Lévi-Strauss

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Lévi-Strauss
"Anthropologie structurale"
1958
SOMMAIRE :
I. Présentation de l'auteur et ses principales œuvres
II. Postulats de l'ouvrage
III. Les hypothèses
Iv. La démarche suivie
V. Les principales conclusions
VI. Le résumé de l'ouvrage
VII. L'actualité de la question, perspectives critiques et intérêt pour les sciences de gestion
I. PRÉSENTATION DE L'AUTEUR :
LÉVI-STRAUSS (C.)
Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'œuvre de Claude Lévi-Strauss s'est progressivement
révélée, en France et à l'étranger, comme la contribution majeure à l'anthropologie
contemporaine. Elle le doit, cependant, plus à son prestige et à son éclat qu'à des positions
dogmatiques qui auraient rallié momentanément le plus large consensus. Ce sont d'abord les
questions qu'elle pose et la manière dont elle les pose qui ont bouleversé profondément les
perspectives antérieures, obligeant la plupart des anthropologues soucieux de rigueur
scientifique, qu'ils soient ou non en accord avec elle, à considérer leurs objets très divers d'un
regard neuf et à définir des positions dont la pertinence ou le manque de pertinence
n'apparaissaient guère jusqu'alors.
D'autres anthropologues que Lévi-Strauss ont peut-être joui, dans le passé, d'un succès encore
plus large auprès du grand public, ou se sont mieux imposés, en leur temps, comme les
maîtres d'une école mise inconditionnellement au service de leurs thèses. Aucun n'a exercé,
jusqu'ici, un tel rayonnement intellectuel touchant toutes les disciplines qui s'intéressent à
l'homme et à ses œuvres.
Né en 1908, Claude Lévi-Strauss se dirigea d'abord vers la philosophie, dont, à l'époque, le
caractère de construction gratuite et l'enseignement desséchant eurent vite fait de le décevoir.
Marqué par les démarches formelles de la géologie, du marxisme et de la psychanalyse, qui,
dans leurs domaines respectifs - la terre, les groupes sociaux, l'individu -, lui apparaissaient
comme des efforts pour intégrer, sans rien sacrifier de ses propriétés, le sensible au rationnel,
par quoi se manifeste l'homogénéité secrète du monde et de l'esprit, Lévi-Strauss opte alors
pour l'ethnographie. Nommé professeur de sociologie à l'université de São Paulo, il séjourne
au Brésil de 1934 à 1939, se nourrissant des écrits, méconnus en France, des grands
anthropologues américains: Boas, Kroeber, Löwie. Au cours de cette période, il effectue dans
l'est sauvage du pays plusieurs missions ethnographiques, dont les résultats seront publiés
dans divers articles, dans un premier ouvrage (1948) et dans Tristes Tropiques (1955). À New
York, pendant la guerre, il découvre, notamment au contact de Roman Jakobson, la
linguistique structurale, où il voit le modèle d'une démarche proprement scientifique
appliquée aux faits humains. Il s'en inspirera désormais pour élaborer de nouveaux modèles
anthropologiques qui visent moins à schématiser la réalité sociale et culturelle qu'à découvrir
les ressorts mentaux qui lui donnent forme. Rentré en France en 1948, il enseigne à l'École
pratique des hautes études et soutient sa thèse de doctorat ès lettres consacrée aux problèmes
théoriques de la parenté (1949). En 1958, il est élu professeur au Collège de France, à la
chaire d'anthropologie sociale qu'avait occupée Marcel Mauss, dont la pensée annonçait la
sienne sur plus d'un point. L'œuvre et l'enseignement de Lévi-Strauss, outre leur influence à
l'étranger, ont, en France, grandement contribué à susciter un nouvel essor de la recherche
anthropologique et de l'ethnologie de terrain. Claude Lévi-Strauss est membre de l'Académie
française depuis 1973.
Principales œuvres :
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La vie familiale et sociale des indiens Nambikwara , Paris, Société des
Américanistes,1948.
Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Presses universitaires de France, 1949.
Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss (in : Marcel Mauss, Sociologie et
Anthropologie), Paris, Presse universitaire de France, 1950.
Race et Histoire, Paris, Unesco, 1952.
Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.
La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964.
Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1966.
II. POSTULATS DE L'OUVRAGE :
- Les besoins organiques de l'homme (alimentation, protection, reproduction) fournissent les
impératifs fondamentaux qui conduisent au développement de la vie sociale.
- Un système de parenté ne consiste pas dans les liens objectifs de filiation ou de
consanguinité donnés entre les individus ; il n'existe que dans la conscience des hommes, il
est un système arbitraire de représentation, non le développement spontané d'une situation de
fait.
- Une société ne diffère pas de ses voisins les plus évolués sous tous les rapport, mais
seulement sous certains ; tandis qu'on trouve, dans d'autres domaines, de nombreuses
analogies.
- Seul un malade peut sortir guéri, un inadapté ou un instable ne peuvent qu'être persuadés.
- Rien n'existe que des êtres humains, liés les uns aux autres par une série illimitée de
relations sociales.
- Le langage est à la fois le fait culturel par excellence (distinguant l'homme de l'animal) et
celui par l'intermédiaire duquel toutes les formes de la vie sociale s'établissent et se
perpétuent.
- Tous les systèmes humains de communication sont tous le produit de l'esprit humain.
- Comme les phénomènes d'une langue, les termes de parenté sont des éléments de
signification, ils n'acquière cette signification qu'à la condition de s'intégrer en systèmes.
- Une structure se suffit à elle-même et ne requiert pas, pour être saisie, le recours à toutes
sortes d'éléments étrangers à sa nature ; d'autre part, des réalisations, dans la mesure où l'on
est parvenu à atteindre effectivement certaines structures et où leur utilisation met en évidence
quelque caractères généraux et nécessaires qu'elles présentent malgré leurs variétés.
- Chacun de nous est réellement né de l'union d'un homme et d'une femme.
- L'agriculture est source de nourriture donc de vie.
- Pour dissocier l'individu de son personnage, il faut le réduire en lambeaux.
- Quand une loi a été prouvée par une expérience bien faite, cette preuve est valable
universellement.
- Les médecins primitifs, comme les médecins modernes, guérissent au moins une partie des
cas qu'ils soignent, et que, sans cette efficacité relative, les usages magiques n'auraient pu
connaître la vaste diffusion qui est la leur, dans le temps et dans l'espace.
- La langue est un fait social, et non un organisme vivant. Elle est une émanation de la
communauté sociale, de son histoire, et elle contribue à la fonder en retour en tant que
communauté parlante: elle constitue comme "l'infrastructure" de la culture.
- Quelle que soit la culture, l'esprit est fondamentalement identique. Entre mythe et science
élaborée, entre pensée sauvage et pensée identique, il n'y a pas de coupure radicales,
seulement des différences de moyens pour questionner le monde.
III. LES HYPOTHÈSES :
1) Comme les phonèmes, les termes de parenté sont des éléments de signification ; comme
eux, ils n'acquièrent cette signification qu'à la condition de s'intégrer en systèmes ; "les
systèmes de parenté" comme "les systèmes phonologiques", sont élaborés par l'esprit à l'étage
de la pensée inconsciente.
2) L'ensemble des règles de mariage observables dans les sociétés humaines ne doivent pas
être classées comme on le fait généralement en catégories hétérogènes et diversement
intitulées ; prohibition de l'inceste, types de mariages préférentiels ; elles représentent toutes
autant de façons d'assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c'est-à-dire de
remplacer un système de relations consanguins, d'origine biologique, par un système
sociologique d'alliance.
3) Est ce que la langue qui exerce une action sur la culture ? ou la culture sur la langue ? On
n'est pas avisé que langue et culture soient deux modalités parallèles d'une activité plus
fondamentale qui l'esprit humain.
4) La survivance des sociétés archaïque est fondé sur la découverte de discordance externes
entre leur culture et celle de sociétés voisines.
5) Entre les moitiés exogamiques, les associations et les classes d'âge, il n'y a pas de cloison
étanche. Les associations fonctionnent comme si elles étaient des classes matrimoniales,
satisfaisant, mieux que les moitiés, aux exigences des règles du mariage et de la terminologie
de parenté ; sur le plan mythique, elles apparaissent comme des classes d'âge, et dans un
système théorique de moitiés. Seuls les clans paraissent étrangers, et comme indifférents, à cet
ensemble organique.
6) Le triadisme et le dualisme sont indissociables, parce que le second n'est jamais conçu
comme tel, mais seulement sous forme de limite du premier.
7) Le chant constitue une manipulation psychologique de l'organe malade, et que c'est de cette
manipulation que la guérison est attendue.
8) Un individu conscient d'être l'objet d'un maléfice est intimement persuadé, par les plus
solennelles traditions de son groupe, qu'il est condamné ; parents et amis partagent cette
certitude. Dès lors, la communauté se rétracte : on s'éloigne du maudit, on se conduit à son
égard comme s'il était, non seulement déjà mort, mais source de danger pour tout son
entourage ; à chaque occasion et par toutes ses conduites, le corps social suggère la mort à la
malheureuse victime, qui ne prétend plus échapper ce qu'elle considère comme son
inéluctable destin.
9) Quelle que soit notre ignorance de la culture de la population où l'a recueilli, un mythe est
perçu comme mythe pour tout lecteur, dans le monde entier. La substance du mythe ne se
trouve ni dans le style, ni dans le mode de narration, ni dans la syntaxe, mais dans l'histoire
qui est racontée. Le mythe est langage ; mais un langage qui travaille à un niveau très élevé, et
où le sens parvient, si l'on peut dire, à décoller du fondement linguistique sur lequel il a
commencé par rouler.
10) Les véritables unités constitutives du mythe ne sont pas les relations isolées, mais des
paquets de relations, et que c'est seulement sous forme de combinaisons de tels paquets que
les unités constitutives acquièrent une fonction signifiante.
IV. DÉMARCHE SUIVIE :
Ainsi, qu'il s'agisse de mythe, de parenté ou de pensée sauvage, tous les systèmes trouvent
leur fondement commun dans la caractéristique symbolique de l'activité de l'esprit humain, le
propre de l'analyse structurale étant de mettre en évidence la nature de cette activité.
Pour Lévi-Strauss, la structure est première, c'est-à-dire que l'ensemble des relations et des
principes qui règlent les systèmes symboliques sont des données fondamentales et immédiates
de la réalité sociale, et appartiennent à l'inconscient structural. Ces données sont donc
"logiquement antérieures" à l'objet. La forme précède le contenu.
