Arabica, Tome XXXVIII, 1991 Journal of Arabie and Islamic Studies Revue d'études Arabes et Islamiques Katharina MOMMSEN, Goethe und die arabische Welt, Francfort/ Main, lnsel Verlag, 1988, 700 p., index; 12,5 x 20,5 cm. Katharina Mommsen [désormais: M.; Goethe = G.], professeur d'études germaniques à l'université Standford de Californie, est déjà bien connue non seulement des germanistes, mais aussi des arabisants. Son livre intitulé: Goethe und 1001 Nacht' fait autorité. Dans le présent travail, elle s'est fi xé pour objectif une présentation globale du rapport intellectuel que Goethe Ooh. Wolfgang von, 1749-1832) entretenait avec le monde arabo-musulman. Tout n'y est pas nouveau du moins pour ceux qui ont suivi ses travaux 2 , mais l'intérêt de ce livre consiste dans la synthèse et dans de nombreux apports inédits qu'elle y a intégrés. On peut distingu er, après une introduction su r la formation de G ., notamment dans les langues orientales et par la lecture de récits de voyages (p. 24-50), trois parties dans cette étude:' G. et la poésie préislamique (p. 51-156); G. et l'islam (p. 157-475); G. et les poètes de l' époque musulmane (p. 477-594). M. a ajouté, par mode d'appendice, des pages sur l'usage que G . a fait des proverbes et des locutions arabes (p. 595-617). L' ensemble est complété par une bibliogr. exhaustive, à laquelle il manque les études en arabe sur le suj et, ce qui, en l' espèce, n'est pas une lacune, car la plupart de ces travaux sont superficiels, partant d'un point de vue élémentaire sur la littérature comparée . Il faut mentionner encore les trois index, des noms propres, des œuvres et des sujets. Comme le remarqu e M., la relation de G. avec le monde arabe, quelque intensive et fructueuse qu 'elle ait pu être, a été longtemps négligée dans la recherche. Nous ne donnerons pour preuve, quant à nous , que la longue introduction de Henri Lichtenberger à s~ traduction du second Faust,' où cet aspect de l'œu vre du génie de Weimar n'est absolument pas évoqué. L'A. montre combien G., aux différentes époques de sa vie, a fait une grande place à la lecture des Mille et Une Nuits (p.18-24). Carsten Niebuhr revint de sa célèbre expédition alors que G. était à Leipzig; celui-ci a emprun té à plusieurs reprises de la Bibliothèque universitaire de Weimar la Beschreibung Don Arabien [Description de l'Arabie], parue à CopenhaArabica, Tome XXXVIII, 1991 390 BULLETIN CRITIQUE gue en 1772 ; il en fut de même de R eisebeschreibung nach Arabien und andern umliegenden Liindern [Description d ' un voyage en Arabie et dans d ' autres pays voisins]. Le R egist re des prêts de la Bibliothèque con ti ent d'autres mentions de livres empruntés par G. qui témoignent d'un intérêt profond pour le m onde arabe, non seulement pour les voyages, mais aussi pour la poésie arabe. Durant son séjour estudiantin à Leipzig, G. a eu probablem ent connaiss ance de la traduction qu e Johann J akob R eiske (1716-74) avait fa ite d'al-Mutannabï. 5 Le recteur de l' école St. Nicolas, si intéressé à favoriser les études arabes en Allemagne, a certainement exercé un e influence sur le jeune étudiant. A Strasbourg, G. a également été influencé par J oh. Gottfried Herder (1744-1803) qui lui conseilla de s' in té re sser au Coran et à la poésie arabe. Il eut comme professeu r, à Iéna, H. E . Gottlob Paulus (17611851) et G. W. Lorsbach (m. 1816), tous deux spécialistes en langues orientales. D e plus , sur la recommandation du maître incontesté d e l'orientalism e de l'époque , A. 1. Silvestre de Sacy , l' Université d ' Iéna recruta l' élève de ce dernier, Joh. Gottfried K osegarten ( 1792-1860); celui-ci donna beaucoup de renseignements à G . , lorsque ce dernier rédigeait ses Notes et mémoires [ou Notes et dissertations, au Divan occidental-oriental] (Noten und Abhandlungen). On n'en finirait pas de mentionner, à la suite de M., une foul e de détails qui montrent que G. était profondém ent intéressé au m onde arabe et musulman, bien avant qu ' il n' eût lu le Dïwan d 'al-I:Iiifi ?'