B - De nouveaux cadres pour l`émergence

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---------In Revue de l’injep de l’été à l’hiver..
VERSION JMLUCAS au 20 juin 2009
En quoi les processus d’émergence des nouvelles formes artistiques peuvent-ils être revitalisants
pour l’économie et la démocratie ?
Jean-Michel LUCAS, alias Doc Kasimir Bisou, maître de conférences en économie à l’université
Rennes 2 Haute Bretagne
À la question : « En quoi les processus d’émergence des nouvelles formes artistiques peuvent-ils
être revitalisants pour l’économie et la démocratie ? », on pourrait répondre positivement,
même avec un certain enthousiasme. Ils ne manquent pas d'acteurs dits « émergents » qui ont
fait bouger l’horizon de « l’artistique » et même titillé les codes de la démocratie représentative.
Et, à cet égard, l’exemple du COUAC1 est très intéressant.
Toutefois, en prenant un peu de distance, l'enthousiasme s'éteint car le constat est plutôt que
les lignes n'ont guère bougé : les acteurs émergents doivent l’amélioration de leur position à une
conjoncture singulière, où le décideur a simplement accepté des concessions en leur faveur, rien
de plus. Je veux dire par là, que les décideurs publics se contentent de juger de « l'émergence » à
partir de valeurs connues et acceptées. Or, par définition, les acteurs émergents pensent, jugent,
estiment, apprécient autrement leur activité, sur la base de valeurs différentes plus ou moins
bien cernées, sinon ils ne seraient pas appelés « émergents » mais « apprentis », « jeunes en voie
de consécration » , ou « jeunes prodiges en devenir »!)
De ce point de vue, je n'hésite pas à dire que l'idée même « d’émergence artistique » est une
notion catastrophique. Elle se désigne elle-même comme acceptant la logique traditionnelle de
sélection des projets artistiques par le décideur. Lorsque des acteurs culturels revendiquent
d'être classés comme « émergents », tels les projets des « nouveaux territoires de l'art », ils se
livrent en pâture à des systèmes de sélection qui ignorent les valeurs propres de leur projet.
La démonstration de cette affirmation est simple. Il faut s'y arrêter avant d'imaginer ensuite
quels cadres de « compromis » pourraient être négociés par les acteurs de l'émergence et, par
là, de quelle manière permanente « l'émergence » pourrait contribuer à revitaliser l'économie et
la démocratie.
A - « EMERGENCE » COMME INEXISTENCE
Pour exister dans les sociétés comme la nôtre et obtenir des ressources économiques, les acteurs
dits culturels n’ont que trois possibilités.
1
Collectif urgence d'acteurs culturels de l’agglomération toulousaine. Site web : http://couac.org/
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---------1/ La première possibilité est de se faire reconnaître une « qualité », une « exigence », une
« excellence « artistiques. Or, en affirmant une position « émergente », les acteurs sont face à des
dispositifs qui classent les projets en fonction des critères d’appréciation définis par l’histoire
de chaque discipline artistique. Il est tout à fait possible qu'un projet « émergent » reçoive une
aide, mais le soutien ne concernera que la facette du projet qui répond aux critères artistiques
en vigueur. C'est la partie « prometteuse » du projet qui est soutenue, celle qui est peut
s'intégrer, sans bouleverser l'ordre de la distinction artistique. Dans un tel mécanisme de
soutien, l'acteur « émergent » voit s'envoler
l’essence même de son projet, puisque la
reconnaissance ne porte par sur la globalité de son approche mais seulement sur la seule petite
partie reconnaissable par l'institution.
Il y a tout de même une « consolation » : un jour, certains émergents, ainsi adoubés, prendront
la place des anciens sélectionneurs et ce sont leurs critères qui s'imposeront alors. Mais, on
l'aura compris, un clou chasse l'autre, et si les têtes changent, la scène des concessions entre
« installés » et « émergents » se rejouera à l'identique !
2/ La deuxième possibilité pour obtenir des ressources pour son projet est la logique du profit.
Vous êtes artiste, acteur culturel ; vous apportez un service culturel qui n'a pas encore été bien
identifié... Dans la société de liberté de faire et de penser, vous avez des possibilités réelles de
tenter l'aventure de « l'émergence » car le marché est là. S'il juge que le projet peut répondre à
son objectif, qui est de faire du profit, il réagit et négocie avec le porteur des émergences un
apport de ressources.
