La complexité en psychanalyse - Insitut des Sciences de la

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LA COMPLEXITE EN PSYCHANALYSE
André Green
« La conjonction du plaisir avec le désir et la conscience de la
mort définissent la structure spécifique de l’humain. » J.D.
Vincent.
La psychanalyse est née en pleine phase d’hégémonie déterministe. Freud
appartenait à un courant d’avant-garde, l’Ecole de Helmholtz. Du Bois-Reymond
écrit : « Brücke [patron de Freud] et moi avons pris l’engagement solennel
d’imposer cette vérité, à savoir que les seules forces physiques et chimiques à
l’exclusion de toute autre, agissent dans l’organisme. » [Jones, 1958, p.45]
Un groupe se forma, la Berliner Physikalische Gesellschaft, qui avait en vue la
destruction du vitalisme. Ses membres devinrent avec le temps les chefs
incontestés des physiologistes et professeurs de médecine allemands. Freud
considérait Helmholtz comme l’une de ses idoles. Il est incontestable que certaines
idées telle celle de « force » persistèrent jusqu’au bout de son œuvre, même dans
un contexte différent sans référence à la physique et à la chimie. A la question
« Freud était-il déterministe ? », on ne peut que donner une réponse ambiguë :
« Oui, il croyait qu’il l’était et se voulait tel. Mais en fait l’analyse de ce qu’il
faisait s’écarte beaucoup des exigences du déterminisme et rien ne permet de
soutenir cette position ». Du reste la Naturphilosophie a été critiquée pour ses
prétentions excessives. Néanmoins Freud grandit et évolua dans ce milieu
subissant l’influence de ses maîtres. C’est en examinant son œuvre qu’on se rend
compte qu’on ne peut le compter parmi les déterministes. Ce qui amène
aujourd’hui à critiquer l’idéologie dont Freud se réclame, n’est pas confirmé par le
produit de son travail. Celui-ci témoigne en fait d’une pensée non déterministe de
par le matériau qui est l’objet de son étude : le psychisme humain. Nous y
reviendrons plus loin.
Le déterminisme naquit en 1865 dans Les Principes de médecine expérimentale
de Claude Bernard contre l’indéterminisme. Les idées en seront reprises dans
l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Claude Bernard se réclame
de la science et mène le même combat contre le vitalisme. Il se réfère à Laplace
(Hypothèses non fingo) et Newton. L’idée de déterminisme associe deux thèses :
cosmologique et ontologique : « Une intelligence qui pour un instant donné
connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des
êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses
données à l’analyse, embrassant dans la même formule les mouvements des plus
grands corps de l’Univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain
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pour elle et l’avenir comme le passé seraient présents à ses yeux […] L’esprit
humain approche de cette perfection grâce à l’Astronome mais en restera
cependant infiniment éloigné. » [Laplace, 1814]
C’est bien cette perspective unificatrice cosmologique et ontologique qui fait
problème : l’application des mêmes principes pour comprendre l’inerte et le
vivant humain. Par la suite le conflit entre les déterministes et leurs adversaires
prit beaucoup d’ampleur. Si Freud doit être classé quelque part parmi les
adversaires en conflit ce n’est sûrement pas parmi les antidéterministes qu’il faut
le situer.
Un long débat opposera les déterministes aux vitalistes et aux spiritualistes
partisans du libre-arbitre. Il est piquant de constater que W. James, auteur de
référence de nombreux neurobiologistes actuels fut l’un des plus ardents
défenseurs du spiritualisme et se détacha de Freud après s’y être intéressé sous le
prétexte qu’il était un « obsédé sexuel ». Cela ne l’empêche pas de servir de portedrapeau aux matérialistes les plus endurcis.
Une nouvelle étape est franchie avec Heisenberg qui conteste Laplace. Il écrit :
« Si à un instant donné, certaines grandeurs physiques sont mesurées aussi
exactement qu’il est possible par principe, il existe à un autre instant des grandeurs
dont la valeur peut être exactement calculée, c’est à dire pour lesquelles le résultat
d’une mesure peut être prédit exactement, à condition que le système observé ne
soit soumis à aucune autre perturbation que celle des mesures considérées. »
[Lecourt, 1949, p. 300-301] Cette citation appliquée à la psychanalyse, je veux
dire au mode de travail psychanalytique (association libre et contretransfert), en
soulignant sa nature fondamentalement dynamique, aléatoire et dialogique, montre
le caractère inapplicable de la proposition, surtout si l’on tient compte de l’action
de l’observateur (contretransfert). La position de Laplace devient de moins en
moins défendable avec les objections de Bachelard, Poincaré, Popper et les
théories du chaos.