En effet pour, pour Lévi-Strauss, "l'activité inconsciente de l'esprit consiste à imposer des
formes à un contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits,
anciens et modernes, primitifs et civilisés, il faut et il suffit d'atteindre la structure
inconsciente, sous-jacente à chaque institution ou chaque coutume, pour obtenir un principe
d'interprétation valide pour d'autres institutions et d'autres coutumes".
Le substrat universel, sous jacent à toutes les institution, peut être comparé à un moule dans
lequel toutes les manifestations socio-culturelles viennent se couler. L'analyse structurale vise
à identifier ce moule à partir duquel on peut rendre compte de tous les contenus possibles. La
démarche structuraliste est construite, à partir d'un certain nombre de données, des modèles
hypothético-déductives capables de rendre compte de tous les faits observables dans les
différents systèmes concrets.
Le modèle structural de Lévi-Strauss fait ainsi progressivement glisser l'interprétation
anthropologique de l'ordre de la réalité sociale à l'ordre de la pensée symbolique, de l'ordre du
concret à l'ordre de l'abstrait. Les contraintes de la vie sociale sont remplacées par celles de la
structure de l'esprit humain. En quelque sorte Lévi-Strauss réduit la vie sociale aux conditions
de la pensée symbolique dont le fondement est constitué par "la structure inconsciente de
l'esprit humain".
V. PRINCIPALES CONCLUSIONS :
1) La corrélation entre formes de l'avunculat et types de filiations n'épuise pas le problème du
système de parenté. Des formes différents d'avunculat peuvent coexister avec un même type
de filiation, patrilinéaire ou matrilinéaire. On trouve toujours la même relation fondamentale
entre les quatre couples d'oppositions qui sont nécessaires à l'élaboration du système de
parenté.
2) Pour qu'une structure de parenté existe, il faut que s'y trouvent présents les trois types de
relations familiales toujours données dans la société humaine, c'est-à-dire : une relation de
consanguinité, une relation d 'alliance, une relation de filiation ; autrement dit, une relation de
germain à germaine, une relation d'époux à épouse, une relation de parent à enfant.
3) Les discordances entre des sociétés ne sont jamais assez nombreuses pour éliminer
complètement les coïncidences, externes elles aussi ; et ces coïncidences externes sont
atypiques, c'est-à-dire qu'au lieu de s'établir avec un groupe, ou un ensemble de groupes, bien
défini par la culture et géographiquement localisé, elles pointent dans tous les sens et
évoquent des groupes hétérogènes entre eux. En second lieu, l'analyse de la culture pseudoarchaïque, considéré comme un système autonome, fait ressortir des discordances internes, et
celles-ci sont, cette fois, typiques, c'est-à-dire touchant à la structure même de la société, et
compromettant irrémédiablement son équilibre spécifique.
4) Dans l'aire indo-européenne, la structure sociale (règle du mariage) est simple, mais les
éléments (organisation sociale) destinés à figurer dans la structure, sont nombreux et
complexes. Dans l'aire sino-tibétaine, la situation se renverse. La structure est complexe
puisqu'elle juxtapose, on intègre, deux types de règles matrimoniales, mais l'organisation
sociale, de type clanique ou équivalent, demeure simple. D'autre part, l'opposition entre
structure et éléments se traduit au niveau de la terminologie (c'est-à-dire à un niveau déjà
linguistique) par des caractères antithétiques, tout en ce qui concerne l'armature (subjective ou
objective) que les termes eux-mêmes (nombreux ou peu nombreux). Pour définir
convenablement les relations entre langage et culture, il faut exclure d'emblée deux
hypothèses. L'une selon laquelle il ne pourrait y'avoir aucune relation entre les deux ordres ; et
l'hypothèse inverse d'une corrélation totale à tous les niveaux. Dans le premier cas, on serait
confronté à l'image d'un esprit humain inarticulé et morcelé, divisé en compartiments et en
étages entre lesquels toute communication est impossible.
5) Résorber une synthèse aberrante locale par son intégration, avec les synthèses normales, au
sein d'une synthèse générale, mais arbitraire en dehors des cas critiques où l'action s'impose
représenterait une perte sur tous les tableaux. Un corps d'hypothèses élémentaires peut
présenter une valeur instrumentale certaine pour le praticien, sans que l'analyse théorique ne
doive s'imposer d'y reconnaître l'image dernière de la réalité ; et sans qu'il soit non plus
nécessaire d'unir, par son intermédiaire, malade et médecin dans une sorte de communion
mystique qui n'a pas le même sens pour l'un et pour l'autre, et qui aboutit seulement à
dissoudre le traitement dans une fabulation.
6) La recherche du temps perdu, considéré par certains comme la clef de la thérapeutique
psychanalytique, n'est qu'une modalité (dont la valeur et les résultats ne sont pas négligeables)
d'une méthode plus fondamentale, qui doit se définir sans faire appel à l'origine individuelle
ou collective du mythe. Car la forme mythique prime le contenu du récit. C'est du moins ce
que l'analyse d'un texte indigène a paru enseigner l'auteur. Mais, dans un autre sens, on sait
bien que tout mythe est une recherche du temps perdu. Cette forme moderne de la technique
shamanistique (magie), qu'est la psychanalyse, tire donc ses caractères particuliers du fait que,
dans la civilisation mécanique, il n'y a plus de place, pour le temps mythique, qu'en l'homme
même. De cette constatation, la psychanalyse peut recueillir une confirmation de sa validité,
en même temps que l'espoir d'approfondir ses bases théoriques, et de mieux comprendre le
mécanisme de son efficacité, par une confrontation de ses méthodes et de ses buts avec ses
grands prédécesseurs : les shamans et les sorciers.
7) La structure synchro-diachronique qui caractérise le mythe permet d'ordonner ses éléments
en séquences diachroniques qui doivent être lues synchroniquement. Tout mythe possède
donc une structure feuilleté qui transparaît à la surface, si l'on peut dire, dans et par le procédé
de répétition.
Pourtant les feuillets ne sont jamais rigoureusement identiques. S'il est vrai que l'objet du
mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction (tâche irréalisable,
quand la contradiction est réelle) un nombre théoriquement infini de feuillets seront
engendrés, chacun légèrement différent de celui qui précède. Le mythe se développera comme
une spiral, jusqu'à ce que l'impulsion intellectuelle qui lui a donné naissance soit épuisée. La
croissance du mythe est donc continu, par opposition à sa structure qui reste discontinue. Si
l'on nous permet une image risquée, le mythe est un être verbal qui occupe, dans le domaine
de la parole, une place comparable à celle qui revient au cristal dans le monde de la matière
physique. Vis-à-vis de la langue, d'une part, de la parole, de l'autre, sa position serait en effet
analogue à celle du cristal : objet intermédiaire entre un agrégat statistique de molécules et la
structure moléculaire elle même.
VI. RESUME DE L'OUVRAGE :
Le volume anthropologie structurale (1958), constitue un recueil d'articles, publiés depuis
1945 ou inédits, est entièrement consacré à l'anthropologie comme discipline scientifique.
L'ouvrage comprend des analyses particulières, qui illustrent la méthode et portent sur des
questions de parenté, d'organisation sociale, de religion et d'art, mais aussi des articles
programmes, notamment sur l'analyse des mythes, sur les rapports de l'anthropologie avec
d'autres disciplines, sur ses modèles, ses méthodes et son enseignement.
Chapitre I. Histoire et ethnologie :
Lévi-Strauss préfère laisser de côté, au cours de cet article le terme sociologique qui n'a pas
encore réussi à mériter, depuis le début de ce siècle, la définition que Durkheïm et Simiand lui
ont donné. La sociologie se ramène à la philosophie sociale et reste étrangère à l'étude de
l'auteur, vue sous l'angle d'un ensemble de recherches positives portant sur l'organisation et le
fonctionnement des sociétés du type le plus complexe, la sociologie devient une spécialité de
l'ethnographie, sans à des résultats aussi précis et riches que celle-ci.
L'ethnologie se définit comme l'observation et l'analyse de groupes humains considérés dans
leur particularité et visant à la restitution, aussi fidèle que possible, de la vie de chacun d'eux ;
tandis que l'ethnologie utilise de façon comparative les documents présentés par
l'ethnographe.
Le problème des rapports entre les sciences ethnologiques et l'histoire se formule de la façon
suivante : ou bien l'ethnologie s'attache à la dimension diachronique des phénomènes c'est-àdire leur ordre dans le temps, et elle est incapable d'en faire l'histoire ; ou elle essaye de
travailler à la manière de l'historien, et la dimension du temps lui échappe.
Les interprétations évolutionnistes et diffusionnistes ont beaucoup en commun et s'écartent
des méthodes de l'histoire. Celle-ci étudie toujours des individus, que ceux-ci soient des
personnes ou des évènements individualisés par leur position dans l'espace et le temps.
Le rôle de l'ethnographe est de décrire et d'analyser les différences qui apparaissent dans la
manière dont ils se manifestent dans les diverses sociétés, celui de l'ethnologue, d'en rendre
compte. Ce qui est vrai de l'évolution ne l'est pas autant de la structure, et, pour l'ethnologue,
les études comparées peuvent suppléer, dans une certaine mesure, à l'absence de documents
écrits.
La méthode de l'ethnographie (en prenant ce terme dans le sens strict) et celle de l'histoire
étudiant des sociétés qui sont autres que celles où nous vivons. Toutes deux sont des systèmes
de représentations qui diffèrent pour chaque membre du groupe, et qui, tous ensemble,
diffèrent des représentations de l'enquêteur.
Le parallélisme méthodologique qu'on prétend entre ethnographie et histoire est illusoire.
L'ethnographe est quelqu'un qui recueille les faits, et qui les présente conformément à des
exigences qui sont les mêmes que celles de l'historien. L'ethnologue établit des documents qui
peuvent servir à l'historien.
La différence fondamentale entre les deux n'est ni d'objet, ni de méthode, elle existe surtout
par le choix de perspectives complémentaires : l'histoire organisant ses données par rapport
aux expressions conscientes, l'ethnologie par rapport aux conditions inconsciente de la vie
sociale.
Une répartition des taches entre l'histoire et l'ethnologie, justifiée par des traditions anciennes
et par les nécessités du moment, a contribué à confondre les aspects théoriques et pratiques de
la distinction. C'est seulement quand elles aborderont de concert l'étude des sociétés
contemporaines qu'on pourra pleinement apprécier les résultats de leur collaboration et se
convaincre que, là comme ailleurs, elles ne peuvent rien l'une sans l'autre.
