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LA COMPLEXITE EN PSYCHANALYSE
André Green
« La conjonction du plaisir avec le désir et la conscience de la
mort définissent la structure spécifique de l’humain. » J.D.
Vincent.
La psychanalyse est née en pleine phase d’hégémonie déterministe. Freud
appartenait à un courant d’avant-garde, l’Ecole de Helmholtz. Du Bois-Reymond
écrit : « Brücke [patron de Freud] et moi avons pris l’engagement solennel
d’imposer cette vérité, à savoir que les seules forces physiques et chimiques à
l’exclusion de toute autre, agissent dans l’organisme. » [Jones, 1958, p.45]
Un groupe se forma, la Berliner Physikalische Gesellschaft, qui avait en vue la
destruction du vitalisme. Ses membres devinrent avec le temps les chefs
incontestés des physiologistes et professeurs de médecine allemands. Freud
considérait Helmholtz comme l’une de ses idoles. Il est incontestable que certaines
idées telle celle de « force » persistèrent jusqu’au bout de son œuvre, même dans
un contexte différent sans référence à la physique et à la chimie. A la question
« Freud était-il déterministe ? », on ne peut que donner une réponse ambiguë :
« Oui, il croyait qu’il l’était et se voulait tel. Mais en fait l’analyse de ce qu’il
faisait s’écarte beaucoup des exigences du déterminisme et rien ne permet de
soutenir cette position ». Du reste la Naturphilosophie a été critiquée pour ses
prétentions excessives. Néanmoins Freud grandit et évolua dans ce milieu
subissant l’influence de ses maîtres. C’est en examinant son œuvre qu’on se rend
compte qu’on ne peut le compter parmi les déterministes. Ce qui amène
aujourd’hui à critiquer l’idéologie dont Freud se réclame, n’est pas confirmé par le
produit de son travail. Celui-ci moigne en fait d’une pensée non déterministe de
par le matériau qui est l’objet de son étude : le psychisme humain. Nous y
reviendrons plus loin.
Le déterminisme naquit en 1865 dans Les Principes de médecine expérimentale
de Claude Bernard contre l’indéterminisme. Les idées en seront reprises dans
l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Claude Bernard se réclame
de la science et mène le même combat contre le vitalisme. Il se réfère à Laplace
(Hypothèses non fingo) et Newton. L’idée de déterminisme associe deux thèses :
cosmologique et ontologique : « Une intelligence qui pour un instant donné
connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des
êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses
données à l’analyse, embrassant dans la même formule les mouvements des plus
grands corps de l’Univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain
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pour elle et l’avenir comme le passé seraient présents à ses yeux […] L’esprit
humain approche de cette perfection grâce à l’Astronome mais en restera
cependant infiniment éloigné. » [Laplace, 1814]
C’est bien cette perspective unificatrice cosmologique et ontologique qui fait
problème : l’application des mêmes principes pour comprendre l’inerte et le
vivant humain. Par la suite le conflit entre les déterministes et leurs adversaires
prit beaucoup d’ampleur. Si Freud doit être classé quelque part parmi les
adversaires en conflit ce n’est sûrement pas parmi les antidéterministes qu’il faut
le situer.
Un long débat opposera les déterministes aux vitalistes et aux spiritualistes
partisans du libre-arbitre. Il est piquant de constater que W. James, auteur de
référence de nombreux neurobiologistes actuels fut l’un des plus ardents
défenseurs du spiritualisme et se détacha de Freud après sy être intéressé sous le
prétexte qu’il était un « obsédé sexuel ». Cela ne l’empêche pas de servir de porte-
drapeau aux matérialistes les plus endurcis.
Une nouvelle étape est franchie avec Heisenberg qui conteste Laplace. Il écrit :
« Si à un instant donné, certaines grandeurs physiques sont mesurées aussi
exactement qu’il est possible par principe, il existe à un autre instant des grandeurs
dont la valeur peut être exactement calculée, c’est à dire pour lesquelles le résultat
d’une mesure peut être prédit exactement, à condition que le système observé ne
soit soumis à aucune autre perturbation que celle des mesures considérées. »
[Lecourt, 1949, p. 300-301] Cette citation appliquée à la psychanalyse, je veux
dire au mode de travail psychanalytique (association libre et contretransfert), en
soulignant sa nature fondamentalement dynamique, aléatoire et dialogique, montre
le caractère inapplicable de la proposition, surtout si l’on tient compte de l’action
de l’observateur (contretransfert). La position de Laplace devient de moins en
moins défendable avec les objections de Bachelard, Poincaré, Popper et les
théories du chaos.
