LA DIGNITÉ DE L`EMBRYON HUMAIN par Léon CASSIERS

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LA DIGNITÉ DE L’EMBRYON HUMAIN
par
Léon CASSIERS
Professeur émérite
à l’Université catholique de Louvain,
Président du Comité consultatif de Bioéthique
Introduction
La question de la dignité que nous devons reconnaître à l’embryon ( 1) humain est difficile, les enjeux scientifiques et économiques qui y sont liés étant considérables. De nombreux progrès dans
le domaine de l’infertilité ont été acquis et continueront d’être
acquis par des recherches qui, à un moment donné, ont concerné des
embryons humains. Dans l’avenir on espère des cellules souches,
dont les embryons sont une des sources possibles, qu’elles permettront de régénérer divers organes adultes malades. L’embryon offre
également un des accès possibles à la génétique et, par là, à la guérison de maladies héréditaires, voire à la réalisation de médicaments
entièrement neufs. Toutes ces perspectives, même si elles restent
aujourd’hui encore largement aléatoires, engendrent d’innombrables
pressions visant à considérer l’embryon humain, dans la mesure où
il serait destiné à la recherche, comme un banal matériel biologique.
Contre ces pressions s’élève la voix de ceux qui voient d’abord
dans cet embryon une vie humaine commençante, à protéger avec
d’autant plus de soin qu’elle est plus fragile. A défaut, pensent-ils,
nos sociétés régresseraient gravement quant au respect, qu’elles
défendent par ailleurs, de toute vie humaine. Pour être moins immédiatement matériel, cet enjeu ne pèse pas moins lourd que les précédents. Le respect de tout humain est une valeur qui fonde la vie
sociale et nous protège tous. Il n’existe que signifié par des règles
exigeantes et rigoureuses qui, toutes ensemble, en créent la réalité
et la perception par tous. A leur apporter des exceptions, ne risque-
(1) Selon un usage fréquent, nous réserverons le terme ‘ embryon ’ aux quatorze
premiers jours du développement, et de ‘ foetus ’ au-delà de cette période. Cette distinction peut varier selon les auteurs.
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t-on pas d’affadir cette valeur de respect que les citoyens se doivent
entre eux ? Nombreux sont ceux qui craignent que toute entorse ou
exception mise à ces règles ne soit un premier pas, ou un pas de
plus, vers la chosification, voire la commercialisation de l’humain.
La gravité de ces enjeux avive les passions dans les débats concernant le statut plus ou moins humain de l’embryon. Comment trouver un terrain qui nous assure une réflexion rigoureuse et honnête ?
I. — L’héritage philosophique
et théologique classique
Une des grandes traditions occidentales est de faire confiance à la
rationalité de notre esprit pour garantir l’objectivité de nos jugements et de nos choix. C’est ainsi sur la pensée philosophique, puis
théologique, que s’est appuyée l’éthique en occident.
Les philosophes se sont d’abord souciés de définir le statut de
l’humain adulte : plus qu’une chose ou un animal, mais moins qu’un
pur esprit, ange, diable ou Dieu. Animal par son corps, l’homme est
« animal raisonnable » par sa conscience réflexive. Il est capable de
se savoir existant et de se prendre comme objet de sa réflexion. Surplombant de la sorte par sa pensée l’espace et le temps dans lesquels
il reste cependant immergé, il se donne une permanence, une identité stable, de quelque manière « méta-physique ». Il lui paraît évident dès lors de se reconnaître un « esprit », une « âme » qui désigne
cette constance du « Je » à partir duquel il se parle.
La tradition théologique chrétienne n’a pas manqué de s’appuyer
sur cette dimension « métaphysique » de l’esprit humain pour lui
rattacher, voire y assimiler une vie spirituelle donnée par Dieu.
Acceptant ou non cette référence à Dieu, l’immense majorité des
philosophes ont vu et voient encore dans la conscience réflexive
l’apanage spécifique de l’homme, la ‘ fonction ’ psychique par
laquelle il est capable de liberté, de choix moraux, de responsabilité,
et de ce fait titulaire d’une dignité spécifique qui, selon la formulation de Kant, oblige à le traiter toujours aussi comme une fin et non
pas seulement comme un moyen.
Il n’est pas difficile de voir que cette manière de fonder la dignité
humaine n’apporte pas de réponse à la question de la dignité
humaine de l’embryon ou du foetus, ni même du nouveau-né, qui
ne disposent pas d’une conscience réflexive ni d’une véritable autonomie psychique. Cependant, il est évident que l’enfant né vivant
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et viable porte en lui la potentialité de devenir une personne adulte,
s’il est convenablement pris en charge. Ainsi, très rapidement et de
manière croissante au fil des siècles a-t-il été considéré comme équivalent à une personne humaine à part entière, ayant droit au même
respect.
Le statut de l’embryon et du foetus a posé plus de problèmes, en
raison du caractère énigmatique du développement d’une nouvelle
vie humaine depuis l’union féconde de l’homme et de la femme jusqu’à l’apparition du nouveau-né. A quel moment le fruit de cette
union se distinguait-il de la vie viscérale de la femme ? La théologie
morale s’y est intéressée pour distinguer l’avortement tardif comme
meurtre de l’avortement précoce, délictueux sans doute, mais moins
grave qu’un meurtre. La question de « l’animation » de l’embryon ou
du foetus a fait l’objet de nombreuses considérations, cette « animation » traçant la frontière entre le « foetus informis » et le « foetus formatus ». A la suite des idées déjà émises à ce sujet par Aristote,
St-Thomas d’Aquin a fixé cette frontière à cinquante jours pour le
garçon et nonante jours pour la fille. Au-delà de ces délais, le foetus
devait être considéré comme l’équivalent en dignité d’un nouveauné, et donc d’une personne à part entière.
