1 Qu’est-ce qui distingue une religion d’une secte ? [Introduction] Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, les religions sont encore très présentes dans le monde actuel. Certaines d’entre elles, appelées « sectes » en France, semblent avoir une influence particulièrement néfaste sur leurs membres. Il serait donc intéressant de se demander ce qui distingue une religion sectaire d’une autre, de manière à pouvoir plus facilement s’en prémunir. [1ère réponse, argumentée à l’aide d’une analyse des notions en jeu] On pourrait d’abord penser, en analysant les notions en jeu, qu’il n’existe pas de différence essentielle entre une religion et une secte. Une religion, c’est un ensemble de croyances et de pratiques par lesquelles une communauté humaine est censée entrer en relation avec une réalité sacrée. Au sens étroit et péjoratif du mot, une secte est une communauté religieuse qui manque d’ouverture d’esprit à l’égard d’autres doctrines religieuses ou philosophiques, et plus généralement visà-vis du monde extérieur. Renfermée sur elle-même, elle exerce sur ses membres une emprise intellectuelle et psychique, parfois même physique. Les points communs entre ces deux définitions sautent aux yeux. Une religion, comme une secte, est une communauté humaine régie par des croyances et des pratiques particulières. Rien que par ce fait, elle exerce une certaine emprise sur ses membres : il est très difficile pour un individu de penser et d’agir librement dans un groupe homogène. D’autre part, une religion considère que certaines choses, personnes, croyances, ont un caractère sacré, donc absolument respectable. Cela implique une certaine fermeture d’esprit à l’égard des personnes extérieures à la communauté religieuse : un croyant a du mal, en effet, à supporter ceux qui ne respectent pas ce qu’il considère comme sacré. [Objection, et annonce de la 2 ème thèse] D’un autre côté, la vie sociale ne se réduit pas forcément à la vie religieuse. Il est donc permis de se demander si les tendances sectaires d’une religion ne peuvent pas être contrebalancés par des facteurs extérieurs, comme la fréquentation d’individus extérieurs à la communauté religieuse, ou encore la science et la philosophie. C’est ce que nous verrons dans le second moment de notre réflexion. [Nouvelle objection et annonce de la 3 ème partie] Par ailleurs, n’y a-t-il pas dans toute religion une contradiction, puisqu’elle est censée relier deux réalités qui sont en même temps séparées : le monde profane, ordinaire, et le sacré ? Et cette contradiction ne peut-elle inciter les croyants à développer un esprit critique, donc à sortir de leur sectarisme ? C’est ce que nous tâcherons de voir dans le dernier temps de notre réflexion. [Intérêt du sujet] ***** I. Il n’y a pas de différence essentielle entre une religion et une secte Comme on l’a vu plus haut, notre problème semble admettre une solution évidente : toute religion est par définition sectaire. Pour le démontrer, il suffit de réfléchir à ce qu’est une religion. Il s’agit d’un ensemble de croyances et de pratiques par lesquelles une communauté humaine se met en relation avec une prétendue réalité sacrée. Or, que signifie le mot « sacré » ? Ce qui est sacré, c’est ce qui a une valeur absolue, ce qui est absolument respectable, ce dont on ne doit pas rire ni discuter. Si je suis persuadé que mes croyances religieuses sont absolument vraies, indiscutables, et d’une valeur infinie, je ne me permettrai 2 pas de les mettre en doute. Je me le permettrai d’autant moins que je subirai la pression des membres de ma communauté religieuse, qui ne supporteront pas de voir rabaissé ou relativisé ce qui a pour eux une valeur absolue. Par ailleurs, je fréquenterai le moins possible les gens qui ne partagent pas ma religion. Je les considérerai comme des imbéciles, ou comme des serviteurs du diable, ou encore comme de pauvres âmes qui n’ont pas encore été éclairées comme il faut par la vraie religion (la mienne). Si je consens à discuter avec eux, ce ne sera pas pour écouter sérieusement leurs raisons mais pour les convaincre de rejoindre ma communauté. Ma manière de penser et d’agir sera donc marquée par une absence de liberté personnelle et d’ouverture d’esprit. En un mot, j’appartiendrai à un mouvement sectaire. Comme exemple de sectes, on pense souvent à de petites communautés où tout le monde se connaît, ou encore à des religions nouvelles comme les Témoins de Jéhovah, Église de l’Unification (« secte Moon ») ou l’Église de Scientologie. Pourtant, des religions à la fois anciennes et dominantes dans la société se sont comportées dans l’histoire d’une manière extrêmement sectaire. On peut citer, par exemple, l’Église catholique qui a pourchassé et tué un grand nombre de chrétiens jugés hérétiques (notamment à la fin du moyen âge), ainsi que des protestants, des juifs et des musulmans. De nombreux protestants se sont également montrés hostiles aux chrétiens (y compris appartenant à d’autres Églises protestantes) qui ne partageaient pas leur foi. [Transition – Récapitulation et objection] On vient de voir qu’il y a, par définition, quelque chose de sectaire dans toute religion. Mais une religion peut-elle se réduire à une définition abstraite ? La manière dont les êtres humains vivent une religion ne peut-elle être influencée par des facteurs extérieurs, qui pourraient contrebalancer leurs tendances sectaires ? II. Les tendances sectaires d’une religion peuvent être contrebalancées par des facteurs extérieurs [1. Objection à l'argumentation précédente (développement de la transition)] La religion ne constitue pas le tout de la vie humaine. Elle instaure même une séparation entre le domaine des choses ordinaires (les choses profanes) et celui des choses extraordinaires, qui ont une valeur spéciale : le sacré. Il y a donc une vie profane, où peuvent se côtoyer des individus dans un but qui n’a rien de religieux : pour travailler ensemble, pour faire du commerce, etc. Or, cette mixité peut entraîner des influences réciproques, et une prise de conscience qu’il y a des personnes respectables en-dehors de la communauté religieuse à laquelle on appartient. Cette prise de conscience fait alors contrepoids au sectarisme. [2. Influences sociales et politiques] Pour que cette prise de conscience ait lieu, il faut sans doute des conditions sociales et politiques qui s’y prêtent. Dans une société où tout le monde a la même religion, l’ouverture d’esprit est difficile. Cela sera plus facile dans une société où coexistent des gens n’ayant pas les mêmes croyances (y compris des athées ou des agnostiques). Encore faut-il que le pouvoir politique laisse une assez grande liberté aux différents cultes, et empêche les membres de la religion dominante de persécuter les incroyants ou les adeptes des autres cultes. On peut trouver plusieurs exemples, dans l’histoire, de telles sociétés. Depuis la fin du 18 ème siècle, certaines sociétés sont devenues séculières : le pouvoir politique y a été séparé soigneusement du pouvoir religieux. Ce fut le cas tout d’abord aux États-Unis, où certaines Églises chrétiennes ont voulu que l’État soit neutre en matière religieuse, parce qu’elles ne voulaient pas être écrasées par 3 une religion officielle. En France, à partir de 1905, une séparation assez semblable entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux a été instaurée, mais pour d’autres raisons : le gouvernement de l’époque voulait diminuer le pouvoir de l’Église catholique. Si on remonte plus loin dans le temps, on peut prendre l’exemple de grands empires (empire d’Alexandre, empire romain, empire ottoman…) où coexistaient plusieurs religions de manière à peu près pacifique. Les dirigeants de ces empires comprenaient qu’ils n’avaient pas les moyens d’imposer leurs coutumes (y compris religieuses) à tous leurs sujets, et qu’ils devaient faire en sorte que toutes les religions soient protégées les unes contre les autres, de manière à ce que l’unité politique du territoire ne soit pas menacée. [3. Influences scientifiques et philosophiques] La coexistence pacifique de personnes ayant diverses croyances est une condition nécessaire pour sortir du sectarisme, mais elle ne suffit pas. Il faut également une démarche intellectuelle, une remise en question de certaines certitudes. Cette remise en question est rendue possible par l’influence de la science et de la philosophie. La science a prouvé, à l’aide d’expériences et d’observations rigoureuses, que certaines croyances religieuses étaient fausses ou improbables. Par exemple, il paraît difficile, aujourd’hui, d’admettre que l’univers a été créé en six jours, comme l’affirme la Genèse, le premier livre de la Bible. Beaucoup de croyants ont donc été amenés à modifier leur point de vue. Ils n’ont pas nécessairement abandonné leur religion, mais pris conscience qu’il leur faudrait essayer de concilier leurs croyances avec les données de la science, quittes à cesser de prendre au pied de la lettre les récits fondateurs de leur culte. La philosophie a également joué un grand rôle dans la mise en doute de certaines croyances religieuses, notamment au siècle des lumières. Mais ce travail avait commencé au moins 2000 ans auparavant, lorsque des philosophes comme Platon, Aristote ou Épicure tâchaient de purifier les croyances religieuses de leurs contradictions logiques. Ainsi, ils refusaient d’attribuer aux dieux – censés être des modèles de sagesse – les défauts tout humains dont ils faisaient montre dans les récits mythologiques : jalousie, manque de contrôle de soi, etc. Épicure relevait une contradiction dans le fait de définir les dieux comme des êtres bienheureux tout en leur attribuant des émotions ou des sentiments comme la tristesse, la colère, la jalousie, etc. [Transition – Récapitulation et objection] D’après ce qui précède, des facteurs sociaux, politiques, scientifiques et