant13.
Nous pensons que cette application mariale d’Is 6, 3 dispose
notre esprit à entrer dans le mystère insondable de Marie, Vierge
et Mère de Dieu, et nous y dispose tout particulièrement au
moment de la consécration eucharistique∞∞: s’il n’y a pas de venue
au monde de Dieu qui ne soit mariale, il ne peut y avoir aucune
transsubstantiation sans l’intervention expresse de Marie, l’unique monde en qui Dieu vient, est reconnu, et demeure. La grâce
confirmant la nature et la gloire perfectionnant la grâce (VD 27),
Marie est le monde de Dieu dans l’histoire, dans l’ordre sacramentel et même encore dans la gloire. On peut donc l’invoquer
et la louer en même temps que l’on invoque et loue Dieu tout au
long de la prière eucharistique. Jusqu’où peut-on aller∞∞? Puisqu’il
n’y a pas de venue au monde de Dieu en dehors de Marie, il n’y a
jamais eu de révélation de Dieu, depuis l’origine, depuis la création en somme, dans les sacrements, et jusqu’à la Parousie, qui
ne passe par Marie . Marie est en effet la première Église, et si ce
qui est dit de Marie convient à l’Église, cela convient d’une
manière irréductiblement unique à Marie.
Il n’y a que Dieu seul. Marie ne contredit pas cette absoluité,
au contraire∞∞; elle rend possible à toute la création de l’inclure en
soi, car il n’est aucune venue au monde de Dieu sans Marie,
espace-temps de l’épiphanie divine, conceptualisation de Dieu,
partout où il se donne, et se manifeste à la création. En Marie,
Celui qui dépasse toute connaissance a été conçu, Celui que ni
la terre ni les cieux ne peuvent contenir a été compris. Il n’y a désormais ni pain eucharistié ni aucune parole théologique possible qui ne présupposerait la conception mariale de Dieu. Marie
est le seul univers où Dieu apparaisse. Aussi la terre est-elle
remplie de la gloire de Marie puisque Dieu a visité notre terre∞∞;
c’est donc qu’elle est mariale, notre terre, et remplie de la gloire
de la Mère de Dieu. La gloire ne remplit le ciel et la terre que dans
13. Le terme hébreu Qadosh exprime en effet la notion de séparation sacrée, de mise
à part.
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Sur trois noms de Marie dans le Traité de la vraie dévotion…
la mesure où ciel et terre sont remplis de la gloire de Marie, ou
encore, Dieu ne se manifeste à la création (la gloire de Dieu
consistant en sa manifestation) que dans la mesure où elle est
capable de l’incarner. Et cette capacité a pour nom Marie.
Pour conduire à Dieu seul, Marie doit être perçue dans ce
qu’elle a d’unique. Si Marie voit en Dieu son unique, Dieu voit en
elle son unique. «∞∞C’est Marie seule qui a trouvé grâce devant
Dieu, sans aide d’aucune autre pure créature∞∞» (VD 44)∞∞; «∞∞c’est
Marie seule à qui Dieu a donné les clefs des celliers du divin
amour, et le pouvoir d’entrer dans les voies les plus sublimes et
les plus secrètes de la perfection, et d’y faire entrer les autres∞∞»
(VD 45). L’intégration du traité sur la Vierge Marie dans la constitution dogmatique Lumen Gentium, relative au mystère de
l’Église ne doit pas induire l’oubli de la position unique de Marie
par rapport à nous, même si la reconnaissance d’une telle transcendance n’est pas identique à celle de Dieu. À l’origine de la
maternité ecclésiale de Marie, il y aura, toujours insondablement, sa maternité divine.
Marie-Gabrielle LEMAIRE
Rue Saint-Sébastien, 43
BE-1420 Braine-l’Alleud
Très connu pour sa consécration à Marie, saint Louis Grignion de Montfort, ce missionnaire exceptionnel, est ici approché dans son œuvre maîtresse, qui répond à la question∞∞: comment aller jusqu’à Dieu∞∞? Les trois
désignations mariales privilégiées indiquent la même réponse∞∞: nous ne
pouvons connaître Dieu que par Marie, «∞∞paradis terrestre de Dieu∞∞»,
«∞∞monde de Dieu∞∞», «∞∞magnificence du Très-Haut∞∞». La position unique de
Marie par rapport à nous lui vient de sa maternité divine.
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