Le progrès des connaissances biologiques nous permet aujourd’hui
de fixer le commencement d’une vie distincte de celle des parents
au moment de la fusion des gamètes, c’est-à-dire au moment de la
fusion des patrimoines génétiques masculin et féminin au sein de
l’ovule fécondé. Tout naturellement la théologie catholique et les
philosophes d’inspiration chrétienne ont donc fait remonter à ce
stade l’apparition d’une nouvelle « personne » humaine, titulaire de
tous les droits de celle-ci même si cette personne n’est encore que
« potentielle » ( 2). On comprend sans peine que, pour cohérente
qu’elle soit d’un point de vue logique, cette position interdit toute
expérimentation sur les embryons humains et suscite ainsi de vives
résistances.
(2) Le concept de ‘personne potentielle ’ a pris une large place dans les discussions
autour de l’embryon, depuis que le Comité consultatif national d’éthique français l’a
utilisé dans son avis du 15 décembre 1986 : ‘ Avis relatif aux recherches sur les
embryons humains in vitro et à leur utilisation à des fins médicales et scientifiques ’.
Signalons à ce propos également le Warnock Report britannique (1985) ‘ A question
of life, The Warnock report on human fertilisation and embryology ’, qui utilise le terme
de ‘ personne en devenir’.
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II. — Une approche objective « scientifique »
Pour sortir de cette impasse, un certain nombre de scientifiques
et de penseurs, même chrétiens, ont interrogé les divers stades de
développement que présente un embryon dans l’espoir d’y trouver
une frontière déterminante qui fixerait le moment où cet embryon
deviendrait « humain ». L’idée est la même, en quelque sorte, que
celle de distinguer le moment de « l’animation » de l’embryon, mais
en s’efforçant de la fonder sur des données objectives.
Une des caractéristiques de la personne humaine est qu’elle est
originale, une et indivisible. Certains ont ainsi proposé qu’aussi
longtemps que chaque cellule de l’embryon, détachée des autres,
restait capable de donner à elle seule un nouvel embryon, l’ensemble
embryonnaire ne devait pas être considéré comme un véritable individu. (± 14 premiers jours — McCormick). D’autres (Singer et
Khuse) estiment qu’un trait nécessaire pour qu’il y ait un sujet
humain est qu’il soit capable d’un minimum de perceptions, lesquelles demandent la présence d’un début au moins de système nerveux. Celui-ci apparaît, dans ses premiers linéaments, entre le quatorzième et le vingt-huitième jour. D’autres encore (B. Brody) font
le parallèle avec la mort cérébrale : comme la mort est déterminée
par l’absence de toute activité électrique cérébrale, ainsi le début de
la vie (humaine) commencerait avec celle-ci, soit ± six semaines
après la conception. Dans la même ligne de pensée, on pourrait
prendre comme signe de vie humaine les premiers mouvements du
foetus, ou encore le moment où il devient capable de vie autonome
hors de l’utérus maternel, etc.
Ne fut-ce que par leur multiplicité, ces propositions ne nous sortent pas de l’impasse : pourquoi choisirions-nous un de ces repères
plutôt qu’un autre ? Mais elles ont ceci d’intéressant que par leur
arbitraire même, elles nous montrent une faille de ce type de raisonnement. Ces propositions, comme la précédente qui fait débuter la
vie humaine à la fécondation, rattachent le concept de « vie
humaine » à son seul support physiologique. C’est la matérialité de
la fusion chromosomique, ou de l’inséparabilité des cellules, ou des
premiers neurones, etc. qui entraîne, comme une nécessité logique,
que nous admettions qu’il y a là désormais un nouvel être humain
qui doit être traité avec toute la dignité qui revient à une personne
à part entière. Sous son apparente évidence, ce type de raisonnement méconnaît tout à fait que la notion de « personne humaine »
affectée de « dignité » est en réalité une création éthique d’ordre
culturel qui ne surgit pas de manière obligée de la « nature » physi-
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que des « objets » auxquels nous attribuons cette dignité. Ainsi, dans
certaines cultures, les vaches sont-elles sacrées ; dans la nôtre, les
animaux vertébrés ont assez de « dignité » pour faire l’objet d’un
protection légale contre la maltraitance. Et dans presque toutes les
cultures que nous pouvons connaître, les cadavres humains ne peuvent pas être « profanés » alors qu’ils ne sont plus, quant à leur
nature physique, des « vies humaines » et encore moins des « personnes humaines ». Ces quelques exemples suffisent pour comprendre qu’il y a quelque chose d’erroné ou d’excessif à vouloir lire
dans la nature objective de l’embryon ou d’un de ses stades le seul
ou l’inéluctable fondement du respect que nous lui devons.