Cette introduction visait à montrer combien les positions de départ du jeune
Freud et ses idéaux ont été dépassés par le mouvement de la philosophie des
sciences. En effet quand on pense aux conditions du travail psychanalytique on est
beaucoup plus amené à évoquer les idées de la philosophie des sciences moderne
que celles sur lesquelles l’entourage scientifique de Freud se fondait.
Si donc, l’origine principale du déterminisme remonte à Claude Bernard
qu’aucun médecin un peu frotté de science ne se dispense de citer, il faut attendre
Michel Hautecouverture pour lire de vives critiques sur cette influence qui oriente
la médecine vers une approche épidémiologique où l’individu est interchangeable :
« Il y a une chose qui me semble difficile actuellement, c’est comment arriver à
faire admettre à un milieu médical totalement issu d’une pensée de type Claude
Bernard que la rationalité ne se résume pas à une rationalité de type biologique
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classique d’expérimentation. Comment faire comprendre aux gens que la
rationalité c’est quelque chose de complexe et que n’épuise pas la rationalité
scientifique au sens limité du terme. » [Hautecouverture, 2003]
En fait c’est la psychanalyse qui nous a conduits à comprendre qu’il fallait
dépasser la « scientificité » médicale inspirée par Claude Bernard. Remarquons
que Michel Hautecouverture introduit dans la réflexion la notion de complexité
sans pour autant se référer aux théories qui en traitent.
DEUX EXEMPLES D’ATTITUDE ANTIDETERMINISTE
Il ne faut pas croire que le ralliement de Freud au déterminisme est une séquelle
de ses idéaux de jeunesse. Jusqu’au bout, soit la 35e Conférence d’introduction à la
psychanalyse (1933), consacrée à la Weltanschauung, il se montre fidèle aux
idéaux de la science dans une perspective des plus positivistes et n’admet pas
d’autre « conception du monde » que celle de la science [Freud, 1933].
Et pourtant Freud au travail s’affranchit des rigidités de la méthode
scientifique. Dans L’Interprétation des Rêves, il écrit : « La façon dont le rêve se
comporte à l’égard de la catégorie de l’opposition et de la contradiction est des
plus frappantes. Celle-ci est tout bonnement négligée, le « non » semble pour le
rêve ne pas exister. Avec une particulière prédilection, les oppositions sont
contractées en une unité ou présentées en une seule fois. Mieux le rêve s’octroie la
liberté de présenter n’importe quel élément au moyen de son opposé – quant au
souhait – de sorte que d’emblée on ne sait d’un élément susceptible d’avoir un
contraire, s’il est contenu positivement ou négativement dans la pensée du rêve. »
[Freud, 1899-1900 (mes italiques)] Si déterminisme il y a c’est un déterminisme
ouvert qui en certains cas ne peut trancher entre le positif et le négatif.
Que l’on songe aux hésitations de Freud concernant la date de survenue de la
scène primitive de l’Homme aux loups (18 mois ou x + 18 mois), aux discussions,
hypothèses, spéculations, interrogations, quelle théorie déterministe peut-elle en
rendre compte. Freud laisse les questions ouvertes et loin de parvenir à des
réponses tranchées examine les diverses solutions sans se décider en faveur d’une
seule. Sans doute souhaiterait-il adopter une position déterministe sans ambages.
Mais les faits le contraignent à accepter une dose d’indétermination plus
importante qu’il n’est disposé à le faire.
CRITIQUE DE LA POSITION DETERMINISTE CLASSIQUE
Ce qui n’est plus tenable de la position déterministe classique c’est l’unité
proclamée du monde physique et du monde humain. En revanche la séparation du
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monde humain du monde physique renverra le premier à une vision
ontothéologique qui se séparera du monde de la mécanique rationnelle de la
physique. L’instant initial sera l’instant de la création où se profile l’ombre de
Dieu. Cette conception ne tient compte ni de l’hétérogénéité des groupes humains,
ni de la non-homogénéité du psychique (selon Freud : les provinces psychiques),
ni non plus du fait que la mesure se dispense de prendre en considération l’Autre
qualitatif.
