Origines et développement de la théorie des parties du discours en

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Jean Lallot
Origines et développement de la théorie des parties du discours
en Grèce
In: Langages, 23e année, n°92, 1988. pp. 11-23.
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Lallot Jean. Origines et développement de la théorie des parties du discours en Grèce. In: Langages, 23e année, n°92, 1988.
pp. 11-23.
doi : 10.3406/lgge.1988.1996
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1988_num_23_92_1996
Jean LALLOT
Écoie normale supérieure et URA 381 du CNRS
ORIGINES ET DEVELOPPEMENT DE LA THÉORIE
DES PARTIES DU DISCOURS EN GRÈCE
Cet article a un double propos, historique et méthodologique. Après avoir
(1.) esquissé brièvement ce qu'on pourrait appeler la « préhistoire » de la théorie des
parties du discours en Grèce — préhistoire qui s'achève avec Platon — , puis
(2. (rappelé les étapes du développement qui nous conduit, au seuil de l'ère chré
tienne,
à une liste de huit parties (nom, verbe, participe, article, pronom, préposit
ion,
adverbe, conjonction), j'examinerai (3.), chez le grand grammairien alexandrin
du 2e siècle de notre ère, Apollonius Dyscole, quels sont les critères et les principes
mis en œuvre dans les opérations de classement grammatical des mots de la langue
grecque. Une question retiendra plus spécialement mon attention dans cette dernière
partie : dans les cas où un même signifiant semble pouvoir légitimement prétendre à
figurer dans plus d'une classe, que fait le grammairien grec ? quel discours tient-il ?
pour justifier quelle décision ?
1. Préhistoire de la partition du discours : de la langue comme nomenclature
à la découverte de l'opposition nom-verbe
1.1. Les scribes mycéniens séparaient les mots
Les Grecs ont su écrire dès le deuxième millénaire avant notre ère : les scribes qui
tenaient la comptabilité des palais mycéniens notaient sur des tablettes d'argile, à
l'aide des signes syllabiques du système appelé « linéaire В ». des phrases dont ils
séparaient régulièrement les mots par un petit trait vertical. Cette pratique, qui peut
paraître banale à un moderne habitué, quand il écrit, à laisser un blanc entre les
mots, mérite d'être remarquée pour l'antiquité grecque : on sait en effet que l'usage
de séparer les mots écrits s'est perdu en Grèce avec l'écriture syllabique, et que la
pratique de la scriptio continua règne sur l'écriture alphabétique depuis son adoption
vers 800 av. J.C. jusque très avant dans le moyen-âge. Cela dit, séparer les mots,
simple usage graphique, n'implique en rien une prise de conscience de leurs spécifici
tés
grammaticales, et il est fort improbable que le savoir linguistique des scribes
mycéniens se soit étendu bien au-delà de la connaissance des règles de l'orthographe.
1.2. Homère et les idiomes étrangers : les sons et les noms
Si nous passons maintenant de ces périodes reculées, et pour lesquelles les chanc
esde trouver une documentation positive sur l'état de la doctrine grammaticale sont
évidemment fort minces, aux premiers grands témoins de la culture linguistique au
1er millénaire, que trouvons-nous ? À tout seigneur tout honneur : nous trouvons
Homère (appelons ainsi, conventionnellement, le ou les poète(s) de Ylliade et de
l'Odyssée). Il ne nous parle pas de grammaire, comme chacun sait, ni d'art poétique.
Aussi n'avons-nous pas la moindre idée, par exemple, du degré de conscience qu'il
pouvait avoir d'une réalité aussi importante, dans la poésie dactylique, que la
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syllabe. Nous pouvons malgré tout, à la lecture des poèmes homériques, glaner quel
ques informations intéressant notre propos.
L'essentiel consiste dans les mentions, assez nombreuses, de la diversité des lan
gues : les différents contingents qui forment la coalition troyenne parlent chacun leur
langue (//. II. 804 ; IV, 437) ; certains parlent « barbare » (barbarophônoi, II,
867) ; dans YOdyssée. l'adjectif composé allo-throos (I, 183 ; III, 302 ; XIV, 43 ;
XV, 4531, appliqué au peuple étranger que vient à rencontrer un voyageur, le qualif
ie
comme « parlant autrement ». Cette altérité se traduit globalement par l'impossi
bilité
de comprendre les paroles qu'on entend ; mais, à y regarder de plus près, elle
paraît avoir deux dimensions : d'abord, l'idiome de l'autre est phonétiquement
étrange — au point d'être, parfois, à peine humain (les parlers barbares étaient plus
ou moins assimilés par les Grecs à des gazouillis d'oiseaux *) ; ensuite, l'étranger
appelle les mêmes choses d'un autre nom. Chez Homère, nous avons un aperçu sur
ce niveau de l 'altérité quand nous apprenons les noms dont usent respectivement les
hommes et les dieux pour désigner le même être mythique (//. I, 403), ou le même
oiseau (XIV, 290) ; parfois, le poète ne nous révèle que le nom divin (Od. X, 305 ;
XII, 61). Ce que suggèrent implicitement ces indications occasionnelles, c'est que les
langues sont en fait des nomenclatures, des collections de noms qui ont le monde
pour réfèrent.
1.3. Le Ve siècle : du vocabulaire sans grammaire (Hérojdote) aux premières
intuitions grammaticales sans métalangage (Sophistes!
Il serait aisé de montrer que cette image de la langue est encore celle qui prévaut,
au 5e siècle, chez Hérodote. Cet enquêteur infatigable manifeste entre autres une
grande curiosité linguistique. Or il est significatif que les renseignements qu'il nous
donne sur les langues des groupes humains autres que le sien propre (surtout des
peuples non grecs — Egyptiens, Lybiens, Mèdes, Scythes, etc. — , quelquefois des
Grecs non ioniens — Chypriotes, Delphiens, etc. — ) sont toujours des équivalences
de vocabulaire :
2.156 : « en égyptien, Apollon (s'appelle) Horos, Dèmèter Isis. Artémis Boubastis » ;
4.192 : « zegeries est un nom libyen qui a pour équivalent en langue grecque bounoi [collines] ».
