Panajotis Kondylis Les théories de la révolution et le marxisme I.

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Panajotis Kondylis
Les théories de la révolution
et le marxisme
I.
Le progression historique des sociétés s’accompagne d’idées et d’idéologies et se reflète
en elles. C'est pourquoi il est impossible de comprendre les plus grands tournants de cette
évolution sans connaissance des idées qui l’escortent et sans recours aux processus de sa
transformation des forces motrices du changement en forces de défense et de préservation.
Durant la suite des phases historiques, ce ne sont pas seulement les idées qui changent.
Les contenus des idées eux-mêmes passent par des modifications fondamentales au cours de
leur changement de fonction. Chaque époque réclame sa propre expression et physionomie
idéelle, son degré particulier de systématisation et de dogmatisation, l’étalage pour chacune
d’autres aspects idéologiques. Mais, dans toutes les époques révolutionnaires, l’on peut
retrouver un lien identique qui associe les éléments idéels disparates de telle manière qu’il
apparaît sur l’atlas de l’histoire mondiale une épaisse ligne rouge qui le traverse d’un bout à
l’autre.
Le cadre historique à l’intérieur duquel se développent en même temps les idées, les
phénomènes superstructurels et les forces réelles, détermine leurs fonctions. C'est ce même
cadre qui détermine aussi de quelle manière et avec quelle ampleur les idées doivent changer
afin d’assumer leurs tâches de la manière la plus utile. L’étape importante sur ce chemin de la
transformation, c’est le moment historique où le mouvement social, en tant que support de
l’idéologie A ou B, réalise sa mission à l’intérieur du rayon d’action imposé par les rapports
historiques dominants et établit une nouvelle classe sociale.
Après leur mise en place, les idées sont amenées à la synthèse sous la forme d’une
nouvelle idéologie officielle, et donc systématisées, tandis que seuls s’infiltrent dans la praxis
sociale les éléments du progrès qu’autorise l’étape de développement donnée de la société1.
Mais pourquoi l’adaptation permanente est-elle nécessaire, pourquoi a-t-on besoin d’une
sélection continuelle, du rejet des anciens composants et de l’accueil de composants idéels
contraires neufs qui éliminent même les précédents ?
Sans vouloir minimiser le rôle de l’intelligentsia révolutionnaire, qui est l’avant-garde
du mouvement, le fer de lance de la critique de l’ancien régime et la bâtisseuse dans le
domaine des constructions intellectuelles de la société idéale, l’idéologie qui accompagne les
premières phases, à savoir les plus massives et les plus impulsives de l’insurrection révolutionnaire, est généralement la somme plus ou moins vague (pas un système) d’idées qui se
compose de deux composantes essentielles.
1
M. Lavradonis a très bien fait ressortir les caractères principaux et les stades de ces processus dans son essai :
Die revolutionäre Ideologie und ihre Peripetien [L’idéologie révolutionnaire et ses péripéties] (Marturies,
n° 1964, pp. 4-6).
La première, c'est la déclaration de faillite totale de l’ancien système qui fournit la
justification morale du nouveau2. Cette déclaration ne peut être comprise que sur la base des
expériences négatives des masses par rapport à l’ancien système exploiteur de sorte que la
critique du système reçoive un caractère empirique aléatoire : à savoir davantage de
casuistique et un tout intellectuel moins cohérent. Le caractère de contingence est d’autant
plus grand que la formation sociale correspondante est arriérée. En d’autres termes, l’ampleur
et la profondeur de la critique sont dépendantes des besoins de s’imposer du mouvement
social du moment.
