Cœur et affectivité humaine dans le premier Testament

Cœur et affectivité humaine
dans le premier Testament
ANDRÉ WÉNIN*
En travaillant le matériau biblique sur le cœur et plus généralement l’af-
fectivité, on s’aperçoit rapidement que ce qui risque de faire difficulté dans la
lecture de la Bible hébraïque est le sens et la portée des termes bibliques. Cœur,
amour, tendresse, désir, passion, fidélité, plaisir : la signification courante de ces
mots dans nos langues latines ne recouvre pas souvent ce que ces mêmes termes
connotent dans la langue de la Bible. Aussi, une mise au point sur ce vocabulaire
riche me semble nécessaire pour donner des clés permettant d’apprécier avec
justesse ce que la Bible dit de l’affectivité et de son lien avec la volonté et avec
la rationalité. Tel sera l’objet de cette contribution1.
1. Le cœur : la personne, mais non son affectivité
Partons donc du cœur, puisque ce terme est central dans ce volume et qu’il
n’est sans doute pas inutile de préciser sa portée dans la Bible. Quel sens a-t-il
dans le langage anthropologique, en particulier du premier Testament ? Comme
notre mot « cœur », le terme lév ou lévav désigne l’organe physique indispensable
à la vie. En 1 S 25,38, la crise d’apoplexie de Nabal est racontée en ces termes :
« Alors son cœur mourut dans sa poitrine et il devint comme une pierre ». Et
en 2 S 18,14, c’est en plantant des épieux dans le cœur d’Absalom que Joab le
* Faculté de théologie – Université catholique de Louvain – B-1345 Louvain-la-Neuve.
1 Pour la bibliographie essentielle concernant cette thématique, voir à la fin de cet article.
THEOLOGICA, 2.ª Série, 46, 1 (2011) 31-46
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met à mort (voir aussi 2 R 9,24). Mais comme ce cœur est un organe interne, le
terme qui le désigne renvoie également de manière figurée à diverses réalités
cachées qui ne sont plus d’ordre physique et que parfois Dieu seul peut voir :
« l’humain voit à l’apparence, mais Adonaï regarde au cœur » (1 S 16,7), « lui
qui connaît les secrets du cœur » (Ps 44,22b), un cœur qui, pourtant, est souvent
tortueux, insondable (Jr 17,9)2. En ce sens, le cœur peut être considéré comme
le siège des émotions et des sentiments, mais aussi – ce qui est plus neuf pour
nous – comme le lieu de l’intelligence et de la volonté.
Dans la représentation anthropologique courante au sein du peuple de la
Bible, le cœur est l’endroit l’on situe un certain nombre d’émotions, d’affects
ou de sentiments. Parmi les émotions, la plus fréquente est la joie – « Aaron te
verra (Moïse), et son cœur se réjouira » (Ex 4,14b) ; « Tu as mis de la joie dans
mon cœur » plus que lorsque déborde le vin (Ps 4,8) ; « Tes paroles ont été pour
moi l’allégresse et la joie de mon cœur » (Jr 15,16)3 – mais aussi le sentiment de
plénitude lorsque la joie s’installe : « ils se réjouissaient, le cœur heureux de tout
le bonheur qu’Adonaï avait fait à David son serviteur et à Israël son peuple »
(1 R 8,66). D’autres émotions intenses emballent le cœur : quand David coupe
le pan du manteau du roi Saül, ou quand il recense le peuple, son cœur se met
à battre (1 S 24,6 ; 1 S 24,10, voir Os 11,8). Car le plus souvent, les sentiments du
cœur sont négatifs. « Le cœur connaît sa propre amertume », dit le proverbe (Pr
14,10) ; « jusqu’à quand (…) aurai-je du chagrin dans le cœur tout le jour ? »,
se lamente le psalmiste (Ps 13,3), le « cœur brisé » (Ps 51,19) ; « J’en suis venu,
moi, à me décourager littéralement, à désespérer mon cœur de toute la peine