Quand on considère le cas de la surdétermination décrit en psychanalyse il
renvoie pour la compréhension des formations de l’inconscient à une pluralité de
facteurs surdéterminés. Ils sont la résultante multiple de plus d’une seule cause et
sont formés d’éléments inconscients multiples qui peuvent s’organiser en
séquences significatives différentes dont chacune à un certain niveau
d’interprétation possède sa propre cohérence.
L’AUTO-ORGANISATION D’HENRI ATLAN
Nous nous arrêterons sur deux travaux d’Atlan de 1981 et de 1984. Dans
l’article de 1981 qui traite de l’émergence du nouveau et du sens un double
parcours se dessine : celui qui va de l’état initial vers l’état final et celui de l’état
final qui permettrait de remonter vers l’état initial. Dans ces parcours l’apparition
de l’inattendu laisse soupçonner le rôle d’une auto-organisation qui permet
d’analyser et de simuler l’émergence de structures complexes spécifiques à partir
de structures moins complexes : « Un système déterministe suffisamment
compliqué pour que son comportement ne puisse pas être prédit sans l’aide d’une
simulation sur ordinateur peut produire de la nouveauté quand on réalise
effectivement cette simulation. »
La symétrie entre les entrées et les sorties est détruite. La voie de calcul sans
bruit implique une destruction de l’information quand on passe des entrées (les
conditions initiales) aux sorties (structure finale). Rappelons que le calcul se
repère à la position de l’observateur extérieur et à l’observateur intérieur.
L’accroissement de la complexité donne lieu à l’émergence de l’inattendu.
Atlan précise : « Comment parler de ce pour quoi nous n’avons pas encore de
langage adéquat. A chaque niveau apparaissent des créations de significations de
l’émergence du nouveau et doit être considéré le rôle de l’observateur par rapport
au niveau de l’exigence des objets. » Avec l’émergence on assiste à la
transformation de la distinction et de la séparation à un niveau élémentaire à celui
de l’unification et réunion à un niveau plus élevé.
Dans la hiérarchie qui part des atomes et s’étend aux molécules, à la cellule
vivante, aux différenciations physiologiques (organes), psychologiques
(comportement animal et esprit humain), sociologiques (groupes humains), il est
impossible d’observer tous les niveaux à la fois avec une même précision. Mais il
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y a articulation d’un niveau à un autre auquel l’observateur n’a accès que de façon
insuffisante. Dans les nouvelles techniques de la biologie moléculaire
l’articulation entre deux niveaux permet d’envisager l’existence de niveaux
intermédiaires.
REMARQUES SUR LE LANGAGE
Pour Atlan le langage doit être considéré comme un niveau intermédiaire. On
peut en effet l’envisager à deux étages, le niveau cerveau-langage et le niveau
langage-pensée, ce qui permet de construire la relation cerveau-pensée. Au niveau
du langage-pensée on assiste à l’émergence de la signification.
En considérant le rôle du blanc, celui-ci est le résultat de la transformation de
l’effet négatif d’interruption et de coupure entre les signes en effet d’addition et de
réunion. Il y a récursivité aussi, mais le soi dont il s’agit ici n’est pas
nécessairement humain donc très largement inconscient. L’observateur dont nous
parlons ce n’est pas notre subjectivité c’est l’ensemble des opérations de mesure
en relation logique avec ces opérations.
Le système auto-organisateur est à plusieurs niveaux. Il y a du déterminisme et
de l’indéterminisme ensemble.
En ce qui concerne le langage, ajoutons aux hypothèses d’Atlan une autre
remarque. Simon Bouquet et François Rastier réinterprétant l’œuvre de Saussure,
source de toute la pensée linguistique moderne observent que son œuvre permet de
distinguer une linguistique de la langue, qui est la plus communément invoquée et
développée et une linguistique de la parole systématiquement sous éstimée par les
éditeurs du Cours. Tout se passe comme si l’œuvre de Saussure avait été presque
exclusivement interprétée selon un pôle logico-grammatical (linguistique de la
langue) tandis que le pôle rhétorico-herméneutique (linguistique de la parole) était
quasiment ignoré. Or je crois qu’admettre ce dernier pôle serait prendre en
considération un accroissement de la complexité pour l’appréciation de
l’émergence des significations.
