1
Un mauvais procès au modèle québécois
Étude des pièces à conviction.
Par Jean-François Lisée
(Version allongée d’un texte publié dans Le Devoir, 11 février 2003)
Tous s’entendent sur le caractère perfectible de ce qu’il est convenu d’appeler « le modèle
québécois ». Nous sommes cependant en présence, de la part de certains quartiers néo-
libéraux, d’une attaque frontale contre les choix fondamentaux des Québécois (pour
résumer : leurs choix sociaux-démocrates). Les néo-libéraux proposent une rupture, ce qui
est leur droit, mais fondent leur propos sur un diagnostic catastrophiste de la performance du
Québec de ces dernières années. Voilà à quoi ce texte veut d’abord s’adresser.
Le procès fait au modèle québécois est essentiellement fondé sur trois accusations,
répétées jusqu’à plus soif : 1) Ce modèle nous fais reculer par rapport aux autres nations
comparables ; la preuve : sur 60 provinces et États nord-américains, le Québec arrive 52e ou
56e selon les critères pour son revenu par habitant ; 2) l’Etat québécois est comparativement
lourd et coûteux, les fonctionnaires y sont plus nombreux qu’ailleurs ; 3) les Québécois sont
les plus taxés en Amérique du Nord, les contribuables vivent donc dans un « enfer fiscal ».
Il vaut la peine d’examiner ces trois assertions sans détour avant d’aborder la question des
réformes nécessaires.
Les Québécois sont-ils aussi pauvres qu’on le dit ?
La première accusation est tirée d’un important article produit en 2000 pour Statistique
Canada par les économistes Michael Wolfson et Brian Murphy
1
. Ces données ne sont pas
fausses, mais l’utilisation politique qui en est faite aujourd’hui pose trois problèmes.
1. Tenir compte du coût de la vie. Qui sait lire la méthodologie peut constater que ces
auteurs ont eu la bonne idée d’évaluer la richesse en fonction du coût de la vie au Canada et
aux États-Unis, en appliquant aux chiffres ce qu’on appelle la parité de pouvoir d’achat. On
est en effet relativement plus riche avec 1.00$ si le pain coûte 50 cents que si on a 1.10 $ et
que le pain coûte 80 cents. Malheureusement, ils n’ont pas poussé cette logique pour
chaque province ou État. Or on sait que les coûts, notamment de logement et d’électricité,
sont plus faibles au Québec qu’en Ontario ou à New York.
Merci à l’économiste Pierre Fortin d’avoir procédé à cet ajustement dans la livraison de
janvier du magazine L’actualité
2
. Toutes les provinces canadiennes, sauf l’Alberta, restent en
queue de palmarès, mais cette infusion de réalité fait monter le Québec de plusieurs places
d’un coup (en 48e place), surclassant la Colombie-Britannique, mais pas l’Ontario. C’est une
bien mince consolation. Mais nous voilà informés que, contrairement à ce qu’on laissait
entendre, c’est tout le « modèle canadien » qui est en cause, pas singulièrement le Québec.
1
(2000) Inégalités de revenu en Amérique du Nord : le 49e parallèle a-t-il encore de l’importance ?, M. Wolfson
et B. Murphy, Observateur économique canadien, Statistiques Canada, août 2000, 24 pages. A :
http://www.statcan.ca/francais/indepth/11-010/feature/eo2000_aug_f.pdf
2
(2003) Le palmarès économique de l’Amérique du Nord, Pierre Fortin, L'actualité, janvier 2003. A :
http://www.vigile.net/ds-economie/docs3/03-1-fortin-modele.html
2
2. Tenir compte de Bill Gates. Le deuxième problème posé par l’utilisation de cette donnée
est qu’il s’agit d’une « moyenne » de richesse. Or, aux États-Unis le 1% de la population la
plus riche détenait 14% du revenu national après impôt au moment de cette étude (20% en
ce moment). Comme l’expliquait l’économiste Paul Krugman dans sa chronique du New York
Times en janvier 2003, lorsque Bill Gates entre dans un bar où se trouvent 40 ouvriers, tous
les clients présents deviennent automatiquement, en moyenne, milliardaires. Sans que cela
ait transféré un sou à l’ouvrier « moyen ».
L’étude de Murphy et Wolfson affirme que la répartition de la richesse est meilleure au
Québec que chez ses voisins. Le salarié québécois type détient donc une plus grosse part
de la richesse de sa collectivité que son équivalent ontarien ou new-yorkais. Ce qui fait qu’en
termes pratiques, les 25% des familles québécoises les plus pauvres ont un niveau de vie
supérieur aux 25% des familles les plus pauvres au Canada, elles-mêmes mieux nanties que
les 25% des familles les plus pauvres aux États-Unis
3
. Il est tout à fait vrai, à l’opposé, que le
modèle étasunien produit des riches incommensurablement plus riches que les nôtres et que
ceux des autres pays membres de l’OCDE. Nous avons la charité de penser que ce n’est
pas ce qu’on reproche au modèle québécois.
3
La plus grande pauvreté réelle des pauvres étasuniens face aux pauvres de la plupart des
autres principaux pays industrialisés est notamment démontrée par T. M. Smeeding and L.