Parfois, Hérodote va un peu plus loin et élucide pour nous la structure d'un mot
composé. Nous apprenons ainsi (4.110) que le nom Oiorpata des « Amazones », en
langue scythe, s'analyse en oior « homme » -f pata « tuer », ou encore (4.27) que le
nom, également scythe, des « Arimaspes » repose sur arima « un » + spou « œil ».
Mais on ne saurait inférer de ces indicationss (au demeurant fantaisistes, mais ce
n'est pas grave) qu'Hérodote maîtrisait si peu que ce soit des éléments un peu rigou
reux d'analyse linguistique. L'impression qui se dégage de ses notations en la matière
est que, tout comme « Homère ». il voyait les langues comme des collections de
« noms », c'est-à-dire de désignations correspondant à des êtres, à des « choses »
(objets, états, etc.), référentiellement spécialisées, mais grammaticalement indifféren
ciées.
On n'a certes pas non plus le droit de tirer trop de conclusions, même négatives,
du silence des textes les plus anciens en matière grammaticale. Après tout, ni
1. Cf. Esch. Ag. 1050 ; frag. 450 N. ; Hérodote 2. 57. On sait d'autre part que le mot barbaros lui-même est une formation onomatopéique expressive (cf. le redoublement bar-bar-) qui
présente les parlers non grecs comme des bredouillis, à peine des langues.
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Homère, ni Hérodote, ni Eschyle ou Pindare n'avaient spécialement de raison de
laisser paraître dans leurs écrits la trace d'un enseignement grammatical qui aurait
été celui des scribes ou des écoles de leur temps. Et rien n'interdit d'imaginer que
très tôt les professionnels de l'écriture et de sa transmission aient pu avoir recours,
pour des besoins pédagogiques, à des éléments déjà un peu précis de métalangage
grammatical.
La même supposition me paraît a fortiori justifiée dans le cas des philosophes pré
socratiques
et des sophistes, dont il est patent qu'ils ont beaucoup réfléchi, et donc
aussi parlé, sur le langage. Que le problème fût celui de son origine, de son adéquat
ion
au réel, des conditions du dire vrai ou du bien dire, l'examen des mots et des
phrases grecs sur lesquels portait leur réflexion devait les mettre sur le chemin de la
découverte des catégories de la grammaire : quand Protagoras discutait le genre des
noms {cf. Aristote, Soph. El. 14, 173 b 17 ; Rhet. III, 1467 b 6), il avait pour objets
les noms 2 ; quand il distinguait des classes de phrases (souhait, question, ordre, cf.
Diog. Laërce IX 53 sq.), il rencontrait, entre autres, les modes du verbe ; quand
Prodicos, comme son contemporain Socrate (celui du Cratyle), s'attachait à préciser
la « correction des noms » (orthotes ton onomatôn, cf. Plat. Euthyd. 277 e ; Crat.
384 b), les noms qu'il était amené à comparer pour en distinguer le sens, séparés par
des différences sémantiques minimales, appartenaient presque inévitablement à la
même classe de mots : verbe {cf. Plat. Prot. 337 b-c ; 340 b-c) ou nom {cf. Galien,
De vin. Physic. II 9 = Vors. 84 В 4 D.-K.). Un passage comme Plat. Ménon 75 e,
où Socrate passe du couple nominal teleutè-peras (« fin »-« terme ») au couple verbal
teteleutekenai-peperanthai (« être fini »-« être terminé »), signale sûrement, même si
le nom de Prodicos n'y est indiqué qu'allusivement, que ce sophiste s'était livré luimême à ce genre de manipulations linguistiques. Or on ne peut nier qu'un minimum
de métalangage grammatical, à commencer par la distinction « nom »-« verbe », ait
pu rendre de grands services à celui qui s'y adonnait — et rien ne nous prouve posit
ivement qu'il n'en ait pas disposé. La seule chose que nous puissions dire, c'est que
nous n'avons pas trace d'un tel métalangage dans des textes antérieurs au quatrième
siècle. C'est seulement avec Platon que les « noms » vont explicitement éclater en
noms et en verbes.
1.4. Platon : onoma et rhema, constituants du logos
Le Cratyle est à juste titre le premier dialogue auquel on pense quand on s'inté
resse à la réflexion de Platon sur le langage. Or ce dialogue traite du problème de la
conformité des « noms » aux « choses » {orthotes onomatôn), cette conformité étant
conçue comme une condition sine qua non de la fiabilité du langage dans sa fonction
de représentation du monde. C'est dans cette perspective que Socrate s'applique à
discerner 1 'etymologie — littéralement, le « dire-vrai » — de quelque cent-quarante
mots de la langue grecque. Implicitement au moins, une telle problématique et une
telle procédure ne peuvent que renforcer l'image de la langue comme collection de
noms : à cet égard, le Cratyle se situe bien dans la continuité des représentations tra
ditionnelles
de la langue.
2. Cf. Robins (1951 : 14) : « Protagoras is reported to have dealt with genders, and by
implication to have isolated the noun ». Le même auteur {ibid., p. 9) observe, avec raison je
crois, à propos de la controverse sur l'origine, naturelle ou conventionnelle, du langage : « In
the theory that words reflected in their forms the nature of things, conventionalists were led to
examine more closely the structure of words and sentences and to take notice of the formal
classes and patterns of behaviour that words exhibited when used in various combinations. It is
in such investigations that the categories of verb, noun, case and tense and the rest have their
origin ».