Dans cette opération, la notion d’émergence vient encore de disparaître comme telle ; elle a
perdu sa pertinence. Soit le projet devient rentable et le marché l'absorbe dans sa logique
inévitable, très contraignante, qui est celle de dégager un bénéfice maximum. Dans ce cas,
l'émergence n'a guère contribué à « revitaliser » l'économie et la démocratie ! Soit le projet est
non rentable, il demeure marginal, c'est dire qu'il ne sort pas de son statut d'éternel
« émergent » qui n'émerge jamais. Il s'enterre et n'a plus guère de « rôle » social, politique ou
économique.
3/ On pourrait songer à une troisième piste de financement des projets culturels « émergents »,
celle que les collectivités territoriales ont ouverte depuis les années 1980-90. Mais l'espoir pour
les « émergents » est de faible portée. La loi de décentralisation de 2004 le dit clairement, l’élu
a une mission républicaine de répondre aux « attentes » des habitants et à l’attractivité du
territoire. C'est la condition du soutien aux projets. Si des jeunes sont en attente, si les médias
jeunes en parlent et donnent un image dynamique du territoire, alors l'aide publique est
justifiée. On pourrait dire tant mieux pour les acteurs, qui d'ailleurs, ne se plaindront pas d'être
soutenus. Sauf que, là encore, il n'y a pas de reconnaissance de la valeur propre du projet.
Juste une appréciation de ses conséquences en fonction de son utilité pour le territoire, ce que
j'appelle la politique de la « culture utile, si utile » !
A ce stade du raisonnement, certains représentants des collectivités réagissent en disant qu'au
contraire, chez eux, il existe des aides spécifiques pour les projets artistiques « émergents » ! Il
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---------est vrai que des collectivités peuvent soutenir la « création » ou « l'innovation » ( il y a même des
élus aux cultures émergentes ), mais on n'en revient alors au point de départ : l'entrée des
émergences dans la politique culturelle locale sera locale et circonstancielle, en tout cas en
marge des compétences obligatoires .
Au total, on pourrait dire que les trois dispositifs savent parfaitement faire des OPA sur les
émergences, c'est dire des rapts de valeurs à leur bénéfice, en contraignant les acteurs qui ont
construit leur projet propre à s'inscrire dans des référentiels qu'ils n'ont pas négociés, ce qui
limite évidemment leur capacité à déplacer les lignes, à revitaliser l'économie et la démocratie !
Ainsi, aucun des trois dispositifs ne considèrent la valeur d'émergence comme une catégorie en
soi, comme une valeur nécessaire à partir de laquelle se négocieraient des compromis dans une
société du changement. Cette conclusion n'est guère rassurante pour les acteurs culturels qui ne
veulent pas suivre les sentiers battus de la conformité. Est-elle pour autant inéluctable ? Peuton penser des cadres de politique publique qui, dans leur finalité même incluraient la nécessité
de faire place à l'émergence culturelle ?
B - DE NOUVEAUX CADRES POUR L'EMERGENCE
C’est sans doute impossible, pense-t-on généralement dans le milieu culturel. Pas tout à fait,
pourtant si l'on veut bien s'extraire des trois cadres de références que nous avons évoqués plus
haut et prendre la piste tracée par les accords internationaux sur la diversité culturelle. 2 Le
fondement de ces accords sur la diversité est un principe universel que chacun peut revendiquer
à son profit : il est contenu dans l’article I de la Déclaration des droits de l’homme de 1948 :
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité. » Comment ce principe se décline -til dans les textes de l'Unesco et comment peut-il aboutir à donner un véritable rôle aux acteurs
de « l'émergence » ?
* La Déclaration sur la diversité culturelle de 2001 tire une conséquence claire du principe : au
nom du respect de la dignité culturelle des être humains, l'article 5 dit : « Toute personne doit
pouvoir s’exprimer, créer, diffuser ses œuvres dans la langue de son choix, en particulier dans sa
langue maternelle, toute personne doit pouvoir participer à la vie culturelle de son choix, et exercer
ses propres pratiques culturelles » .
La France a signé, à l'unanimité de ses forces politiques. En conséquence, les acteurs de
l'émergence ont toute légitimité à se revendiquer de ce texte et à réclamer son application, au
nom de leur droit à exercer leurs « propres pratiques culturelles ».