III. — Un renversement vers le culturel
Forts des considérations qui précèdent, certains sont tentés de
renverser la problématique de la dignité due à l’embryon en la liant
toute entière aux intentions des adultes qui les manient. L’embryon
n’est une « personne potentielle », équivalente à une personne
humaine, que parce que les adultes actuellement présents dans la
société lui donnent éventuellement ce statut. C’est-à-dire, in fine,
parce qu’ils ont l’intention d’en faire une personne humaine. Non
soutenu par une telle intention, l’embryon ne deviendra jamais une
personne. Sa « potentialité » humaine est ainsi entièrement suspendue aux projets auxquels les adultes présents le destinent.
Un embryon en éprouvette qui fait l’objet d’un projet parental
est ainsi à respecter dès sa conception au titre de l’enfant — puis
de l’adulte — qu’on espère qu’il deviendra. Mais lorsqu’il ne fait
plus l’objet d’un projet parental, comme par exemple les embryons
surnuméraires de la fécondation in vitro, les parents eux-mêmes
trouvent assez évident d’accepter qu’il soit décongelé et donc
détruit. Totalement précieux aussi longtemps qu’il faisait partie de
leur projet de parentalité, une fois celui-ci réalisé, il n’est plus qu’un
des éléments qui ont été nécessaires à la réalisation de ce projet,
mais n’a plus de véritable statut humain.
Dans la ligne de ce raisonnement, assez évident pour la plupart
de nos esprits, pourquoi ne pas consacrer à la recherche — d’ailleurs
rapidement suivie de destruction — ces embryons surnuméraires
plutôt que de les détruire simplement ? Ceci d’autant plus que la
recherche, en vertu des maux qu’elle permettra de soulager dans le
futur, est en soi une activité éthiquement légitime sinon même
nécessaire.
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Toujours dans cette ligne de pensée, pourquoi ne pas créer des
embryons seulement pour la recherche ? Moyennant bien sûr les précautions de respect envers les personnes qui donneraient des
embryons dans ce but, de tels embryons ne sont-ils pas d’avance
autre chose que des personnes à venir, et donc non titulaires de
dignité humaine ? On le voit, cette position ouvre tout à fait largement à la recherche sur embryons humains.
Ce raisonnement a pour lui sa cohérence et l’évidence des faits sur
lesquels il se fonde. Il est indiscutable que des concepts comme celui
de « personne humaine », et la « dignité » qui s’y attache sont des
créations culturelles exclusivement humaines. On n’en trouvera
jamais le fondement dans la biologie animale. Il n’en reste pas
moins que faire basculer tout le contenu de ces concepts du côté de
la création culturelle en les détachant de toute nature est, une nouvelle fois, erroné ou à tout le moins excessif. On peut sacraliser un
animal, vache, lion ou chat, on n’en fera jamais une « personne
humaine » dotée de conscience réflexive, de liberté, de responsabilité
morale et confrontée à la question de ses devoirs éthiques. Il y faut
bien, aussi, une « nature » physiologique humaine comme condition,
sinon suffisante, à tout le moins nécessaire.
IV. — Une approche clinique
ou ‘phénoménologique ’
C’est ici le moment de souligner que les démarches décrites ci-dessus (de manière un peu schématique mais exacte pour l’essentiel)
sous les intitulés de ‘ philosophiques et théologiques ’, ‘ scientifiques
objectives ’, ou de ‘ renversement culturel ’ ont en commun de fonder
leurs conclusions sur la solidité logique de leurs déductions. A partir
d’une affirmation de départ, choisie comme évidente, la rationalité
logique enchaîne les propositions de manière parfaitement cohérente, ce qui fait la force apparente de ces argumentations. C’est
pourquoi ces démarches offrent relativement peu de champ à la discussion, et dans les débats en cours, en restent généralement à s’affronter sans compromis possibles.
Il nous faut remarquer cependant que la question de la dignité
humaine, celle des personnes adultes bien évidemment mais aussi
celle des enfants, des foetus et des embryons, mobilise en nous des
mouvements affectifs complexes qui débordent largement les seuls
aspects logiques de ces problèmes. C’est toute notre vision du
monde qui s’y trouve mise en question : notre engagement dans ce
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monde, nos valeurs, notre statut personnel, la question du bien-être
et du malheur des humains et de nous-mêmes. Le caractère si souvent passionnel de ces débats nous le montre à suffisance.
Or une approche d’abord rationnelle ne prend pas en compte ce
vécu existentiel, ces sentiments profonds que nous vivons comme
essentiels en raison des enjeux qu’ils mobilisent en nous. C’est pourquoi il nous semble nécessaire de renouveler le débat en partant de
ce vécu existentiel. Il ne s’agit pas de l’opposer à la rationalité de
type philosophique ou scientifique : celle-ci reste tout à fait nécessaire pour organiser la description de ce vécu, en percevoir les éventuelles contradictions, et en comprendre les fondements. Mais il
s’agit bien d’une épistémologique différente, qui part du vécu existentiel et, pour le respecter, refuse les déductions logiques, si solides
soient-elles, lorsque de telles déductions vont à l’encontre des intuitions vécues par la plupart des humains. La raison ne peut nier ces
intuitions. C’est en cela que nous désignons cette épistémologie
comme ‘clinique ’ ou ‘phénoménologique ’.