Cette introduction visait à montrer combien les positions de départ du jeune
Freud et ses idéaux ont été dépassés par le mouvement de la philosophie des
sciences. En effet quand on pense aux conditions du travail psychanalytique on est
beaucoup plus amené à évoquer les idées de la philosophie des sciences moderne
que celles sur lesquelles l’entourage scientifique de Freud se fondait.
Si donc, l’origine principale du déterminisme remonte à Claude Bernard
qu’aucun médecin un peu frotté de science ne se dispense de citer, il faut attendre
Michel Hautecouverture pour lire de vives critiques sur cette influence qui oriente
la médecine vers une approche épidémiologique où l’individu est interchangeable :
« Il y a une chose qui me semble difficile actuellement, c’est comment arriver à
faire admettre à un milieu médical totalement issu d’une pensée de type Claude
Bernard que la rationalité ne se résume pas à une rationalité de type biologique
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classique d’expérimentation. Comment faire comprendre aux gens que la
rationalité c’est quelque chose de complexe et que n’épuise pas la rationalité
scientifique au sens limité du terme. » [Hautecouverture, 2003]
En fait c’est la psychanalyse qui nous a conduits à comprendre qu’il fallait
dépasser la « scientificité » médicale inspirée par Claude Bernard. Remarquons
que Michel Hautecouverture introduit dans la réflexion la notion de complexité
sans pour autant se référer aux théories qui en traitent.
DEUX EXEMPLES D’ATTITUDE ANTIDETERMINISTE
Il ne faut pas croire que le ralliement de Freud au déterminisme est une séquelle
de ses idéaux de jeunesse. Jusqu’au bout, soit la 35e Conférence d’introduction à la
psychanalyse (1933), consacrée à la Weltanschauung, il se montre fidèle aux
idéaux de la science dans une perspective des plus positivistes et n’admet pas
d’autre « conception du monde » que celle de la science [Freud, 1933].
Et pourtant Freud au travail s’affranchit des rigidités de la méthode
scientifique. Dans L’Interprétation des Rêves, il écrit : « La façon dont le rêve se
comporte à l’égard de la catégorie de l’opposition et de la contradiction est des
plus frappantes. Celle-ci est tout bonnement négligée, le « non » semble pour le
rêve ne pas exister. Avec une particulière prédilection, les oppositions sont
contractées en une unité ou présentées en une seule fois. Mieux le rêve s’octroie la
liberté de présenter n’importe quel élément au moyen de son oppo quant au
souhait de sorte que d’emblée on ne sait d’un élément susceptible d’avoir un
contraire, s’il est contenu positivement ou négativement dans la pensée du rêve. »
[Freud, 1899-1900 (mes italiques)] Si déterminisme il y a c’est un déterminisme
ouvert qui en certains cas ne peut trancher entre le positif et le négatif.
Que l’on songe aux hésitations de Freud concernant la date de survenue de la
scène primitive de l’Homme aux loups (18 mois ou x + 18 mois), aux discussions,
hypothèses, spéculations, interrogations, quelle théorie déterministe peut-elle en
rendre compte. Freud laisse les questions ouvertes et loin de parvenir à des
réponses tranchées examine les diverses solutions sans se décider en faveur d’une
seule. Sans doute souhaiterait-il adopter une position déterministe sans ambages.
Mais les faits le contraignent à accepter une dose d’indétermination plus
importante qu’il n’est disposé à le faire.
CRITIQUE DE LA POSITION DETERMINISTE CLASSIQUE
Ce qui n’est plus tenable de la position déterministe classique c’est l’unité
proclamée du monde physique et du monde humain. En revanche la séparation du
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monde humain du monde physique renverra le premier à une vision
ontothéologique qui se séparera du monde de la mécanique rationnelle de la
physique. L’instant initial sera l’instant de la création se profile l’ombre de
Dieu. Cette conception ne tient compte ni de l’hétérogénéité des groupes humains,
ni de la non-homogénéité du psychique (selon Freud : les provinces psychiques),
ni non plus du fait que la mesure se dispense de prendre en considération l’Autre
qualitatif.
Quand on considère le cas de la surdétermination décrit en psychanalyse il
renvoie pour la compréhension des formations de l’inconscient à une pluralité de
facteurs surdéterminés. Ils sont la résultante multiple de plus d’une seule cause et
sont formés d’éléments inconscients multiples qui peuvent s’organiser en
séquences significatives différentes dont chacune à un certain niveau
d’interprétation possède sa propre cohérence.