La seconde composante fondamentale de l’idéologie qui en est encore à ses premiers
balbutiements, c'est la revendication d’une émancipation générale, c'est le fait que les masses
croient que le résultat du bouleversement victorieux permettra l’élimination de l’exploitation
et l’établissement de la société sans classes ou de la société du citoyen libre. Les masses
croient toujours que le but final est devant les yeux, que le fruit est déjà bien mûr, et qu’il
suffit de tendre la main pour le cueillir. Elles n’ont pas conscience de la conditionnalité
historique de leurs actions. (L’on peut même affirmer qu’une telle conscience n’est pas
seulement superflue, mais aussi nuisible et inhibante. Le zèle révolutionnaire d’un esclave par
exemple essuierait de sévères revers s’il savait à l’avance que l’histoire ne lui avait réservé
que la place de serf). L’idée utopique, la fausse conscience (selon Marx), est donc
transformée, à partir d’une composante potentielle, en une composante actuelle efficace de
l’idéologie révolutionnaire3.
Le phénomène de la contagion des masses par la vision de l’émancipation sociale ne
peut pas être expliqué que d’une manière psychologique. Cette vision s’empare de tous les
grands mouvements révolutionnaires parce que les masses, sans entraves et indépendamment
des classes sociales qui sont prédestinées par l’histoire à jouir des fruits de la révolution,
submergent le théâtre de l’histoire et marquent les mouvements de leur caractère vulgaires,
odieusement plébéiens. Le rôle de protagoniste qui revient de temps à autre aux masses
signifie pour elles la preuve que l’avenir leur appartient. Parfois, l’impulsion et le besoin
d’action révolutionnaires atteignent même des sommets et, pour un moment, on dirait que les
chaînes historiques seraient ôtées en dépit des plans partiels et plus modestes des autres
classes engagées. Des ébauches embryonnaires de formes de relations sociales futures voient
le jour. Mais comme pour des prématurés, c’est une vie brève qui leur est accordée. Ou bien
elles sont étouffées dans l’œuf, ou bien, si elles se sortent des difficultés pendant un moment,
elles doivent pourtant battre en retraite sans attendre et capituler sans conditions. C'est ce qui
s’est produit pendant la Commune de Paris dès que la question du pouvoir prolétarien a été
soulevée, ou pendant la première année de la Révolution russe lorsque les questions du
mariage et de la famille ou de la cogestion ont été posées.
Le processus d’idéologisation de l’idée révolutionnaire ne s’accomplit pas seulement
pendant ou après le déroulement de l’insurrection populaire. L’idéologisation et la propension
au compromis apparaissent longtemps avant l’éclatement de la révolution. L’impulsion et la
disposition au compromis surviennent longtemps avant le déclanchement de la révolution.
L’impulsion et la courroie de transmission de ce processus peuvent être par exemple des
organisations de parti ou des syndicats.
C’est une condition nécessaire et suffisante : sinon, il n’y avait pas jusqu’à présent de soulèvement
révolutionnaire, et il n’y en aura pas, bien que les études scientifiques aient pourtant montré que les masses
populaires sont l’objet d’exploitation de la part des classes dominantes.
3
Déjà au sein des mouvements sociaux de la Rome antique, apparurent des idées et des tendances intellectuelles
qui peuvent être interprétées comme un arsenal de solutions socialistes pour l’émancipation du prolétariat
(R. Poehlmann, Geschichte der sozialen Fragen und des Sozialismus in der Antike [Histoire des questions
sociales et du socialisme dans l’Antiquité]). De telles prises de conscience peuvent être enrichies en ayant
recours, selon les premières sources, aux mouvements sociaux de l’Antiquité grecque.
2
Le processus de différenciation au sein du prolétariat lors du passage de sa forme
élémentaire chimiquement pure à un état organisé qui requiert forcément des prises en
considération d’éléments internes et externes et qui réduit son rayon d’action, se reflètent dans
l’éloignement des principes les plus radicaux et les plus universels et dans la consécration de
l’idéologie de parti 4 . L’attractivité du révisionnisme ne peut pas être due seulement à
l’influence de la soi-disant aristocratie ouvrière ; elle est aussi la conséquence de l’intégration
et de la claustration constamment croissantes du prolétariat dans des organisations qui se sont
coagulées de manière de plus en plus bureaucratique de sorte que, quand l’heure a sonné et
que le rideau de la scène révolutionnaire se lève, les associations qui remplacent le prolétariat
comme acteur historique ont déjà perdu beaucoup de leur zèle révolutionnaire, abordent la
situation révolutionnaire sur la base de critères d’opportunité à court terme et cherchent à
assumer leur consolidation comme un problème d’administration et de politique quotidienne5.