Chapitre II : L'analyse structurale en linguistique et en anthropologie.
La linguistique occupe une place exceptionnelle dans les sciences sociales. C'est l'une des
rares disciplines des sciences sociales qui soit parvenue, à la fois, à formuler une méthode
positive et à connaître la nature des faits soumis à son analyse. Cette situation privilégiée
entraîne quelques servitudes : le linguiste verra souvent des chercheurs relevant de disciplines
voisines, mais différentes, s'inspirer de son exemple et tenter de suivre sa voie : psychologues,
sociologues et ethnographes anxieux d'apprendre de la linguistique moderne la route qui mène
à la connaissance positive des faits sociaux.
Selon Marcel Mauss "la sociologie serait, certes bien avancée si elle avait procédé partout à
l'imitation des linguistes". L'étroite analogie de méthode qui existe entre la sociologie et la
linguistique leur impose un devoir spécial de collaboration. Le linguiste peut apporter au
sociologue dans l'étude des problèmes de parenté une assistance appréciable qui permet
d'établi, entre certains termes de parenté, des liens qui n'étaient pas immédiatement
perceptible. Inversement, le sociologue peut faire connaître au linguistique des coutumes, des
règles positives et des prohibitions qui font comprendre la persistance de certains traits de
langue; ou l'instabilité de termes ou de groupes de termes.
La phonologie a joué le même rôle rénovateur en sciences sociales que la physique nucléaire,
par exemple a joué pour l'ensemble des sciences exactes. Dans l'étude des problèmes de
parenté, le sociologue se voit dans une situation formellement semblable à celle du linguiste.
Le système de parenté ne constitue pas toujours le médium principal par lequel se règlent les
relations individuelles. Il faut toujours distinguer entre deux types d'attitudes : d'abord les
attitudes diffuse, non cristallisées et dépourvues de caractères institutionnel, et à coté, les
attitudes stylisés, obligatoires, sanctionnés à travers un cérémonial fixe. Le système des
attitudes constitue plutôt une intégration dynamique du système des appellations.
Le caractère primitif et irréductible de l'élément de parenté résulte, de façon immédiate, de
l'existence universelle de la prohibition de l'inceste.
Le système de parenté ne possède pas la même importance dans toutes les cultures. Il fournit à
certaines le principe actif qui règle toutes les relations sociales, ou la plupart d'entre elles.
Dans d'autres groupes, comme notre société, cette fonction est absente ou très diminuée. Le
système de parenté est un langage mais qui n'est pas universel, et d'autres moyens
d'expression et d'action peuvent lui être préférés.
Chapitre III. Langage et société.
Le langage est un phénomène social. Parmi les phénomènes sociaux, c'est lui qui présente le
plus clairement les deux caractères fondamentaux qui donnent prise à une étude scientifique.
En linguistique, l'influence de l'observateur sur l'objet d'observation est négligeable : il ne
suffit pas que l'observateur prenne conscience du phénomène pour que celui ci s'en trouve
modifié.
Le langage est un phénomène social, qui constitue un objet indépendant de l'observateur, et
pour lequel on possède de longues séries statistiques. De tous les phénomènes sociaux seul le
langage semble aujourd'hui susceptible d'une étude vraiment scientifique, expliquant la
manière dont il s'est formé et prévoyant certaines modalités de son évolution ultérieure.
Dans son étude sur l'évolution du style du costume féminin, Kroeber s'est intéressé à la mode.
Il est rare que nous sachions clairement pourquoi un certain style nous plaît, ou pourquoi il se
démode. Kroeber a montré que cette évolution en apparence arbitraire, obéit à des lois. La
mode pourrait-on croire, le plus arbitraire et contingent des conduites sociales est donc
passible d'une étude scientifique. L'auteur a appliqué la méthode de Kroeber à l'étude de
l'organisation sociale, et surtout des règles du mariage et des systèmes de parenté. Ainsi a-t-il
été possible d'établir que l'ensemble des règles de mariage observables dans les sociétés
humaines ne doivent pas être classés comme on le fait généralement en catégorie hétérogènes
et diversement intitulées : prohibition de l'inceste, types de mariages préférentiels. Elles
représentent toutes autant de façons d'assurer la circulation des femmes au sein du groupe
social, c'est-à-dire de remplacer un système de relations consanguines, d'origine biologique,
par un système sociologique d'alliance.
Chapitre IV. Linguistique et anthropologie.
Le langage peut être considéré comme produit de la culture : une langue en usage dans une
société, reflète la culture générale de la population. Mais en un autre sens, le langage est une
partie de la culture ; il constitue un de ses éléments parmi d'autres.
On peut aussi traiter le langage comme condition de la culture, et à un double titre :
diachronique, puisque c'est surtout au moyen du langage que l'individu acquiert la culture de
son groupe ; on instruit, on éduque l'enfant par la parole ; on le gronde ; on le flatte avec des
mots.
En se plaçant à un point de vue plus théorique, le langage apparaît aussi comme condition de
la culture, dans la mesure où cette dernière possède une architecture similaire à celle du
langage. L'une et l'autre s'édifient au moyen d'oppositions et de corrélations, autrement dit, de
relations logiques. Si bien qu'on peut considérer le langage comme une fondation, destinée à
recevoir les structures plus complexes parfois, mais du même type que les siennes, qui
correspondent à la culture envisagée sous différentes aspects. Selon l'auteur, les linguistes
n'ont pas cessé d'expliquer aux anthropologues que ces derniers risquent de perdre le contact
avec les autres sciences de l'homme, parce qu'ils sont occupés à des analyses où interviennent
des notions abstraites que leurs collègues éprouvent une difficulté croissante à saisir.
Les linguistes ont à s'assembler avec les anthropologues, dans l'espoir de se rapprocher d'eux ;
ceci dans le but d'appréhender concrètement des phénomènes dont leur méthode semble les
éloigner.
Pour l'auteur, les linguistes avaient franchi la barrière qui séparait les sciences exactes et les
sciences humaines en appliquant les méthodes rigoureuses; ce qui suscitant de l'envie de leur
part envers les linguistes. Lévi-Strauss se demande s'ils ne pouvaient pas appliquer au champ
complexe de leurs études : parenté, organisation sociale, religion, folklore, art les méthodes
rigoureuses dont les linguistes vérifient toujours l'efficacité.
Selon l'auteur, les linguistes se rapprochent dans l'espoir de rendre leurs études plus concrètes
; eux sollicitent les linguistes pour qu'ils les tirent de la confusion à laquelle les phénomènes
concrets et empiriques semblent les condamner. Selon l'auteur, dans les relations entre
langage et culture, certaines corrélations sont probablement décelables, entre certains aspects
et à certains niveaux, et il s'agit pour eux, de trouver quels sont ces aspects et où sont ces
niveaux. L'auteur préconise qu'anthropologues et linguistes de collaborer à cette tache. Ce qui
leurs permettra une connaissance de l'homme associant diverses méthodes et diverses
disciplines.
Chapitre V. Postface aux chapitres III ET IV.
Dans ce chapitre l'auteur essaie de justifier sa position sur les articles qu'il a développé sur
langage et parenté. Ces articles été critiqués par certaines personnes comme Gurvitch,
Haudricourt et Granai. Ces derniers s'inquiètent du développement rapide de la linguistique
structurale, ils essayent d'introduire une distinction entre science du langage et linguistique.
Ces auteurs disent que la science du langage est plus générale que la linguistique ; mais elle
ne la comprend pas pour autant. Elles n'emploient pas les mêmes concepts et partant les
mêmes méthodes que la science des langues.
Selon Lévi-Strauss cela est vrai jusqu'à un certain point ; mais la distinction fonderait plutôt le
droit de l'ethnologue de s'adresser directement à la science du langage, lorsqu'il étudie
l'ensemble indéfini des systèmes de communication réels ou possibles.
Pour l'auteur, les personnes qui l'ont critiqué s'imaginent que la méthode structurale,
appliquée à l'ethnologie, a pour ambition d'atteindre une connaissance totale des sociétés, ce
qui serait absurde.
Etablir une série de correspondance terme à terme entre le langage et la culture considérée
comme l'ensemble des données relatives à une société déterminée, on commettrait une erreur
logique.
L'auteur compare Haudricourt et Granai à Whorf qui compare des données linguistiques très
élaborées, et qui sont le produit d'une analyse préalable ; avec des observations
ethnographiques qui se situent à un niveau empirique, ou sur le plan d'une analyse
idéologique qui implique un découpage arbitraire de la réalité sociale. Selon l'auteur, ces
personnes comparent ainsi des objets qui ne sont pas de même nature, et risquent d'aboutir à
des truismes ou à des hypothèses fragiles.
Pour l'auteur, l'objet de l'analyse structurale comparée n'est pas la langue française ou la
langue anglaise, mais un certain nombre de structures que le linguiste peut atteindre à partir
de ces objets empiriques et qui sont, par exemple, la structure phonologique du français, ou sa
structure grammaticale, ou sa structure lexique, ou même encore celle du discours, lequel n'est
pas absolument indéterminé. L'auteur dit qu'il ne compare pas la société française, ni même la
structure française, comme le concevrait Gurvitch, pour lui, les malentendus dont fourmille
l'article de Haudricourt et Granai se ramènent à deux erreurs qui constituent, l'une à opposer
abusivement le point de vue diachronique et le point de vue synchronique ; l'autre à creuser un
fossé entre la langue, qui serait arbitraire à tous les niveaux et les autres faits sociaux qui ne
sauraient avoir le même caractère.
La seconde erreur de Haudricourt et Granai selon l'auteur, consiste à opposer de façon rigide
la langue qui nous met en présence d'un double arbitraire, celui du mot par rapport au
signifiant, et celui de la signification du concept par rapport à l'objet physique qu'il dénote et
la société qui entretient, elle, "un rapport direct avec la nature dans un grand nombre de cas",
ce qui limiterait sa vocation symbolique.
Pour l'auteur, le signe linguistique est arbitraire à priori, mais qu'il cesse de l'être à posteriori,
et quand on passe du langage aux autres faits sociaux, on s'étonne que Haudricourt se laisse
séduire par une conception empiriste et naturaliste des rapports entre le milieu géographique
et la société. L'auteur estime que le langage n'est pas tellement arbitraire ; mais le rapport
entre nature et société l'est bien davantage que les gens qui l'ont critiqué voudraient le faire
croire.