Description clinique de la personne
et de la dignité
La « nature » de la « personne humaine » doit être prise cette fois
au sens complet du terme, à la fois physiologique et culturel. La
personne humaine est assez unanimement considérée comme un
« animal raisonnable », c’est-à-dire la combinaison, l’interaction d’un
corps somatique et d’une création culturelle. La personne est un
« animal culturalisé ». Or cette double racine, dont chaque terme est
une condition nécessaire et non suffisante à elle seule, répond à une
double logique et ces deux logiques ne sont pas concordantes dans
leurs bases et leurs exigences. Le corps répond à une logique objective, scientifique, dont les règles sont celles de la nature en général
et donc en quelque sorte contraignantes comme extérieures à ce
corps lui-même. La dimension culturelle répond à une logique de
création par l’homme lui-même. Elle est enserrée, bien entendu, à
l’intérieur des contraintes somatiques d’abord. Elle ne peut se
déployer, en second lieu, que sur la base des créations culturelles
déjà présentes dans la société où émerge une nouvelle personne
humaine. Ces deux contraintes serviront de matériau de base à cette
nouvelle personne, mais, en tant qu’autonome et créatrice de sa
propre dimension culturelle, cette personne pourra leur appliquer
une nouvelle logique qu’elle aura créée elle-même en privilégiant et
en organisant divers éléments de ces contraintes préexistantes. En
tant que personne éthique, elle va créer et/ou hiérarchiser selon son
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autonomie propre les valeurs morales auxquelles elle adhérera et
selon lesquelles elle va régler ses conduites. C’est bien là un des fondements souvent invoqués de sa dignité humaine.
Ce qui nous entraîne à une deuxième description, qui concerne
cette dimension éthique de la personne, vue comme la source de la
« dignité » dont elle est affectée. En réalité, la personne humaine ne
peut construire n’importe quelle hiérarchie de valeurs au nom de
son autonomie sans risquer d’y perdre sa dignité. Celle-ci reste
dépendante du contenu moral des choix, selon des critères extrinsèques à la personne qui cependant y exerce son autonomie. Elle ne
peut choisir, par exemple de ne pas respecter l’autonomie de l’autre.
Ou, comme le dit Kant, elle doit toujours considérer l’autre humain
comme étant aussi une fin en soi et jamais seulement comme un
moyen. Elle ne peut détruire l’autonomie de l’autre sans altérer sa
propre dignité. Ceci nous renvoie à une autre intelligence de la
dignité que celle d’y voir une pure caractéristique intrinsèque de la
personne.
Reprenons donc la description de la dignité humaine, toujours
sous un angle descriptif, phénoménologique. La dignité humaine est
une dimension immatérielle et invisible des personnes humaines.
Elle est ce qu’il convient d’appeler une création culturelle « symbolique » propre aux humains. Ce qui signifie qu’elle se crée de toute
pièce dans les relations entre humains comme ce qui imprègne un
ensemble d’attitudes, de conduites, de sentiments qu’ils s’adressent
entre eux. Cette création est création en tant qu’elle est vraiment
une construction culturelle, non immédiatement naturelle. Elle est
symbolique en tant qu’elle se manifeste par le moyen d’échanges
matériels, psychologiques et sociologiques concrets entre les
membres de la société humaine qui a institué ces échanges comme
les signifiants de l’existence et de la reconnaissance de cette dignité.
Ainsi décrite et comprise, la dignité humaine nous apparaît comme
une création relationnelle et nécessairement collective dans une
société. Elle n’est pas d’abord une propriété intrinsèque de la personne, mais elle le devient dans la mesure où les autres personnes
l’en affectent. Imprégnant les relations d’échange entre ces personnes dans la société, elle imprègne aussi la relation que chaque
personne entretient avec elle-même au sein de sa conscience
réflexive. La ‘ clinique ’ psychologique et sociologique montre même
que cette relation interne de dignité du sujet avec lui-même dépend
largement de la relation de dignité qu’il reçoit des autres personnes.
La dignité se lit dans le regard de l’autre. Au fond, avec de bien
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autres mots sans doute, cette description rejoint une des bases de
la philosophie d’Emmanuel Levinas.
Est-ce à dire que, création symbolique des sociétés humaines, la
dignité n’est qu’une valeur relative au consensus collectif ? Nullement. Même si le choix des éléments de ces échanges matériels, psychologiques et sociologiques qui seront chargés de signifier et de
reconnaître la dignité des humains dans une société donnée est un
choix largement arbitraire et conventionnel, il ne s’ensuit pas que
n’importe quelle modalité de ces échanges puisse supporter une
signification de dignité. Il est vrai que les règles de politesse et de
bienséance, par exemple, qui parmi d’autres sont chargées de signifier la dignité de l’autre peuvent énormément varier d’une société
à l’autre. Il en va de même, dans l’histoire des sociétés, des règles
de hiérarchie et de pouvoir. Mais toutes ces règles ne sont pas de
même valeur. Pour signifier la dignité, elles doivent rester orientées
vers le « bien », la « bonne vie ( 3) » de l’autre. Toutes les règles de
telle ou telle société ne sont pas équivalentes de ce point de vue :
il y en a qui respectent mieux, d’autres moins bien la dignité
humaine. Ce qui les distingue est la place de la violence entre les
êtres humains. La violence physique ou psychique, a fortiori le
meurtre ne peuvent signifier le respect de la dignité de l’autre dans
le contexte de fonctionnement habituel de toute société, quelle
qu’elle soit. C’est pour cette raison que la plupart des spécialistes
des sciences humaines considèrent que le fondement symbolique de
la dignité humaine exige le respect du « tabou du meurtre » : la nonviolence envers les autres membres de la société. Encore est-il sans
doute préférable de souligner plutôt la dimension positive de ce
tabou : la dignité humaine se donne entre humains comme l’expression de l’acceptation et de la reconnaissance de la vie de l’autre, et
mieux, comme le désir de sa « bonne vie ».