que je me suis donnée sous le soleil », dira Qohélet (Qo 2,20 ; voir Nb 32,9). La
souffrance aussi peut miner le cœur : « Mon cœur souffre au-dedans de moi »,
se plaint Jérémie (Jr 4,19 ; 8,18), tandis que Dieu affirme qu’il « fait vivre ceux
dont le cœur est opprimé » (Is 57,15). C’est encore sur le cœur que se portent
les émotions fortes que sont la panique et l’angoisse : à l’annonce de l’arrivée
des ennemis, « son cœur [du roi Achaz] et le cœur de son peuple furent agités
comme les arbres de la forêt s’agitent sous le vent » (Is 7,2 ; voir Lv 26,36). La
panique fait trembler le cœur (1 S 4,13) ou le fait fondre comme la cire (Jos 2,11 ; Ps
22,15), tandis que l’angoisse l’envahit (Ps 25,17) et le met sens dessus dessous (Dt
28,67 ; Lm 1,20). Il arrive que la colère affecte le cœur, comme lorsqu’un vengeur
poursuit un meurtrier « parce que son cœur s’est échauffé » (Dt 19,6). La haine
peut encore habiter le cœur : « Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur… » (Lv
2 Doù le parallèle entre « le cœur » et « les reins », autre endroit caché de l’anatomie désignant
aussi le plus secret de l’humain, que Dieu sonde (Jr 11,20 ; Ps 26,2), ainsi que l’usage figuré du mot,
« le cœur du ciel » (Dt 4,11) ou « le cœur des mers » (Jon 2,4, voir Ex 15,8).
3 Négativement, voir Gn 45,26 : le cœur de Jacob reste froid à l’annonce de ce que Joseph est
encore en vie : parce qu’il ne croit pas ses fils, il ne ressent aucune émotion, ne se réjouit pas.
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19,17 ; Ps 105,25), mais surtout l’orgueil, l’insolence et l’arrogance : « Je punirai
le roi d’Assyrie pour le fruit de son cœur orgueilleux », annonce Isaïe (Is 10,12b),
tandis qu’Israël connaît de Moab « l’orgueil extrême, son arrogance, son orgueil,
sa vanité, son cœur altier » (Jr 48,29). Cela, Dieu ne le supporte pas, lui qui ne
peut tolérer « le regard arrogant et le cœur enflé » (Ps 101,5). Curieusement,
le cœur n’est pas vu comme le lieu des sentiments d’amour. Seul le désir y est
situé de temps à autre, à côté de la gorge (nèfèsh) qui en est le siège habituel.
Concernant la femme du prochain, le sage recommande : « Ne convoite pas sa
beauté dans ton cœur et ne te laisse pas prendre pas ses œillades » (Pr 6,25, voir
Nb 15,39 ; Jb 31,9). C’est parfois même la cupidité qui guide le cœur (Ez 33,31),
mais, plus souvent, une simple inclination (2 S 14,1 ; 15,6).
Mais les émotions ou les sentiments ne sont pas l’aspect dominant dans
la représentation du cœur dont témoignent les textes bibliques. Le cœur est lié
plus fréquemment à l’activité mentale rationnelle ; il serait ainsi l’équivalent de
ce que nous appelons intelligence ou esprit. Dans cet ordre d’idées, le cœur est
d’abord (et assez souvent) l’organe de l’attention. L’attestent des expressions
comme « appliquer son cœur »4. On entend ainsi Adonaï inviter Ézéchiel : « Fils
d’homme, applique ton cœur [ton attention], et regarde de tes yeux, et de tes
oreilles, écoute » (Ez 44,5). Ou encore il dit à Job : « Qu’est-ce que l’homme, pour
que tu en fasses tant de cas, pour que tu mettes en lui ton cœur » (Jb 7,17 ; voir
1 S 4,20 ; Qo 1,13). Parfois, cette attention se fait préoccupation, souci ou même
inquiétude. En ce sens, Dieu reproche à Israël de ne pas lui avoir prêté attention
ou mieux de ne pas s’être soucié de lui (Is 57,11) ; on invite David à ne pas être
inquiet en pensant que tous ses fils sont morts (2 S 13,33) et, quand le pays entier
est ravagé, Jérémie se plaint de ce que personne ne s’en préoccupe (Jr 12,11).