* Un second argument peut être déployé tout aussi légitimement : tous les textes de l'Unesco sur
la diversité renvoie à l'idée que c'est la « personne » elle-même qui déclare ce qui fait « sens et
valeurs culturels ». Suivons la chaîne de raisonnement que l'on trouve dans l'article 4 de la
convention Unesco de 2005 : il faut entendre par « expressions culturelles » les expressions qui
- On fait référence ici aux trois accords sur la diversité : la « Déclaration universelle sur la
Diversité culturelle » de 2001, la « Convention sur la sauvegarde du patrimoine culturel
immatériel de 2003, la « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des
expressions culturelles » de 2005. Voir site Unesco
2
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---------résultent de la créativité des individus, des groupes et des sociétés, et qui ont un contenu culturel. »
Or, nous dit le même texte, le « contenu culturel » renvoie au sens symbolique, à la dimension
artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des identités culturelles. »
Ainsi, sans ambiguïté aucune, la politique de diversité culturelle prend sa source dans la
reconnaissance des « identités culturelles ». Autrement dit, l'acteur « émergent » , dont on a vu
qu'il n'était pas encore advenu dans le système classique de la sélection artistique, est, avec la
« diversité », un acteur qui peut légitimement revendiquer son « identité cultuelle » propre. Il
est reconnu pour ce qu'il est et non plus par ce qu'il sera plus tard, ou par le profit qu'il pourra
rapporter.
* Ce nouveau positionnement, qui les reconnaît comme porteurs d'un sens propre, met les
acteurs de l'émergence en situation de revitaliser la démocratie et l'économie, pour au moins
trois raisons fondamentales .
i) Si avec la diversité culturelle, chacun peut revendiquer le libre choix de sa culture, il ne faut
pas en tirer de conclusions naïves. Le principe de la reconnaissance de chaque culture
s'accompagne en effet d'une contrainte forte : chaque personne doit s'assurer que le respect de
sa dignité culturelle, qui est le fondement de sa liberté, ne porte pas atteinte à la dignité
culturelle des autres personnes. La nécessité s'impose, alors, pour chaque individu, de vérifier
si son identité culturelle est compatible avec le respect de la dignité des autres cultures. Par
conséquent, le respect du « droit de chacun à sa culture » doit être compris comme un DEVOIR
de dire aux autres le “sens et les valeurs” de sa culture.
Le débat sur la valeur était traditionnellement réservé au milieu professionnel du secteur ou
abandonné au marché à profit; il devient maintenant au coeur de la politique culturelle, qui doit
s'organiser autour de plate-formes de confrontations des multiples flux des identités des
personnes, des « “ HUB” culturels en quelque sorte. Cette reconnaissance du débat public entre
cultures est essentielle pour la politique publique de la Diversité culturelle. C’est elle qui donne
sa pertinence politique au « pluralisme culturel» qui « constitue la réponse politique au fait de la
diversité culturelle. Indissociable d’un cadre démocratique, le pluralisme culturel est propice aux
échanges culturels et à l’épanouissement des capacités créatrices qui nourrissent la vie publique »,
comme le rappelle la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001.
Dans un tel contexte, les acteurs de « l'émergence » ont le grand mérite d'avoir des valeurs à
défendre. Dans le débat, ils nourrissent activement le pluralisme culturel de leur militance, de
leur conviction, de leur passion, pourrait-on dire, en tout cas de leur présence « d'inventeurs »
de signes !
ii) Allons même un peu plus loin dans la reconnaissance des inventeurs de symboliques inédites.
Pour que la liberté culturelle accordée à chacun ne sombre pas dans le repli identitaire, la
société de « diversité culturelle » doit favoriser l'apparition de nouveaux signes, de nouvelles
formes, de nouveaux symboles. Elle a un besoin impérieux des « expérimentateurs artistiques »
qui alimentent les identités culturelles de nouvelles références. Les « émergents » sont donc
indispensables à une société où les identités culturelles sont conçues comme des constructions
évolutives au contact d'autrui, des constructions « plurielles, variées et dynamiques » ainsi que
le rappelle l'article 2 de la Déclaration de 2001.
« Expérimentation artistique » et non « art » ou « création » car nul ne peut dire, au nom de
l'Humanité, la valeur d''universalité de ces pratiques « en train de se faire ». Par contre,
« l'expérimentation artistique » a un fondement universel comme tentative de mettre au jour
des « formes » qui seront, un jour peut -être, partagées par toute l'Humanité. Le rêve est fou
car le résultat sera toujours inaccompli, aucune forme ne pouvant s'imaginer participer à la
construction des identités de tous les êtres humains, mais l'Humanité ne peut renoncer à
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---------encourager une telle expérience de partages symboliques universels ! Vu ainsi, l'émergence n'est
pas la preuve de l'art ou de la création, loin de là, mais l'impérative preuve que l'Humanité croit
en son universalité. Il faut bien des « expérimentateurs artistiques » pour lui rappeler cette belle
utopie !
iii) De surcrôit, la diversité culturelle ouvre sur un repositionnement économique des acteurs de
« l'expérimentation artistique » ( ne disons plus acteurs de l'émergence !).