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En deux passages, cependant, Socrate laisse entrevoir qu'il a connaissance d'une
différenciation fonctionnelle à l'intérieur du matériau lexical qu'il explore. En 424 e,
non content d'envisager l'adéquation du son élémentaire, puis de la syllabe, puis des
noms aux choses, il se laisse emporter (exënekhthën, avoue-t-il lui-même) à franchir
un nouveau seuil dans la série des processus d'assemblage auxquels donne lieu l'exer
cicedu langage, et il évoque, non sans quelque grandiloquence, la constitution de
« quelque chose de grand, de beau et qui forme un tout » — le logos, qui se forme
ek ton onomaidn kai rhêmatdn : « à partir des « noms » et des « verbes » ».
Un peu plus loin (431 b), Cratyle lui ayant concédé qu'on peut parfois appliquer
des noms (onomata) à faux (en appelant, par exemple, « homme » une femme),
Socrate l'invite à admettre aussi la possibilité d'une application erronée des rhêmata
(« verbes »), et par conséquent des logoi, qui « sont, à ce que je crois, l'assemblage
des précédents : hë toutôn xunthesis ». Le mot rhëma, qu'on traduit ici, comme plus
tard chez les grammariens, par « verbe », n'a sans doute pas, chez Platon, une signi
fication
morphologique très restrictive : on n'a pas de peine à montrer qu'il peut
s'appliquer à certaines locutions nominales, comme Du philos « ami de Zeus »,
opposé en 399 b à Vonoma « Diphilos » (nom d'homme), qui en est issu ; ce qu'il y a de
commun à Dii philos et à un verbe, au sens morphologique du terme, c'est que l'un
et l'autre peuvent remplir dans une proposition la fonction de prédicat, celle de
sujet étant remplie, typiquement, par un onoma : « Diphilos est ami de Zeus ».
L'opposition onoma-rhëma, chez Platon, apparaît donc plus logique que morphologi
que.
Cela dit, le Cratyle montre aussi clairement que les verbes, au sens étroitement
grammatical du terme, ont été repérés comme représentants typiques de l'espèce
rhëma : ainsi en 426 e, où Socrate énumère à titre d'exemples « des rhëmata comme
krouein [« heurter »], thrauein [« broyer »], ereikein [« déchirer »], thruptein
[« écraser »], etc. » — et ce ne sont pas les prédicats, mais bien les formes mêmes
qui sont ici désignées par rhëma, puisqu'elles sont censées illustrer la valeur expres
sive
du son [r] qu'elles contiennent
Le Cratyle, dialogue sur la « justesse des noms », laisse donc entrevoir, à côté de
l'image traditionnelle de la langue comme nomenclature, une première partition fonc
tionnelle
du lexique en « noms » et en « verbes » ; logique dans sa conception, cette
partition a visiblement déjà donné lieu à des observations morphologiques. Les cho
ses sont encore plus nettes dans un dialogue un peu postérieur, le Sophiste.
Dans ce dialogue, Platon cherche à préciser comment est possible l'art d'illusion
du sophiste, qui consiste à introduire la fausseté dans le discours (logos). Il est donc
amené à décrire la structure du logos. Le passage central est en 261 d-262 c. J'en résume
ce qui est essentiel à notre propos. De même, dit l'Étranger d'Élée qui discute
avec le jeune Théètète, que, pour former des syllabes, les lettres ne se groupent pas
au hasard, mais en vertu d'un principe de complémentarité entre voyelles et conson
nes
(cf. 253 a), de même les mots ne peuvent former des phrases, énoncés suscepti
bles
d'être jugés vrais ou faux, que s'il y a « mélange », au minimum, d'un « nom »
(onoma) désignant un actant (prattôn) et d'un « verbe » (rhëma) référant à une
action (praxis К En juxtaposant des verbes (« marche court dort ») ou des noms
(« lion cerf cheval »), souligne l'Étranger, on ne formera jamais un logos ; en revan
che,dès lors qu'on associe un nom et un verbe (« l'homme apprend »), quittant le
domaine de la simple nomination, on dit (legeîn) quelque chose, on produit un logos,
« phrase » ou « proposition » (262 d).
Platon est-il l'inventeur de cette partition du logos en deux constituants fonction
nels,
onoma et rhëma, au sens strict « parties du discours » dont le nom et le verbe
apparaissent déjà chez lui, respectivement, comme les représentants privilégiés ? Il
n'est ni facile, ni somme toute très important de répondre à cette question. L'import
ant,
c'est que Platon ait, au minimum, prêté sa voix à l'annonce de cette découv
erte, sans doute la plus féconde de l'histoire de la grammaire : une fois constaté
qu'on parle avec (au moins) deux espèces de mots, philosophes, puis grammairiens,
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n'auront de cesse qu'ils n'aient établi s'il y en a d'autres, et combien, et pour quoi
faire. Le branle est donné à l'exploration systématique des parties du discours.
2. D'Aristote aux grammairiens : l'inventaire des parties du discours
Après le coup d'envoi platonicien, les contributions décisives au développement de
la théorie sont celles d'Aristote (2.1.), des Stoïciens (2.2.) et des grammairiens
d'Alexandrie (2.3. h Je me limiterai ici, faute de place, à des indications brèves sur
ces apports successifs, en renvoyant chaque fois le lecteur à des exposés plus détaill
és
: sur l'ensemble de cette histoire, on pourra se reporter à Steinthal *1890-91,
Robins *1966, Pinborg *1975.
2.1. Aristote
La réflexion aristotélicienne sur la langue est dispersée dans l'ensemble de son
œuvre : bonne étude synthétique de McKeon 1946-47. Pour les parties du discours,
les deux textes principaux sont les chap. 2 à 4 du De interpretatione (voir le comment
aire
d'Ackrill, Oxford 1968) et le chap. 20 de la Poétique (voir Pagliaro *1955,
Morpurgo-Tagliabue 1967 et Dupont-Roc & Lallot *1980).
