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Il faut distinguer dans ce paragraphe une critique principale, adressée indifféremment à Frege et à
Russell, d’une critique annexe, visant plus spécifiquement Russell.
Commençons par expliquer la première objection. La détermination des conditions de vérité d’une
proposition de forme « xfx » ou « xfx » s’effectue chez Frege et Russell par ce genre de clause :
« xfx » est vrai si et seulement si toutes parmi toutes les instances de f sont vraies
« xfx » est vrai si et seulement si au moins une parmi toutes les instances de f est vraie
C’est, pour les deux logicistes, à partir de la valeur de vérité des propositions appartenant à l’ensemble
des instances (ensemble donné, comme on l’a dit, avec la fonction propositionnelle) que la valeur de
vérité de la proposition générale est déterminée. Les quantificateurs se présentent donc, dans cette
perspective, comme des fonctions associant à un ensemble déterminé {V, F} (avec dénombrable),
représentant les valeurs de vérités possibles des différentes propositions instances de fx, les deux
valeurs V et F. Autrement dit, les quantificateurs sont assimilés à des fonctions de vérité. « xfx » est
la fonction qui associe le Vrai uniquement à l’ensemble, de cardinalité , {V, V, …} ; « xfx » est la
fonction qui associe le Faux uniquement à l’ensemble {F, F, …}
.
Comme on vient de le voir, pour Frege et Russell, le propre de la description intensionnelle est de
pouvoir traiter de collection infinie de propositions. Cette distinction, logiquement fondamentale,
conduit les deux auteurs à refuser toute théorie unitaire des fonctions de vérité : dans la mesure où les
quantificateurs sont susceptibles de prendre un nombre infini d’argument, ils diffèrent profondément
des connecteurs propositionnels et des autres fonctions finitaires. La volonté de maintenir une
différence essentielle entre le fini et l’infini explique pourquoi, chez Frege et Russell, les
quantificateur sont introduits, après les connecteurs propositionnels, comme des nouvelles constantes
logiques. A l’inverse, le refus d’accorder à cette différence la moindre importance logique conduit
naturellement Wittgenstein à rejeter l’idée qu’il y a divers types de fonctions de vérité. L’opérateur
N(), à partir duquel il est possible de construire n’importe quelle fonction de vérité, peut prendre,
chez lui, indifféremment, un nombre fini ou infini d’arguments
. En cela, il faut le comparer plutôt
aux quantificateurs de Frege et de Russell, avec qui il partage la propriété de ne pas déterminer la
La « sémantique » fregéo-russellienne ne fait aucun usage du concept introduit par Tarski dans les années trente de
satisfaction par une série infinie d’objets.
Cette approche qui considère les quantificateurs comme des fonctions de vérité se prête immédiatement à des
généralisations. On peut introduire, à côté des quantificateurs usuels « x » ou « x », d’autres types de quantificateurs :
« !x », « il existe au moins deux… », « la plupart … », …
Peut-on imaginer, dans le Tractatus, des fonctions de vérité à nombre infini d’arguments ? M. Marion fournit, à la page 34
de son Wittgenstein, Finitism…, op. cit., deux arguments en faveur de l’admission de telles fonctions : d’une part, en 4. 2211
et 5. 535, Wittgenstein accepte la possibilité d’un état de choses infiniment complexe et d’une infinité de noms ; d’autre part,
il confie dans les années trente à un de ses étudiants, D. Lee, que l’idée selon laquelle il peut y avoir un nombre infini de
propositions est une des sources des erreurs du Tractatus (CC 30-32, p. 119). Ajoutons à cela deux considérations : d’abord,
dans un texte publié dans la récente édition de la Wiener Ausgabe (tome 1, p. 47), Wittgenstein « dessine » (en utilisant les
points de suspension) une table de vérité infinie ; ensuite, Ramsey, le seul rappelons-le à avoir bénéficié d’une explication du
Tractatus, voit dans la notion de table de vérité infinie une des innovations majeures du Tractatus (Cf. The Foundations of
Mathematics, in Foundations. Essays in Philosophy, …, op. cit., pp. 158-159). Tout ceci ne laisse guère de doute sur la
position de Wittgenstein.