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Prix du carbone : pour une Coalition pour le climat
Jean TIROLE
TSE et IAST
10 juin 2016
(texte traduit de l’anglais)
En 1992, la Conférence de Rio a constitué un tournant majeur : il a alors été reconnu que la
capacité de l'atmosphère à absorber nos émissions de gaz à effet de serre représentait une
menace importante pour le bien-être de l'humanité. Depuis de nombreuses années, Jean Tirole
affirme que, du point de vue économique, les négociations internationales n'offrent qu'une
ambition de façade et que les individus utilisant les ressources environnementales, de plus en
plus rares, devraient être contraints de prendre en compte les coûts qu'ils imposent à la société.
Selon lui, la communauté internationale est coupable de procrastination. Il insiste notamment
sur le fait que les politiques relatives au carbone doivent intégrer le principe de base consistant
à définir un prix du carbone unique, et sur le fait que le choix des instruments et la portée des
accords conclus conditionnent non seulement la minimisation des coûts inhérents à la réduction
des émissions, mais également la pertinence à long terme de ces politiques, et donc leur
crédibilité. Nous lui avons posé huit questions pour évaluer les problèmes et défis actuels
relatifs à la fixation du prix du carbone, en matière de politiques nationales et internationales.
Pourquoi un prix du carbone imposé doit-il être le fer de lance des politiques climatiques,
au niveau national et international ?
Bien entendu, nous sommes confrontés à diverses incertitudes quant à l'évolution du contexte
politique, des technologies et des sciences du climat. Toutefois, le scénario le plus probable, qui
inclut une hausse de la température du globe d'1,5 à 2°C, constitue un défi de taille. L'Accord de
Paris affiche des ambitions louables : le réchauffement climatique doit désormais être contenu
« bien en-dessous de 2°C » et, d'ici 2050, la planète ne devra plus produire d'émissions nettes de
gaz à effet de serre (GES). Après 2020, les fonds octros aux pays en développement
dépasseront la barre des 100 milliards de dollars par an, selon les termes de la Conférence de
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Copenhague de 2009.
Malheureusement, en dépit de ce succès diplomatique (ou du fait de ce succès ?
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), le compromis
n'est pas à la hauteur de l'objectif. Et, bien entendu, aucun chef d'État n'a déclaré à ses citoyens,
de retour de Paris, qu'il/elle allait prendre des mesures coûteuses à court terme pour réduire les
émissions. L'Accord « note avec préoccupation que les niveaux des émissions globales de gaz à
effet de serre en 2025 et 2030 estimés sur la base des contributions prévues déterminées au
niveau national ne sont pas compatibles avec des scénarios au moindre coût prévoyant une
hausse de la température de 2 °C, mais se traduisent par un niveau prévisible d’émissions de
55 gigatonnes en 2030, et note également que des efforts de réduction des émissions beaucoup
plus importants que ceux associés aux contributions prévues déterminées au niveau national
seront nécessaires pour contenir l’élévation de la température de la planète en dessous de 2 °C
par rapport aux niveaux préindustriels en ramenant les émissions à 40 gigatonnes ou en-
dessous de 1,5 °C par rapport aux niveau préindustriels (...) ». Cependant, peu de mesures
concrètes, qui seraient susceptibles d'améliorer la situation de notre planète, ont été mises en
œuvre. Le point de vue économique, largement délaissé lors de cette Conférence, permet de
déterminer les stratégies qui ont le plus de chances d'aboutir.
Le changement climatique est un problème mondial, qui nous concerne tous. Sur le long terme,
une diminution conséquente du réchauffement climatique profiterait à la plupart des pays.
Malheureusement, la tentation est grande de laisser le fardeau que constitue la réduction des
émissions de gaz à effet de serre à d'autres. Imaginons qu'un pays représente, disons, 1 % de la
population mondiale, et qu'il affiche une exposition moyenne au réchauffement climatique. Pour
cet État, dépenser 100 € aujourd'hui pour récolter des bénéfices environnementaux demain le
contraint à débourser 100 % des coûts associés à cette politique vertueuse et à récupérer
seulement 1 % des gains de cette dernière. Imaginez un plan d'épargne sur lequel vous placez
100 €, parmi lesquels 99 € sont versés sur des comptes épargne de tierces parties. Vous
n'obtiendrez donc de bénéfices que sur le 1 € restant... Rien d'étonnant, de ce fait, à ce que les
questions internationales relatives à l'environnement souffrent du phénomène du « passager
clandestin ».