Aristote fait fond sur l'analyse platonicienne du logos en onoma + rhëma. Il pré
cise la définition du verbe en en faisant un mot « qui signifie en plus le temps »
{prossëmainon khronon, De int. 16 b 6) et enrichit l'inventaire des « parties de
l'expression » {mere lexeôs, Poét. 1456 b 20) de deux nouvelles unités : la « conjonct
ion
» (sundesmos) et l'« articulation » iarthron) 3. Le texte où ces derniers termes
sont définis {Poét. 1456 b 37 sqq.) étant très confus, il n'est pas possible d'établir de
manière sûre quelles classes de mots ils désignaient au juste. Quoi qu'il en soit, les
termes eux-mêmes manifestent l'attention portée par Aristote aux mots qui, d'une
façon ou d'une autre (conjonctive, prépositive, anaphorique...), remplissent dans le
discours une fonction connective.
Un autre apport important d'Aristote à la théorie linguistique est le concept de
« cas » (prôsts). Aristote désigne par là, tant pour le verbe que pour le nom, toute
forme qui s'écarte, pour le nom, du nominatif (exprimant la fonction sujet) et pour le
verbe, de l'indicatif présent (prédicat par excellence de la proposition assertive). Fon
dée sur des critères à la fois morphologiques et sémantico-logiques, la notion de
« cas » était appelée à jouer un rôle important dans la description de la morphologie
nominale.
2.2. Les Stoïciens
L'apport des Stoïciens à la théorie du langage a été considérable. Ce que nous
appelons « grammaire » ne formait pas chez eux un corps de doctrine unifié et
séparé. Bien plutôt, les questions grammaticales se trouvaient réparties, à côté de
problèmes de poétique, de rhétorique et de logique, dans les deux grands comparti
ments
de leur Dialectique, consacrés respectivement à la « voix » (topos péri phônës),
3. Il y a doute sur l'authenticité de l'attestation de arthron chez Aristote. D'après les
témoignages (reflétant sans doute la même source) de Denys d'Halicarnasse, De сотр. verb.
ch. 2, et de Quintilien, Inst. or. I 4.18, Aristote ne distinguait que trois parties du discours :
nom, verbe et conjonction. Aujourd'hui encore la question reste controversée.
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c'est-à-dire à la langue et au discours saisis dans la matérialité de leurs formes, et
aux « signifiés » {topos péri sëmainomenôn), c'est-à-dire aux contenus incorporels en
quoi consiste le dicible {lekton). Cette répartition, pour nous souvent déroutante, des
matières que nous considérons comme grammaticales ne facilite pas. la tâche de qui
veut décrire une « grammaire stoïcienne » 4. Une difficulté supplémentaire tient au
fait que nos sources en la matière sont toutes indirectes et le plus souvent tardives.
(Le meilleur recueil de textes sur la grammaire stoïcienne reste Schmidt 1839. Études
d'ensemble, outre Schmidt : Pohlenz *1939, Barwick 1957. Excellente synthèse :
Pinborg *1975 : 77-103.)
De la contribution stoïcienne à la théorie des parties du discours, on peut dire
sommairement qu'elle a consisté en une reprise, un élargissement et un remodelage
sur critères à la fois formels et sémantiques de la liste aristotélicienne de quatre (ou
trois, cf. note 3) parties du discours.
1) Le nom (onoma) se subdivise en deux parties, qui ont en commun la flexion
casuelle et la désignation d'une qualité ; ce sont le nom (notre nom propre : onoma)
qui désigne une qualité propre iidia poiotës), p. ex. « Diogène », « Socrate », et
l'appellatif (notre nom commun : prosëgoria) qui désigne une qualité commune
{koinë poiotës), p. ex. « homme », « cheval ».
2) Le verbe irhëma) est conservé. Sa description est précisée : formellement,
c'est un mot fléchi sans cas [aptóton — ptdsis « cas » étant limité désormais au
domaine nominal) ; fonctionnellement, il exprime un prédicat {katëgorëma).
3) L'article {arthron), qui varie en genre et en nombre avec le nom, a une fonc
tion de déterminant. Il peut être défini (nos « démonstratifs ») ou indéfini (l'« arti
cle », au sens restreint que ce mot a pris ensuite).
4) La conjonction {sundesmos) est un mot non fléchi qui a une fonction de lia
ison, notamment de liaison logique entre des phrases simples que les conjonctions
assemblent pour en faire des phrases complexes : la liaison peut être copulative
(« et »), disjunctive (« ou » exclusif), subdisjonctive (« ou » inclusif), hypothétique
(« si »), inférentielle (« puisque »), causale (« parce que », « pour que »), pour ne
citer que les principales. (La tradition enseigne que les prépositions étaient, pour les
Stoïciens, des « conjonctions prépositives », v. Gr. Gr. II 3, p. 35, 26).
Nom (propre), appellatif, verbe, article, conjonction — telles sont les cinq parties
du discours que semble avoir distinguées le stoïcisme ancien (Zenon, Chrysippe, Dio
gène de Babylone) 5. La brève présentation que j'en ai donnée laisse bien apparaître,
à côté de l'attention portée à la forme (fléchi vs. non fléchi, casuel vs. non casuel), le
rôle capital qu'ont joué dans l'élaboration de cette liste les questions de détermination
(distinction entre nom et appellatif, article) et de connection logique (conjonctions).
