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Sur trois noms de Marie
dans le Traité de la vraie dévotion
à la Très Sainte Vierge de
L.-M. Grignon de Montfort
Breton des XVIIe-XVIIIesiècle, Louis-Marie Grignion de Mont-
fort fut un missionnaire exceptionnel et un éminent théologien
de Marie. Il avait sans doute la vocation d’un prophète∞∞; son lan-
gage en a dérouté plus d’un, son zèle en a exaspéré d’autres. Rejeté
de son vivant par ses confrères, il reste aujourd’hui incompris∞∞;
reconnu par les pauvres gens qu’il évangélisait et éveillait à l’art
de «∞∞respirer∞∞» Marie, il demeure aujourd’hui un apôtre incontour-
nable de la vraie dévotion à la Mère du Christ. Ses écrits, nom-
breux, développent une pensée synthétique dans laquelle Marie
est comme le fil conducteur. Nous proposons ici d’approcher sa
mystique mariale par le biais de trois noms qu’il donne à Marie
dans le Traité de la vraie dévotion à la Très Sainte Vierge, son chef
d’œuvre. Ce livre répond à une question∞∞: comment aller jusqu’à
Dieu ∞∞? La réponse se trouve en Marie. Elle est tout uniment la
Mère de Dieu et des hommes. Dieu en elle s’est fait homme, aussi
est-ce en elle que nous sommes divinisés.
Montfort n’abandonne jamais le point de vue de Dieu. Et
lorsqu’il parle de Marie, c’est toujours à partir de ce que Dieu
lui-même donne à connaître, en se révélant dans l’histoire.
Le fait et la manière dont Dieu s’engage à l’égard de Marie impli-
quent que la théologie trinitaire soit nourrie par la théologie
mariale. Une plus grande connaissance de Marie entraîne
une plus grande connaissance de Dieu, à condition toujours
de n’entrer dans notre connaissance de la Sainte Vierge que
depuis le regard de Dieu, éminemment relationnel. Le regard de
Dieu sur Marie est un regard trinitaire∞∞; chaque Personne divine
entretient une relation privilégiée et spécifique avec la Vierge
Marie.
Vies
consacrées, 80 (2008-1), 52-63
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Les noms par lesquels Louis-Marie désigne Marie sont très
nombreux et variés∞∞; ils sont l’héritage de toute la tradition qui le
précède. Mais si l’on se contentait d’additionner les symboles, on
manquerait l’efficacité propre au langage symbolique. C’est dans
leur relation que les symboles parviennent effectivement à évo-
quer un mystère. Dans le cas du Traité, cette dynamique renvoie
à la diversité des traits de notre relation chrétienne à Marie, car
pour être disciple du Christ, il s’agit de vivre et d’agir par Marie,
avec Marie, en elle et aussi pour elle. Le symbolisme structurel du
langage montfortain s’enracine d’abord dans le fait qu’il tisse sa
théologie à l’intérieur du mystère de l’Incarnation lequel en
constitue le principe d’unité. En conséquence, sa théologie
mariale n’est que le déploiement du mystère de Marie Théotokos,
Mère de Dieu. Pour en signifier les multiples dimensions, Mont-
fort utilise des métaphores reliées dynamiquement entre elles1.
Dans le souci de respecter le langage montfortain, nous pro-
posons d’approfondir trois noms par lesquels notre auteur dési-
gne Marie, au numéro 6 de son Traité, car ils nous conduisent à
comprendre en quoi, dans l’ordre de la grâce, Marie nous est
nécessaire pour nous disposer à recevoir la vie de Dieu.
Je dis avec tous les saints∞∞: la divine Marie est le paradis ter-
restre du nouvel Adam, où il s’est incarné par l’opération du
Saint-Esprit, pour y opérer des merveilles incompréhensi-
bles. C’est le grand et divin monde de Dieu, où il y a des
beautés et des trésors ineffables. C’est la magnificence du
Très-Haut, où il a caché, comme en son sein, son Fils uni-
que, et en lui tout ce qu’il a de plus excellent et de plus pré-
cieux. Oh∞∞! oh∞∞! que de choses grandes et cachées ce Dieu
puissant a faites en cette créature admirable, comme elle
est elle-même obligée de le dire, malgré son humilité pro-
fonde∞∞: «∞∞Il fit pour moi des merveilles∞∞». Le monde ne les
connaît pas, parce qu’il en est incapable et indigne2.