Nous devons naturellement ajouter que le poids spécifique de tels événements n’est pas le
même dans tous les bouleversements révolutionnaires. Ils n’ont eu leur importance cruciale
que dans les 100 à 150 dernières années lorsque les associations, les unions, les partis, etc., se
sont disputés les premières places dans les confrontations sociales.
Nous pouvons donner maintenant une réponse à la question posée plus haut. Le sens et
le but véritables plus larges de la modification de l’idéologie révolutionnaire sous la forme de
l’idéologisation est, au début, l’endiguement, et à la fin, la déconsidération des revendications
d’émancipation d’importance historique, qui sont inhérentes à toutes les révolutions, au
moyen de leur adaptation aux conditions générales dans chaque cas. Bien sûr, la classe ou la
fraction qui s’est emparée de la révolution soutient inlassablement qu’elle n’a pas trahi les
masses, qu’elle a fait en fin de compte de son mieux et qu’elle met en place le régime optimal
correspondant aux circonstances. Et c'est précisément cette stratégie de légitimation qui pose
les fondements du mécanisme vital pour elle de la tromperie et de la fiction 6. Sur la base de
cet examen, nous sommes maintenant mieux à même de saisir les questions de l’affinité, de la
continuité et de l’appartenance, des formes d’idéologie révolutionnaires historiquement
spécifiques. Toutes les idéologies révolutionnaires ont contesté toute parenté avec les
précédentes et la raison en est facile à comprendre. La reconnaissance de l’incapacité de
l’ancienne pensée révolutionnaire à mettre en application dans la pratique ses exigences
d’émancipation ferait en effet se lever des doutes fondés sur les chances de réalisation des
efforts présents. C'est pourquoi, toute idéologie révolutionnaire se voit obligée de sensibiliser
4
La question de la différenciation des classes prolétariennes a préoccupé à plusieurs reprises et depuis
longtemps la pensée marxiste. « […] l’histoire connaît un assez grand nombre des dictatures révolutionnaires.
Mais étaient-elles de la même nature que celles dont Marx a rêvé ? Le prolétariat doit bon gré mal gré
s’organiser pour exercer le pouvoir. Mais toute organisation n’entraîne-t-elle pas aussi avec elle une déformation
de sa nature originelle ? Un prolétariat politiquement organisé est-il un prolétariat au sens propre du mot ?
L’introduction de rapports de dépendance politiques dans le corps prolétarien, des rapports qui renvoient
justement à son degré croissant d’organisation, ne met-elle pas en danger son existence immédiate en tant que
corps homogène et ne provoque-t-elle pas, en raison de l’asymétrie sociale qui en résulte, la reproduction de
l’injustice et de l’exploitation économique ? » (G. Platon, Le socialisme en Grèce dans le devenir social, Paris,
1895).
5
C'est de cette façon que les bolcheviks ont estimé la révolution. Afin de consolider leur position de pouvoir, ils
se sont débarrassés de leur caractère prolétarien. Rosa Luxemburg défend la position contraire. Dans son
opuscule : Un regard critique sur la Révolution russe, elle condamne la politique bolchevique et dans son
célèbre essai : L’ordre règne à Berlin, elle laisse entendre que le prolétariat doit prendre en main l’exercice du
pouvoir et appliquer sans compromis son programme même si, à cause des rapports qui ne sont pas mûrs, il y
risque son naufrage politique.