D'autre part, plusieurs auteurs ont noté qu'« à l'exception peut-être de la conjonct
ion,
il n'est pas douteux que les parties du discours stoïciennes correspondent aux
catégories de signification fondamentales pour les Stoïciens » (Pinborg *1975 : 100 ;
4. On trouvera un bon exemple de prudence méthodique dans Caujolle-Zaslawsky (1985).
5. Selon Diog. Laërce VII 57, Antipater de Tarse, successeur de Diogène de Babylone à la
tête de l'école après 150 av. J.-C aurait isolé, sous le nom de mesotës, litt. « médiété », une
autre classe de mots (sans doute les adverbes en -ôs dérivés d'adjectifs, e.g. sophôs « sage
ment » < sophos « sage ». ceux qu'on retrouvera, dans les classifications ultérieures, précis
émentsous le nom d'« adverbes du milieu », epirrhêmata mesotëtos ; cf. Den. Thr. Gr. Gr. I 1,
p. 74, 3). Mais une tradition grammaticale qu'on fait remonter à Apollonius Dyscole affirme
que « les Stoïciens n'estimaient pas devoir admettre les adverbes comme parties du discours »
{Gr. Gr. II 3, p. 36, 6).
16
aux auteurs cités par Pinborg, il y a lieu d'ajouter Graeser 1978). Ce point, qui ne
peut être discuté ici, n'est mentionné que pour mettre en évidence l'importance de la
sémantique logique dans le développement stoïcien de la théorie des parties du dis
cours.
2.3. Les grammairiens alexandrins
Je range sous ce chef tous les érudits qui, soit comme philologues (grammatikoi)
— Zénodote, Aristophane de Byzance, Aristarque, Denys le Thrace, etc. — , soit
comme grammairiens {tekhnikoi) — Denys le Thrace, Ascléplade, les Tyrannion,
Apion, Théon, Tryphon, Apollonius, Hérodien et leurs successeurs — , constituent la
grande tradition alexandrine dans laquelle se sont progressivement élaborés, puis
fixés en un corps de doctrine stable, les savoirs et les méthodes réunis sous le nom de
« grammaire ».
Par rapport à la liste stoïcienne, la liste canonique des huit parties du discours
telle qu'elle apparaît dans la Techne de Denys le Thrace — nom {onoma), verbe
{rhëma), participe (metokhê), article (arthron), pronom (antônumia), préposition
iprothesis), adverbe (epirrhema), conjonction (sundesmos) — appelle les remarques
suivantes :
1) L'appellatif des Stoïciens a disparu comme partie autonome et est venu « ьэ
ranger sous le nom comme une de ses espèces » (D. Thr. p. 23, 1) : pour les gramm
airiens,
l'opposition entre qualité propre et qualité commune n'est pas assez import
ante pour fonder la distribution du nom propre et du nom commun, que rien par
ailleurs ne distingue morphologiquement, entre deux parties du discours {Gr. Gr. II
3, p. 33,40).
2) Le participe tient du nom (flexion casuelle) et du verbe (temps, diathèse).
Aussi certains l'avaient-ils rattaché au nom, d'autres au verbe (comme un « mode »).
Les grammairiens tranchent le différend en en faisant « autre chose » (heteron ti),
que le nom et que le verbe, donc une partie du discours à part entière (Gr. Gr. II 3,
p. 34, 28).
3) L'article qui, chez les Stoïciens, comprenait aussi les démonstratifs est scindé
en deux : est article un mot qui accompagne le nom sans pouvoir le remplacer et a
valeur anaphorique ; est pronom un mot qui remplace le nom et a valeur déictique
(parfois anaphorique) {Gr. Gr. II 3, p. 34, 44).
4) Parmi les mots non fléchis (aklita), les conjonctions sont scindées en conjonct
ions
et prépositions, ces dernières se caractérisant par une double construction avec
les noms — composition et juxtaposition — et par la composition avec les verbes
(formation de verbes composés), toutes aptitudes constructionnelles étrangères aux
conjonctions. Les conjonctions des grammairiens sont celles des Stoïciens, soustract
ion
faite des dix-huit prépositions {Gr. Gr. II 3, p. 35, 25).
5) L'adverbe est isolé comme mot invariable « appliqué au verbe ». Cette défini
tionvague et peu opératoire permet de faire déclarer adverbe tout mot invariable qui
n'est ni préposition ni conjonction : il n'est pas jusqu'aux interjections (que certains
mettaient à part) qu'on n'arrive à faire entrer dans le fourre-tout adverbial (Gr. Gr.
II 3, p. 36, 17).
La fixation de cette liste de huit parties du discours ne s'est pas faite en un jour,
ni même en un siècle. Les choix qui ont présidé à certains regroupements (par ex. de
l'appellatif avec le nom) ou à certaines distinctions (par exemple du participe d'avec
le verbe) ont dû être durablement débattus et des témoins tardifs ( Prise ien II 15,
p. 54, commentateurs grecs de la Techne de Denys, Gr. Gr. II 3, p. 36, 13) nous
17
enseignent que « certains » (qui ? à quelle époque ? ) avaient neuf parties du discours
— ils gardaient l'appellatif distinct du nom — , que d'autres en avaient dix — outre
l'appellatif, ils mettaient à part aussi l'infinitif, détaché du verbe — , que d'autres
enfin en avaient onze, séparant encore les interjections des adverbes.
Quoi qu'il en soit de ces variations et des discussions savantes qui les soustendaient, au deuxième siècle de notre ère la canonicité de la liste de huit parties
paraît solidement établie. On peut en donner pour preuve qu'un grammairien de
l'envergure d'Apollonius Dyscole, que nous voyons constamment soucieux de rectifier
les opinions de ses prédécesseurs (quand ce ne sont pas les siennes propres : v. Synt.
III § 2 ; p. 327, 13), se révèle d'un conformisme obstiné lorsque l'observation de cer
tains faits devrait logiquement le conduire à faire éclater une classe. Ainsi, confronté,
dans le traité Des adverbes (p. 121, 19), au problème que pose le fonctionnement
autonome, non adverbal, des exclamations et des cris (« hélas ! », « évohé ! »), se
refuse-t-il à y voir autre chose que des adverbes, arguant que l'état de passion de
celui qui crie est en quelque façon l'équivalent d'un verbe...