. Cette étude sur un auteur montre, si besoin encore était, combien l' empressement qu e certains ont mis à faire bonne presse à l'ouvrage d ' Edward Saïd était su rfait et hasardeux. Cet auteur, aux généralisations hâtives dont les enquêtes ne reposent pas toujours sur une docum entation précise, est pris en défaut sur Goethe lorsqu ' il écrit: «Ce n 'est pas sans ra ison qu e les deux œuvres allemandes les plus célèbres sur l'Orient le W estiistlicher Diwan (Divan occidental-oriental) de Goethe et Über die Sprache und Weisheit der Indier (Essai sur la langue et la philosophie des Indiens) de Friedrich Schlegel ont pour origine respecti vem ent une croisière su r le Rhin et des heu res passées dans les bibliothèques parisiennes». fi Cette assertion se passe de commentaire, en tout cas pour ce qui est de Goethe ' Dans la première partie de son étude, M. montre combien G. a été impressionné et influencé par la poésie bédouine. Le contemporain de G . , William Jones (m . 1794)1, avait présenté les sept «odes dorées» dans ses Poeseos Asiaticae commentariorum libri sex cum appendice, en 1774. En 1777 , l'orientalisteJoh. Gottfried Eichorn (m. 1827) fit réimprimer ce texte , à Leipzig, et en donna un exemplaire à G . En 1783, J ones B publia une transcription des Mu Callaqat avec un e traduction anglaise que G. souh aita traduire en allemand . Le Nasïb de ces poèm es fascina G. M. insiste sur l'influence qu e les MuCallaqat exercèrent sur le D ivan occidental-oriental et sur certaines autres de ses compositions (p. 59-66 , 67 sqq.). L a deuxièm e partie de l'ouvrage est consacrée à G . et l' islam. La chose alla si loin qu'il se crut obligé de réfuter le soupçon qu ' il fût devenu mu sulman. Pour son Divan, il utilisa la traduction du Coran faite par André du Ru yer ( 1647), mais aussi celle de George Sale ( 1734) , traduite en allemand par Th . Arnold ( 1746); il consulta souvent la B ibliotheque orientale de Barthélemy d ' Herbelo t, etc. Il faut comprendre aussi cet intérêt dans les perspectives générales de l'Aufkliirung. En effet , le Coran et l' islam/ Islam (i.e. religion et civilisation), dans les idées de tolérance qui animaient les auteurs d e ce courant , illustraient l'idée qu'il y avait d ' autres façons de concevoir la religion qu e le christianism e. On a conse rvé d e lui BULLETIN CRITIQUE 391 le projet d'une tragédie, Mahomet. Dans la version primitive de son poème bien connu Hymne de Mahomet (Mahomets Gesang)9, il faisait également intervenir (AlI et Fâ~ima. (reproduit p. 196-97), Il faut savoir aussi qu'au début des années soixante-dix, G. avait un étonnant rayonnement charismatique, à tel point qu'il passait , dans son entourage, pour un guide des âmes. Certains le comparaient même àJésus. Le projet de son Mahomet était aussi une apologie du poète: la poésie est plus libre . La force utilisée par le prophète/Prophète lui donne la conviction que le poète, par sa création artistique, garde le divin plus pur. Toutefois sa traduction du Mahomet de Voltaire porte la marque de ses réserves à l'égard de la présentation que ce dernier y faisait de Mahomet. Sa