1. B. PAPASOGLI, Cantiques, dans Dictionnaire de Spiritualité Monfortaine, Montréal,
Novalis, 1995, p. 202-223∞∞; ici p. 220.
2. Souligné et traduit par nous. Le Traité sera dorénavant noté «∞∞VD∞∞», suivi immédiatement
du numéro. «∞∞SM∞∞» désignera le Secret de Marie, écrit ultérieur au Traité et qui le résume
en quelque sorte, mais avec des apports propres. Enfin, L’Amour de la Sagesse éternelle,
qui commente les textes sapientiaux à la lumière de l’Incarnation, sera écrit «∞∞ASE∞∞».
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Ces trois désignations mariales indiquent, semble-t-il, une
même idée∞∞: celle que nous ne pouvons connaître Dieu et com-
munier à lui que par Marie, car Dieu ne s’est révélé et communi-
qué à nous que par Marie.
Paradis terrestre de Dieu
Se fondant sur une interprétation patristique, le théologien
de Montfort affirme à plusieurs endroits de ses œuvres que «∞∞la
divine Marie est le paradis terrestre du nouvel Adam, où il s’est
incarné par l’opération du Saint-Esprit, pour y opérer des mer-
veilles incompréhensibles∞∞» (VD 6). «∞∞Dieu le Fils est descendu
dans son sein virginal comme le nouvel Adam dans son paradis
terrestre, pour y prendre ses complaisances et pour y opérer en
cachette des merveilles de grâce∞∞» (VD 18). Là, Jésus, le nouvel
Adam, a accompli «∞∞tant de merveilles en cachette que ni les
anges, ni les hommes ne les comprennent point∞∞» (VD 248). Ainsi
que le commente le numéro 261, le paradis terrestre du premier
Adam n’était que la figure de Marie, paradis terrestre du Nouvel
Adam. «∞∞C’est en ce paradis qu’il a pris ses complaisances pen-
dant neuf mois, qu’il a opéré ses merveilles et qu’il a étalé ses
richesses avec la magnificence d’un Dieu∞∞».
En VD 45, Grignion de Montfort écrit∞∞: «∞∞C’est Marie seule qui
donne l’entrée dans le paradis terrestre aux misérables enfants
d’Ève l’infidèle, pour s’y promener agréablement avec Dieu […]∞∞;
ou plutôt comme elle est elle-même ce paradis terrestre, ou cette
terre vierge et bénite dont Adam et Ève les pécheurs ont été
chassés, elle ne donne entrée chez elle qu’à ceux et celles qu’il
lui plaît pour les faire devenir saints∞∞». Observons ici que le
«∞∞paradis terrestre∞∞» n’est plus une figure de Marie Mère de Jésus
mais qu’elle-même est ce paradis. Ensuite, à la fin de la phrase,
nous comprenons qu’elle ne porte pas sur la vie dans l’au-delà,
mais vise notre vie présente. On comprendrait mal en effet que
nous devions retourner pour l’éternité dans le paradis terrestre
quand il s’agit de passer en Dieu. Mais le paradis rend l’idée de
gestation et d’éducation de l’humanité dans l’alliance avec Dieu.
Aussi le paradis est-il un concept qui permet à Grignion de
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Montfort d’exprimer quelque chose de la maternité spirituelle
de Marie.
Si Marie est elle-même ce paradis terrestre des origines, Louis
de Montfort affirme la présence de Marie dans le dessein de Dieu
dès l’origine de la création, comme destinée de l’humanité.
Adam, si l’on se réfère au récit de la Genèse, a été formé de terre
puis déposé dans le paradis terrestre, qui n’est donc pas le lieu de
ses origines, mais bien celui de sa croissance, tandis qu’Ève a été
formée en ce lieu, mais de la même terre qu’Adam si l’on peut
dire, ayant été façonnée de son côté. Ayant péché, ils furent
chassés du paradis terrestre resté ainsi intact de toute souillure
du péché, afin que de cette terre immaculée puisse naître le nou-
vel Adam. Si donc nous ne sommes pas nés en Marie (ayant
été tirés d’une autre terre), Marie a toujours été notre destination
— puisque nos premiers parents y ont été déposés (elle n’est
pas appelée «∞∞nouveau∞∞» paradis terrestre) — comme le lieu où
nous devons grandir jusqu’à être divinisés. Cependant, il ne fal-
lait pas prendre le fruit de la connaissance avant que soit donné
le fruit de l’arbre de vie ∞∞: Jésus, Fils de Marie (VD 44).