Thom fait observer : « En fait si l’on croit que la réalité macroscopique usuelle,
celle des communications intermédiaires est plus importante et plus fondamentale
que la description des entités ultimes que découvre la physique, il n’est pas évident
que le langage ne soit pas fondamentalement plus utile que les théorisations
mathématiques qu’on a construites pour rendre compte de phénomènes
extrêmement fugitifs et ultimes dans notre vision de la réalité. » [Thom, 1991] Ces
lignes ont d’autant plus de valeur qu’elles sont écrites par un partisan déterminé du
déterminisme. On comprend que la complexité n’est respectée que s’il y a
adéquation entre la méthode et son objet.
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EVOLUTION DU COMPLEXE
Au Colloque de Cerisy de 1984 Henri Atlan devait présenter un exposé
fondamental sur l’intuition du complexe [Atlan, 1991]. La complexité d’un
problème est mesurée par la difficulté à le résoudre. Celle-ci n’est pas évaluée par
la valeur absolue du temps de calcul « que la façon dont le temps varie avec la
taille (= le nombre de variables et de paramètres) du problème à résoudre. » Atlan
ajoute la dimension de complexité relative à une intuition non quantifiée à
comprendre un exposé, une idée. Nous voilà au plus proche de la psychanalyse. En
tout état de cause la signification de l’information transmise ne joue aucun rôle
explicite dans ces théories.
Dans le cas du langage (cas particulier d’auto-organisation biologique avec
accroissement de complexité), l’absence d’ambiguïté va de pair avec une absence
de signifiance. Que dire alors des mécanismes d’après-coup, de l’interprétation du
rêve, etc. ?
Le progrès scientifique opère à contresens. Car la science et ses indices
(efficacité, maîtrise prédictive) engendrent une pensée simplificatrice – légitime,
dit Atlan. Toutefois chaque fois que cette légitimité est démentie à la rencontre de
ce que nous ne connaissons pas, ou ce qui nous surprend face à la connaissance
simplificatrice que nous possédons, source de nouveauté et de pensée, qui n’ont
aucune raison intrinsèque d’exister.
L’évolution de l’épistémologie moderne a vu naître quelques tentatives pour
jeter des ponts entre la pensée des sciences de la nature et la psychanalyse. On
s’est alors tourné vers les théories du chaos déterministe ou stochastique. Ces
idées se concentrent sur la connaissance d’un état initial susceptible de construire
l’état futur. On a supposé que si l’on considère des états dynamiques suffisamment
à distance de l’état initial, le système « oublie » celui-ci. On invoque un mode de
raisonnement et une logique non monotones. Cela invite à dissocier la
prédictibilité totale du déterminisme [Dikova, 1998]. L’accent est mis sur la nonlinéarité, l’interaction entre éléments, l’irréversibilité dynamique, l’invariance
d’échelle, l’histoire du système [Pietronaro, 1998]. Des investigations plus
poussées tentent des rapprochements entre les concepts de la psychanalyse (Freud,
Bion) et ces idées. Mais l’élaboration reste dominée par la référence aux capacités
autorégulatrices, c’est à dire adaptatives [Orsucci, 1998]. D’une manière générale
l’accent est régulièrement mis sur la dynamique non linéaire, le langage
transdisciplinaire. Ainsi la recherche est dirigée vers le lien où la représentation
mouvante de la forme devient discontinue et divergente, excluant toute
reproduction géométrique régulière (espace topologique à n dimensions : fractal).
Enfin est reconnue la nécessité du postulat d’une dualité, celle qui oppose une
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réalité psychique fonctionnant selon des lois différentes de celles qui régissent la
réalité matérielle (un des postulats de Freud émis en 1900.)
UNE CRITIQUE RADICALE : CASTORIADIS
Malgré l’intérêt de ces avancées qui tentent de jeter un pont avec la
psychanalyse, aucune ne nous satisfait entièrement. Il nous faut revenir au
Colloque de Cerisy de 1990 où Castoriadis expose ses vues sur la psyché comme
imaginaire radical. Castoriadis était philosophe et psychanalyste, ce qui fait toute
la différence. Il adopte une position nettement non déterministe, en désaccord avec
les positions explicites de Freud mais en fait plus fidèle à sa pensée que Freud luimême.