6
Pour les caractères généraux essentiels de ce mécanisme dans tous les systèmes d’exploitation et de son
perfectionnement dans le système d’exploitation capitaliste, voir Manoli Lampridproblima ton ideoligion, in :
Martyries, th. 10, novembre 1964, pp. 10-18.
à la comparaison permanente de ses propres idées supposées supérieures avec les idées
inférieures, marginales et utopiques du passé7.
En dépit de l’image que l’idée révolutionnaire se fait d’elle-même, seule une analyse
exacte de sa conditionnalité historique, de ses objectifs, de ses fonctions et de ses
conséquences réelles, peut fournir la preuve de sa relativité et de son classement adéquat à
l’intérieur de la grande famille des idéologies révolutionnaires. Dans la seconde partie de cet
article et après quelques remarques complémentaires, je présenterai certaines idées relatives
aux conséquences logiques de l’inclusion du marxisme dans la famille des idéologies
révolutionnaires. Nous n’avons pas le droit d’oublier qu’il refuse sa collaboration aux autres
idéologies révolutionnaires, qu’il se dépeint comme l’unique véritable précurseur de la société
sans classes8, bien qu’il ait admis ouvertement et courageusement d’autre part le fait qu’il
avait été influencé sur le plan de la théorie de la connaissance par un courant philosophique et
sociologique précédent.
II.
La somme des idées qui a constitué la forme originelle de l’idéologie révolutionnaire et
le processus d’idéologisation qui en a marqué sa conclusion représentent le début et la fin de
son déroulement historique et correspondent au début et à la fin de l’activité réelle-historique
que l’idéologie a accompagnée. L’analyse des premiers éléments idéologiques empiriquesfortuits et utopiques nous montre que ceux-ci sont loin de suffire pour produire en soi et
d’autorité la dernière formation structurelle de l’idéologie. En gagnant du terrain de manière
croissante, la vision révolutionnaire a besoin de s’enrichir de nouveaux éléments idéels qui lui
fournissent une plus grande profondeur et ampleur, et qui l’aident à élaborer une nouvelle
conception du monde qui corresponde plus ou moins entièrement à l’état scientifique de
l’époque historique concrète, une nouvelle façon de voir le monde. Cette nouvelle façon de
voir le monde fait ensuite fonction de prototype pour la fabrication du système idéologique
officiel de légitimation. L’élaboration du système expérimental modèle, si l’on nous permet
cette expression, est l’œuvre d’un ou plusieurs intellectuels et elle se produit en même temps
ou peu après l’apparition de la première idéologie peu systématique et floue. C'est à peu près
en même temps que se manifestent généralement d’autres offres de théories révolutionnaires
et, à la fin, c'est la théorie qui se révèle être la plus adéquate qui s’impose - et ce compte tenu
des besoins tactiques à court terme du mouvement et de l’aptitude à adopter la forme finale de
l’idéologie officielle. La première formulation plus ou moins complète de la nouvelle
conception du monde contient inévitablement certains éléments prophétiques et utopiques.
Elle n’est pas encore historicisée, elle est encore insuffisamment taillée sur mesure pour
les rapports historiques-sociaux spécifiques effectifs, elle est encore contaminée par la forme
de la terminologie philosophique et sociologique, et elle est donc pourvue des mots d’ordre
concernant l’histoire mondiale qui scintillent spontanément et de leur propre chef déjà à
travers le rideau de brume de l’aube de la nouvelle ère de l’esprit.