Chapitre VI. La notion d'archaïsme en ethnologie.
L'analyse de l'auteur porte sur des sociétés "primitives". Le mot "primitif" désigne un vaste
ensemble de population restées ignorantes de l'écriture et soustraites aux méthodes
d'investigation du pur historien : donc étrangère par leur structure sociale et leur conception
du monde, à des notions que l'économie et la philosophie sociale considèrent comme
fondamentales quand il s'agit de notre société.
Un peuple primitif n'est pas un peuple arriéré ou attardé ; il peut dans tel ou tel domaine,
témoigner d'un esprit d'invention et de réalisation qui laisse loin derrière lui les réussites des
civilisés. Un peuple primitif n'est pas davantage un peuple sans histoire, bien que le
déroulement de celle-ci nous échappe souvent.
Les traits de l'organisation dualiste sont distribués de la façon la plus confuse. Ils disparaissent
et reparaissent, sans égard à l'éloignement géographique et au niveau de culture considérée.
On les trouve tantôt présents, tantôt absents, tantôt groupés et tantôt isolés, luxueusement
développés dans une grande civilisation, ou parcimonieusement préservés dans la plus basse.
Pour parvenir à rendre compte de chacune de ses occurrences par des phénomènes de
diffusion, il faudrait établir pour chaque cas un contrat historique, en fixer la date, tracer un
itinéraire de migration.
L'archaïsme véritable est l'affaire de l'archéologue et du préhistorien, mais que l'ethnologue,
voué à l'étude de sociétés vivantes et actuelles, ne doit pas oublié que, pour être telles, il faut
qu'elles aient vécu, duré, et donc changé.
Le problème du primitivisme d'une société est généralement posé par le contraste qu'elle offre
avec ses voisins proches ou lointaines. On constate une différence de niveau culturel entre
cette société et celles qu'on peut le plus aisément lui comparer. Sa culture est plus pauvre, par
l'absence ou l'insuffisance d'une technique dont on remonte l'usage courant, sinon toujours
l'invention, à la période néolithique. Une véritable société harmonieuse, puisqu'elle serait, en
quelque sorte, une société en tête à tête avec soi.
Mais, dans une vaste région du monde, à bien des égards privilégiés, les sociétés qui
pourraient sembler le plus authentiquement archaïques sont toutes grimaçantes de
discordances où se découvre la marque, impossible à méconnaître, de l'événement.
Chapitre VII. Les structures sociales dans le Brésil Central et Oriental.
Au cours de ces dernières années, l'attention a été appelée sur les institutions de certains tribus
du Brésil Central et Oriental que leur bas niveau de culture matérielle avait classé comme
primitives. Ces tribus se caractérisent par une structure sociale d'une grande complication
comportant divers systèmes de moitiés se recoupant les uns les autres et dotés de fonctions
spécifiques sportives ou cérémonielle et d'autres formes de regroupement.
L'organisation dualiste des populations du Brésil Central et Oriental n'est pas seulement
advertice, elle est souvent illusoire. Leurs structures sociales sont conçues comme des objets
indépendants de la conscience qu'en prenant les hommes (dont elles règlent pourtant
l'existence), et comme pouvant être aussi différentes de l'image qu'ils s'en forment que la
réalité physique diffère de la représentation.
Un examen du vocabulaire de parenté et des règles de mariage inspire les constatations
suivantes : ni le vocabulaire, ni les règles de mariage, ne coïncident avec une organisation
dualiste exogamique. Et le vocabulaire d'une part, les règles du mariage de l'autre, se
rattachent à deux formes mutuellement exclusives, et toutes deux incompatibles avec
l'organisation dualiste.
L'organisation dualiste se caractérise par une réciprocité de services entre les moitiés, qui sont
à la fois associées et opposées ; chez les "shérenté" peuple du Brésil, ces relations, sont
restreintes dans leur forme classique semblent transposées entre le mari ou le fiancé, d'une
part et, d'autre part, l'oncle maternel de la fiancée.
Derrière le dualisme et la symétrie apparente de la structure sociale, on devine une
organisation tripartite et asymétrique plus fondamental, au fonctionnement harmonieux de
laquelle l'exigence d'une formulation dualiste impose de difficultés qui sont peut être
insurmontables.
Chapitre VIII. Les organisations dualistes existent-elles ?
Le dualisme est double, tantôt il est conçu comme résultant d'une dichotomie symétrique et
équilibrée entre des groupes sociaux, des aspects du monde physique et des attributs moraux
ou métaphysiques : c'est-à-dire une structure de type diamétrale ; tantôt au contraire, conçu
dans une perspective concentrique. Bien entendu, que les éléments d'une structure diamétrale
peuvent être aussi inégaux. C'est même, sans doute, le cas le plus fréquent puisque on trouve
pour les nommer des expressions tells que : supérieur et inférieur, aîné et cadet, noble et
plébéien, fort et faible, etc. Mais pour les structures diamétrales, cette inégalité n'existe pas
toujours et, de toutes façons, elle ne découle pas de leur nature, qui est imprégnée de
réciprocité.
Dans le cas des structures concentriques, l'inégalité va de soi puisque les deux éléments sont
ordonnés par rapport à un même terme de référence : le centre, dont un des cercles est proche
puisqu'il le contient, tandis que l'autre en est écarté.
Si un supérieur d'une moitié épouse obligatoirement un supérieur de l'autre, un moyen et un
inférieur, cela convertissait la société "bororo" peuple du Brésil, d'un système apparent
d'exogamie dualiste, en un système réel d'endogamie triadique, puisque on est en présence de
trois sous sociétés, formées chacune d'individus sans relation de parenté avec les membres des
deux autres : les supérieur, les moyens et les inférieurs.
L'étude des organisations dites dualistes a révélé tant d'anomalies et de vigueur, que l'on aurait
intérêt à renoncer à cette dernière et à traiter les formes apparentes de dualisme comme des
distorsions superficielles de structures dont la nature réelle est autre, et beaucoup plus
compliquée.
Selon l'auteur, la théorie de la réciprocité n'est pas en cause. Elle reste valable aujourd'hui,
pour la pensée ethnologique, établit sur une base aussi ferme que la théorie de la gravitation
l'est en astronomie. Mais la comparaison comporte une leçon : en Rivers (inventeur de la
théorie dualiste), l'ethnologie a trouvé son Galilée ; et; Marcel Mauss fut son Newton. Le
souhait de l'auteur est de voir, que les organisations dites dualistes encore en activité puissent
attendre leur Einstein, avant que pour elles moins abritées que les planètes ne sonne l'heure de
la désintégration.
Chapitre IX. Le sorcier et sa magie.
Selon l'auteur, il y'a pas de raison pour mettre en doute l'efficacité de certaines pratiques
magiques. Mais on voit, en même temps, que l'efficacité de la magie implique la croyance en
la magie, et que celle-ci se présente sous trois aspects complémentaires : il y'a d'abord la
croyance du sorcier dans l'efficacité de ses techniques ; ensuite, celle du malade qu'il soigne,
ou de la victime qu'il persécute, dans le pouvoir du sorcier dans l'efficacité de ses techniques ;
ensuite, celle du malade qu'il soigne, ou de la victime qu'il persécute, dans le pouvoir du
sorcier lui même ; enfin la confiance et les exigences de l'opinion collective, qui forment à
chaque instant une sorte de champ de gravitation au sein duquel se définissent et se situe les
relations entre le sorcier et ceux qu'il ensorcelle.
Il y'a pas de raison de douter, en effet, que les sorciers, ou au moins les plus sincères d'entre
eux, ne croient en leur mission et que cette croyance ne soit fondée sur l'expérience d'états
spécifiques. Les épreuves et les privatisations auxquelles ils se soumettent suffiraient souvent
à les admettre comme preuve d'une vocation sérieuse et fervente.
En présence d'un univers qu'elle est avide de comprendre, mais dont elle ne parvient pas à
dominer les mécanismes, la pensée normale demande toujours leur sens aux choses, qui le
refusent ; au contraire la pensée dite pathologique déborde d'interprétation et de résonances
affectives, dont elle est toujours prête à surcharger une réalité autrement déficitaire.
A la différence de l'explication scientifique, il ne s'agit donc pas de rattacher des états confus
et inorganisé, mais de les articuler sous forme de totalité ou de systèmes, le système valant
précisément dans la mesure où il permet la précipitation, ou la coalescence, de ses états diffus
(pénibles aussi, en raison de leur discontinuité) ; et ce dernier phénomène est attesté à la
conscience par une expérience originale, qui ne peut être saisie du dehors. Grâce à leurs
désordres complémentaires, le couple sorcier-malade incarne pour le groupe, de façon
concrète et vivante, un antagonisme propre à toute pensée, mais dont l'expression normale
reste vague et imprécise : le malade est passivité, aliénation de soi-même, comme
l'informulable est la maladie de la pensée ; le sorcier est l'activité, débordement de soi même,
comme l'affectivité est la nourrice des symboles.
On aperçoit ainsi la nécessité d'étendre la notion d'abréaction, en examinant les sens qu'elle
prend dans des thérapeutiques psychologiques autres que la psychanalyse, qui a eu l'immense
mérite de la découvrir et d'insister sur sa valeur essentielle.
La comparaison entre la psychanalyse et des thérapeutiques psychologiques plus anciennes et
plus répandues, peuvent inciter la première à d'utiles réflexions sur sa méthode et sur ses
principes.
Chapitre X. L'efficacité symbolique.
L'objet du chant est d'aider à un accouchement difficile. Il est d'un emploi relativement
exceptionnel, puisque les femmes indigènes de l’Amérique central et du sud accouchent plus
aisément que celles des sociétés occidentales. L’intervention du "shaman" sorcier est rare et
elle se produit en cas d ‘échec, à la demande de la sage-femme.
La technique du récit vise à restituer une expérience réelle, où le mythe se borne à substituer
les protagonistes.
Une cure consisterait à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs : et
acceptables pour l’esprit des douleurs que le corps se refuse à tolérer. Que la mythologie du
shaman ne corresponde pas à une réalité objective n’a pas d’importance : la malade y croit, et
elle est membre d’une société qui croit. Les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les
animaux magiques, font partie d’un système cohérent qui fonde la conception indigène de
l’univers. La malade les accepte, ou plus exactement, elle ne les a jamais mis en doute. Ce
qu’elle n’accepte pas, ce sont des douleurs incohérentes et arbitraire, qui elles, constituent un
élément étranger à son système, mais que, par l’appel au mythe, le shaman va replacer dans
un ensemble où tout se tint.