Rainwater (2002) Comparing living standards across nations : Real incomes at the top, the
bottom and the middle, Social Policy Research Centre, Sydney, SPRC discussion paper, n°
120, décembre 2002, 39 p. http://www.sprc.unsw.edu.au/dp/DP120.pdf
Indice Gini, ménages 1980-1999
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
Source: Statistiques Canada, US Census
(Gini)
USA
Canada
Québec
3
Mais qu’en est-il de la classe, disons, moyenne ? Pour comparer le niveau de vie de
ménages représentatifs, il faut utiliser le critère du revenu médian. (Il indique le point où la
moitié des personnes gagne moins cher, la moitié gagne plus cher.) Pierre Fortin a
également procédé à ces calculs, jusqu’ici non publiés. Les chiffres sont en dollars US de
1995 et traduisent les revenus médians d’emploi et de travail autonome en 1997.
Revenu médian d’emploi et de travail autonome, 1997
En parité de pouvoir d’achat et en $US de 1995
20 300
20 500
21 600
21 700
Source : Calculs de Pierre Fortin sur la base de
l’étude Wolfson et Murphy 2000.
Deux choses frappent dans ce tableau. D’abord la faiblesse des écarts : seulement 1400
dollars séparent le plus faible (Canada) du plus élevé (États-Unis), soit une différence de
6%. Ensuite, le fait que le revenu médian québécois soit légèrement supérieur au canadien.
Ce doit être assez récent. Et comme, depuis 1997 date de ces données, l’enrichissement par
habitant a été à la fois plus important et mieux réparti au Québec qu’ailleurs sur le continent,
la position relative du Québec n’a pu que s’améliorer. Il faudrait ajouter les revenus de
placement à ce tableau, non disponibles dans l’étude de Murphy et Wolfson pour l’ensemble
des États-Unis. Il augmente les écarts (qui passent de 5 à 15% entre le Québec et l’Ontario),
mais il est un produit de la richesse accumulée dans le passé, non de celle créée en ce
moment. Ce qui nous conduit à notre troisième problème.
3. Savoir si l’on monte ou si l’on descend. Le fait que le Québec soit moins riche que
l’Ontario ou que les États-Unis ou même, jusqu’à récemment, que la moyenne des pays
industrialisés n’est pas nouveau. On le sait depuis qu’on tient des statistiques et c’est un
phénomène hérité de l’histoire. La question qui est posée au modèle québécois actuel est de
savoir si, aujourd’hui, par rapport à nos voisins, il nous fait avancer ou reculer.
Le portrait est assez net. L’Institut de la statistique du Québec a publié en juin 2001 des
indicateurs de compétitivité démontrant que depuis 1991, le PIB par habitant (en parité de
pouvoir d’achat toujours) progresse plus rapidement au Québec qu’au Canada, qu’aux États-
Unis et que dans la moyenne des pays de l’OCDE
4
. Cette performance supérieure du
Québec est encore plus forte depuis 1995. Pour la période 1995-2002, la croissance
québécoise, en termes bruts, fut égale à 110% de celle de ses voisins canadien et
étasunien, et de 210% des pays du G7. Per capita, l’écart est encore plus grand,
respectivement de 150% et 250%
5
.
4
Quynh-Van Tran et Henri-Claude Josep (2001) Regard sur la compétitivité de l’économie québécoise,
Institut de la statistique du Québec, Extrait de la publication L'Écostat, juin 2001, 9 pages, at
http://www.stat.gouv.qc.ca/bul/economie/pdf/eco2_01.pdf
5
Voir Lisée (2002) Modèle québécois : Une performance remarquable, La Presse, 3 décembre 2002, à
http://www.vigile.net/ds-economie/docs/02-12-3-lisee-modele.html
4
Le rattrapage Québécois face à l’OCDE, au Canada et aux É-U, 1992-2004
PIB par personne et en PPA
1992
1998
2000
2002
2004
Québec/OCDE
101%
102%
107%
111%
114%
Québec/Canada
89%
89%
91%
92%
93%
Québec/Etats-Unis
74%
71%
74%
79%
81%
Sources : 1992-2001 : ISQ et OCDE; Estimations 2002 et prévisions 2004 fondées sur données et
projections de: StatsCan, OCDE, Banque de Montréal.
Du tableau qui précède, on constate que le rattrapage avec la moyenne des pays
industrialisés est chose largement faite et que le Québec creuse maintenant un écart
favorable avec la moyenne des 30 pays de l’OCDE. De 1992 à 2002, à ce critère, le Québec
est d’ailleurs passé de la 17e à la 10e place parmi les pays industrialisés. Seule l’Irlande a
progressé davantage. Le rattrapage avec la moyenne canadienne progresse à bon train et, à
ce rythme, devrait être complètement réalisé d’ici 10 à 15 ans, la chose étant déjà faite, on
l’a vu, pour le revenu médian. Face aux États-Unis, l’écart se referme avec régularité, mais
le chemin à parcourir est plus long. Reste que compte tenu de la performance québécoise
plus forte depuis 1997, le rattrapage du revenu médian étasunien est probablement
imminent.
Bref, on accuse aujourd’hui le modèle québécois de desservir les Québécois alors qu’il n’a
jamais été aussi efficace pour combler des écarts historiques et performer davantage que
ses voisins.
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