Il souligne qu’il n’y a pas de représentation normale associée à une pulsion.
Toute représentation est imprévisible, du fait même de la créativité de la psyché,
car celle-ci est habitée par une inéradicable négativité contre la société, les autres,
la réalité. Dans un article intitulé « La psychanalyse, situation et limites »
[Castoriadis, 1997] il défend la défonctionnalisation du psychisme du fait de la
création comme imaginaire radical : les exemples à l’appui abondent : les
religions, le symbolisme, tout cet ensemble lié à la créativité de la psyché est lié au
désir dans son lien à la représentation et au lien de cette dernière avec le plaisir. Le
plaisir de la représentation est différent du plaisir d’organe. La subjectivité est
réflexive délibérante. En ce qui concerne l’auto-organisation : ni les facteurs
biologiques ni les déterminations économiques sociales ne peuvent à eux seuls
définir la psyché qui n’est réductible à aucune de ces deux dimensions.
Castoriadis appelle théorie ensembliste identitaire une théorie du Moi défini par
le principe d’identité : les propriétés définissent les classes, les relations
d’équivalence et les principes d’ordre, identité de soi avec soi, l’ensemble
constituant la déterminité (toute chose existante est complètement déterminée :
Kant). Il oppose à celle-ci une théorie des magmas (ex. : le ça) comme constituant
ce dont on peut extraire des organisations ensemblistes en nombre infini mais qui
ne peut jamais être reconstitué idéalement par composition ensembliste. En
somme les magmas sont ensemblistes mais non identitaires.
Il existe donc des domaines auxquels des énoncés significatifs peuvent être
référés mais ne satisfont à aucune théorie déterministe. On le voit, l’obstacle au
déterminisme intégral c’est la référence à une rationalité étroite et incomplète. Les
significations imaginaires sociales sont psychiques. Voilà qui nous sort de la
pensée groupale classique.
Signifier présuppose l’imaginaire radical. Cette position mérite d’être précisée :
c’est la position de quelque chose qui n’est pas et la liaison (sans détermination
préalable « arbitraire ») entre quelque chose qui n’est pas et quelque chose qui par
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ailleurs « est » ou « n’est pas ». Le vivant crée « pour soi » sa propre universalité
et son propre ordre. Il ne peut organiser un monde chaotique qui doit être
« organisable ». En tant que tel le vivant ne suffit pas à caractériser cet
organisable. Autrement dit, il est une strate qui possède une organisation
ensembliste identitaire. La rationalité n’est pas structurante à elle seule, mais sa
potentialité est requise pour que naisse l’organisation, laquelle doit advenir par la
voie du magma.
Le chaos à stratification régulière est à recouvrer. Il n’est pas un ensemble mais
un système d’ensembles non pleinement déterminé, non déterminable de par
l’émergence de déterminations autres.
Enfin la création exige le temps. Elle vise à être l’auteur de sa propre loi
(autonomie). La socialisation de la psyché n’est ni un sens donné, ni garant, c’est
un sens créé par l’histoire. Nous sommes des mortels, sans qu’il nous soit permis
d’inférer quoi que ce soit au-delà.
Les audaces de la pensée épistémologique ont poussé les représentants de celleci qui se veulent philosophes à conquérir des champs de savoir où la complexité
(et donc le problème du déterminisme) est à son stade le plus élevé. Longtemps
Atlan s’est contenté d’analyser le cristal, entreprise déjà bien difficile. Voilà que
maintenant c’est la fumée dont il s’efforce de venir à bout.
LES LOGOÏ SPERMATIKOS OU LES ETINCELLES DE HASARD
Dans l’introduction de ces deux volumes, Les Etincelles de hasard I et II
[Atlan, 1999 & 2003], Henri Atlan fait allusion à ces grandes œuvres vénérées par
l’humanité. : les Védas, les Upanishad, les lois de Manou, la Bhagâvâd Gîtâ et le
Tao. Comme on aimerait pouvoir embrasser d’un regard unificateur, comme on le
fait pour le Livre de la Nature ces productions des civilisations diverses. C’est
impossible. Aussi Atlan se limite-t-il au Talmud.