La cure shamanistique se place à moitié chemin entre notre médecine organique et des
thérapeutiques psychologiques comme la psychanalyse. Son originalité provient de ce qu’elle
applique à un trouble organique une méthode très voisine de ces dernières.
Dans les deux cas, on se propose d’amener à la conscience des conflits et des forces
psychologiques, soit dans le cas de l’accouchement à cause de leur nature propre, qui n’est
pas psychique, mais organique, ou même simplement mécanique. Dans les deux cas aussi, les
conflits et les résistances se dissolvent, non du fait de la connaissance ,réelle ou supposée, que
la malade en acquiert progressivement, mais parce que cette connaissance rend possible une
expérience spécifique, au cours de laquelle les conflits se réalisent dans un ordre et sur un
plan qui permettent leur libre déroulement et conduisent à leur dénouement.
Le shaman a le même double rôle que la psychanalyse : un premier rôle d’auditeur pour le
psychanalyse, et d’orateur pour le shaman, établit une relation immédiate avec la conscience
(et médiate avec l’inconscient) du malade. C’est le rôle de l’incantation proprement dite. Mais
le shaman ne fait pas que proférer l’incantation : il en est le héros, puisque c’est lui qui
pénètre dans les organes menacés à la tête du bataillon surnaturel des esprits, et qui libère
l’âme captive.
Le parallélisme n’exclut donc pas des différences. On ne s’en étonnera pas, si l’on prête
attention au caractère, psychique dans un cas, et organique dans l’autre, du trouble qu’il s’agit
de guérir. En fait , le cure shamanistique semble être un exact équivalent de la cure
psychanalytique, mais avec une inversion de tous les termes. Toutes les deux visent à
provoquer une expérience ; et toutes deux y parviennent en reconstituant un mythe individuel
que le malade construit à l’aide d’éléments tirés de son passé ; dans l’autre, c’est un mythe
social, que le malade reçoit de l’extérieur, et qui ne correspond pas à un état personnel ancien
La charge symbolique de tels actes rend ceux-ci propres à constituer un langage : en vérité, le
médecin dialogue avec son sujet, non par la parole ; mais par des opérations concrètes,
véritables rites qui traversent l’écran de la conscience sans rencontrer d'obstacle, pour
apporter directement leur message à l’inconscient.. Nous retrouvons donc la notion de
manipulation, qui nous avait paru essentielle à l’intelligence de la cure shamanistique, mais
dont nous voyons que la définition traditionnelle doit être élargie : car c’est tantôt une
manipulation des idées, et tantôt une manipulation des organes, la condition commune restant
qu’elle se fasse à l’aide de symboles, c’est-à-dire d’équivalent significatifs du signifié,
relevant d’un autre ordre de réalité que ce dernier.
Chapitre IX. La structure des mythes.
Certains prétendent que chaque société exprime, dans ses mythes, des sentiments
fondamentaux tels que l’amour, la haine ou la vengeance, qui sont communs à l’humanité
toute entière. Pour d’autres, les mythes constituent des tentatives d’explication de
phénomènes difficilement compréhensibles : astronomiques, météorologiques, etc. Mais les
sociétés ne sont pas imperméables aux interprétations positives, même quand elles en
adoptent de fausses.
Reconnaissons que l’étude des mythes nous amène à des constatations contradictoires. Tout
peut arriver dans un mythe ; il semble que la succession des événements n’y soit subordonnée
à aucune règle de logique ou de continuité.
Si nous voulons rendre compte des caractères spécifiques de la pensée mythique, nous
devrons établir que le mythe est simultanément dans le langage, et au-delà. En distinguant
entre langue et la parole, Saussure a montré que le langage offrait deux aspects
complémentaires : l’un structural, l’autre statistique ; la langue appartient au domaine d’un
temps réversible, et la parole, à celui d’un temps irréversible.
Un mythe se rapporte toujours à des événements passée : "avant la création du monde, ou
"pendant les premiers âges," en tout cas, "il y’a longtemps." Mais la valeur intrinsèque
attribuée au mythe provient de ce que ces événements, censés se dérouler à un moment du
temps, forment aussi une structure permanente.
Si les mythes ont un sens, celui-ci peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans leur
composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés. Le mythe relève de
l’ordre du langage, il en fait intégrante ; néanmoins, le langage, tel qu’il est utilisé dans le
mythe, manifeste des propriétés spécifiques .Ces propriétés ne peuvent être cherchées qu’audessus du niveau habituel de l’expression linguistique de type quelconque.
La mythologie comparée pour se développer fait appel à un symbolisme d’inspiration
mathématique, applicable à ces systèmes pluri-dimensionnels trop complexes pour nos
méthode empirique traditionnelles.
La logique de la pensée mythique est aussi exigeante que celle sur quoi repose la pensée
positive, et, dans le fond, peu différente. Car la différence tient moins à la qualité des
opérations intellectuelles qu’à la nature des choses sur lesquelles portent ces opérations. Peut
être découvrions-nous un jour que la même logique est à l’œuvre dans la pensée mythique et
dans la pensée scientifique, et que l’homme a toujours pensée aussi bien. Le progrès, si tant
est le terme puisse alors s’appliquer, où une humanité douée de facultés constantes se serait
trouvée, au cours de sa longue histoire, continuellement aux prises avec de nouveaux objets.
Chapitre XII. Structure et dialectique
La relation dialectique entre le mythe et le rituel doit faire appel à des considérations de
structures. Il est indispensable de comparer le mythe et le rite, non seulement au sein d’une
société, mais aussi avec les croyances et pratiques des sociétés voisines. Si un certain groupe
de mythes "pawnee" représente une permutation, non seulement de certains rituels de la
même tribu, mais aussi de ceux d’autres populations, on ne peut pas se contenter d’une
analyse purement formelle : celle-ci constitue une étape préliminaire de la recherche, féconde
dans la mesure où elle permet de formuler, en termes plus rigoureux qu’on ne le fait
habituellement, des problèmes de géographie et d’histoire. La dialectique structurale ne
contredit donc pas le déterminisme historique : elle l’appelle et lui donne un nouvel
instrument. Avec Meillet et Troubetzkoy, Jakobson a d’ailleurs prouvé, à plusieurs reprises ,
que les phénomènes d’influences réciproques, entre aires linguistiques géographiquement
voisines, ne peuvent rester étrangers à l’analyse structurale ; c’est la théorie célèbre des
affinités linguistiques.
Selon l’auteur, l’affinité ne consiste pas seulement dans la diffusion, en dehors de leur aire
d’origine, certaines propriétés structurales ou dans la répulsion qui s’oppose à leur
propagation : l’affinité peut aussi procéder par antithèse, et engendrer des structures qui
offrent le caractère de réponses, de remèdes, d’excuses ou même de remords. En mythologie
comme en linguistique, l’analyse formelle pose immédiatement la question du sens.
Chapitre XIII. Le dédoublement de la représentation dans les arts de l’Asie et de
l’Amérique.
Le droit de comparer l’art américain et celui de la Chine ou de la Nouvelle-Zélande, même si
la preuve a été mille fois fournie que les Maori n’ont pu apporter leurs armes et leurs
ornements sur la côte du Pacifique. Sans doute, l’hypothèse du contact culturel est celle qui
rend le plus facilement compte des ressemblances complexes que le hasard ne saurait
expliquer. Mais si les historiens affirment que le contact est impossible, cela ne prouve pas
que les ressemblances sont illusoires, mais seulement qu’il faut s’adresser ailleurs pour
découvrir l’explication.
Le dualisme de l’art représentatif et de l’art non représentatif se transforme en d’autres
dualismes : sculpture et dessin, visage et décor, personne, existence individuelle et fonction
sociale, communauté et hiérarchie. Tout cela aboutissant à la constatation d’une dualité, qui
est en même temps une corrélation, entre l’expression plastique et l’expression graphique, et
qui nous fournit le véritable "commun dénominateur" des manifestations diverses du principe
du dédoublement de la représentation.
Toutes les cultures à masques ne pratiquent pas le dédoublement. Nous le trouverons (au
moins sous cette forme achevée) ni dans l’art des sociétés pueblo du sud-ouest américain, ni
dans celui de la Nouvelle-Guinée. Dans les deux cas les masques jouent un rôle considérable.
Les masques représentent aussi des ancêtres, et, en revêtant le masque, l’acteur incarne
l’ancêtre.
Le surnaturel n’est pas destiné, avant, à fonder un ordre de castes et de classes. Le monde des
masques forme un panthéon plutôt qu’une ancestralité. Aussi l’acteur n’incarne-t-il le dieu
qu’aux occasions intermittentes des fêtes et des cérémonials.
L ‘analyse ethnologique comparée rejoint les conclusions des sinologues ; elle confirme aussi
les théories de Karlren qui, contrairement à Leroi-Gourhan et d’autres, affirme, sur la base de
l’étude statistique et chronologique des thèmes, que le masque représentatif a précédé sa
dissolution en éléments décoratifs, et ne résulte jamais d’un jeu de l’artiste découvrant des
ressemblances dans l’arrangement fortuit de thèmes abstraits.
Avec Creel, les ressemblances entre l’art de la Chine archaïque et celui d’autres régions
américaines sont trop marquées pour que nous ne conservions pas toujours cette possibilité
présente à l’esprit. Mais même s’il y’avait lieu d’invoquer la diffusion, cette diffusion ne
saurait être celle de détails, de traits indépendants voyageant chacun pour son compte,
décrochant à volonté d’une culture pour venir s’agréger à une autre, mais d’ensembles
organiques où le style, les conventions esthétiques, l’organisation sociale, la vie spirituelle,
sont structuralement liés.
Chapitre XIV. Le serpent au corps rempli de poissons.
Les correspondances, préservées dans des régions éloignées, et à plusieurs siècles de distance,
font désirer la contre-épreuve et qu’on puisse comparer, avec les pièces reproduites ,
l’illustration de leurs légendes par les indigènes contemporains. La chose ne semble pas
impossible, puisque Métraux indique qu’un artiste toba lui fit un dessin de Lik, avec son corps
rempli de poissons.
Mais surtout, il paraît certain que, dans les régions de l’Amérique du sud où hautes et basses
cultures ont entretenu des contacts réguliers ou intermittents pendant une période prolongée,
l’ethnographe et l’archéologue peuvent se prêter concours pour élucider des problèmes
communs. Le "serpent au corps rempli de poissons" n’est qu’un thème, parmi les centaines
dont la céramique péruvienne, au nord et au sud, a multiplié, presque à l’infini, l’illustration.