Toutefois, les choses sont légèrement plus complexes que ne le suggère cette analogie avec un
plan d'épargne. En optant pour une approche optimiste, nous constatons que la combinaison de
plusieurs facteurs permet de limiter le problème du « passager clandestin ». En effet, les
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À titre d'exemple, pour convaincre l'Arabie saoudite et le Venezuela de signer cet accord, il a été nécessaire de
supprimer toute référence à un prix du carbone imposé.
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bénéfices accessoires de la lutte contre la pollution constituent une incitation à prendre certaines
mesures. Je pense notamment à l'émission de polluants à l'échelle locale (dioxyde de soufre,
oxyde d'azote,…) et globale (dioxyde de soufre) par des centrales électriques alimentées au
charbon, qui représente pour les différents États une motivation (purement égoïste) pour réduire
ces émissions. Je pense également à la pression de l'opinion publique nationale et internationale,
qui incite les pays à agir, bien qu'il soit évident que, pour beaucoup, il ne s'agisse que d'un
engagement feint.
D'un point de vue plus pessimiste, le phénomène du « passager clandestin » généré par la
faiblesse de l'action collective est aggravé par la peur des pertes (le fait que les bénéfices
environnementaux d'un pays soient inférieurs au niveau de réduction des émissions nationales,
tandis que l'activité est transférée aux pays le carbone affiche un coût bas, de par des effets
prix, de délocalisation ou de transfert des parts de marchés industrielles) et par la volonté
d'obtenir une compensation dans de futures négociations (les plus grands pollueurs étant
généralement « récompensés » dans les accords internationaux au moyen de transferts ou de
généreuses attributions de permis d'émission négociables, et ce afin de les convaincre).
L'émission d'une tonne de gaz à effet de serre provoquant systématiquement les mêmes
dommages environnementaux dans tous les pays, quelle que soit la manière dont cela se produit,
un prix unique et mondialidu dioxyde de carbone permettrait d'orienter les acteurs publics et
privés dans leurs décisions d'investissement, de production et de consommation. En effet, cette
mesure encourage les pollueurs à tout mettre en œuvre pour réduire les émissions dont le coût
est inférieur à ce prix, garantissant ainsi un « rendement optimal », c’est-à-dire les meilleurs
bénéfices environnementaux optimisés par rapport aux sacrifices collectifs concédés.
Des politiques alternatives pourraient-elles être utilisées pour lutter
contre la pollution ?
Oui, il existe d'autres politiques que celle portant sur le prix du carbone. Mais elles sont
susceptibles d'être plus coûteuses, ce qui est problématique, les États étant déjà réticents à
prendre les mesures nécessaires au sauvetage de notre planète. Contrairement à l'approche
consistant à confronter les différents acteurs économiques à un signal de prix, les approches
dites « command and control » (limites d'émissions en fonction de la source, normes et
exigences technologiques
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, réductions standardisées, subventions/impôts non basés sur le
niveau de pollution réel, sévérité des réglementations basée sur l'ancienneté, politiques
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Les normes et les exigences technologiques peuvent constituer des politiques efficaces, dans la mesure où le prix
implicite du carbone peut être calculé et est globalement aligné sur celui d'autres politiques.
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industrielles,….) impliquent souvent des disparités conséquentes au niveau du prix implicite du
carbone pour les différentes émissions. Quant aux autres polluants, il a été prouvé
empiriquement que le recours à de telles approches entraînait une augmentation substantielle du
coût des politiques environnementales. Il est clair que si un agent A est confronté à un prix de
100 $/tonne de CO
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et qu'un agent B fait face à un prix de 10 $/tonne de CO
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, l'agent A investira
dans un projet de diminution de la pollution à hauteur de 99 $/tonne de CO
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, tandis que l'agent
B n'investira pas dans un tel projet à hauteur de 11 $/tonne de CO
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. Nous constatons donc qu'il
existe une répartition inappropriée des efforts de réduction.