* Dans le cadre actuel, les projets des expérimentateurs artistiques s'inscrivent uniquement dans
la logique du profit ou de la subvention publique. Avec l'approche politique de la Diversité
culturelle, ces deux logiques subsistent mais une troisième acquiert une légitimité forte : celle
d'une économie solidaire appliquée aux échanges culturels.
Il devient légitime d'obtenir un soutien public pour des productions culturelles qui ne génèrent
pas de profit mais qui n'en sont pas moins indispensables à la construction des identités
culturelles. Avec ces productions culturelles, il s'agit moins de marchandises achetées et
vendues que de biens ou services qui s'accompagnent d'un partage culturel de personnes à
personnes. Chacun peut alors témoigner de l'importance de ce partage dans sa trajectoire de vie
et , au regard des principes de la diversité culturelle, ces échanges culturels de personnes à
personnes sont essentiels puisqu'ils participent du respect de la dignité culturelle des
individus. Ils rompent avec la logique de la réification marchande et, dans cette rupture, ils sont
en phase avec les logiques de l'économie solidaire qui place les relations de respect entre les
hommes avant l'obtention du profit maximum.
Bien comprises, ces règles du jeu de la « diversité culturelle » ouvrent sur la reconnaissance
politique des projets des acteurs culturels « émergents » qui voudraient se réclamer de la
logique de l’économie solidaire. Ainsi , il y a là, entre le marché culturel à profit et les
institutions culturelles traditionnelles,
une vaste champ de négociations pour les
expérimentateurs artistiques, en vue de construire, comme le fait actuellement l'Ufisc, cette
troisième voie de l'échange culturel de personnes à personnes.
En tout cas, le principal apport de la « diversité culturelle » aux acteurs de l'expérimentation
artistique est, sans doute, de leur assurer qu'ils sont porteurs « de sens et de valeurs culturels »
donc d'un droit à reconnaissance. 3C'est au fond à ces acteurs de choisir leur position par
rapport à la politique publique : soit le système de la marchandise à profit, soit celui de la
sélection par la « qualité »à dire d'experts, soit le système de l'échange culturel de personnes à
personnes. Fini le monopole des labellisations par l'autorité politique, SMAC, ici, « Nouveaux
territoires de l'art, ailleurs. Les ex « émergents », devenus « expérimentateurs artistiques »,
définissent, eux mêmes, dans une logique de co-construction de la politique culturelle, les valeurs
qu'ils entendent défendre et les engagements qu'ils acceptent de prendre pour contribuer à la
société de diversité culturelle. En contrepartie, les décideurs publics leur aménagent des
avantages fiscaux leur permettant d'échapper aux couperets de l'économie du marché à profit.
Les expérimentateurs artistiques pourraient dans un tel cadre être des acteurs essentiels de la
revitalisation de la démocratie et de l'économie. Il suffirait, au fonds, de prendre au sérieux
dans le débat politique, les arguments du « Manifeste pour une Europe sociale et solidaire » de
septembre 2005 4 qui nous rappelle que :
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4
- Voir en particulier « la déclaration de Fribourg » sur les droits culturels ».
Manifeste pour une Europe sociale et solidaire , Septembre 2005,
Manifeste initié par :
Jean-Louis Laville, Professor of sociology at University of CNAM, co-director of LISE/CNRS.
Matthieu de Nanteuil, Professor of sociology at Catholic University of Louvain.
Marc Humbert, Professor of economic sciences at the University of Rennes.
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---------« sur le plan des politiques économiques, la mythification du marché n’est pas tenable. Le
marché est lié à la modernité. Mais quand il envahit toute la société, il devient une menace pour
la démocratie. La construction d’une Europe sociale est désormais indissociable de l’existence
d’une autre économie, tout particulièrement d’une économie non marchande et d’un tierssecteur qui sont devenus des composantes essentielles de notre mode de vie européen ».
Doc Kasimir Bisou
Voir site : www.mes-d.net/grupcies/boletin/ArticuloIIIEdic30.pdf
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