Comment douter que la clef de l’interprétation de tant de motifs encore hermétiques ne se
trouve, à notre disposition et immédiatement accessible, dans des mythes et des contes
toujours vivants ? On aurait tort de négliger ces méthodes, où le présent permet d’accéder au
passé. Elles sont seules susceptible de nous guider dans un labyrinthe de monstres et de dieux,
quand, à défaut d’écriture, le document plastique est incapable d se dépasser lui- même. En
réalisant les liens entre des régions lointaines, des périodes de l’histoire différentes, et des
cultures inégalement développées, elles attestent, éclairent et, peut-être, expliqueront un jour
ce vaste état de syncrétisme auquel, pour son malheur, l’américanisme semble toujours
condamné à se heurter, dans sa recherche des antécédents de tel ou tel phénomène particulier.
Chapitre XV. La notion de structure en ethnologie.
Quand on parle de structure sociale, on s’attache surtout aux aspects formels des phénomènes
sociaux ; on sort du domaine de la description pour considérer des notions et des catégories
qui n’appartiennent pas en propre à l’ethnologie, mais qu’elle voudrait utiliser, à l’instar
d’autres disciplines scientifiques qui, depuis longtemps, traitent certains de leurs problèmes
comme nous souhaiterons faire des nôtres. L’intérêt des recherches structurales est,
précisément, qu’elles nous donnent l’espérance que des sciences plus avances que nous sous
ce rapport, peuvent nous fournir des modèles de méthodes et de solutions.
Le principe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité
empirique, mais aux modèles construits d’après celle-ci.
Les relations sociales sont la matière première employée pour la construction des modèles qui
rendent manifestent la structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci ne saurait dons être
amenée à l’ensemble des relations sociales, observables dans une société donnée. Les
recherches de structure ne revendiquent pas un domaine propre, parmi les faits de société ;
elles constituent plutôt une méthode susceptible d’être appliquée à divers problèmes
ethnologiques, et elles s’apparentent à des formes d’analyse structurale en usage dans des
domaines différents.
Pour mériter le nom de structure, des modèles doivent exclusivement satisfaire à quatre
conditions.
En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle consiste en éléments tels
qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une de tous les autres.
En second lieu, tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacune
correspond à un modèle de même famille.
Enfin, le modèle doit être construit de telle façon que son fonctionnement puisse rendre
compte de tous les faits observables.
L’observation des faits, et l’élaboration des méthodes permettent de les utiliser pour
construire des modèles, ne se confondent jamais avec l’expérimentation au moyen des
modèles eux-même.
Les modèles peuvent être conscients ou inconscients, selon le niveau où ils fonctionnent.
Cette condition n’affecte pas la nature des modèles. Il est seulement possible de dire qu’une
structure superficiellement enfouie dans l’inconscient rend plus probable l’existence d’un
modèle qui la masque, comme un écran, à la conscience collective.
Il n’existe aucune connexion nécessaire entre la notion de mesure et celle de structure. Les
recherches structurales sont apparues dans les sciences sociales comme une conséquence
indirecte de certains développements des mathématiques modernes, qui ont donné une
importance croissante au point de vue qualitatif, s’écartant ainsi de la perspective quantitative
de mathématiques traditionnelles.
Les recherches structurales n’offriraient guère d’intérêt si les structures n’étaient traduisibles
en modèles dont les propriétés formelles sont comparables, indépendamment des éléments des
éléments qui les composent.
Chapitre XVI. Postface au chapitre XV.
Une société concrète ne se réduit jamais a, ou plutôt à ses structures (car il y’en a de
nombreuses, à différents niveaux, et ces diverses structures sont elles-mêmes, partiellement au
moins, "en structure").
L’erreur de Gurvitch selon l’auteur, comme celle de la plupart des adversaires de l’ethnologie,
vient de ce qu’ils imaginent que l’objet de notre discipline est d’acquérir une connaissance
complète des société que les ethnologues étudient.
Le but dernier des ethnologues n’est pas tellement de savoir ce que sont, chacune pour son
propre compte, les sociétés qui font l’objet de leur étude, que de découvrir la façon dont elles
diffèrent les une des autres. Comme en linguistique, ces écarts différentiels constituent l’objet
propre de l’ethnologie.
A ceux qui contesteront qu’on puisse déterminer les relations entre des êtres dont la nature est
incomplètement connue, l’auteur oppose la remarque suivante : " il arrive souvent, en
morphologie, que la tâche essentielle consiste à comparer des formes voisines, plutôt qu’à les
définir chacune avec précision ; et les déformations d’une figure compliquée peuvent être un
phénomène facile à comprendre, bien que la figure elle-même dive rester non-analysée, et
non-définie.
Pour prétendre que l’étude en est une tentative de synthèse, l’auteur affirme que cela du fait
qu’on l’a pas lue, ou ne pas la comprendre. D’autre part, et sans qu’il se pose en père de
l’anthropologie structurale, l’auteur rappelle que sa conception des structures sociales a été
développée dès son livre sur la parenté, achevé au début de 1947, c’est-à-dire avant, ou en
même temps, que ceux de Fortes, Murdock et autres, dont Gurvitch voudrait faire seulement
son commentateur et l’apologiste.
Raisonner comme le font Revel et Rodinson selon l’auteur, serait livrer les sciences humaines
à l’obscurantisme. Que penserait-t-on d’entrepreneurs et d’architectes qui condamneraient la
physique cosmique au nom des lois de la pesanteur, et sous le prétexte qu’une géométrie,
fondée sur la considération d’espaces diversement courbés, rendrait vaines les techniques
traditionnelles des maisons ? Le démolisseur et l’architecte ont raison de croire en la seule
géométrie euclidienne, mais ils ne prétendent pas l’imposer à l’astronome. Et, si le concours
de celui-ci est requis pour transformer la maison qu’il habite, les catégories qu’il emploie,
quand il veut comprendre l’univers, ne le rendent pas automatiquement inapte à manier la
pioche et le fil à plomb.
Chapitre XVII. Place de l’anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posée
par son enseignement.
Si l’anthropologie sociale tend à se confondre dans un vaste ensemble de recherches dont
l’appartenance aux sciences sociales n’est nullement évidente, par un singulier paradoxe,
pourtant, ces recherches se retrouvent fréquemment associées aux sciences sociales sur un
autre plan : beaucoup de département universitaires, aux USA notamment, sont dits
"anthropologie et de sociologie," d anthropologie et de sciences sociales, et autres titres
équivalents.
L’anthropologie étant une science en devenir, et dont l’autonomie n’est pas encore
universellement reconnue, il a paru nécessaire de procéder d’une autre façon. L’exposition
des faits doit partir de la situation réelle ; et puisque, dans l’immense majorité des cas,
l’anthropologie sociale se trouve associé à d’autres disciplines et que, parmi les sciences
sociales, c’est en compagnie de la sociologie qu’on la rencontre le plus souvent, on s’est
résigné à les regrouper toutes deux au sein du même rapport générale.
La première ambition de l’anthropologie est d’atteindre à l’objectivité, d’en inculquer le goût
et d’en enseigner les méthode.
La seconde ambition de l’anthropologie est la totalité. Elle voit, dans la vie sociale, un
système dont tous les aspects sont organiquement liés. Mais quand l’anthropologue cherche à
construire des modèles, c’est toujours en vue, et avec l’arrière-pensée, de découvrir une forme
commune aux diverses manifestations de la vie sociale.
Quelles que soient les conditions relatives aux titres universitaires requis pour l’enseignement
(en général, doctorat, ou travaux d’un niveau équivalent) nul ne devrait pouvoir prétendre
enseigner l’anthropologie sans avoir accompli au moins une recherche importante sur le
terrain.
On voit donc que c’est pour une raison très profond, qui tient à la nature même de la
discipline et au caractère distinctif de son objet, que l’anthropologue a besoin de l’expérience
du terrain. Pour lui, elle n’est ni un but de sa profession, ni un achèvement de sa culture, ni un
apprentissage technique. Elle représente un moment crucial de son éducation, avant lequel il
pourra posséder des connaissances discontinues, qui ne formeront jamais un tout, et après
lequel seulement ces connaissances se prendront en un ensemble organique, et acquerront
soudain un sens, qui leur manquait antérieurement.
VII. ACTUALITÉ DE LA QUESTION,
PERSPECTIVES CRITIQUES ET INTÉRÊT POUR LES
SCIENCES DE GESTION.
A) Critiques :
L'anthropologie structurale de Lévi-Strauss est plus attentif aux formes abstraites (les modèles
hypothético-déductive) qu'aux rapports réels auxquels celles-ci réfèrent, aux discours que les
sociétés tiennent sur elles-mêmes (le langage de la parenté, le langage de la mythologie)
qu'aux pratiques sociales (le fonctionnement concret de ces systèmes).
Lévi-Strauss situe hors du temps et de l'histoire les structures logiques qui sont censées régir
la société ; de substituer la relation logique à la relation humaine.
Le structuralisme en anthropologie doit s'arrêter, là où s'arrête la structure, c'est-à-dire qu'il
faut reconnaître que la contingence, l'histoire ou les systèmes approximatifs font parti, autant
que les structures, de la société ; que la synchronie ne remplace pas la causalité ; que
l'invariance n'exclut pas le changement. Ensuite, si l'on peut considérer tous les systèmes
culturels comme des langages, comme des systèmes de communication, ils ne sont pas pour
autant tous régis par une structure formelle qui serait indifférente soit à leur conditions
d'échange, soit à la nature des éléments qui les composent. Si tel est le cas pour le système de
la langue et le système de parenté, il n'en est pas de même pour d'autres systèmes socioculturels comme le rituel ou le système politique. Pour Lévi-Strauss, la réciprocité tient lieu
du politique et serait dans ce sens la marque même de son absence dans les sociétés
primitives. Or, l'efficacité de l'échange politique dépend des choses que l'on y met en
circulation (le bien, la violence, la menace). En outre, le pouvoir ou le prestige acquis dans
une telle relation affecte à son tour les conditions mêmes de l'échange et les transforme.
Lévi-strauss en postulant une définition de l'observation qui écarte aussi bien l'expérience
vécue de l'ethnographe que les expériences et les théories indigènes, accorde une place
prépondérante aux procédures inductives dans le travail de l'anthropologue, ce qui pose un
certain nombre de problèmes par rapport à la pratique concrète de terrain de l'anthropologue
et à la manière dont celui-ci s'y prend pour construire sa connaissance théorique, comme par
rapport aux autres déclarations méthodologiques prononcées par Lévi-Strauss lui-même et
aux procédures effectives qu'il met en œuvre dans la construction de ses objets.