Et donc le maître et l’annonciateur de la nouvelle conception du monde l’a léguée à ses
successeurs intellectuels : ils commencent à partir de maintenant à travailler à l’adaptation de
la doctrine originelle aux besoins pratiques du mouvement qui sont nés et ont augmenté dans
7
8
A. Labriola : Au-delà du capitalisme et du socialisme, Paris, 1932.
D’où également les polémiques très vives lancées par les fondateurs du marxisme eux-mêmes.
l’intervalle en esquivant la voie de la révision ouvertement avouée, c'est-à-dire tantôt en
amputant, tantôt en aménageant, tantôt en réinterprétant, la construction intellectuelle
existante. Les épigones jurent solennellement de leur loyauté absolue à l’égard de la doctrine
originelle et de son annonciateur tandis que le conflit interne pour la doctrine éclate entretemps. Tout cela permet de comprendre pourquoi les luttes idéologiques-doctrinales reflètent
les phases correspondant au développement de la révolution avec ses besoins pratiques
(tactiques, stratégiques, politiques, etc.). Tandis que les adeptes donnent bruyamment
l’assurance de leur fidélité, certains ou beaucoup d’entre eux introduisent en douce des idées
illégales, apparemment quelque chose d’insignifiant, de second ordre, dans le corpus des
principes généraux, pour commencer à partir de là à bâtir leur propre système qu’ils
n’instaurent plus maintenant sur les principes originels fondamentaux, mais dont ils effectuent
la construction principalement avec les matériaux qu’ils ont apportés. De cette manière et
longtemps avant que l’idéologie révolutionnaire n’entre dans sa dernière période de vie, c'està-dire l’idéologisation, ses principes originellement généraux ont perdu leur teneur
substantielle.
Le processus de la déformation théorique ne renvoie pas forcément à la malveillance,
les acteurs n’en ont guère conscience et ils y sont obligés par les conditions historiquessociales : aucune idée n’a d’effet et de durabilité historiques sans déformation9.
Nous résumons ce que nous avons obtenu afin de fournir un meilleur aperçu sur le cours
d’ensemble de l’idéologie révolutionnaire. Nous distinguons les repères suivants sur le
chemin révolutionnaire :
a) La première apparition de l’idéologie révolutionnaire dans une forme hétéroclite,
non systématique, mais spontanée, comme source d’inspiration et force motrice des
masses.
b) Les premières tentatives de systématisation et leur consolidation au moyen d’une
doctrine relative à une conception du monde, doctrine qui donnera le squelette de
l’idéologie officielle ultérieure.
c) L’arrivée des épigones idéologiques qui remanient la conception du monde
révolutionnaire conformément à leurs buts actuels.
d) L’idéologisation de l’idéologie révolutionnaire (à savoir la mise à disposition de
moyens de rationalisation pour des objectifs de légitimation), son verrouillage et son
raidissement intellectuels sous la forme de l’idéologie officielle d’un système.
Concernant le marxisme, nous pouvons établir ceci : lorsque le marxisme a parcouru
tout le chemin (a-d) et qu’il est une idée révolutionnaire (et alors il est soumis lui aussi au sort
historique qui est commun à toutes les idéologies), nous devons reconnaître qu’il a abdiqué en
tant qu’idéologie révolutionnaire10.
Je n’évoquerai ici les rapports historiques qui, dans le deuxième quart du XIX° siècle,
ont considérablement accru la demande d’une conception du monde révolutionnaire, que dans
leurs lignes les plus générales, mais je ne les analyserai pas. Il s’agit de la mise sur pied de la
9
Ces idées seraient mieux comprises après une recherche comparative : par exemple, une comparaison des trois
premiers évangiles avec l’Évangile selon Jean ou les Lettres de Saint Paul, ou encore mieux avec les décisions
des conciles et des synodes.
10
Je suis conscient que le plan que je propose ici n’a été exécuté que dans ses grandes lignes et qu’il n’a sa
justification que comme une première évaluation préliminaire, et cela explique aussi son caractère exagérément
synthétique. Il ne peut pas non plus en être autrement car, pour autant que je sache, ce schéma, dans
la perspective qui est analysée ici, n’a guère était pris en considération. Je dois souligner en outre que
l’utilisation du terme “idéologie révolutionnaire” est applicable pleinement uniquement à la phase d,
partiellement à la phase c et seulement un peu à la phase b, et pas du tout à la première phase. Étant donné que je
n’ai pas trouvé jusqu’à présent un terme qui convienne, je l’emploie couramment et de manière purement
conventionnelle afin de faire ressortir l’unité du processus dans son ensemble.
grande industrie, de la formation d’agglomérats prolétariens gigantesques et du ralliement du
prolétariat aux autres mouvements sociaux de la période 1830-184811.