Cette forme particulière d’attention au passé que l’on appelle mémoire peut être
liée au cœur : « Ces paroles que je te donne aujourd’hui seront dans ton cœur »,
dit le Deutéronome (Dt 6,6), tandis que le sage recommande : « que ton cœur
garde mes paroles » (Pr 4,4). En outre, le cœur recèle aussi la pensée consciente.
Deux expressions le disent bien. « Monter au cœur » se traduit correctement
« venir à la pensée », comme l’idolâtrie ne peut venir à la pensée de Dieu (Jr
19,5), alors que le mal peut venir à celle de l’homme (Ez 38,10). Par ailleurs, dans
la langue courante, ce que quelqu’un « dit en son cœur », c’est exactement sa
pensée, au point que l’expression pourrait être rendue par « penser », comme
dans la scène célèbre où « Abraham tomba sur sa face, rit et dit en son cœur (il
pensa) : “pour un homme de cent ans, naîtrait-il [un fils] ?” » (Gn 17,17, voir
aussi Dt 7,17). On ne s’étonnera donc pas que le cœur soit vu comme le siège
4 Deux verbes synonymes sont employés avec léb pour traduire cette activité mentale : sîm et
shît (= « poser, placer, mettre »).
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de la connaissance. En Dt 8,5, Moïse invite le peuple en ce sens : « Connais en
ton cœur qu’Adonaï, ton Dieu, t’éduque comme un homme éduque son fils ».
Il est siège aussi de la compréhension, comme dans le fameux passage d’Isaïe :
« Épaissis le cœur de ce peuple, endurcis ses oreilles et bouche-lui les yeux, de
peur qu’il ne voie de ses yeux, que de ses oreilles il n’entende, que son cœur ne
comprenne… » (Is 6,10). Et, comme le dit le proverbe : « le cœur qui comprend
cherche la connaissance » (Pr 15,14 ; voir 18,15). C’est donc logiquement dans le
cœur que se situent raison, méditation et sagesse. La raison : « Quand l’insensé
marche sur le chemin, son cœur [sa raison] fait défaut, et il dit de tous : “Voilà
un insensé !” » (Qo 10,3 ; voir Os 7,11). La méditation : « Le cœur du juste médite
pour répondre » (Pr 15,28 ; voir Ps 19,15). La sagesse, comme celle que Dieu
donne à Salomon avec un « cœur sage et intelligent » (1 R 3,12 ; voir Jb 9,4 ; Pr
10,8 ; 16,21). Mais cette sagesse est aussi l’apanage de qui possède un savoir-faire
pratique, une intelligence de la matière et les techniques artisanales pour plier
la matière aux besoins de l’humain : couturiers, artisans du bois, du métal, de
la construction (Ex 28,3 ; 35,10 ; 36,2)
Siège de la connaissance, de la pensée, de la sagesse, le cœur est dès lors
aussi le creuset des intentions et des projets ainsi que de la volonté qui conduit
à les poursuivre. Après que David a fait part à Nathan de son projet de bâtir
un temple à Adonaï, celui-ci répond : « Tout ce que tu as dans le cœur, va, fais(-
le) » (2 S 7,3 ; voir 1 S 14,7). Quand Isaïe dénonce l’intention de l’Assyrie de
détruire les peuples, il dit : « Ce n’est pas ainsi que son cœur pense ; car c’est
anéantir qui est dans son cœur, éliminer des nations innombrables » (Is 10,7).
C’est donc dans le cœur que mûrissent plans et projets, comme le suggère le
psalmiste quand, en deux phrases parallèles, il souhaite au roi qu’Adonaï lui
« donne selon son cœur, et que tous ses desseins, il (les) réalise » (Ps 20,5, voir
Gn 6,5). Dans le cœur aussi se prennent les décisions. C’est ainsi que, le plus
souvent, l’expression « parler au cœur » signifie chercher à persuader, à « inciter
à prendre une décision »5. Ainsi, par exemple, lorsqu’Osée dit qu’Adonaï va
« mener son peuple au désert et là, parler à son cœur », il entend le persuader de
revenir à l’alliance (Os 2,16 ; voir Jg 19,3). Enfin, lorsqu’il faut passer à l’action,
c’est encore dans le cœur que l’on trouve le courage de le faire. David dira à
Adonaï : « Ton serviteur a trouvé son cœur pour t’adresser cette prière » (2 S
7,27) ; ou, en négatif, « Vous découragez le cœur du juste par le mensonge » (Éz
13,22 ; voir Na 2,11). C’est dans ce contexte que prend sens le thème de l’endur-
cissement du cœur, c’est-à-dire de l’obstination ou de l’entêtement : le cœur,
c’est-à-dire la volonté d’un humain se raidit contre celle de Dieu, en raison de
5 En ce sens, H.-W. Wolff, Anthropologie des Alten Testament, Munich, 1973, p. 68-95, spéc.
86-87.