Le tabou du meurtre
L’importance du tabou du meurtre et en particulier son importance positive sont souvent mal comprises. Il nous faut donc y insister.
Il s’agit d’abord du fondement premier du droit dans la régulation des échanges sociaux. L’interdit du meurtre fixe, comme loi
fondatrice, que les conflits entre les membres d’une société ne peuvent pas être résolus par la violence individuelle, la loi du plus fort,
(3) Dans le sens que P. Ricœur donne à cette expression.
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mais seulement selon les règles qu’une société s’est donnée. Le tabou
du meurtre est le fondement de l’Etat de droit.
L’aspect positif de cet interdit : tout citoyen doit accepter et
même désirer la vie ; la « bonne vie » de ses concitoyens est au fondement de l’équilibre psychique humain, ce qui est moins souvent
perçu.
Comme chez les animaux, les forces pulsionnelles instinctives existent bien chez les humains. Mais contrairement à ce qui se passe
chez les animaux, ces pulsions sont largement ‘ déspécifiées ’ quant
aux objets qu’elles doivent viser. Les animaux savent génétiquement, avec une faible marge d’apprentissage, ce qu’ils doivent manger, ce qu’ils doivent craindre, quel est l’objet de leurs désirs
sexuels, etc. Chez l’homme ces visées génétiques de l’instinct ont
presque disparu. En lieu et place, le cerveau humain offre une
énorme capacité d’analyse et d’apprentissage. C’est ainsi l’éducation, via les parents et la société, qui enseigne à l’enfant comment
nommer ses désirs, comment les organiser et selon quelles règles les
satisfaire. Tous les désirs et les échanges humains de plaisir et
déplaisir sont ainsi construits et organisés selon une grille « culturelle » que propose ou impose la société dans laquelle apparaît le
nouvel humain. Ce dernier ne peut s’identifier que par la place que
lui assigne la société, et ne peut se penser que sur la base première
des canevas d’échange qui lui sont donnés. On comprend dès lors
que l’assurance qu’éprouve le sujet quant son identité, quant à la
validité de ses propres désirs et quant à la possibilité de les satisfaire est entièrement suspendue à la manière dont les autres
humains l’acceptent comme partenaire dans la communauté. Pour
ne pas vivre dans l’instabilité ou l’angoisse perpétuelles, il doit
compter sur l’acquiescement et même le désir des autres. Les
innombrables demandes, bien connues, d’être « reconnu » pour
« exister » que s’adressent entre eux les humains en témoignent à
suffisance. L’aspect positif du tabou du meurtre — la prescription
d’accepter et même de désirer l’existence des autres humains, leur
« bonne vie » — est ainsi fondamentale pour assurer la construction
et la stabilité du psychisme de chacun.
Le tabou du meurtre est de la sorte une loi de structure nécessaire
à la construction des sociétés humaines et du psychisme humain. La
transgression de cette loi est à la source de la plus grande part des
violences entre humains et de nombreuses altérations du psychisme.
Ses effets en termes de confiance dans le lien social et en soi-même
sont considérables et mobilisent des affects intenses. Ce que nous
appelons la dignité humaine trouve là ses racines. Il s’agit donc de
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tout autre chose qu’un sentiment superficiel et aléatoire qui dépendrait du consensus, d’une société à l’autre. Il s’agit d’une nécessité.
Critères de la dignité de l’embryon humain
Ces descriptions de la « personne » et de la « dignité » humaines
éclairent-elles la question de la dignité de l’embryon humain ? Elles
nous montrent tout d’abord que la question n’est pas celle de la
dignité comme propriété interne de cet embryon, mais de sa place
et de son rôle dans l’ensemble qu’est la création symbolique des
relations de dignité dans la communauté humaine. La question
devient ainsi, en premier lieu, de savoir si en expérimentant sur les
embryons humains nous transgresserions le tabou du meurtre, que
nous considérons comme un prescrit nécessaire et indépassable au
fondement de la symbolique de dignité. En second lieu, même si ce
tabou est respecté, la question est de savoir si, par ces expérimentations, nous altérerions et dans quelle mesure la qualité de la
construction symbolique de la dignité humaine au sein de la société.
V. — L’embryon et le foetus
comme « personne humaine progressive »
Selon la démarche de type clinique ou phénoménologique que
nous adoptons, penser le statut de l’embryon passe d’abord par la
description de la perception existentielle que nous en avons. A cet
effet il nous paraît plus clair de partir de la perception que nous
avons du nouveau-né, né vivant et viable, qui est facilement connue
de tous. Or nous constatons que, quant à sa dignité et sa valeur, le
nouveau-né est, quasi universellement, assimilé à une personne
humaine à part entière. Presque tous les pays lui donnent juridiquement ce statut, tout comme le fait la Déclaration universelle des
droits de l’homme. Le nouveau-né a droit aux soins, à porter un
nom, à être rattaché à une nationalité, etc., comme toute personne
humaine. Mais plus encore et surtout, l’immense majorité des
humains le considère bien spontanément comme une personne
humaine avant tout raisonnement philosophique ou juridique. Dans
nos sociétés, que nous connaissons le mieux, nous savons combien
sont évidents les sentiments et attitudes de respect, de protection,
et même le plus souvent de tendresse que suscitent les nouveauxnés. Ces sentiments et attitudes font clairement partie de l’ensemble
symbolique qui constitue la dignité humaine au sein de la société.