Une question se pose : pour un Juif qui se veut respectueux des exigences
religieuses, peut-il exister une lecture athée du Talmud ? On peut en dire autant
d’un Musulman pieux et du Coran. J’ai le plus sérieux doute à ce sujet car cette
littérature adhère au salut de l’homme par l’Alliance. Il faudrait alors pouvoir
analyser cette alliance préalablement.
La question des étincelles de hasard (qui renvoie à l’indéterminisme) montre
que le hasard est une sanction et non un événement neutre, simplement opposé au
déterminisme. Henri Atlan nous montre que les étincelles de hasard sont les
gouttes de sperme qu’Adam, suivant la légende, répandit pendant 130 ans suite à
sa séparation d’avec Eve. Son sperme se répandait par hasard, accidentellement,
par épanchement involontaire. Ce sperme répandu créait et nourrissait des démons
à l’origine de la génération perdue du déluge et de la Tour de Babel. En tête du
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deuxième volume cette introduction est reprise. S’y ajoute l’idée d’un événement
nocturne – ce qu’on appellerait aujourd’hui une pollution, consécutive à un rêve.
Par ce simple rappel on constate que les émissions spermatiques sont la
conséquence de la séparation, elle-même devant être comprise – que cela soit dit
ou pas et encore plus si ça ne l’est pas – comme la punition du péché originel.
Dieu chasse du Paradis terrestre, mais Adam et Eve ne sauraient continuer à s’unir
dans la chair impunément. Et si Adam ne sait comment retenir son désir, son
sperme, au lieu de créer (sym-boliquement), il nourrit des démons (diaboliquement). Il est à la source des errements de l’homme (génération perdue : le
déluge, Babel, etc.)
On trouve chez Aristote une allusion aux logoï spermatikos. La pluralité et la
téléologie sont modélisées. Toute connaissance véritable est impossible sans
l’existence d’une réalité stable, éternelle, au-delà de ce que le sensible nous permet
de percevoir, condition de tout discours philosophique, soit l’antichaos. Il y a
analogie avec le sperme animal, production de l’inhumain.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur les différences entre les pensées
grecque et juive – ni sur les distinctions chez Aristote et Plotin (différence entre
les pensées de Dieu et le Nous d’Aristote). La leçon est incontournable. « Si vous
n’obéissez pas à mes commandements, au premier rang desquels il faut placer
l’interdit, vous perdez toute orientation à votre vie par dissolution de votre alliance
avec moi. Vous serez voués à errer au hasard, à répandre votre semence non pour
perpétuer une création mais pour devenir des éleveurs de démons, qui prendront le
contrôle de votre vie et vous pousseront aux pires malheurs ou aux pires erreurs.
Vous ne serez plus sous la souveraineté de personne, ne renvoyant à aucune
intention lumineuse. Votre vie ne sera qu’une histoire pleine de vie et de fureur
racontée par un idiot. » (Macbeth).
C’est peut-être le moment de nous rappeler que Macbeth dont le désir est d’être
roi et père, se voit trompé par les sorcières qui le font roi sans qu’il devienne pour
autant père, alors que d’autres seront pères, sans être rois ; ils seront des pères de
rois. Pour percevoir la supercherie il faut être du ventre de sa mère « untimely
ripped » afin que le doux lait de la tendresse humaine ne vous fixe pas trop à elle
et vous détourne du père. Donc ici : bienfait de la séparation prématurée.
Ce que Dieu dit est : « Si vous allez avec moi par accident, moi je me conduirai
simplement avec vous par accident. Si vous agissez sans conscience et intention, si
votre alliance n’engage pas toute votre foi et tout votre être, décidés à me
considérer comme votre seul et unique Dieu tout-puissant, alors vous serez livrés,
de mon fait aussi, à l’aléatoire. Vous ne pourrez compter sur moi ni personne.
Vous irez au hasard. »
Atlan enjuive la psychanalyse, la châtre quand elle le dérange – preuve qu’il ne
s’agit pas d’une lecture neutre proprement analytique. Il indique comment il
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importe de faire triompher le bon yetser sur le mauvais [Atlan, 1999, p.118].