fréquentation du Coran suscitait en lui alternativement dégoût et respect: «Ainsi se répète le Coran, sourate par sourate. La foi et l'incrédulité se partagent le monde d'en haut et le monde d'en bas. Le ciel et l'enfer sont réservés soit aux croyants soit aux impies. Des précisions sur ce qui est ordonné et interdit, des histoires fabuleuses sur la religion juive et chrétienne, des amplifications de toute sorte, des tautologies et des répétitions sans fin forment le corps de ce livre sacré qui, chaque fois que nous l'abordons à nouveau, nous cause un nouveau sursaut de dégoût, mais ensuite nous attire, nous étonne et finalement s'impose à notre respect"lO On ne peut, dans le cadre de cette recension, qu'attirer l'attention sur la richesse de l'information de M. dans son étude sur le Divan occidental-oriental (p. 264-475)11, dans lequel, G. exprime aussi certaines de ses réserves à l'égard de l'islam: position de la femme, paradis des hommes, interdiction du vin, antagonisme entre l'islam et la poésie (p. 362-475). Ce dernier aspect est d'autant plus significatif de sa perspicacité qu'il a pu apprécier la poésie arabe, mais il sait que les poètes et les fondateurs des religions sont des rivaux. Dans la troisième partie, M. présente d'autres poètes musulmans qui ont marqué G .. On citera Ibn (Arabsâh (A. b. M., m. 854/1450) qui fut à l'origine de son poème L 'Hiver et Timour du Divan occidental-oriental. 12 Mais la part du lion revient à al-Mutannabl: dans le Faust (peu, il est vrai), dans Le Livre du paradis, dans le Divan, dans ses Notes et mémoires (pour aider à l'intelligence du Divan occidental-oriental). Il faut comprendre qu'al-Mutannabll'a vivement intéressé à cause de ses propres réflexions mentionnées plus haut sur le rapport et la différence entre le poète et le prophète: «D'autres plus téméraires encore, ont soutenu que Mahomet avait corrompu leur langue et leur littérature et qu'elle ne s'en relèverait jamais. Mais le plus téméraire de tous, un poète plein d'esprit, s'enhardit jusqu'à prétendre que tout ce qu'avait dit Mahomet il se faisait fort de l'avoir dit et mieux que lui: il assembla même autour de lui quelques sectaires . Pour cette raison on lui décerna le sobriquet de Motannabbi, sous lequel nous le connaissons, et qui veut dire: un qui jouerait volontiers le prophète"l3 Viennent ensuite dans l'étude de M . l'évocation de Magnun et Layla (p. 522-39), de «Hatemtai" (sic!), d ' après Hâfi{: (m. ca 1329, qui joua un rôle déterminant chez G.),14 de Sulayka, de Tograi, des proverbes, etc. C'est là un beau travail de littérature comparée et de recherche sur les influences subies par l'un des géants de la littérature mondiale. Cela prouve, à l'encontre d ' un certain courant pan-structuraliste dans la critique littéraire, que ce type d·étude peut encore révéler des aspects trop peu connus de la création chez de grands auteurs! De plus, cet ouvrage est aussi une excellente contribution à la connaissance pratique de l'orientalisme à cette époque, dans la mesure où il nous per- 392 BULLETIN CRITIQUE met de mesurer l'impact des études savantes arabo-musulmanes, en l'état qu'on leur connaissait alors, sur une partie du public cultivé. G. y a eu accès grâce à sa connaissance du français, de l'anglais, et évidemment du latin. Cette aventrtre d'un homme à la recherche du génie est bien résumée par les propos suivants qu'il tint à Soret quelques semaines avant de mourir: «Le génie prend son bien là où il se trouve», ou encore: «Qui suis-je, moi? Qu'ai-je créé? J'ai tout reçu, tout accueilli, j'ai assimilé tout ce qui passait à ma portée. Mon œuvre est celle d'un être collectif qui porte un nom: Goethe». Qu'est-ce qu'une grande culture, sinon un «bricolage» bien organisé et réussi?15 Claude GILLIOT 1 Berlin , 1960; 2e éd. augmentée, Francfort/Main, 1981, Suhrkamp Taschenbuch. 