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En corollaire, tuer un nouveau-né est clairement une transgression
du tabou du meurtre.
Certains estiment fragile et peu prudent de fonder la dignité du
nourrisson et son statut de personne humaine sur ce vécu quasi universel. Le vécu est en effet, disent-ils, d’abord de l’ordre des sentiments, dont on connaît la versatilité. En outre ces sentiments sont
fortement tributaires de préjugés sociaux irrationnels, voire des
médias. La fondation de la dignité par la logique philosophique ou
objective leur paraît ainsi autrement plus solide. Nous ne partageons pas ce point de vue pour plusieurs motifs. Comme nous
l’avons évoqué plus haut, le fondement du vécu de dignité trouve
sa racine dans le tabou du meurtre, qui est fondateur des liens
sociaux de respect et de confiance entre les humains, sans lesquels
aucune société n’est possible. Il est en outre fondateur du lien de
respect que chacun entretient avec lui-même, qui dérive du respect
reçu des autres. D’innombrables faits de pathologie du psychisme et
des sociétés illustrent cela clairement. Le vécu éprouvé spontanément envers les nourrissons, tout comme celui que nous éprouvons
envers les autres humains n’est pas un sentiment variable ou superficiel. Il trouve ses racines dans le sentiment d’une nécessité vitale,
psychique et sociale. En outre, on peut penser que si nous
déployons tant de rationalité pour fonder selon un ordre logique la
dignité humaine et celle des nourrissons, c’est bien parce que nos
raisonnements sont a priori orientés à démontrer cela, précisément
en raison du vécu qui les anime et les pousse à réussir cette démonstration.
D’autres contestent l’universalité de cette évidence vécue par
laquelle nous assimilons les nouveaux-nés à des personnes humaines,
en invoquant les nombreux infanticides qui restent pratiqués dans
diverses communautés humaines. Dans notre société le foeticide et
même pour certains l’infanticide est accepté lorsque l’enfant est gravement handicapé. Nous ne voyons pas dans ces faits une véritable
objection à notre constat. En effet, ces infanticides et foeticides tardifs ne se passent pas sans susciter, chez les personnes et en particulier chez les parents, des sentiments très douloureux de malaise, de
deuil voire de culpabilité. Sentiments qui expriment bien qu’il a
fallu, pour accomplir ces actes, aller à l’encontre d’un vécu très fondamental. En outre, ce n’est pas parce qu’une règle, fut-elle aussi
fondamentale pour le statut de l’humanité des humains que l’est le
tabou du meurtre est transgressée qu’elle peut être contestée comme
règle existante et nécessaire.
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Si nous acceptons ce vécu qui, de manière quasi universelle attribue la dignité d’une personne humaine au nouveau-né, nous pouvons en un deuxième temps nous interroger sur ses modalités
concernant l’embryon et le foetus avant la naissance. Il apparaît
encore une fois avec évidence que la même expérience existentielle
que suscite le nouveau-né vaut pour le foetus âgé. Il est ressenti
comme absurde de ne pas considérer comme une personne un foetus
de huit mois, par exemple, dans le sein de sa mère, mais de lui donner le statut de personne s’il naît à ce moment vivant et viable. Et
même s’il meurt, on lui donnera un nom.
On peut alors remonter peu à peu vers des stades plus précoces.
On constatera que cette assimilation à l’enfant nouveau-né s’affaiblit peu à peu, devient moins assurée au fur et à mesure qu’on
remonte vers les premiers stades. Petit à petit le doute s’installe. Si
nous nous interrogeons sur les raisons de ce doute, nous voyons facilement qu’il tient au processus d’identification qui sous-tend le vécu
d’attribution de statut de personne humaine et de dignité. Le tabou
du meurtre, et son corollaire positif de respect s’adressent d’abord
aux autres humains, ceux qui sont reconnus comme des ‘semblables ’. L’identification à l’autre est un processus psychologique
essentiel à la reconnaissance de cet autre comme « personne
humaine » appelant le respect. Sans doute cette identification se
fait-elle d’abord sur une base visuelle, mais elle va plus loin. On sait
bien, par exemple, que la différence de couleur de peau peut y jouer
comme une difficulté, parce qu’elle introduit une différence visible
à côté de ressemblances par ailleurs évidentes, mais cette différence
n’est pas suffisante pour empêcher la reconnaissance comme ‘semblable ’. La loi ne protège que les animaux vertébrés et non les
autres parce qu’ils sont les plus semblables à nous, mais ils nous restent très différents. Ce qui nous indique que ce processus d’identification s’appuie sur bien plus qu’une simple ressemblance superficielle. Il concerne la sensibilité, le vécu similaire au nôtre que nous
croyons reconnaître chez d’autres êtres. Cette identification n’est
pas d’abord un processus rationnel, elle est une assimilation du vécu
de l’autre au sien propre. De ce point de vue, il nous est assez évident que l’embryon microscopique de quelques cellules ne suscite
pas en nous le même processus d’identification que l’enfant ou le
foetus tardif. Ce support nous manque donc pour nous dicter l’évidence d’avoir à le considérer comme une personne humaine.