Voilà le cadre, pour ne pas dire le carcan, dans lequel Apollonius accepte, ou ne
croit pas pouvoir refuser, de s'enfermer. (Et il va de soi qu'en exerçant ses talents,
reconnus exceptionnels par toute la tradition antique, dans le strict respect de cette
orthodoxie, il a lui-même apporté une contribution décisive à son renforcement.) Cela
étant, il doit classer, dans huit tiroirs, tous les mots de la langue (grecque). Ce cla
ssement,
on s'en doute, posait de multiples problèmes à propos desquels des généra
tionsde grammairiens avaient déjà recensé, soupesé, confronté des batteries d'argu
ments contradictoirement orientés. Apollonius entre dans ce débat : l'infinitif, qui
ignore la flexion, est-il un verbe ou adverbe ? La forme 5, qui accompagne le vocatif,
est-elle la forme vocative de l'article ho ou un adverbe ? etc. Ce type de question
survient lorsqu'une forme, ou une classe de formes, paraît se rattacher par certains
traits à une partie du discours, et par d'autres traits à une autre. La décision résulte
dans de tels cas du parti qu'on prend de privilégier certains traits par rapport à
d'autres : lesquels ? y a-t-il des principes explicites en ce domaine ? Si oui, sont-ils
opératoires ? Et comment les applique-t-on ?
Un autre type de problème de classement se présente lorsqu'une même forme
— c'est-à-dire la même entité phonologique, par ex. hina — apparaissant dans diffé
rents contextes, se laisse classer tantôt dans une partie du discours, tantôt dans une
autre — pour hina : adverbe ici, conjonction là. Est-ce le même mot qui, changeant
de fonction, change de classe selon les contextes ? Ou bien y a-t-il deux hina homo
phones ?
C'est pour examiner ces deux ordres de questions — hiérarchie et fonctionnement
des critères de partition, traitement des formes polyvalentes — que nous interroge
rons
maintenant l'œuvre d'Apollonius Dyscole.
3. Apollonius et la pratique de la partition : les principes et leur application
3.1. La prépondérance du « signifié »
« Dans le classement, ce ne sont pas tant les formes (phonai) qui prévalent (epikratousi), que leurs signifiés {ta ex autôn sëmainomena). (Synt. 150, 14).
D'une telle déclaration, on pourrait être tenté de conclure hâtivement que les
données morphologiques n'ont rien à faire dans le classement des mots en parties du
discours. Ce serait inexact : des critères morphologiques (par exemple, présence vs.
absence de flexion, flexion casuelle vs. flexion personnelle) sont fréquemment pris en
compte et jouent parfois un rôle discriminant dans le raisonnement classificatoire.
Cependant — et c'est là précisément ce qu'il faut retenir de la citation donnée plus
haut — , en cas de conflit, les critères formels ne sauraient prévaloir sur ceux qui
18
relèvent du « signifié » des mots considérés. Ainsi, il y a maint exemple de mots qui,
relevant formellement d'une partie du discours, doivent, en raison de leur
« signifié », être rangés dans une autre : kallista, formellement nom superlatif, lors
qu'il signifie « très bien » est un adverbe ; erômenë, formellement participe du verbe
« aimer ». est un nom lorsqu'il signifie « amante », etc. (Synt. 150, 8 sqq.l.
La prépondérance du « signifié » dans l'opération de classement des mots en part
ies (et sous-parties) du discours conduit à poser la question : que faut-il entendre au
juste par « signifié » ? L'examen des emplois du mot sëmainomenon montre qu'il est
largement synonyme de ennoia « notion, sens », mot typiquement appliqué à cette
propriété (idion, idiotes, idiôma) qui fait que, quelle que soit sa signification lexicale
particulière, un mot est un nom, un pronom, un adverbe, etc. Chaque partie du dis
cours
se caractérise en effet par un « sens propre » {idia ennoia), et c'est évidemment
parce qu'il y fait référence que sëmainomenon peut désigner un critère privilégié de
classement.
Ce « signifié » peut relever du seul domaine sémantique. C'est le cas pour allos
« autre » dont Apollonius se refuse à faire un pronom, « son sens {ennoia) étant
incompatible avec celui des pronoms » (Synt. 262, 1). Mais dans d'autres cas, les
plus nombreux, c'est dans une construction (suntaxis) que s'atteste le « signifié » pro
pre d'un mot à classer. Ainsi, à propos d'une forme comme emethen (qu'on pourrait
songer à classer, pour des raisons formelles, avec les adverbes de type Lesbothen),
Apollonius écrit {Pron. 67, 5) :
« si elle a la même construction (suntaxis) que le génitif (scil. que emou, qui est
notoirement un pronom), il est clair que c'est aussi la même partie du discours :
en effet, ce ne sont pas les formes, mais les signifiés (sêmainomena ) qui fondent le
classement des parties du discours ».
Ce texte met bien en évidence le lien étroit qui relie « signifié » et « construction ».
On ne s'étonnera donc pas qu'ailleurs (Adv. 164, 29), faisant allusion à ce même pro
blème
de classement. Apollonius puisse dire que ce n'est pas du tout sur des critères
phonologiques,
« mais d'après les constructions attestées (para tas ginomenas suntaxeis) que
s'opère le classement ».
On peut donc dire, pour conclure sur ce point, que le « signifié » (sëmainomenon)
d'un mot, critère principal pour décider de son classement dans les parties du dis
cours,
recouvre l'ensemble des traits qui composent son identité grammaticale {idia
ennoia). Cet ensemble comprend, principalement, des traits sémantiques de niveau
abstrait — « les pronoms signifient la substance, les noms la substance avec la qual
ité » {Pron. 27, 9) ; les pronoms expriment la détermination (donc allos « autre »,
indéterminé, ne peut être un pronom), etc. — , mais aussi, dans la plupart des cas,
des propriétés constructionnelles — l'article accompagne le nom, le pronom le rem
place {Synt. 148, 12), la préposition se construit selon des règles précises soit en comp
osition,
soit en juxtaposition {Synt. 444, 9), l'adverbe « prédique les formes modales
des verbes » (Adv. 119, 5),. etc.
