Nouveaux regards sur les Etats-Unis. L`islam, onze ans après le 11

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Nouveaux regards sur les Etats-Unis.
L’islam, onze ans après le 11 Septembre
PAR JOSEPH CONFAVREUX
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 26 OCTOBRE 2012
Les attentats du 11 Septembre ont placé l’islam au
centre de l’attention américaine. Mais pas seulement
sur le registre de la peur ou de l’inquiétude. L’islam
et les musulmans ont aussi donné lieu à un intérêt et
à une curiosité renouvelés, tant de la part des médias,
des think tanks que des autorités politiques.
Le vol UA175 percutant la tour Sud
Les effets de ces attentats ne se sont d’ailleurs
pas seulement donnés à lire dans la politique
extérieure américaine, puisqu’ils ont aussi bouleversé
le questionnement sur le rapport entre race, ethnicité
et religion. Les polémiques qui ont entouré le
projet Cordoue, visant à construire un centre culturel
islamique à proximité de Ground Zero, ou l'incendie
médiatique déclenché par les extraits du film
Innocence of Muslims, ne donnent donc qu'une image
partielle de « l'islam américain» et de l'attitude des
États-Unis vis-à-vis des « mondes musulmans ».
Comment l’islam est-il perçu ? Quels sont les
points de clivage entre démocrates et républicains
sur le sujet ? Quelles ressemblances et différences
avec la situation européenne ? Éléments de réponse
avec Nadia Marzouki, chargée de recherche à
l’institut universitaire européen de Florence, Robert
Schuman Centre for Advanced Studies, programme
Religiowest, dirigé par Olivier Roy.
Comment l’islam apparaît-il dans le champ
médiatique et
politique américain avant et après le 11 septembre
2001 ? Est-ce que sa
perception a été entièrement bouleversée ?
Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit.
Oui. Avant le 11 Septembre, on parle peu d’islam dans
le débat public et politique. Les attentats ont marqué
une vraie rupture, et ont eu un effet ambivalent. Ils ont
eu pour conséquence un développement important de
la peur de l’islam et d’attaques contre les symboles de
l’islam et les lieux de culte musulmans. Mais ils ont
aussi contribué à rendre l’islam plus populaire. Une
grande curiosité pour l’islam est apparue. L’islam est
devenu à la fois un objet d’inquiétude et une nouvelle
manière d’être « cool ».
Les attentats contre les Twin Towers ont également
conduit à une reconfiguration de la question
du rapport entre race, ethnicité et religion. Les
musulmans africains-américains, traditionnellement
perçus comme les « bad guys », ont soudain été perçus
et promus comme les bons Américains. À l’inverse,
les Arabes américains, chrétiens ou musulmans,
traditionnellement catégorisés comme « blancs », ont
été victimes de nombreux actes racistes. Le processus
de rejet de l’islam après le 11 Septembre relève dans
une certaine mesure d’une forme de racialisation de la
différence religieuse.
Quelles sont les évolutions notables entre le 11
septembre 2001 et
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aujourd’hui ?
George W. Bush
Sous la présidence de George W. Bush,
paradoxalement, l’opinion publique américaine était
moins hostile à l’islam que depuis l’élection de
Barack Obama. George W. Bush a très vite donné
le ton, en expliquant que les États-Unis ne sont pas
en guerre contre l’islam, mais seulement contre le
terrorisme islamique, en allant visiter des mosquées,
et en recevant des leaders musulmans. Ces gestes
symboliques ont marqué les esprits, et beaucoup de
musulmans sont encore reconnaissants envers l’ancien
président, même s’ils étaient très critiques de sa
politique étrangère.