« En fait le mot yetser exprime une idée de créativité [construction et
destruction…]. En fait yetser devrait-il être traduit par « libido », à condition de ne
pas oublier la connotation créatrice du mot dans la mesure où les pulsions
sexuelles sont paradigmatiques de la créativité humaine (non seulement création
des espèces, mais création de l’esprit). » Eros est toujours là. C’est en quoi les
yetser favorisent aussi au plus haut point l’expérience du mal – indissociable du
bien -, donne constitutive de la condition humaine. La libération par la forme de
l’entendement contrarie les « libidines » (Spinoza).
Et voilà la justification du rituel judaïque. La circoncision, l’ablation du prépuce
qui enferme le sexe, le cœur, les lèvres et l’oreille. L’existence est gouvernée par
l’entendement infini de Dieu. Voilà le bénéfice de l’alliance.
Et voici cette autre affirmation d’Atlan sur la libido : « Cette connaissance
biblique n’est évidemment pas autre chose que la libido mais toute la libido. » Et
qu’est cette libido toute « éveil des sens et de la connaissance à la connaissance du
sexe par le sexe, déniaisement sur la réalité des pulsions et de leurs enjeux, sur la
force du désir et sur le bonheur et le malheur et le bien et le mal qui accompagnent
les satisfactions ; perte de l’innocence animale de qui ne savait pas. Connaissance
bonne ou mauvaise, source de jouissance et de plaisir et de bonheur même, de
« béatitude » mais aussi de malheur, de souffrance et de mort » [Atlan, 1999, p.
19]. Atlan se référerait-il à un concept de la psychanalyse ? Toute la libido mais
pas toute la théorie psychanalytique – Atlan ne rencontre la psychanalyse que par
accident. Et si celle-ci est sauvable c’est bien parce que Freud, ce grand nom est
juif [Atlan, 1999, p. 279].
Mais Atlan veut aussi circoncire la psychanalyse. Autrefois il était
l’interlocuteur des psychanalystes – et certaines fois leur inspirateur. Je songe au
rapport de Sylvie et Georges Pragier sur « Les nouvelles métaphores en
psychanalyse » où l’auto-organisation occupe une place de premier plan, aux
nombreux dialogues dans le passé et je ne m’attendais guère à lire ces lignes bien
peu étincelantes : « On pourrait aussi parler des significations inconscientes qui
font que quelqu’un dit quelque chose qui veut dire autre chose que lui-même n’a
jamais voulu dire et qu’on attribue à son inconscient. Ceci d’ailleurs sous une
forme primaire, ne fait que déplacer sans modification l’évidence naïve dont nous
parlons : ce ne serait plus la pensée de celui qui parle mais celle d’un homunculus
qui l’habite et fonctionne tout à fait comme lui, ou presque, mais à son insu et
qu’on appelle pour cela son inconscient. En fait cet inconscient s’il se trouve
quelque part c’est plutôt chez celui qui interprète ; et la naïveté consiste à le
projeter comme une conscience parlant à l’intérieur de celui qui est interprété. »
[Atlan, 1999, p. 392] Je ne serais pas très fier d’être l’auteur de ces lignes qui
témoignent de la superficialité des connaissances de l’auteur sur la psychanalyse,
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que le premier des « Que sais-je ? » redresserait aisément. Il y a là de quoi fermer
le livre, sans appel. J’y résisterai.
Nous voilà loin d’« A tort et à raison ». Pour qui Atlan écrit-il et pourquoi ?
Pour les ignorants et pour entretenir l’ignorance ? Le Talmud interprète la réalité
et l’esprit, Atlan interprète le Talmud et clôt l’interprétation et assèche l’activité de
l’esprit.
Autre exemple remarquable. L’histoire de Ruth narrée dans le deuxième
volume se garde bien de rappeler d’elle ce qui est dit dans le premier [Atlan, 1999,
p. 360]. Son histoire est une des nombreuses illustrations du hasard (elle glane par
hasard dans le champ de Booz.) De ce hasard Dieu n’est pas absent puisqu’il
rapproche de la prophète idolâtre des gouttes de sperme et de ses étincelles le
Midrach sur le livre de Ruth. Il est encore dit que Ruth était tellement excitante par
sa beauté que quiconque la voyant expulsait sa semence. On aura beau jeu de dire
que le passage cité au volume deux ne rappelle pas ce qui est dit à son sujet au
volume précédent. Mais que fait donc l’interprète – s’il ne peut même pas mettre
en œuvre son entendement ? Beau cas de clivage inconscient car on assiste alors,
dans le Tome 2 [Atlan, 2003], à la disparition de toute allusion à la sexualité. Estce là un exemple de cette « vraie » libido totalisante ou s’agit-il plutôt d’un effet
de clivage à visée d’isolation sexuelle ? Rappelons avec Atlan que Moab luimême, ancêtre de Ruth d’où descendra la maison de David apparaît dans la
Genèse comme descendant de l’inceste de Loth avec une de ses filles.