La notion de « signifié » étant ainsi éclaircie, je voudrais pour finir montrer sur
quelques exemples le traitement qu'Apollonius réserve aux formes qui se révèlent
porteuses de plusieurs « signifiés ».
3.2. La polysémie grammaticale : métalepse et homophonie
3.2.1. L'homophonie par coïncidence
Le fait qu'à un même signifiant puissent correspondre plusieurs signifiés a été
observé de bonne heure par les Grecs. Heitsch (1972) a retracé l'histoire de la décou19
verte de Г« homonymie », notion qui tient une place importante dans la logique
d'Aristote (v. Cat. lal). Apollonius, qui réserve le terme homônumon au cas où
deux (ou plusieurs) personnes portent le même nom (propre), parle ďhomophónia
« homophonie » chaque fois que, en dehors des noms propres, une même forme
apparaît sémantiquement polyvalente. L'unicité formelle est décrite comme l'effet
d'une coïncidence isunemptôsis) accidentelle et qui n'appelle a priori aucune spécula
tion
sémantique : en particulier, la distinction moderne entre homonymie et polysé
mie
ne paraît pas préoccuper Apollonius. Par exemple, s'il y a une conjonction ophra
(signifiant « afin que ») et un adverbe ophra (signifiant « lorsque » 6), c'est l'effet
d'une coïncidence (sunempiptei, Adv. 154, 27) qu'il nous est simplement demandé
d'enregistrer comme telle, toute curiosité supplémentaire étant hors de saison. On va
voir pourtant que, dans les faits, cette position de principe doit être nuancée. J'en
donnerai pour exemple le traitement que réserve Apollonius à l'homophonie qu'on
observe en grec entre l'article ho et le pronom (homérique) ho.
3.2.2. La transposition fmetalêpsisA source de l'homophonie
Homère emploie la forme ho, celle de l'article défini du grec postérieur, en fonc
tion pronominale. Les Stoïciens y avaient vu une raison de ne pas faire de l'article et
du pronom deux parties du discours distinctes.
Au début du traité Du pronom (p. 8, 20 sqq.), Apollonius, soucieux de justifier la
partition canonique, rétorque aux Stoïciens qu'il y a tout «implement deux ho homop
hones, l'un pronom, l'autre article. Le fait qu'Homère emploie le premier n'autorise
aucun regroupement entre les deux classes, du pronom (qui remplace le nom) et de
l'article (qui accompagne le nom). Voilà pour les Stoïciens ; la réfutation de leur
thèse tient en un seul mot : l'homophonie.
Lisons maintenant le passage de la Syntaxe (II, §§ 31-33 ; p. 148, 11 sqq.} consa
cré
au même problème :
(§31) « Lorsque l'article n'est pas employé avec un nom, mais se construit
comme un nom, alors nécessairement il se transposera en pronom (eis
antônumian metalëphthësetai) : quand il n'est pas avec (meta) un nom,
pratiquement il est employé en place d'(anti) un nom, et de là suit que sa
construction donne lieu à une transposition pronominale (he suntaxis autou
prosekhorei eis antônumiken metalëpsin). Soit par exemple : Khrusës gar
ëlthe thoas epi nëas Akhaidn [Chrysès était venu aux nefs rapides des
Achéens], puis, avec l'article, ho gar Khrusës ëlthen epi nëas Akhaiôn [litt.
« le Chrysès était venu... »]. Il est bien clair que, si on ellipse alors le nom
(scil. Khrusës), l'article va hériter [cf. paradôsei) de sa construction et
devenir (genësetai) ni plus ni moins un pronom (...)
(§33) On serait donc tout à fait fondé, quand on classe les mots en parties du
discours, à appeler « pronoms » (les articles ainsi employés). C'est bien ce
qui arrive aussi à d'autres parties du discours qui, s 'écartant (metatethenta, litt. « déplacées ») de la construction qui leur est propre (tes idias
suntaxeôs) pour remplir une fonction propre (idiotëtas) à d'autres, pren
nent aussi le nom de ces dernières. C'est le cas de tous les adverbes dérivés
de noms [exemples de formes nominales employées comme adverbes] ;
c'est le cas aussi des participes qui reçoivent une construction nominale,
comme erômehë [litt. « aimante », substantive au sens de « amante »], heimarmenë [litt. « allouée », subst. au sens de « destinée »]. Dans tous ces
6. Sur les critères qui séparent les conjonctions des adverbes chez les grammairiens grecs,
voir Lallot (1985:93 sq.).
20
cas, il faut simplement enseigner qu'il y a transposition imetaptdsin), car,
pour classer les mots, ce ne sont pas tant les formes qui comptent que
leurs signifiés. »
Entre le Pronom et la Syntaxe, la position d'Apollonius a-t-elle changé ? En un
sens, non : il continue à dire que, lorsque le mot ho se construit comme un nom, il
ne remplace pas un pronom, il est un pronom ; sa construction {suntaxis), exprimant
son « signifié » (sêmainomenon), révèle son identité grammaticale (idiotes) et déter
mine son classement (merismos), sans ambages ni figure. Cependant on voit bien
qu'Apollonius, dans la Syntaxe, parle un autre langage : il n'y est question que de
« transposition » (sous divers termes, tous préverbes en meta-, le préverbe du chan
gement
: metatëpsis, metaptôsis, metathesis), jamais d'« homophonie ». Est-ce à dire
qu'il y renonce ? Certainement pas : au bout du compte, si on classe, comme il se
doit, les différentes occurrences de ho chez Homère, on trouvera bien deux homophon
es,
un article et un pronom. Ce qui a changé, au moins dans la présentation de
liiomophonie, c'est que la Syntaxe lui assigne une origine ou, si l'on préfère, que la
relation entre les homophones y apparaît orientée : c'est l'article qui devient {cf.
genësetai, § 31 fin) pronom, et non l'inverse ; c'est le nom qui devient adverbe, et
non l'inverse ".