Obama en 2009
L’élection en 2008 du premier président africain
américain a été un choc incroyable pour beaucoup
d’Américains. Très rapidement, la lutte sans merci
contre ce président et son plan de réforme du système
de santé est devenue une priorité absolue d’une partie
de la population. Dans un contexte de crise financière
grave, de radicalisation de la droite, et de succès du
Tea Party, le développement des actes et propos anti-
musulmans doit se comprendre avant tout dans la
perspective de l’hostilité à B. Obama, que 11 % des
américains croient musulman et dont la nationalité
américaine est mise en cause par beaucoup.
Il est possible que, derrière l’islamophobie, se cache
aussi d’autres formes de haines, de racisme anti-noir,
voire d’antisémitisme. Il est tout à fait acceptable
de critiquer l’islam et d’attaquer les musulmans
dans l’espace public américain. Les attaques anti-
juives ou anti-noirs sont beaucoup plus coûteuses
politiquement.
Faut-il (et alors comment) distinguer l’attitude
américaine vis-à-vis
de « l’islam américain » et, en politique extérieure,
vis-à-vis du « monde musulman » ?
Les deux logiques (politique étrangère et intérieure)
fonctionnent de manière tout à fait distincte. En
matière de politique intérieure, on observe un décalage
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important entre une perspective libérale centrée sur
le droit et une perspective culturaliste-populiste. Le
débat intérieur est très virulent, les propos contre
l’islam sont bien plus extrêmes que ceux qu’on peut
entendre en Europe, mais le droit est résolument du
côté des musulmans. Quand les musulmans saisissent
les tribunaux pour faire valoir leurs droits à construire
une mosquée par exemple, ils gagnent la plupart
du temps. On ne plaisante pas avec le premier
amendement aux États-Unis.
En politique étrangère, l’écart entre le discours libéral
des droits et un discours culturaliste sur le monde
musulman est bien moindre. Un symbole important
de cette convergence est l’International Religious
Freedom Act, voté en 1998, et qui a été soutenu
par une coalition iconoclaste de défenseurs des droits
de l’homme et de lobbys évangéliques. Le « monde
musulman » est pour les partisans de l’IRFA une cible
de choix, dans la mesure il apparaît comme une
zone culturelle qui serait « naturellement » hostile
à l’idée de liberté religieuse, que les États-Unis se
doivent donc d’exporter.
Comment est-on passé du thème de l’endiguement
de l’islam radical ou du choc des civilisations
à celui de l’engagement ou du dialogue avec les
communautés religieuses, notamment dans
les discours des think tanks ?
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Dès 2004, des think tanks libéraux ou des centres
tels que Brookings Institution et Council on Foreign
relations ont élaboré des paradigmes comme ceux
de « dialogue », « engagement », « pont », pour
contrecarrer le thème du choc des civilisations. Mais
au-delà des différences rhétoriques, les présupposés
réalistes de la défense des intérêts américains (accès au
pétrole et lien avec Israël) et de la stabilité de la région
restent inchangés. En définitive, ces paradigmes, du
fait de leur caractère vague et indéterminé, permettent
avant tout de rationaliser le maintien du statu quo.
L’idée d’endiguer l’islam radical, et de
s’appuyer, pour cela, sur ceux que l’on définit
comme des « bons musulmans », a-t-elle été
calquée sur le modèle de la guerre froide ?
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Cette distinction est largement inspirée de la guerre
froide. Les stratèges et experts de l’establishment de la
politique étrangère ne s’en cachent pas. Un rapport de
la Rand comparait ainsi les musulmans modérés aux
socialistes anti-communistes pendant la guerre froide.
Mais cette distinction se fonde aussi sur un ancien
présupposé orientaliste selon lequel il ne peut y avoir
de champ politique autonome du champ religieux dans
les pays à majorité musulmane.
Les idées de « dialogue » et « d’engagement »
paraissent moins agressives que l’endiguement,
mais reposent souvent aussi sur un préjugé
culturaliste, une vision qui fait de l’islam une
culture politique distincte, essentiellement
influencée par la religion : les
États-Unis se situent-ils majoritairement sur cette
position ?