Lévi-Strauss rend problématique le lien entre l'observation et les prémisses de l'expérience
personnelle. Il rend aussi caduque la définition qu'il donne par ailleurs du "fait social total"
qui ne "signifie pas seulement que tout ce qui est observé fait partie de l'observation; mais
aussi, et surtout, que dans une science où l'observation est de <même nature que son objet,
l'observateur est lui-même une partie de son observation".
Quand Lévi-Strauss affirme également que "les faits doivent être étudiés en eux-mêmes", il
postule une conception de la réalité extérieure à l'observateur, qui ne rend pas compte de la
tension caractéristique, de l'appréhension totale des phénomènes sociaux, c'est-à-dire à la fois
du "dehors" comme une "chose" et du "dedans" comme une "subjectivité ".
B) Actualité de la question et intérêt pour les sciences de gestion :
Si toutes les entreprises peuvent se définir comme des unités élémentaires de production, le
concept d’"entreprise" couvre des dimensions, des statuts et des structures singulièrement
divers.
Le vocable est ambigu: il vise ou visait encore voici peu aussi bien la "libre entreprise", de
style "occidental", que l’entreprise socialiste (U.R.S.S. et démocraties populaires de naguère),
ou encore, comme pour la France, un établissement dont l’activité dépendait certes du
marché, mais recevait du plan des informations, des sollicitations, des pressions et subissait de
l’État d’innombrables contraintes.
L’entreprise française embrasse des unités dont les modes de fonctionnement, les dimensions
et, selon les époques, les finalités ne sont guère comparables. Le secteur public, dont la
géométrie et la consistance ont connu de fortes évolutions depuis le début des années quatrevingt (établissements publics à caractère industriel et commercial, sociétés nationales
d’économie mixte, sociétés à capital majoritairement public), rassemblait, au 1er janvier 1991,
environ 2 500 entreprises (filiales et sous-filiales comprises); celles-ci employaient
1 348 000 salariés et réalisaient, dans les diverses branches industrielles (hors énergie,
agroalimentaire et bâtiment et travaux publics), près de 20 p. 100 du chiffre d’affaires de ces
dernières. La période récente a vu les entreprises du secteur public affirmer fréquemment la
nécessité d’exercer leurs activités économiques selon des exigences de rentabilité naguère
réservées aux seules entreprises privées. La taille des premières, généralement importante, les
distingue cependant au sein d’une économie française qui compte une immense majorité de
petites entreprises: sur 3 125 000 établissements, au 1er janvier 1989, 94 p. 100 employaient
moins de dix salariés. À la même date, les mille plus importantes entreprises du pays, en
termes d’effectifs, employaient près de 3,8 millions de personnes (33 p. 100 du total des
effectifs), tandis que les mille premières en termes de chiffre d’affaires représentaient
38 p. 100 des chiffres d’affaires cumulés de l’ensemble des entreprises soumises aux
bénéfices industriels et commerciaux.
La classification traditionnelle entre "petites", "moyennes" et "grandes" entreprises privées
n’est d’ailleurs pas fondée sur des critères satisfaisants. On peut en effet prendre en
considération la puissance financière résultant de l’importance des capitaux propres figurant
au passif des bilans publiés; ou la puissance commerciale, en tenant compte seulement du
chiffre d’affaires; ou la dimension sociale, en dénombrant les salariés. D’autres clivages,
moins évidents, résulteraient du statut juridique (sociétés de personnes et sociétés de capitaux,
mais aussi, parmi ces dernières, sociétés anonymes et S.A.R.L., S.I.C.A.V. et sociétés en
commandite par actions, etc.), du statut fiscal (entreprises assujetties ou non à l’impôt sur les
sociétés, entreprises admises ou non au bénéfice du forfait, etc.), des liens économiques ou
financiers et de leur zone d’influence (holdings, participations, cartels, etc.), des caractères
proprement sociologiques (entreprises dites "familiales" et entreprises de type bureaucratique,
management "à l’américaine" et gestion paternaliste, etc.), enfin des liens avec l’État (groupes
de pression), avec l’étranger (succursales, filiales), et de la valeur patrimoniale, elle-même
complexe (valeur de capitalisation boursière, valeur mathématique de rentabilité, valeur de
fusion, etc.). D’autres paramètres de classification pourraient intervenir: le degré de
spéculation, d’intégration, d’autonomie financière, le nombre et la variété des produits et
sous-produits fabriqués ou commercialisés, la part du marché contrôlée par l’entreprise,
l’importance de son cash-flow, de son taux annuel d’expansion, le nombre et la répartition
géographique de ses établissements, etc. Parmi les grandes entreprises, l’écart de dimension
entre l’affaire américaine et l’affaire européenne était encore très grand au début des années
soixante-dix. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, si l’on se réfère aux classements selon le chiffre
d’affaires publiés annuellement (Fortune , L’Expansion , Le Nouvel Économiste , etc.):
quarante et un des cent premiers groupes industriels mondiaux étaient, en 1990, situés en
Europe communautaire, contre vingt-huit aux États-Unis et dix-huit au Japon. La France (dix
groupes) venait après l’Allemagne fédérale (treize groupes), avant le Royaume-Uni (sept),
l’Italie (cinq), les Pays-Bas (trois), l’Espagne (deux) et la Belgique (un); il est vrai que le
premier des six groupes français classés parmi les cinquante plus importants dans le monde,
ne se trouvait qu’en vingt-huitième position (Elf Aquitaine).
En fait, l’entreprise peut être appréhendée de plusieurs manières. Pour l’économiste, elle
résulte de l’agencement de facteurs différents: travail, capital, nature; pour le sociologue, elle
est une distribution de rôles et de statuts; pour le financier, elle est une source de profits et
d’investissements; pour le juriste, elle est une variété de contrat; pour la puissance publique,
elle est un contribuable, un instrument d’expansion économique et le siège de divers conflits
sociaux (grèves, revendications diverses); pour l’opinion publique, elle est d’abord une
"image". La gestion d’une entreprise ne peut donc pas revêtir la même signification pour tous.
Derrière les techniques subsiste une dimension "affective" considérable: aucun entrepreneur
capitaliste ne prétend et ne croit travailler exclusivement pour le profit, mais aucun chef
d’entreprise ne pourrait durablement assumer ce rôle en méprisant le profit. Cependant
l’entreprise doit à chaque instant composer avec l’État, ses dispositions fiscales, monétaires
ou financières. Cette circonstance ainsi que l’éthique de ses dirigeants, les caprices de sa
clientèle, les exigences de son banquier, les tribulations de la conjoncture infléchissent la pure
rationalité de tous ses calculs.
Car il n’est pas de définition univoque de la rationalité économique et, donc, de la meilleure
démarche pour atteindre le profit maximal. Le style de gestion n’est pas un, qui permettrait de
choisir à coup sûr entre les différentes stratégies du profit maximal: à court terme et à long
terme, en visant le plus avec les plus grands risques (maximax) ou un minimum aux moindres
risques (minimax), en refusant ou en intégrant tel ou tel type de contrainte extra-économique,
comme le climat des relations humaines dans l’entreprise, le degré de satisfaction des salariés,
des cadres, des actionnaires, des obligataires, des fournisseurs et des clients, la sécurité des
emplois, le prestige de la marque, l’indépendance financière et politique, la pérennité de
l’entreprise dans un marché aux dimensions mondiales.
Ainsi, le "management" moderne, l’application systématique de la plupart des techniques
scientifiques de gestion résultent-ils de l’"environnement". Malgré une très réelle
généralisation de la réflexion sur l’entreprise, au cours des années soixante-dix et quatrevingt, il faut reconnaître qu’en Europe les grands groupes intégrés, capables de s’adapter
presque chaque jour à l’innovation, sinon d’en permettre le déploiement, sont les plus à même
de mettre en œuvre toutes les possibilités ouvertes par les techniques nouvelles de
management.
En fin de compte, si beaucoup d’éléments socio-économiques interviennent pour qualifier la
gestion d’une entreprise – en particulier sa rentabilité et son taux d’expansion, sa vulnérabilité
commerciale et financière et l’importance de ses responsabilités sociales –, c’est encore la
structure de pouvoir qui paraît constituer le critère décisif. Il y a déjà longtemps que
théoriciens et praticiens de l’entreprise, tirant les leçons de l’évolution même des marchés, se
sont accordés technologie, marketing, statistique, économie, droit commercial et bancaire,
fiscalité, mathématiques financières, calcul des probabilités, comptabilité analytique,
psychosociologie et informatique. Une très forte culture générale précédant une spécification
très poussée sera de plus en plus nécessaire aux cadres supérieurs et, dans une moindre
mesure, au middle-management . La formation permanente de ces cadres (recyclage) est
largement entrée dans les mœurs à la fois sur l’inéluctable mouvement de concentration qui
aboutit à des unités de très grandes dimensions et sur la mise en place, en conséquence, d’une
gestion décentralisée en regard de laquelle le mode de commandement traditionnel, rigide et
centralisateur, encore familier aux petites entreprises de type paternaliste, paraît
définitivement périmé. Cette évolution du pouvoir, nullement incompatible d’ailleurs avec
l’unité de commandement, traduit sous des formes diverses l’effacement relatif à la fois des
actionnaires, de la main-d’œuvre non spécialisée et du "patron" omnipotent, au bénéfice des
dirigeants et des cadres supérieurs. C’est, comme on a pu l’écrire, l’"ère des organisateurs"
qui s’est installée. Quelle que soit son appellation – décentralisation des pouvoirs, "direction
participative par objectifs", technocratie –, elle sanctionne la fin progressive de l’empirisme,
du seul "flair" dans les affaires, de la petite dimension (sauf dans certains secteurs, telles les
prestations de services), du népotisme familial, de la primauté de la fabrication sur la vente,
du financement de l’expansion à partir de capitaux en majorité étrangers au bénéfice
d’exploitation, de la hiérarchie rigide, de la rentabilité limitée, de l’esprit routinier et
conservateur.