Ce nouveau point de vue donne de la langue une image moins statique que ne
faisait l'affirmation brutale de lliomophonie dans le Pronom. Et le principe dynami
que
qui se trouve ainsi introduit, c'est précisément la construction, suntaxis : c'est en
changeant de construction qu'un mot change d'identité — et ce changement d'ident
ité
peut à son tour, mais ce n'est là, semble-t-il, qu'une conséquence, s'accompagner
d'une modification de l'accidence : quand un nom (adjectif) passe à la construction
adverbiale, il cesse d'être déclinable ; figé à un cas de sa flexion, il n'en bouge plus,
quelles que soient les variations de son contexte nominal.
Une question peut se poser : ces changements sont-ils des faits de parole, qui
créent des homophonies occasionnelles, ou bien instaurent-ils dans la langue de nouv
elles formes qui auront parfaitement droit de cité dans la nouvelle classe où elles
sont entrées par métalepse ? Une enquête dans les traités Du pronom et Des adverb
es,dans lesquels sont répertoriées méthodiquement les formes relevant de chacune
de ces parties du discours, montre que, pour Apollonius, la langue elle-même se
trouve affectée par les effets de la métalepse : on trouve bien ho parmi les pronoms
(Pron. 56, 18) et, parmi les adverbes, les homophones d'adjectifs neutres énumérés
en Synt. II, § 33. Le classement de ces divers adverbes dans le traité, où ils sont
répartis comme les autres et parmi les autres, en fonction du même critère de class
ement purement phonologique (la nature de leur voyelle finale), montre assez que leur
origine « métaleptique », si elle n'est pas oubliée, ne fait pas d'eux pour autant une
espèce d'adverbes à part. Ce sont des adverbes, un point, c'est tout.
Conclusion
On mesure maintenant le chemin parcouru pendant le millénaire qui sépare
l'adoption par les Grecs de l'écriture alphabétique (vers 800 av. J.-C.) — point zéro
de la grammatikë — de la grande synthèse grammaticale d'Apollonius Dyscole.
7. Ceci vaut pour les exemples cités au § 33, et pour d'autres encore. Mais rien ne s'oppose
a priori à ce que, dans d'autres cas, on ait le trajet inverse (c'est d'une certaine façon ce qui se
passe quand on dit hê sëmeron, litt. « l'aujourdiiui », Synt. 439, 3 sqq.). Il n'y a pas de lois
générales réglant l'orientation des métalepses, mais, le fait est là, il y a des métalepses.
21
D'une représentation de la langue comme collection grammaticalement amorphe de
« noms » (onomata), on est passé par étapes à une taxinomie rigoureuse selon
laquelle tout mot grec relève d'une des huit classes appelées « parties du discours »,
et d'une seule.
Le critère de classement est, pour chaque mot, sa conformité à Yidia ennoia, la
« notion propre », qui définit une classe. Cette notion propre inclut des données morphophonologiques (présence/absence de flexion, flexion casuelle/personnelle notam
ment), mais, pour Apollonius, ce qui la constitue essentiellement, c'est un « signifié »
isëmainomenon) de nature sémantico-syntaxique (le nom désigne une substance avec
une qualité, l'article exprime l'anaphore du déjà connu, l'adverbe prédique le verbe,
etc.). C'est donc ce « signifié » qui fournit le critère principal de classification d'un
mot.
Lorsqu'il arrive — et le cas est relativement fréquent — qu'un même signifiant
phonique (ou graphique) minimal présente, selon les contextes où il apparaît, des
« signifiés » différents, la théorie impose de voir dans ce signifiant la manifestation
accidentellement homophonique (« coïncidence ») de plusieurs mots distincts. Dans
certains cas, l'un de ces « signifiés » est considéré comme appartenant « propre
ment» au signifiant, tandis que l'autre (ou les autres) en dérive(nt) par métalepse.
Dans d'autres, on se contente de constater qu'un même signifiant — par ex. epei,
ophra, hina — est tantôt adverbe, tantôt conjonction. Cependant, qu'on se trouve
dans l'une ou l'autre de ces deux situations, les homophones sont répertoriés comme
des mots différents, enregistrés chacun sous la partie du discours correspondant à
chaque « signifié ».
Ce parti-pris de description a pour effet de réduire la polysémie au profit de
l'homonymie et, pour autant que les « signifiés » ont une composante syntaxique,
d'orienter vers une convergence entre partie du discours et classe de construction.
Convergence limitée, certes, mais il est permis de reconnaître dans le privilège ainsi
accordé au « signifié » syntaxique dans la partition du discours comme un hommage,
lointain mais fidèle, d'Apollonius à Platon.
SOURCES
Grammatici Graeci [abr. Gr. Gr.], éd. A. Hilgard, R. Schneider, G. Uhlig. Leipzig,
Teubner, 1878-1910 ; réimpr. Hildesheim, 01ms, 1965. (Denys le Thrace, Techne
Grammatike : I 1 ; Scholies à la Techne : I 3. Apollonius Dyscole : Pronom,
Adverbes, Conjonctions : II, 1 ; Syntaxe : II 2 ; fragments : II 3. Les références
sont aux pages et lignes de cette édition, avec mention éventuelle des §§ de l'édi
tion Uhlig pour la Syntaxe).
REFERENCES
(Les références signalées par un astérisque figurent dans la bibliographie générale, en
fin de numéro.)
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sâchs. Akad. der Wiss. zu Berlin, 49 (3).
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sur la théorie des temps du verbe attribuée aux stoïciens ». Histoire, Epistemolog
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Langage VII 1 : 19-46.
22
GRAESER A. (1978) : « The Stoic categories », dans J. Brunschwig (éd.), Les stoï
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23
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