philosophiques peuvent contribuer à semer le doute dans l’esprit de certains croyants. Il serait donc possible de sortir du sectarisme, de s’ouvrir à d’autres manières de penser et d’agir, grâce à des influences extérieures. Mais ces influences, si elles restent purement extérieures, auront-elles une quelconque efficacité ? Comment peut-on adhérer à un discours scientifique ou philosophique si on a l’esprit complètement fermé, si on a en soi des préjugés tellement forts qu’il est impossible de les déraciner ? III. Une religion cesse d’être une secte quand ses adeptes prennent conscience de ses contradictions internes [1. Développement de l’objection] L’être humain, en effet, n’est pas entièrement rationnel. Il peut être fermé à tout discours scientifique ou philosophique si ce discours dérange ses préjugés et ses désirs les plus profonds. Quand on est dans une communauté religieuse très unie, parce que sectaire, on se sent soutenu, presque invincible. On n’a donc aucune envie de mettre en doute ses croyances, donc de dialoguer avec des personnes extérieures à la communauté. En revanche, on peut avoir envie de sortir de son sectarisme si on a pris conscience qu’il y a quelque chose 4 d’incohérent dans ses propres croyances ou dans les pratiques de la religion à laquelle on croit. Or, comme on va le voir, cette incohérence existe dans toute religion. [2. Explication de la thèse] Toute religion est travaillée par une contradiction fondamentale : elle est censée relier le sacré et le profane, tout en les séparant. Ce qui est le plus sacré (Dieu, dans les religions monothéistes) est censé s’élever bien au-dessus des réalités profanes, ordinaires. Mais pour entrer en contact avec cette réalité sacré, il faut bien des intermédiaires : des prêtres, des lieux de culte, des textes sacrés, des rites, des images (matérielles ou mentales)…. Ces intermédiaires ont un caractère sacré (puisqu’ils sont censés nous ouvrir la voie vers la divinité) mais ils ont aussi un côté profane, sans quoi ils ne pourraient pas faire le pont entre l’homme et la divinité (ou le sacré). Il y a donc là une contradiction qui risque fort d’éclater tout ou tard, amenant ainsi les croyants, soit à renoncer totalement à leurs croyances, soit à mettre en doute certaines de leurs croyances. C’est ainsi, par exemple, que certains chrétiens ou certains juifs ont pu critiquer les métaphores utilisées dans la Bible pour désigner Dieu. Ce dernier, qui est censé être sage et parfait, bien audessus de nos faiblesses humaines, est en effet représenté comme un roi très puissant, comme un mari jaloux, comme un père, comme une mère, etc. En critiquant ces métaphores, les croyants ont pris le risque de s’éloigner de leurs croyances initiales et de penser plus librement que ce qui était autorisé par leur communauté. De ce fait, ils sont sortis du sectarisme sans forcément abandonner toute religion. On pourrait aussi mentionner une autre contradiction. Dans certaines religions, il existe des prêtres, des gens ayant été consacrés de manière à pouvoir servir d’intermédiaires entre l’homme et la divinité. De part leur caractère sacré, ces gens bénéficient d’un grand prestige. Ils sont comme l’image visible de la divinité. Mais comme ce ne sont, par ailleurs, que des êtres humains, leur comportement n’est pas toujours exemplaire, ce qui peut amener beaucoup de croyants à prendre des distances vis-à-vis de leur religion (sans pour autant devenir incroyants). C’est ce qui arrive aussi, encore aujourd’hui, dans des religions nouvelles dirigées par des « gourous » charismatiques. [Conclusion] Revenons à notre problème initial : qu’est-ce qui distingue une religion d’une secte ? Il semble maintenant possible de répondre cette question en distinguant deux types de religions : celles dont les adeptes ont l’illusion que leurs croyances sont parfaitement cohérentes, et celles dont les adeptes ont un certain esprit critique, et ont pris conscience qu’il y a une contradiction dans leurs croyances. Cette contradiction consiste dans le fait qu’une religion est une médiation entre le profane et le sacré, et qu’elle met en contact des choses qui sont censées être d’une nature radicalement différentes. En prenant conscience de cette contradiction, un croyant peut acquérir une ouverture d’esprit et accepter de dialoguer avec des gens qui sont extérieurs à sa religion, afin de progresser dans sa recherche de la vérité. Les deux premières réponses n’étaient pas pleinement satisfaisantes. Certes, toute religion a par nature des tendances sectaires. Mais, comme on l’a vu dans la deuxième partie, ces tendances peuvent être contrebalancées par des facteurs sociaux, politiques, scientifiques et philosophiques. Cependant, ces facteurs resteraient impuissants si les adeptes d’une religion n’étaient pas dès le départ tenaillés par des doutes, s’ils n’avaient pas déjà pris quelque distance à l’égard de leurs préjugés et de leur communauté.