Notre expérience vécue n’est cependant jamais purement intuitive, et moins encore purement fondée sur le sentiment. Elle
concerne toujours aussi notre rationalité, qui la remodèle et la
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relance. L’identification de l’embryon à une personne humaine
passe par ce côté rationnel dans la société à formation scientifique
qui est la nôtre. C’est parce que nous savons qu’il dispose d’un
patrimoine génétique propre qui le différencie de chacun de ses
parents et de tout autre humain que nous lui attribuons une existence autonome. C’est également parce que nous savons, rationnellement, qu’il est susceptible dans de bonnes conditions de se développer jusqu’à devenir un enfant puis un adulte, que nous y voyons
une « personne potentielle ». Mais nous n’expérimentons pas dans
notre vécu cette potentialité comme étant la même, ou du même
degré que celle dont nous affectons un foetus tardif ou un nourrisson. Plus elle est fondée sur la rationalité indépendamment de
l’identification ressentie comme « vécu semblable », plus aussi cette
identification nous paraît abstraite, voire artificielle. Ce qui ne veut
pas dire nulle. Nous éprouvons d’évidentes difficultés à voir dans
l’ovule fécondé « une personne humaine » devant être respectée
comme une « personne à part entière » et nous ne ressentons que très
difficilement son élimination comme un meurtre. Mais nous n’assimilons pas non plus l’embryon humain à une chose ou à un
embryon de souris, parce que notre connaissance rationnelle de sa
nature physique — et de son origine — nous l’interdit.
Si nous pouvons accepter cette démarche descriptive du statut de
l’embryon, du foetus puis du nouveau-né, nous pouvons formuler
une proposition nouvelle quant à leur dignité. De l’ovule fécondé au
nourrisson, nous voyons apparaître et se développer une « personne
progressive » — et non seulement ou d’abord « potentielle » — qui
nous semble bien devoir être affectée, en respectant l’intuition existentielle de la plupart des humains, d’une dignité progressive et
donc d’un respect croissant. On retrouve la manifestation de cette
intuition dans les lois que de nombreux pays ont prises quant à la
dépénalisation de l’avortement : généralement dépénalisé jusqu’à 12
semaines (sauf pathologie du foetus). Au-delà de ce délai, l’interruption de grossesse est pénalisable. Dans un autre domaine, celui de
la contraception, on voit bien en interrogeant des femmes que l’immense majorité n’ont pas de problème éthique à se servir du stérilet
ou de la « pilule du lendemain », alors que ces méthodes provoquent
l’élimination de l’embryon par empêchement de sa nidation : ces
méthodes ne sont pas vécues comme des interruptions de grossesse,
même par les femmes qui en connaissent la physiologie. Enfin cette
intuition rejoint l’intuition très ancienne mentionnée plus haut, qui
faisait la différence entre le foetus informis et le foetus formatus.
Léon Cassiers
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Une dernière considération nous paraît enfin nécessaire. Il est
clair que dans un processus de « personnalisation progressive » selon
l’intuition existentielle, il n’existe aucun moment objectif précis qui
permette de décréter qu’avant ce moment il n’y a pas de dignité de
la personne, et après bien. La dignité humaine commence dès
l’ovule fécondé, qui appelle plus de respect qu’un embryon animal,
puis va croissant. Pour un grand nombre, cette dignité débutante
est encore si abstraite et incertaine qu’elle peut entrer en balance
avec d’autres valeurs, qui ont elles aussi leur poids éthique : l’amélioration de la médecine, par la recherche, ou la contribution à la
réalisation d’un projet d’enfant dans la fécondation in vitro qui
demande un excédent d’embryons pour réussir. D’autres peut-être
préféreront être plus radicaux. De toute façon, la délimitation d’une
frontière au-delà de laquelle la « personne humaine » devient trop
présente pour être utilisée simplement comme moyen fera toujours
l’objet de discussions entre sensibilités diverses et ne pourra être
concrètement fixée que par une décision toujours dans une certaine
mesure arbitraire.
VI. — Quant aux décisions pratiques
Ci-dessus, nous avions posé deux questions : la destruction de
l’embryon transgresse-t-elle le tabou du meurtre ? L’expérimentation sur embryons risque-t-elle d’affaiblir la symbolique qui porte la
dignité humaine dans nos sociétés ?
Le lecteur qui aura bien voulu nous suivre jusqu’ici comprendra
sans peine que, dans la mesure où l’on s’en tient à l’embryon très
jeune, avant la nidation, (par exemple de 14 jours maximum) nous
ne pouvons y voir une transgression du tabou du meurtre. Certes
notre formation scientifique, objective, nous montre cet embryon
comme appartenant à l’ordre général de l’humain. En outre, et c’est
plus important, nous savons qu’il apparaît par la volonté de géniteurs qui ont donné leurs gamètes, ovule et spermatozoïde, dont cet
embryon est issu, et que les intentions de ces géniteurs doivent être
pleinement respectées. (par exemple s’ils soutiennent un projet
parental). Mais cet embryon comme tel ne présente pas du tout
assez de caractéristiques humaines pour y voir une « personne » à
part entière, sinon par un abus de langage. Elle n’est au mieux
qu’une « personne potentielle », c’est-à-dire une possibilité nécessaire
mais non suffisante pour devenir cette personne. Et cette potentialité nous apparaît comme à ce point incertaine et aléatoire et, dans
certaines situations, en balance avec tant d’autres intérêts qui ont
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eux aussi leur valeur éthique que cette potentialité ne peut être assimilée à l’exigence de se voir réalisée. L’embryon humain peut donc,
à nos yeux, être consacré à des recherche, sans transgression du
tabou du meurtre.