Instruit par ses expériences, le prolétariat vient à bout de son comportement empirique,
émotionnel-réactif (après que, quelques années auparavant, les ouvriers s’attaquaient encore
aux machines parce qu’ils croyaient qu’elles étaient la source de toute la misère), il
commence à se regrouper et à mieux comprendre la question sociale. Le marxisme utilise
cette compréhension acquise à partir de l’expérience sociale, il s’approprie la revendication
de l’émancipation générale, il élabore une nouvelle conception du monde qui a en vue
d’apporter la preuve de la nécessité de cette revendication (et la présentation de la
disponibilité de certains rapports matériels tenus pour indispensables pour sa réalisation), et il
se met en situation de poser le postulat de l’émancipation pour la première fois sur une autre
base que celle qui précédait, à savoir sur celle dans laquelle ce postulat apparaissait comme
une exigence de la morale ou de la raison. C'est au cours de la période de la naissance du
marxisme que s’accomplit le plus grand bouleversement connu jusqu’alors dans l’histoire du
développement des forces productives. Tandis que, dans toutes les sociétés jusqu’alors, la
campagne et l’agriculture, malgré des évolutions possibles, constituent leur base productive,
la formation sociale capitaliste développe des forces productives sans précédent, elle accélère
l’expansion et la diversification les plus considérables du processus de production, elle place
le mode de production capitaliste au centre de la société et elle liquide les rideaux aux
couleurs somptueuses (les personnalités illustres, les événements politiques, les batailles
glorieuses) qui dissimulaient son rôle de plus en plus dominant. C’est en tant que témoin
oculaire de ce bouleversement faisant date, qui renvoie à l’extension à une vitesse fulgurante
du facteur production, que le marxisme comprend l’importance extraordinaire de celui-ci et
qu’il le situe au centre de sa philosophie révolutionnaire. Cette découverte lui met en main la
clef théorique-analytique pour l’explication de l’histoire dans sa totalité et dans son unité et
elle lui procure un poste d’observation commode d’où il peut se faire une idée de l’avenir et
déterminer si la société est en route pour son processus d’émancipation. La naissance du
marxisme tombe dans cette époque où, en raison se son changement de caractère rapide,
l’importance du facteur historique est très prisée dans les sciences humaines. Le marxisme
prend immédiatement possession de ces idées, il les exploite sur le plan théorique et il assure
par conséquent à sa méthodologie une valeur objective et un prestige scientifique que les
théories révolutionnaires antérieures ne pouvaient en aucun cas offrir. Le marxisme est aussi
largement supérieur aux théories de la révolution précédentes que l’est la base productive du
mode de production capitaliste par rapport à celle des modes de production précapitalistes.
Étant donné que le marxisme nourrit l’ambition d’épauler le mouvement ouvrier dans
son combat social, et parce qu’il est imprégné au plus profond des revendications relatives à
l’histoire mondiale encore vivantes, il a recours à sa méthodologie dans le but d’acquérir des
arguments utilisables à partir de la théorie du mouvement. (Par exemple, il trouve à l’époque
que le temps est mûr pour le socialisme. C’est pourquoi celui qui veut admettre la manière
marxiste d’analyse [méthodologie] doit faire place d’une manière ou d’une autre et pour telle
ou telle raison aux résultats temporellement conditionnés qui se déduisent absolument et
strictement des époques trop différentes de la théorie).