L’establishment de politique étrangère a toujours
oscillé entre deux points de vue, s’agissant du
monde musulman : l’islam est tout, et l’islam n’est
rien. Soit on considère qu’il faut négocier de façon
spécifique avec les acteurs de cette région parce qu’ils
penseraient en quelque sorte autrement que les acteurs
occidentaux. Soit au contraire on fait comme si le
facteur religieux n’avait aucune pertinence, et on parle
uniquement de pauvreté, éducation, etc.
Le problème de ces deux visions est qu’elles
sont également idéalistes, englobantes, et qu’elles
s’évertuent à voir le « monde musulman » comme
une « région » homogène. Cela n’a pas de sens de
définir un modèle unique de géostratégie du monde
musulman, puisqu’il n’y a pas de monde musulman, au
sens d’une entité culturelle unie, définie par les mêmes
intérêts stratégiques (Iran et Arabie saoudite, Syrie,
pays du Golfe…).
L’accession à la présidence des républicains
impliquerait-elle un
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changement de doctrine vis-à-vis du monde
musulman ?
Mitt Romney en 2011
Si l’on se fonde sur les déclarations intempestives
de Mitt Romney, on peut craindre un raidissement
de la rhétorique à l’égard des pays musulmans. Mais
cela ne signifie pas que la politique va suivre. Vu
le contexte de crise, le sentiment d’épuisement, les
échecs relatifs en Irak et en Afghanistan, il n’est pas
certain que les États-Unis soient prêts à prendre des
risques inutiles. Les institutions représentent aussi un
barrage important à la réalisation de politiques non
réfléchies.
John McCain
Enfin, il faut rappeler qu’il existe au sein du parti
républicain des tensions importantes. Tout le monde
ne partage pas les obsessions anti-musulmanes des
plus extrêmes. Le sénateur McCain, par exemple,
a plusieurs fois rappelé à l’ordre certains de ses
collègues, notamment Michèle Bachman, lorsqu’elle
a injustement attaqué Huma Abedin, chef de cabinet
d’Hillary Clinton, pour des liens supposés avec les
Frères musulmans.
Est-ce que la grille de lecture qui distingue les «
bons » musulmans
modérés des mauvais extrémistes est toujours
utilisée aujourd’hui ?
Oui, mais elle n’est plus du tout aussi efficace
qu’en 2001. Les changements produits par les
printemps arabes ont rendu quelque peu obsolète cette
distinction. Une nouvelle distinction, entre islamistes
et salafistes, semble être en train de s’imposer. Mais le
nombre de ceux qui sont persuadés qu’il ne peut exister
d’islamistes acceptant de jouer le jeu de la démocratie
est encore très important.
Est-ce que cette distinction se fait à partir de
l’intensité de
l’engagement religieux et politique ou à partir de
leur attitude face
aux États-Unis ? Pourquoi la figure d’un individu
qui puisse souhaiter
une réinterprétation libérale du Coran tout en
s’opposant à la politique
américaine au Moyen-Orient et à ses intérêts ne
semble guère envisagée,
de même que la figure pourtant largement
répandue du salafiste quiétiste,
désintéressé des affaires du monde, parce que
concentré sur ses lectures
religieuses ?
On peut citer trois raisons principales :
1/Une peur légitime et une grande ignorance de l’islam
née du traumatisme non réglé du 11 Septembre.
2/ Une tradition populiste bien ancrée, de rejet et
de méfiance à l’égard de chaque nouvelle minorité
religieuse. Sans tomber dans le déterminisme, il faut
rappeler que ce que vivent les musulmans aujourd’hui
ressemble presque trait pour trait à ce qu’ont subi les
catholiques tout au long des XIXe et XXe siècles. On
mettait en doute le patriotisme des catholiques, en
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raison de leur loyauté au pape. De même aujourd’hui
on craint que la fidélité à la charia soit incompatible
avec le respect de la constitution.