LE LANGAGE ATHEE
Une des idées les plus originales des analyses d’Atlan est celle qui avance que
le langage de la nature et sur la nature est aussi celui d’une écriture visant à un
renouvellement constant de génération en génération par les « hidouchims » ou
innovations de commentaire. Les hidouchims innovent mais qui s’inspire des
hidouchimes à part d’autres hidouchimes ? Ceux-ci seraient un langage athée
parce qu’il renvoie à autre chose qu’à lui-même de façon infinie et négative. Si
l’on cherchait à localiser un centre ou une origine des significations – un dieu donc
– on ne pourrait l’y trouver que dans le vide, le vide du langage, les silences de la
parole et les blancs de l’écriture. Mais il ne vient pas à l’esprit d’Atlan que vide,
silences et blancs peuvent signifier une censure, un refus de signifier et pas
forcément un langage athée.
Le seul discours sur Dieu qui ne soit pas idolâtre ne peut être qu’un discours
athée, dit Atlan. Dans tout discours, le seul discours qui ne soit pas idolâtre ne peut
être qu’un discours qui nie Dieu. Ou encore, le seul Dieu qui ne soit pas une idole
est un Dieu qui ne soit pas Dieu. Donc Dieu est forcément idolâtré. Ruse de la
négativité qui englobe dans un discours où Dieu est la référence, la propre
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négation de ce à quoi elle se réfère. Mais pourquoi s’y référer ? L’idolâtrie ne peut
véritablement être que le souci du croyant.
Selon le rabbi Joseph Guikatilia « Le mot keri indique une catégorie où la
providence a disparu, avec le sens de l’abandon […] sans quelque élément que ce
soit de providence ou de réflexion […] sans élément intentionnel de récompense
ou de punition. » Hölderlin n’appelait-il pas cela le détournement catégorique de
Dieu ? Au hasard keri se rattache la rétorsion de Dieu pour punir les méchants et
récompenser les justes. Le rabbi poursuit : « Alors je ferai disparaître ma
providence de tout (ce qui vous arrivera) et vous serez complètement abandonnés
à ce qui se produit [se fera être] à partir d’une catégorie de hasard. » L’accidentel,
c’est l’insensé aléatoire. Ici encore ce qui est recommandé c’est l’humilité, la
modestie et ajouterai-je, l’ignorance de tout ce qui n’a pas affaire à Dieu et aux
versions pas droites de celui-ci.
Pour conclure sur le déterminisme et la liberté, il me semble que la position
exprimée par H. Atlan dans Les Etincelles de hasard, qui sont un fervent plaidoyer
en faveur d’un déterminisme divin, sans lequel nous serions voués à errer comme
des âmes en peine, proies faciles du démon, montre peut-être la vraie nature du
déterminisme. Loin de voir en lui l’expression d’un matérialisme absolu il montre
au contraire que les théories qui le représentent aujourd’hui admettent – fût-ce
dans leurs expressions les plus rigoureuses – une part d’indétermination (le
déterminisme a partie liée au chaos.) Le déterminisme le plus absolu est dans
l’alliance avec Dieu, la foi absolue en son pouvoir, la croyance en lui poussée à
l’extrême, jusqu’à y englober son inexistence sitôt que l’on en parle. Une seule
solution : se soumettre, se taire, prier, obéir à ses commandements. Freud, pour
revenir à lui, s’il se pensait déterministe n’aurait pas ignoré les avancées de
l’épistémologie. Rien ne permet de dire qu’il n’aurait ni nuancé, ni modifié son
avis. N’a-t-il pas écrit : « L’ignorance est l’ignorance, nul droit à croire en quelque
chose, n’en dérive. »
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