De nombreux pays ont tenté de réduire les émissions de GES par le biais de subventions
directes en faveur de technologies vertes : tarifs préférentiels pour l'alimentation électrique au
moyen d'énergie solaire et éolienne, politiques de bonus-malus favorisant les véhicules à faibles
émissions, subventions accordées au secteur du biocarburant, etc. Pour chaque politique en
faveur de l'environnement, il est possible d'estimer le prix du carbone implicite, à savoir le coût
social de la politique en question par tonne de CO
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économisée. Des études de l'OCDE
démontrent que ces prix implicites varient considérablement d'un pays à l'autre, ainsi que d'un
secteur à l'autre au sein d'un même État. Dans le secteur de l'électricité, l'OCDE estime qu'il
varie de moins de 0 à 800 €. Dans le secteur des transports routiers, le prix implicite du carbone
peut atteindre 1000 €, notamment pour les biocarburants.
La grande disparité des prix implicites du carbone observée démontre clairement l'inefficacité
des approches « command and control ». De la même manière, un accord mondial qui
n'inclurait pas toutes les régions du monde dans la coalition pour le climat et appliquerait un
prix du carbone à 0 € aux pays non inclus serait tout aussi inefficace, et ce sans même
mentionner la question des pertes. Toutefois, la possibilité d'un prix du carbone imposé,
recommandé par la vaste majorité des économistes et par de nombreux décideurs politiques, a
été allègrement écartée lors des gociations, en dépit d'initiatives prises en ce sens par
différents acteurs visant à pousser les nations et les entreprises tarifer les émissions de carbone.
Enfin, les propositions consistant à utiliser des prix différents selon les pays, les secteurs ou les
acteurs économiques impliquent des mesures de lutte plus coûteuses et réduisent le pouvoir
d'achat des citoyens. De telles discriminations, « justifiées », par exemple, par l'absence de
technologies alternatives ou par le manque de souplesse à court terme de la demande, entraînent
une confusion entre des objectifs de compensation et la recherche d'efficacité. Par ailleurs, des
négociations sectorielles complexifient le problème de nombreuses manières. Tout d'abord, elles
nécessitent des accords internationaux dans un nombre donné de secteurs. De plus, elles
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intensifient les activités de lobbying, chaque secteur luttant pour obtenir un traitement de
faveur. Enfin, elles entraînent une grande variété de prix du carbone du fait du pouvoir politique
des différents lobbies.
Or, un système de tarification du carbone en fonction des pays n'implique pas simplement
l'ouverture de la boîte de Pandore (qui paie quoi ?). C'est avant tout une mesure anti-écologique.
Les futures hausses des émissions de dioxyde de carbone seront principalement le fait des pays
pauvres et émergents. Par conséquent, une sous-évaluation du prix du carbone appliqué à ces
pays mettrait en péril le succès de cette initiative pour le climat, d'autant plus qu'appliquer un
prix du carbone élevé aux pays développés incitera les producteurs d'émissions de GES à
délocaliser leurs activités dans les pays affichant un prix du carbone bas, évitant ainsi tout effort
aux pays riches.
Où en sommes-nous après l'Accord de Paris ?
La stratégie de fixation du prix du carbone, bien que parfaitement démontrée sur le plan
théorique et validée dans la pratique pour d'autres polluants, n'a pas été adoptée par les
différents gouvernements de la planète. Elle était intégrée au Protocole de Kyoto, mais
comportait plusieurs lacunes qui sont à l'origine de l'échec de ce dernier. A la place, le principe
de l engagement volontaire » a été validé à Paris, les différents États n'ayant qumentionner
les actions qu'ils comptent entreprendre en faveur du climat, de manière délibérée. À mon sens,
cette approche est vouée à prolonger l'attentisme ambiant.
En effet, la stratégie de l'« engagement volontaire » ne présente pas la même efficacité qu'un
mécanisme de tarification du carbone. Par ailleurs, l'absence de tout engagement contraignant
limite sa crédibilité, et il devient très tentant pour les États de renoncer à leurs promesses. Enfin,
même lorsque les engagements annoncés sont crédibles, ils impliquent toujours le problème du
« passager clandestin » évoqué plus haut. Cet accord retarde donc la possibili d'un
engagement concret de la part des pays pour la réduction de leurs émissions.
La stratégie de l'« engagement volontaire » au travers des contributions prévues déterminées au
niveau national (CPDN) l'a donc emporté. Les promesses sont impossibles à comparer,
insuffisantes, et promettent d'être coûteuses si mises en œuvre. Ce parti pris joue la carte de la
sécurité et, au vu de son caractère non contraignant, n'aboutira de toute façon à aucune
application complète. En matière de transparence, les négociations de ce sommet sont
également un échec. Il est difficile de comprendre pourquoi les pays de l'hémisphère Sud ne
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