3/ Une certaine tradition protestante de compréhension
du lien social et de la loyauté au groupe. encore,
il ne faut pas tomber dans l’essentialisme, mais l’idée
qu’il faut donner des preuves publiques de la sincérité
de sa foi et de sa loyauté au groupe se fonde sur une
tradition puritaine du covenant : il ne suffit pas de
croire ou pratiquer en cachette, il faut professer sa foi
et prouver son intention de rester fidèle au groupe.
Tant que cette profession de foi n’a pas été faite, il est
permis de douter des intentions de l’autre.
Un point de cristallisation de l’islam américain a
été le projet
Cordoue, de quoi s’agit-il et en quoi cela a-t-il
permis de voir à
l’œuvre « deux Amériques face à l’islam » ?
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La polémique née au printemps 2010 à propos de la
construction d’un centre culturel islamique en lieu et
place d’un bâtiment abandonné au 51 Park Place, au
sud de Manhattan, a pris une ampleur sans précédent.
Cette controverse « de la mosquée de Ground Zero »
(bien qu’il ne s’agisse pas exactement d’une mosquée
ni exactement de Ground Zero) est intéressante parce
qu’elle met face à face deux conceptions de la
démocratie, plutôt que les musulmans contre les
Américains.
Pour les uns, la construction d’une « mosquée », à cet
endroit précis, est inacceptable, c’est une atteinte à la
mémoire des victimes, un outrage au caractère sacré
du territoire attaqué. Pour les autres, s’opposer à la
construction de la mosquée serait anti-américain, car
contraire à deux principes fondamentaux : la liberté
religieuse et le droit de propriété. Une conception de la
démocratie fondée sur la reconnaissance de la valeur
de la souffrance, du sacrifice et de l’émotion s’oppose
donc à une conception libérale, qui fait primer les
droits constitutionnels et l’idée de contrat.
En quoi cette affaire est-elle le miroir de l’affaire
des caricatures
danoises ?
Dans les deux affaires, l’appel à reconnaître
la valeur du sentiment collectif d’offense a été
central. Dans l’affaire des caricatures, les musulmans
reconnaissaient le droit des non-musulmans à la
liberté d’expression, mais demandaient à ce qu’on
reconnaisse leur droit à ne pas être offensés.
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De même, dans l’affaire de Ground Zero, les
opposants au centre Cordoue reconnaissaient le droit
des musulmans à construire un centre islamique, mais
voulaient qu’on reconnaisse leur droit à ne pas être
offensés. Les groupes qui ont manifesté contre le
centre islamique ont d’ailleurs construit explicitement
leurs messages en réponse à la polémique des
caricatures. On a vu des pancartes et entendu des
discours les musulmans du monde entier étaient
pris à partie : « Puisque vous vous offensez à la vue des
caricatures, comment pouvez-vous ne pas comprendre
qu’un centre islamique à cet endroit précis nous
offense ? »
La construction en miroir de ces deux affaires suggère
le caractère de plus en plus interconnecté des débats
sur la liberté religieuse et la liberté d’expression dans
le monde. Cela montre aussi que le registre libéral des
droits est de moins en moins convaincant pour une
partie croissante des publics occidentaux, musulmans
ou non, qui souhaitent faire reconnaître la valeur
d’autres sources normatives.
La notion « d’offense »
est-elle désormais un pivot pour comprendre la
manière dont l’islam est
vécu aux États-Unis ?
Oui. Les controverses relatives aux mosquées
et à la charia aux États-Unis relèvent moins
d’une problématique de choc des civilisations ou
d’islamophobie que d’une attitude de plus en plus
réactive, fondée sur le ressentiment, au fait politique.
La critique du big government, celle du prétendu
élitisme de l’administration, sont au centre de
l’argumentaire des groupes anti-musulmans. Contre la
« juristocratie », on fait valoir le rôle de « Joe le
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