De l’Orientalisme en économie ! Hakim Ben Hammouda. Peu d’économistes connaissent Edward Saïd. Et ceux qui le connaissent sont certainement plus familiers à ses combats politiques qu’à ses écrits théoriques. Il faut dire qu’Edward Saïd, d’origine palestinienne, s’est engagé assez vite dans la lutte de son peuple et a été reconnu comme un intellectuel à part entière de la part de la direction palestinienne et plus particulièrement de Yasser Arafat. Mais, Edward Saïd est connu parce qu’il a été un des premiers à s’opposer farouchement aux accords de paix d’Oslo. Cette opposition ne venait d’ailleurs pas du fait que Saïd était un dangereux extrémiste qui voulait jeter Israël dans la mer. Au contraire et tout au long de son combat, Saïd a toujours été favorable à une paix juste avec Israël. Son opposition s’explique par le fait que ces accords ne reconnaissaient pas au peuple palestinien le droit de construire son Etat et que les israéliens ne proposaient que des Bantoustans pour le peuple palestinien. Ces positions ont été à la base de la rupture entre Saïd et Yasser Arafat et la direction de l’OLP. Par ailleurs son opposition lui a valu d’être un des premiers intellectuels à subir l’autoritarisme de ce nouveau pouvoir en gestation et les écrits de Saïd ont été pendant longtemps censurés en Palestine. Mais, nous n’évoquons pas E. Saïd dans cette chronique pour ses positions politiques. Nous l’aborderons pour mettre l’accent sur une des innovations théoriques les plus importantes dans son domaine de spécialisation à savoir les études littéraires. Après avoir étudié les plus grands romanciers classiques qui ont écrit sur les pays du Sud, il a publié un ouvrage en 1978 intitulé « L’Orientalisme » qui allait révolutionner les études littéraires. La thèse de Saïd est que les grands romanciers, notamment J. Conrad dans son roman « Au cœur des ténèbres », projettent un regard marqué par leurs propres histoires sur l’Autre. En effet, ce regard sur l’Autre les rassure sur la prééminence de leurs propres sociétés et de leurs modèles politique et social. Ce regard justifie alors la centralité du modèle occidental et de son universel. La seule voie pour l’Autre, l’africain, l’arabe ou le musulman, pour accéder au temps du monde est de suivre le modèle occidental. Mais, l’orientalisme ne cesse de mettre l’accent sur l’infériorité de l’Autre et sur sa responsabilité dans sa soumission au monde des divinités et des dieux. Les thèses de Saïd sur l’orientalisme sont devenues une référence essentielle non seulement dans le domaine des études littéraires mais aussi dans les études culturelles et ont été à l’origine d’une vaste prolifération d’études et de recherches. Quel rapport me diriez-vous entre l’orientalisme et l’économie ? Ou est-il possible de transposer les catégories et le concept du champ des études littéraires à celui de l’analyse et des politiques économiques ? Certes, il est difficile de faire ses échanges entre des disciplines aussi éloignées. Mais, depuis le temps que j’assiste à des rencontres ou séminaires internationaux sur le développement de l’Afrique ou du monde arabe je ne cesse de penser à la notion d’orientalisme de Saïd. D’abord au niveau de l’analyse des conditions du retard des pays en développement, on évoque toujours la responsabilité interne de ces pays. Ce sont la corruption, la mauvaise gestion, les mauvaises politiques économiques formulés par ces pays qui sont à l’origine de leur sous-développement. On ne peut certes nier la contribution de ces facteurs dans les échecs et les faillites des pays en développement. Mais, on ne peut pas ne pas parler des conditions externes. Il n’est pas possible de passer sous silence le rôle des marchés internationaux et les différentes aides accordées par les pays développés à leurs exportateurs afin de les aider à faire face à la concurrence des producteurs du Sud. Le cas du coton mis en exergue par les pays africains dans le cadre des négociations de Doha est assez significatif des déséquilibres internationaux qui sont loin de favoriser le développement du Sud. On peut également évoquer la question de la dette qui a été à l’origine pendant des années d’un transfert de richesses des pays pauvres vers les pays riches. On peut multiplier encore les exemples qui montrent que les échecs au Sud, contrairement à ce que prétendent les Orientalistes de l’économie, n’est pas du seul fait de ces barbares qui refusent la modernité et préfèrent le royaume des cieux à celui de la raison et de l’efficacité. L’orientalisme en économique ne se limite pas à l’analyse mais se prolonge dans le domaine des politiques économiques. Pour les orientalistes, il va de soi qu’il n’y ait qu’une seule voie au développement : la leur. Ainsi, une vision a posteriori de leur histoire de développement a été construite qui met l’accent sur le marché, le libéralisme et l’ouverture sur l’extérieur. Cette lecture officielle omet les appuis et les protections que les Etats ont accordé au capitalisme tout au long de son histoire et met l’accent sur un parcours linéaire et unique par lequel seraient passé tous les pays développés. Une perception qui est démentie aujourd’hui par les travaux des historiens de l’économie qui insistent constamment sur la diversité des expériences de développement. L’orientalisme domine depuis quelques années la réflexion et l’action en matière de développement. La rupture avec ce courant passe par une reconnaissance de l’importance de l’ouverture de la globalisation sur sa marge et du droit à la diversité dans la formulation des choix et des stratégies de développement économique.