Quand le révolutionnaire considère que les circonstances sont mûres, il pense qu’il
suffit de les utiliser “correctement” pour parvenir au but final. La réalisation de celui-ci est
comprise principalement comme la tâche et le problème de la praxis sociale. Mais comme les
Le mot “socialiste” est mentionné pour la première fois en 1827 dans une revue londonienne, tandis que le
terme de “socialisme” a été employé en premier par un adepte de Saint-Simon du nom de Joncrer. Dans l’aire
linguistique allemande, c'est paraît-il L. von Stein qui utilisa les termes de “socialisme” et de “communisme”
dans son ouvrage : Sozialismus und Kommunismus in Frankreich [Socialisme et communisme en France] (1842),
et donc avant Marx.
11
conditions sociales réelles ne sont pas mûres, la voie choisie sape le but final au lieu de le
promouvoir (précisément parce que les conditions qui sont abordées avec les “justes” moyens
en excluent la réalisation ou bien parce que les moyens sont établis sur la base de faits qui
proviennent de circonstances qui ne sont pas encore mûres). L’action révolutionnaire s’adapte
à des conditions insuffisantes, elle est également insuffisante, et à partir de là elle ne peut pas
offrir d’autre aide que de faire avancer l’histoire en direction de rapports matériels plus mûrs.
La lutte en faveur du but final émancipateur n’obtient qu’un objectif progressiste transitoire.
Le marxisme considère donc le fait de parvenir au but final comme un problème de l’action
sociale et des moyens appropriés et il conçoit, sur la base des rapports sociaux de l’époque, le
moyen d’action pour y arriver. C'est à cause de l’immaturité historique que les moyens
proposés en vue de la concrétisation de l’objectif signifient objectivement la négation de la
réalisation et le commencement de l’historicisation et de la modification du marxisme (dans le
sens défini ci-dessus). Le fondement de la modification déformante place au premier rang la
thèse du remplacement du prolétariat par le parti, le fameux “primat” qui laisse en fin de
compte le champ libre à la dilution des actions spontanées et à l’instrumentalisation de ses
armes intellectuelles : à cela s’ajoute la conception selon laquelle la conscience de classe ne
pourrait pénétrer dans les masses prolétariennes que de l’extérieur, par le biais de l’intelligentsia. On peut déjà trouver de telles opinions chez Marx, et elles ont été ensuite mises au
point explicitement par les épigones idéologiques, d’abord par Kautsky, et finalement par
Lénine, et elles font office de point de départ de leur pensée pour aider à surmonter les
problèmes courants. Mais déjà l’engagement pratique du fondateur indique la direction pleine
d’avenir de la déformation. Marx lui-même qui écrit que l’émancipation des travailleurs ne
peut être que leur œuvre, a âprement lutté à l’intérieur de la I° Internationale pour la
centralisation de la direction prolétarienne12.
C'est de ce point de vue-là que Marx, Kautsky, Lénine, Trotski et Staline - si l’on
considère les choses historiquement et non pas sur la base de leurs jugements mutuels, à
l’exception de Marx - marquent les étapes qui sont caractérisées par la cohérence interne et la
nécessité13. Le fait en soi que la question de la déformation de la théorie tourne constamment
autour du primat du parti et du remplacement du prolétariat par lui montre l’impuissance de la
classe ouvrière à parvenir, à un moment donné et de manière autonome, à l’étape finale de son
voyage dans l’histoire du monde. La naissance et l’adoption de ces conceptions sont donc
principalement l’œuvre de la nécessité historique.
