Dimanche express n° 07 du 14 février 2010 NE MÊLONS PAS LES DIEUX ! Reprendre la parole Spécialiste des philosophies médiévales arabe et juive, Rémi Brague, 62 ans, est également un très bon connaisseur de la philosophie grecque. Professeur en Sorbonne et à Munich, depuis peu membre de l’Institut, il est un des fondateurs de la revue de théologie catholique “Communio”. Son récent livre “Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres”, aux éditions Flammarion. À ce propos… Dans son récent livre, “Du Dieu des chrétiens”, Rémi Brague, tout en restant philosophe, louche vers la théologie. “Les philosophes, trop souvent, se font de la théologie une idée qui prouve qu’ils n’en n’ont jamais rien lu ! Or, pour cette discipline, la rigueur doit être plus grande que les autres puisqu’elle est la seule science qui s’interroge sur l’existence même de son sujet (l’existence même de Dieu, ndlr). Elle est donc plus critique que toutes les sciences.” Il louche donc vers elle avec envie… Il n’empêche, ce livre est celui d’un philosophe. Il s’agit de décrire ce que les chrétiens disent de leur Dieu. “Il y a là un très bon produit ”, avoue-t-il. Et il confesse qu’il l’utilise lui-même ! Sortir de l’ambiguïté Le premier souci de Rémi Brague est de sortir de l’ambiguïté de certaines expressions toutes faites comme : les trois monothéismes, les trois religions d’Abraham ou les trois religions du Livre. Il n’y a d’ailleurs pas que ces trois monothéismes, ajoute-t-il, il y a aussi les dieux des philosophes, chaque philosophe ayant finalement le sien. Il y a encore le bahaïsme et d’autres prophétismes postchrétiens comme les mormons. Et les choses se compliquent encore, poursuit le philosophe parisien, lorsqu’on se rappelle que les musulmans ne reconnaissent pas le monothéisme des chrétiens. Ils traitent ces derniers de polythéistes à cause de la Trinité. Or la Trinité est essentielle au Dieu des chrétiens, explique-t-il. “La Trinité est la manière même dont Dieu est un, c’est-à-dire dans l’amour.” Parlera-t-on dès lors des trois religions du Livre ? Ces trois religions n’ont pas le même rapport au livre, objecte aussitôt Rémi Brague. “La religion d’Israël est une histoire qui aboutit à un livre, le christianisme une histoire racontée dans un livre, l’islam est un livre qui aboutit à une histoire”, explique-t-il en une formule bien frappée qui mérite relecture. De plus, si les chrétiens reprennent le livre des juifs, appelé du coup Ancien Testament, les musulmans quant à eux, estiment que les livres des juifs et des chrétiens ont été trafiqués et veulent en revenir, par-delà ces deux religions, à l’islam primitif. Le Coran serait donc le seul livre resté intact. L’idée centrale du judaïsme et du christianisme est celle d’alliance et d’histoire du salut, que les chrétiens poussent jusqu’à la notion d’incarnation – Dieu s’est fait homme. Dans une seule et même personne s’allient les deux natures, divine et humaine. Quant à l’islam, il ne reconnaît évidemment pas l’incarnation, mais l’idée d’histoire du salut et d’alliance lui sont également étrangères. Quand le péché disparaît Ce Dieu des chrétiens est le Père tout-puissant. Certes, mais cette toute-puissance ne peut être séparée de sa paternité. S’il est tout puissant, c’est en tant que Père. Dans l’islam, parmi les 99 noms de Dieu, il n’y a pas celui de père. L’absence de la paternité modifie la notion de miséricorde. Selon le Coran, en effet, Dieu choisit tout simplement de ne pas écouter les refus de l’homme. Le Christ, lui, les prend au sérieux et en plein visage. Le salut consiste à rendre l’homme capable de librement dire oui. Dieu n’intervient que pour libérer la liberté de l’homme quand celui-ci s’y est emberlificoté. On a fait du christianisme une religion de la culpabilité. En fait, il prend au sérieux le mal. Quand on ne croit plus au pardon des péchés, la faute reste entière. On la camoufle sous divers noms : dysfonctionnements, erreurs, problèmes, complexes, etc. Et sous diverses explications : cerveau reptilien, exploitation, souvenirs de nursery, etc. “Notre société s’épuise dans une confession de ses fautes ou plutôt des fautes de ses ancêtres, c’est plus confortable. Mais cette confession ne débouche sur aucune absolution. Elle ne produit donc qu’un sentiment de culpabilité écrasant, paralysant, suicidaire.” S’il y a une époque qui croit au péché, et dur comme fer, c’est bien la nôtre ! poursuit le nouveau membre de l’Institut. L’ennui, c’est que nous ne croyons plus qu’à cela… même si nous lui donnons d’autres noms. Le chrétien, lui, n’a pas le sens du péché, mais le sens du pardon. “Un péché, ce n’est pas une faute plus grave qu’une autre; c’est une faute, quelle qu’en soit la gravité, vue sous l’angle du pardon.” On ne voit le péché que dans le rétroviseur, explique Rémi Brague, c’est-à-dire quand il est pardonné. Charles DELHEZ, à Paris “Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres” , Rémi Brague, Ed. Flammarion, vendu au prix de 23 € frais d'envoi compris, au compte 778-5915762-78 de Dimanche-Service, 20 Place de Vannes, 7000 Mons.