Cependant, on vient de le rappeler, l’embryon humain appartient
à l’ordre de l’humain par sa nature objective et par son origine chez
des personnes humaines. Il n’est donc pas neutre, pur objet, insignifiant dans l’ensemble des faits et relations qui contribuent à la création symbolique de la dignité humaine. A ce titre il doit faire l’objet
d’une forme de respect très différente d’une simple objectivation
indifférente.
Le réseau des éléments objectifs et des conduites relationnelles
par lesquels se constitue et s’entretient la dignité humaine dans une
société forme un ensemble symbolique dont les différentes parties
interagissent, ne peuvent devenir franchement contradictoires entre
elles, et certainement pas contradictoires avec ce que nous dicte
notre intuition. On ne peut prétendre sans mensonge, par exemple,
investir le nourrisson de dignité et de respect, mais considérer
comme simple objet neutre un foetus de 7 ou 8 mois. Autre exemple
dans un autre domaine : nous ne pouvons lutter contre les pratiques
d’esclavage dans une société et simultanément admettre que les
femmes y soient entièrement sous la dépendance des hommes.
La question qui doit être résolue ici à propos des embryons est du
même ordre. En soumettant des embryons humains à l’expérimentation altérons-nous la force et la cohérence de l’ensemble symbolique qui construit la dignité humaine entre nous ? On voit sans peine
que la réponse à cette question gardera toujours quelque chose d’incertain et d’arbitraire. Sans doute pourrons-nous éviter au mieux
cette fragilisation symbolique en édictant des règles de réserve et de
prudence qui rappellent que, même sans être une personne humaine,
l’embryon humain appelle le respect. Par exemple, il est important
dans ce sens d’interdire toute commercialisation des embryons
humains. Il est important de même que toutes les expérimentations
qui peuvent se faire à bénéfice scientifique égal sur des animaux
aient la priorité sur l’expérimentation humaine, comme c’est le cas
pour les adultes. Il est important que soient prioritairement
consacrés à la recherche, moyennant l’accord des géniteurs évidemment, les embryons surnuméraires de la FIV puisqu’ils seront de
toute façon détruits. Il est important enfin qu’un contrôle social
veille au sérieux des recherches et au respect des règles qui seront
édictées en la matière.
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Léon Cassiers
VII. — En conclusion
Nous l’avons constaté en ouverture de ces quelques réflexions, la
question du statut de l’embryon humain est difficile en raison des
enjeux qu’elle mobilise. Elle est difficile aussi, mais finalement éclairante, par les questions épistémologiques qu’elle soulève sur les fondements de nos propositions éthiques.
Dans l’épistémologie proposée ici nous nous sommes efforcés de
restaurer la place du vécu, de l’intuition dans son rapport à la rationalité. Nous rejetons celle-ci comme confiance donnée à la logique
en tant que seul critère, ou critère obligatoirement prédominant de
la validité des propositions éthiques. Nous avons tenté d’indiquer
que le vécu et l’intuition de la dignité ne relèvent pas de la fluidité
ou de la variabilité des sentiments et émotions occasionnels, mais
s’enracinent dans les conditions de structure du psychisme humain
et des sociétés humaines. A nos yeux c’est ce qui donne sa force à
ce type d’intuition comme fondement de nos convictions éthiques.
Si nous utilisons ici le terme de ‘ convictions ’, c’est bien parce qu’au
moment des décisions concrètes la pensée éthique engage en nous
une dimension de cet ordre.
Par cet appel à l’intuition vécue, l’épistémologie proposée éclaire
cette dimension d’engagement et la prend en compte. Mais elle
s’offre aussi, de ce fait, à la pression des circonstances, à l’influence
d’autres émotions, et aux changement de perspective que peuvent
éventuellement apporter de nouvelles connaissances scientifiques.
Elle demande donc à être régulièrement analysée et peut faire l’objet de discussions et de compromis.
Cependant par la recherche d’un enracinement dans les conditions
de structure du psychisme humain et de nos sociétés cette épistémologie s’efforce, d’autre part, de viser des valeurs stables et universelles. Elle n’est donc pas soumise aux simples fluctuations des
consensus au sein de la société.
C’est là son double mérite à nos yeux, mérite dont nous espérons
qu’il aura entraîné la conviction, ou à tout le moins l’intérêt du lecteur.
septembre 2002.
✩
P.S. Les réflexions proposées ci-dessus s’articulent largement sur
l’avis déposé en septembre 2002 par le Comité consultatif de bioé-
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thique (Belgique) concernant la recherche sur l’embryon humain in
vitro dont les rapporteurs ont été le professeur Etienne Vermeersch
(professeur émérite R.U. Gent) et l’auteur.
De nombreux membres du Comité ont contribué, par leurs remarques pertinentes, à l’élaboration de cet avis.
✩
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