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projets précis que le premier veut mener à bien, quoi qu’il en soit de Dieu. Ainsi,
le Pharaon de l’Exode qui veut garder à tout prix les fils d’Israël que Dieu veut
libérer (Ex 7,13 ; 8,28), les israélites qui, au désert, veulent obtenir des preuves
au lieu de croire (Ps 95,8-9), ou encore les rebelles qui, préférant leur injustice
et le mal, « rendirent leur cœur (dur comme) diamant pour ne pas écouter la loi
et les paroles qu’Adonaï Sabaot leur avait envoyées par son Esprit » (Za 7,12).
Ici, le cœur apparaît clairement comme le lieu où se font les choix de vie, où se
prennent les engagements éthiques et religieux. Qohélet recommande ainsi à
son lecteur : « marche dans les voies de ton cœur (…) mais sache que, pour tout
cela, Dieu te fera venir en jugement » (Qo 11,9) ; aussi, si l’endurci se conduit
selon son cœur, il suscitera l’indignation d’Adonaï (Is 57,17). En revanche, sera
nommé « cœur droit » (Ps 7,11) ou « cœur pur » (Ps 51,12) celui qui, « de tout
cœur », s’attache à Adonaï et à sa Loi (Jos 22,5) ou revient à lui dans ce même
esprit (Jl 2,12).
Car c’est fondamentalement en son cœur que l’humain se décide ou non
pour Dieu : « Tu aimeras Adonaï ton Dieu de tout ton cœur (léb), de tout ton
désir (nèfèsh) et de toute ta force (me’od) » (Dt 6,5). Même s’il s’agit d’aimer, j’y
reviendrai, ce précepte n’a rien à voir directement avec l’affectivité, mais avec
l’engagement volontaire de l’être tout entier. Et si l’humain s’éloigne de ce choix
pour Dieu, c’est le cœur qui devra être retourné par la conversion : « Revenez
jusqu’à moi de tout votre cœur, dans le jeûne, dans les pleurs et dans la lamen-
tation. Déchirez vos cœurs et non vos vêtements… » (Jl 2,12-13a). Pour évoquer
cette conversion, les prophètes recourront à de puissantes métaphores : « Soyez
circoncis pour Adonaï, ôtez les prépuces de votre cœur », s’exclame Jérémie (Jr
4,4 ; voir Dt 10,16) appelant le peuple à revenir à l’alliance conclue par Dieu
avec Abraham. Car même circoncis, ceux qui sont infidèles à l’alliance portent
encore un prépuce sur le cœur (Lv 26,40-41 ; Jr 9,256). Le même Jérémie, lorsqu’il
proclame la nouvelle alliance, annonce que la loi viendra habiter le lieu même
où l’homme mûrit ses projets et prend ses décisions : « Je donnerai ma loi au-
dedans d’eux, et c’est sur leur cœur que je veux l’écrire » (Jr 31,33). De son côté,
Ézéchiel forge lui aussi une métaphore pour dire que Dieu combattra l’endur-
cissement d’Israël dans le mal : « J’ôterai de leur chair le cœur de pierre, et je
leur donnerai un cœur de chair » (Ez 11,19 ; voir Jr 32,40b). Ces deux prophètes
de l’exil manifestent que c’est le cœur même de l’être, sa pensée et sa volonté
que Dieu viendra renouveler par l’alliance dont il prendra l’initiative.
Dans le premier Testament, le cœur représente donc très souvent le centre
de l’être, « là où la personne est face à elle-même, avec ses sentiments, sa raison
et sa conscience, et elle assume ses responsabilités en posant ses choix décisifs,
6 Pour la même thématique dans le NT, voir Ac 7,51, ou Rm 2,29.
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