Si la typologie Ève/Marie est présente chez Grignion de
Montfort par le biais de la (dés-) obéissance, elle n’a pas sa faveur
au même titre que l’image du paradis terrestre qui, comme nous
venons de le voir, l’éclaire davantage sur la portée universelle et
transhistorique du mystère marial. La typologie en question ne
se trouve en effet qu’en deux endroits du Traité∞∞; «∞∞ce qu’Ève a
damné et perdu par désobéissance, Marie l’a sauvé par obéis-
sance. Ève, en obéissant au serpent, a perdu tous ses enfants avec
elle, et les lui a livrés∞∞; Marie, s’étant rendue parfaitement fidèle
à Dieu, a sauvé tous ses enfants et serviteurs avec elle, et les a
consacrés à sa Majesté∞∞» (VD 53). Dans le même sens, il écrit éga-
lement que «∞∞la Très Sainte Vierge est la Vierge fidèle qui, par sa
fidélité à Dieu, répare les pertes qu’a faites Ève l’infidèle par son
infidélité∞∞» (VD 175). Or, pour exprimer le rapport de Marie à
Jésus-Christ, il ne prend pas pour figure typologique la relation
d’Ève à Adam, mais celle du paradis terrestre. En effet, parler de
Marie comme de la «∞∞terre vierge et immaculée∞∞» ou comme du
«∞∞paradis terrestre du nouvel Adam∞∞» permet de manifester, outre
la notion de croissance et de gestation, la dimension cosmique
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du mystère marial par delà sa dimension anthropologique∞∞: sa
dimension originaire par delà son apparition historique. C’est de
cette terre vierge et immaculée qu’est formé le nouvel Adam, là
où, à l’inverse, Ève avait été formée du côté d’Adam. Elle est
l’argile dont est tirée la nouvelle humanité dans le Christ. Tous,
nous avons été créés dans le Christ, et donc en Marie∞∞: car il n’est
aucun Christ qui ne soit Fils de Marie. De plus, dans la typologie
Ève/Marie, la dissemblance serait plus grande encore que la res-
semblance, car Marie n’est pas seulement la «∞∞mère des vivants∞∞»3
comme l’est Ève∞∞; elle est la Mère du Dieu vivant.
Enfin, l’image du paradis terrestre permet d’exprimer en
quoi, étant Mère de Dieu, elle en est le monde, au sens littéral
comme en un sens mystique. C’est d’ailleurs bien Dieu que vise
Louis-Marie en parlant du Nouvel Adam, comme on le voit en
SM 27 où il écrit que «∞∞Marie est le paradis de Dieu∞∞»4. Louis de
Montfort voit en elle, en tant que Mère des vivants, l’Arbre de vie,
dont le fruit est Jésus-Christ, désignant cette fois Marie par un
élément du paradis terrestre∞∞; «∞∞Marie seule est l’Arbre de vie, et
Jésus seul en est le fruit∞∞» (ASE 204)5. Et nous cultivons en notre
âme cet Arbre de vie par la dévotion que nous avons à Marie. C’est
pourquoi la dévotion elle-même6peut être appelée «∞∞le véritable
arbre de vie∞∞» (SM 70).
Monde de Dieu
L’apôtre de Marie désigne celle-ci comme «∞∞le grand et le divin
monde de Dieu∞∞», juste après avoir reconnu en elle «∞∞le paradis
3. Il l’appelle ainsi en SM 22∞∞: Marie est la Mère des vivants, qui donne à tous ses
enfants des morceaux de l’Arbre de vie, qui est la Croix de Jésus.
4. Cette expression est unique dans les écrits montfortains, mais confirme son théo-
centrisme. Quand il parle du nouvel Adam, ou ailleurs de Jésus-Christ, Grignion de
Montfort parle du Fils de Dieu incarné.
5. Voir également SM 67, 78, VD 44, 164, 218.
6. Et cet arbre de vie qu’est la dévotion est semblable au Royaume, que Jésus com-
pare à un grain de sénevé qui devient un arbre où s’abritent les oiseaux du ciel
(Mc 4, 30)∞∞; «∞∞Âme prédestinée, si vous cultivez ainsi votre arbre de vie […], je vous
assure qu’en peu de temps il croîtra si haut que les oiseaux du ciel y habiteront, et
il deviendra si parfait qu’enfin il donnera son fruit d’honneur et de grâce en son
temps, c’est-à-dire l’aimable et l’adorable Jésus qui a toujours été et qui sera l’uni-
que fruit de Marie∞∞».
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