Gosta Esping-Andersen publie (en collaboration avec Bruno Palier) aux éditions du Seuil un ouvrage
remarquable intitulé « Trois leçons sur l’Etat- providence », dont je voulais résumer l’enjeu par ces
quelques notes de lecture. Dans l’introduction du livre, B. Palier estime que les politiques sociales ne
peuvent plus se contenter d’être des dispositifs d’indemnisation mais qu’elles doivent porter une
stratégie d’investissement social », afin de passer d’un Etat- providence « infirmier » à un Etat-
providence « investisseur » (page 6). Si la période de croissance « fordiste » a instillé une
complémentarité forte entre les politiques économiques et les politiques sociales, leur divorce s’est
accentué avec la société post-industrielle, l’économie de la connaissance et l’ouverture internationale
facteur de mise en concurrence des systèmes sociaux. De plus les systèmes d’Etat- providence sont
directement affectés par les mutations de la famille et les évolutions démographiques. Il faut
désormais penser les politiques sociales en termes de trajectoire de vie (vision dynamique) : quels
sont les investissements nécessaires (aujourd’hui) pour avoir à éviter d’indemniser (demain) ? « Il
s’agit plutôt en somme de préparer plutôt que de réparer, de prévenir, de soutenir, d’armer les
individus et non pas de laisser fonctionner le marché, puis d’indemniser les perdants » (page 13). Il
s’agit de faire de la protection sociale non pas un coût mais un investissement social pour le futur afin
d’éviter de trop fortes polarisations sociales. L’ouvrage propose d’aborder ainsi trois grands défis pour
combattre la reproduction des inégalités :
a) Famille et évolution du rôle des femmes : La « révolution féminine » a constitué une force de
changement réellement révolutionnaire. Le taux d’emploi des femmes avoisine les 75% dans l’Europe
du Nord, 50% en Europe du Sud et 60% en France et en Allemagne. Mais la révolution féminine
demeure inachevée : en Italie, seules 25% des femmes non qualifiées travaillent. En 1945, l’Etat-
providence était basé sur le « familialisme » à savoir la famille traditionnelle et le rôle prescrit dévolu
aux femmes. Les aides se sont concentrées sur les prestations en espèces au détriment des services
sociaux en faveur de la petite enfance : le grand défi aujourd’hui est la prise en charge des enfants de
moins de trois ans selon l’auteur. Or la chute drastique de la fécondité et l’augmentation du nombre de
femmes sans enfant soulignent le manque flagrant de services dans ce domaine de la petite enfance.
Pour repenser la politique familiale, il faut « féminiser » le parcours de vie masculin et favoriser la
conciliation entre maternité et carrière professionnelle. De toute façon, « la pérennité financière des
sociétés vieillissantes requiert un emploi des femmes maximal » (page 29). Un mode de garde hors
de la famille représente un coût qui est largement compensé par l’augmentation du taux d’emploi des
femmes (recettes fiscales et de cotisations sociales notamment). Par ailleurs, des études citées par
l’auteur ont montré que les allocations familiales comme transferts financiers renforcent le pouvoir de
négociation des femmes au sein de la famille, dans un contexte où l’homogamie maritale renforce les
mécanismes de reproduction des inégalités dans le partage des tâches domestiques entre les
groupes sociaux (page 46). L’occasion pour Esping- Andersen de mettre en perspective l’effort social
global des Etats-Unis (25%), de la France (31%) et du Danemark (26%) qui se situent à des niveaux
très proches en termes de dépense sociale nette même si la structure de la comptabilité sociale entre
l’apport du public et du privé demeure très hétérogène, en fonction des choix de répartition entre
marchés et gouvernement. Mais quelle que soit la structure des dépenses, une augmentation de
celles-ci sera de toute façon indispensable dans les années à venir sans quoi « nous devons nous
attendre à des carences majeures de protection sociale » (page 57). « La vraie bonne question
consiste à se demander qui sont les gagnants et qui sont les perdants, et quels sont les effets sociaux
de telle ou telle combinaison entre public et privé » (page 58).
b) Enfants et égalité des chances : « Une critique classique de l’Etat- providence consiste à lui
reprocher de sacrifier l’efficacité à l’égalité » (page 59). Cet arbitrage cruel doit être relativisé car la
protection sociale favorise la compétitivité économique (en dopant la productivité des travailleurs
mieux soignés, mieux éduqués, etc.) Les réformateurs d’après guerre pensaient qu’en instaurant
l’égalité des chances dans l’éducation, on parviendrait à réduire l’impact des déterminations de
naissance, pourtant « presque aucun pays développé n’est parvenu à une égalisation significative des
chances » (page 61). Récemment, les bases de la psychologie expérimentale ont montré que les
« bases cognitives décisives sont scellées au cours de la petite enfance » (page 61). Il faut
s’intéresser ainsi à ce qui arrive au sein de la famille au moins autant qu’aux politiques
d’enseignement (qu’il faut pourtant intensifier pour soutenir la productivité qui viabilisera la protection
sociale de demain et pour s’adapter aux changements de l’économie de la connaissance). Or, le
contexte est à l’aggravation du rôle de l’héritage social par la reproduction intergénérationnelle des
inégalités de revenus avec pour corollaire une augmentation de la pauvreté infantile par exemple en
Italie et en Allemagne (malgré une stabilité à 8% en France). Ce phénomène de reproduction des
inégalités est accentué par la sélection maritale qui polarise le capital humain en haut et en bas de
l’échelle sociale, qui recouvre également les inégalités de temps consacré aux enfants, lequel s’élève
avec le stock de capital humain du couple (page 70). L’écart se creuse en termes qualitatifs entre les