L’AUTO-ORGANISATION D’HENRI ATLAN
Nous nous arrêterons sur deux travaux d’Atlan de 1981 et de 1984. Dans
l’article de 1981 qui traite de l’émergence du nouveau et du sens un double
parcours se dessine : celui qui va de l’état initial vers l’état final et celui de l’état
final qui permettrait de remonter vers l’état initial. Dans ces parcours l’apparition
de l’inattendu laisse soupçonner le rôle d’une auto-organisation qui permet
d’analyser et de simuler l’émergence de structures complexes spécifiques à partir
de structures moins complexes : « Un système déterministe suffisamment
compliqué pour que son comportement ne puisse pas être prédit sans l’aide d’une
simulation sur ordinateur peut produire de la nouveauté quand on réalise
effectivement cette simulation. »
La symétrie entre les entrées et les sorties est détruite. La voie de calcul sans
bruit implique une destruction de l’information quand on passe des entrées (les
conditions initiales) aux sorties (structure finale). Rappelons que le calcul se
repère à la position de l’observateur extérieur et à l’observateur intérieur.
L’accroissement de la complexité donne lieu à l’émergence de l’inattendu.
Atlan précise : « Comment parler de ce pour quoi nous n’avons pas encore de
langage adéquat. A chaque niveau apparaissent des créations de significations de
l’émergence du nouveau et doit être considéle rôle de l’observateur par rapport
au niveau de l’exigence des objets. » Avec l’émergence on assiste à la
transformation de la distinction et de la séparation à un niveau élémentaire à celui
de l’unification et réunion à un niveau plus élevé.
Dans la hiérarchie qui part des atomes et s’étend aux molécules, à la cellule
vivante, aux différenciations physiologiques (organes), psychologiques
(comportement animal et esprit humain), sociologiques (groupes humains), il est
impossible d’observer tous les niveaux à la fois avec une même précision. Mais il
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y a articulation d’un niveau à un autre auquel l’observateur n’a accès que de façon
insuffisante. Dans les nouvelles techniques de la biologie moléculaire
l’articulation entre deux niveaux permet d’envisager l’existence de niveaux
intermédiaires.
REMARQUES SUR LE LANGAGE
Pour Atlan le langage doit être considéré comme un niveau intermédiaire. On
peut en effet l’envisager à deux étages, le niveau cerveau-langage et le niveau
langage-pensée, ce qui permet de construire la relation cerveau-pensée. Au niveau
du langage-pensée on assiste à l’émergence de la signification.
En considérant le rôle du blanc, celui-ci est le résultat de la transformation de
l’effet négatif d’interruption et de coupure entre les signes en effet d’addition et de
réunion. Il y a récursivité aussi, mais le soi dont il s’agit ici n’est pas
nécessairement humain donc très largement inconscient. L’observateur dont nous
parlons ce n’est pas notre subjectivité c’est l’ensemble des opérations de mesure
en relation logique avec ces opérations.
Le système auto-organisateur est à plusieurs niveaux. Il y a du déterminisme et
de l’indéterminisme ensemble.
En ce qui concerne le langage, ajoutons aux hypothèses d’Atlan une autre
remarque. Simon Bouquet et François Rastier réinterprétant l’œuvre de Saussure,
source de toute la pensée linguistique moderne observent que son œuvre permet de
distinguer une linguistique de la langue, qui est la plus communément invoquée et
développée et une linguistique de la parole systématiquement sous éstimée par les
éditeurs du Cours. Tout se passe comme si l’œuvre de Saussure avait été presque
exclusivement interprétée selon un pôle logico-grammatical (linguistique de la
langue) tandis que le pôle rhétorico-herméneutique (linguistique de la parole) était
quasiment ignoré. Or je crois qu’admettre ce dernier pôle serait prendre en
considération un accroissement de la complexité pour l’appréciation de
l’émergence des significations.
Thom fait observer : « En fait si l’on croit que la réalité macroscopique usuelle,
celle des communications intermédiaires est plus importante et plus fondamentale
que la description des entités ultimes que découvre la physique, il n’est pas évident
que le langage ne soit pas fondamentalement plus utile que les théorisations
mathématiques qu’on a construites pour rendre compte de phénomènes
extrêmement fugitifs et ultimes dans notre vision de la réalité. » [Thom, 1991] Ces
lignes ont d’autant plus de valeur qu’elles sont écrites par un partisan déterminé du
déterminisme. On comprend que la complexité n’est respectée que s’il y a
adéquation entre la méthode et son objet.
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