Au stade de l’idéologisation, le marxisme emprunte deux voies. Dans les pays dans
lesquels le régime de la concurrence et la pression du marché mondial unifié ne se sont pas
amplifiés et ne peuvent guère développer les forces productives, et dans lesquels la question
de la survie du collectif (nation, etc.) est centrale, il éclate des révolutions qui exploitent le
marxisme comme une arme idéologique et qui le consolide après leur victoire en tant
qu’instrument de légitimation. Le but de ces révolutions est objectivement la modernisation
du pays, le développement de ses forces productives, etc. - cela veut dire d’une part, que l’on
12
G. Woodcock (Anarchism, Pelikan 1963, pp. 166-169 et 228-231) décrit les activités de Marx, la réaction des
anarchistes et la lutte avec Bakounine. Cela vaut la peine d’attirer ici l’attention sur le fait que Bakounine, en
transposant les tendances centralistes de la position de Marx dans l’avenir, prévoit qu’elles aboutissent à
l’établissement d’un État, semblable à l’État bureaucratique stalinien (M. A. Bakounine : Marxisme, Freedom
and the State, Londres 1950).
13
Ces points de vue se heurteront très vraisemblablement à des préjugés profondément enracinés et auront un
effet déconcertant. Mais qui peut aujourd'hui affirmer que le pur christianisme originel aurait pu possiblement
éviter le chemin menant à l’Église chrétienne, ou bien qu’il n’y aurait aucun rapport entre celui-là et celle-ci, ou
encore que nous pourrions en fin de compte revenir à l’état initial non défiguré et renouer le fil avec lui ? C'est
pourquoi, d’un point de vue purement historique, les lamentations portant sur la perversion de la doctrine
marxiste, n’ont, par-delà des erreurs évitables et des résolutions bonnes en soi mais mal exécutées, strictement
aucune signification - du moins pour celui qui prend au sérieux la nécessité historique.
peut interpréter les révolutions selon la loi du développement inégal du capitalisme, et d’autre
part, que leur fonction réelle-historique est très éloignée de la réalisation du socialisme à court
ou à long terme si, par socialisme, l’on pense à la société sans classes. Le fait qu’ils écrivent
le mot d’ordre du “marxisme” sur leurs drapeaux ne dit rien sur leur nature véritable14. Dans
les pays en revanche où les classes dominantes se révèlent être capables de développer les
forces productives, le marxisme s’engage directement dans le stade de l’idéologisation à
l’aide des institutions existantes d’un État constitutionnel développé moderne (partis,
syndicats) sans bouleversement révolutionnaire préalable. Aussi bien dans le premier cas
(Union soviétique) qu’également dans le second (Ouest), ce qui prévaut, c'est la croyance :
« avant tout et par-dessus tout le parti, le syndicat », et dans le premier cas comme également
dans le second, le marxisme représente l’idéologie officielle de la bureaucratie.
Le marxisme a traversé toutes les phases que toutes les idéologies traversent, semble-til, inévitablement jusqu’à présent dans l’histoire. Né comme conception du monde, il prend en
charge les revendications d’émancipation des masses opprimées, il se soumet à la
déformation, c'est-à-dire à l’adaptation aux rapports sociaux existants, il est historicisé et
instrumentalisé comme moyen de l’idéologisation. D’autre part, l’aspect toujours valable du
marxisme, son aspect méthodologique-analytique, montre que son aspect historique-relatif
changeant a terminé son cycle de vie, tandis que l’émancipation complète de l’homme
demeure encore et toujours un idéal15.
La révolution russe fait partie de ce type de révolutions. L’économie planifiée ne signifie pas en soi le
socialisme. Elle est simplement un moyen destiné à accélérer l’accumulation primitive. Les caractéristiques
fondamentales de la société capitaliste se retrouvent également dans la société soviétique : État, aliénation des
travailleurs par la direction du processus de production, travail salarié, et.
15
Traduit du grec par Konstantin Verykios : source : Panagiotes Kondylis, Oi epanastatikes ideologies kai o
marxismos, in Melancholia kai Polemike, Athènes 2002, pp. 201-214. En allemand in “Deutsche Zeitschrift für
Philosophie”, 2012, cahier 3, pp. 341-349. Le texte a été écrit en 1964 !
14
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