2 Au moins sept articles ou contributions qui de près ou de loin portent sur ce sujet. 3 On peut regretter que ni les parties ni les sous-sections n'aient été numérotées. 4 Le second Faust, traduit et préfacé par Henri Lichtenberger, Paris, Aubier (<<Coll. bIlingue»), 1980 (nous n'avons pas la date de la 1ère éd . qui est d'avant 1950), p. I-CXC, CXC + 258 (pages doubles) + LXI p. Au contraire, K. Mommsen, Natur und Fabelreich in Faust II, Berlin 1965, p. 11-25, 39-50, etc., d'après p. 22, n. 1. 5 Proben der arabischen Dichtkunst in verliebten und traurigen Gedichten aus dem Motannabi, Leipzig, 1765; avec texte ar., trad. ail. et note.; v. J. Fück, Die arabischen Studien in Europa, Leipzig, 1955, p. 121-22. 6 L'orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, trad. C. Malamoud, Paris, Seuil, 1980, p . 32 . Dans le cas de Goethe, tout au moins, cette déclaration dénote une ignorance du sujet. Pour le reste, on pourrait reprocher à Saïd une méprise sur ce qu'est la littérature et des généralisations sur l'imaginaire de l'autre qui sont issues de tendances chauvines. Ce travail abonde d'ailleurs en généralités hasardeuses. Il faut, pour chaque auteur, des travaux de qualité comme ceux de K. Mommsen, avant de faire une synthèse sur «l'orientalisme littéraire». 7 Fondateur de la Asiatic Society of Bengal, v. Fück, op. cit., p. 129-40. 8 The Moallakât, or Seven Arabian Poems, which were suspended on the temple at Mecca; with a translation, and arguments, by William Jones, Londres, 1783 . Un fragment de la trad. de G. à partir de l'anglais est conservé, reproduit p. 55-58; il s'agit du début du poème d'Imru) l-Qays. 9 Pour le lecteur français, in Goethe, Poésies (Des origines au voyage en Italie), trad. Roger Ayrault, I, Paris, Aubier/Montaigne (<<Coll. bilingue des classiques étrangers»), 1951, nO 45, p. 238-42. 10 In Notes et mémoires, à la suite du Divan occidental-oriental, trad. Henri Lichtenberger, Paris, Aubier/Montaigne (<<Coll. bilingue des classiques étrangers»), s. d. (avant 1950), 492 p., p. 34. 11 V. n. précédente. 12 Op. cit., p. 170-72. G. connut un extrait de son CAga)ib al-madkiir ft Nawa)ib Tzmiir, d'après la traduction latine de Jones, in Poeseos Asiaticae, op. cit. On a même conservé des notes qu'il a prises de ce texte, avec le titre en translittération de l'époque et la traduction de ce même titre, en français, d'après Herbelot: Les merveilleux effets du décret divin dans le récit des faits de Timur. 13 Trad. de H . Lichtenberger, in Divan, op. cit. , p. 341. BULLETIN CRITIQUE 393 " 1-. index , p. 637a, sub H a fis. La traduction de l'Autrichien] . von HammerPurgstall: Der Diwan des M ohammed Schemsed-din H ajis. Aus d em Persischen zum erstenmal ganz übersetzt von , Stuttgart/Tübingen, 1812-1 3 (1 8 14], exerça une grande influence sur le D ivan, tout comrIle ce fut le cas pour la trad. des Mil/!.._eJ. L'ru N uits d e M ax H abicht el alii, I-XV , Breslau, 1825, sur le Faust II, qui arriva à son terme entre 1826 et 1831, selon Lichtenberger, op. cil., p. CLXXXV . 1; Signalons une étude sur H . H eine et l'Orient musulman: Fendri (Mounir), H albmond, Kreuz und Schibboleth, H einrich H eine und der islamische Orient , H ambourg, 1980. N'ayant pas consulté cette étude , nous ne pouvons nous prononcer _ur sa qualité .