On peut penser que la gestion des entreprises (management), qui ressemblait assez à un art à
tous les niveaux de responsabilité au siècle dernier, n’est restée telle qu’au sommet du
commandement, là où il n’est désormais question que de stratégie. Pour ce qui est de la
tactique, la plupart des aspects modernes de la gestion des entreprises relèvent de la science et
plus précisément de l’interdisciplinarité entre des sciences bien différentes:Parmi les
caractères majeurs de cette évolution récente du management, on retiendra: en premier lieu,
l’effondrement d’une conception militaire, bureaucratique, ou paternaliste de la gestion, au
bénéfice d’un style différent de relations humaines, procédant de la décentralisation, des
responsabilités et des pouvoirs; en second lieu, l’apparition d’une exigence qui prime
désormais tous les problèmes de production, à savoir la nécessité de vendre et de savoir,
d’avance, à qui, quand et par quels moyens, dans un double contexte de marchés de plus en
plus ouverts et de demande solvable rare. Cette priorité de la vente sur la production a ainsi
engendré une science à peu près inconnue dans l’Europe d’avant guerre: le marketing. Mais
promouvoir l’expansion signifie aussi qu’on transformera complètement les relations dans
l’entreprise, en adaptant celle-ci aux découvertes de la dynamique des groupes. L’impératif de
l’innovation, l’adaptation de fréquence élevée à un environnement mouvant, la compétition
sur une échelle élargie, l’établissement du contrôle budgétaire et l’utilisation de la
comptabilité analytique, les préoccupations sociales du chef d’entreprise, enfin et surtout
l’extraordinaire développement de l’informatique: toutes ces circonstances influent sur les
structures mêmes de pouvoir dans l’entreprise.
L’enfant loup
LE PROBLEME DE L'HOMME SAUVAGE DES
PYRENEES AU REGARD DES DONNEES DE
L'ANTHROPOLOGIE CULTURELLE
PAR BENOÎT GRISON
Première publication : mars 1992, mise en ligne : vendredi 27 juin 2003
En réaction à l'intéressant article de Michel RAYNAL, j'aimerais développer ici une
analyse différente, mais tendant aussi par ses conclusions à montrer la
vraisemblance de l'assimilation qui peut être faite entre Homme Sauvage d'Asie
Centrale et le Basa-Jaun ou Ome Pelut ( 1 ) de la région pyrénéenne. Mon
approche sera axée sur les apports de l'Anthropologie Culturelle, et ce pour une
raison précise : en 1981-1982, quand RAYNAL et moi-même avons débuté nos
recherches conjointes sur la question, la position ethnographique dominante
[ malgré l'exception constituée par l'étude de GOMEZ-TABANERA ( 2 ) ] consistait à
affirmer que cet ensemble de croyances était rattachable à la mythologie de l'ours.
C'est encore la position la plus répandue. Aussi vais-je m'efforcer de montrer, sur la
base même des données anthropologiques, que le folklore de l'Homme Sauvage
dans cette région ne se réfère nullement pour sa plus grande part à l'ours, Ursus
arctos.
En dehors de diverses représentations, analysées avec finesse par RAYNAL ainsi
qu'HEUVELMANS ( gravures d'Isturitz, femme-ours du monastère de San Salvador
de Cornellana, et dessin russe de 1760 du "satyre" exhibé à Barcelone, qui ne
concerne peut- être pas le domaine pyrénéen ), nous ne disposons pas d'autres
matériaux que ceux fournis par les ethnologues. En effet, les "témoignages
historiques" évoqués par RAYNAL sont très contestables, et il est significatif que
plus ils sont récents, plus leur crédibilité apparente diminue. Le sauvage de la forêt
d'Yraty ( 1774 ) ne peut être considéré comme un hominidé relique plausible par le
seul fait de son aptitude à la course et d'une pilosité mythique souvent prêtée aux
enfants ensauvagés ( 3 ) ( p. ex. l'enfant-loup de Shahjehanpur, 1858 ). Par là
même, on ne peut se fonder sur ce cas pour supposer une origine pyrénéenne à
l'homme sauvage de 1760. Quant à la "mujer salvaje" des Monts Cantabriques, il
semble bien hasardeux, vu la faiblesse du témoignage précédent, d'en faire une
hybride pour rendre compte de la technologie fruste qu'elle avait à sa disposition. Ne
parlons pas du récit de Mme Gomez qui me paraît se ranger dans la catégorie, bien
connue des sociologues, du mythe ancien réactualisé par l'introduction d'un
contexte moderne, et ainsi "revécu par toute une collectivité" ( 4 ) : il s'agit là d'une
information folklorique de plus [ le cas de l'idiot de Bagnères de Luchon, qui n'a pas
fait l'objet d'aucune étude approfondie de la part d'un pathologiste, n'est pas
exploitable ].
En premier lieu, il est clair que partout où n'existaient pas de primates, les
différences sortes d'ours ont fait l'objet de croyances similaires à celles attachées à
l'Homme Sauvage mythique des Pyrénées : on a donc un mythogramme ( pour
reprendre un terme issu d'OSGOOD et LURIA ) partiellement commun au
plantigrade et à l'homme velu. Ainsi, les Aïnous du nord de l'archipel nippon
croyaient fermement qu'un homme ou une femme peut parfois se mettre en ménage
de gré ou de force avec un ours ( 5 ). Yu, monarque légendaire de la Chine
ancienne, se métamorphose en ce même animal en présence de son épouse ( 6 ).
Bien plus, dans toute l'Asie Centrale et Septentrionale, dans les Balkans, les Pays
Baltes, en Scandinavie et Amérique du Nord, de tels accouplements donnent
naissance à des héros, souvent fondateurs de dynasties royales ( 7 ) ( 8 ) ( 9 ). Ces
derniers sont comparables aux Jean-de-l'Ours lorrains et languedociens, que les
pionniers acadiens ont importé dans le Nouveau Monde ( 10 ) ( 11 ) ( 12 ). C'est que
toutes ces populations considèrent plus ou moins l'ours comme étant un "homme
déguisé" ( 13 ), ancêtre psychopompe ou proche parent déchu, dans lequel on peut
se réincarner : en témoignent les sobriquets familiaux que lui attribuent les
Toungouses, les Iakoutes ou encore les Algonquins ( "vieillard", "Grand Oncle",
"Grand Mère"... ) ( 6 ) ( 14 ).
Il ne fait pas de doute que des conceptions analogues ont eu cours jadis en
Europe : une statuette romaine trouvée près de Berne, qui représente une femme
assise vers laquelle se dirige un ours brun massif, est interprété couramment
comme une hiérogamie ( 15 ). Au Moyen Age, on pensait d'ailleurs que l'ours
s'accouplait en position ventrale ( 16 ) : cette erreur, héritée de Pline, achevait d'en
faire un parfait homme sauvage. Plus tard, ce passé mythique transparaît, sous
forme édulcorée, chez quelques écrivains ( Potocki, Hugo ou encore Mérimée ( 17 )
( 18 ) ( 19 ) ). Il explique l'intérêt que suscitent les divers enfants-ours ( du XVII°
siècle lituanien, notamment ) et les "faits divers" mettant en scène des ours captifs
tueurs ou séducteurs de jeunes femmes ( 20 ) ( 21 ). Partout, cette mythologie se
voit associée systématiquement à un culte de l'ours ( 14 ).
Or, Txomin PEILLEN a prouvé par une enquête menée en 1983 ( 22 ), qu'un tel
culte, avec tous ses traits caractéristiques - dont la conservation des pattes pour
conjurer les maléfices, comme chez les chasseurs sibériens ( 23 ) - existait chez les
anciens Basques. On pourrait donc être tenté de ne pas chercher plus loin l'origine
d'Ome Pelut. Mais la question n'est pas si simple, comme le montre l'étude des
divers carnavals de la région.
Parmi eux, il y a certes des fêtes qui entretiennent des rapports probables avec la
mythologie de l'ours, telles les Chasses de la Bigorre et du Roussillon ( 24 ),
l'immolation par le feu de l'ours qui doit ressusciter à Encamp ( Andorre ) ( 25 ), ou
la Vijanera de la vallée de Iguna ( Cantabrie ) ( 26 ). Mais ce ne sont en aucun cas
des fêtes de l'ours analogues à celles que pratiquent les Aïnous, les Giliaks ou les
Lapons ( 8 ) ( 27 ).
Quant aux carnavals de Prats-de-Mollo et Arles-sur-Tech, ce sont des héritiers
directs des Saturnales Romaines, tout comme les "fêtes des sots" du Moyen-Age
( 28 ) ( 29 ) ( 59 ). Cela est démontré amplement par des concordances calendaires
et la présence de déguisements janusiens ( 25 ) ( 30 ) ( 31 ). Ces manifestations
dionysiennes, marquant souvent l'arrivée du Printemps, mettaient en scène la
cohorte des Satyres, d'où les caractéristiques des masques portés par les
participants des festa follorum sur les miniatures médiévales ( 32 ) ( 33 ). Au Haut
Moyen-Age encore, de telles processions faisaient intervenir explicitement les
figures du dieu Orcus ( Silvanus ), représenté sur les tombes étrusques "sous la
forme d'un géant barbu et hirsute" ( 34 ), et de la déesse Lamia ( Maia ) ( 4 ) ( 35 ).
On reconnaît en ces deux personnages Basa Jaun et sa parèdre, la Dame Sauvage
du Pays Basque ( 36 ).
Tout comme le colosse babylonien Enkidou ( 37 ), et plus tard les esprits des bois
germaniques ( Orco ), également montagnards ( 38 ) ( 39 ), les Faunes de l'Antiquité
étaient des "Maîtres des Animaux", ce qui nous donne la clé du terme "Seigneur
Sauvage" ( = Basa Jaun ( 40 ) ( 41 ) ). Il est d'ailleurs logique que l'Homme des
Bois, que l'on considère avec Merlin dans la tradition celtique comme une sorte de
vates inspiré, soit l'un des protagonistes de la "fête des fous" ( 42 ) ( 43 ) ( 44 ).
Comme on le voit, l'Homme Sauvage originel des Euskariens, dont l'image
mythique est évoquée dans certains tableaux de Goya ( 45 ), est bien un primate.
Son identité est nette, contrairement à celle des Hommes Sauvages des folklores
nordiques et est-européens ( Maramures de Roumanie, Tchécoslovaquie, etc. ), très
"ursins". L'excellent portrait-robot établi par Duny-Pétré ( 1 ) peut très bien être
considéré comme se référant à un être réel : ce n'est pas parce qu'un animal devient
symbolique qu'il cesse d'exister. Il semble bien que le Semiot soit un hominidé.
Comme il n'y a jamais eu de confréries du type de celle des berserkr scandinaves
( 46 ) dans cette partie de l'Europe, son assimilation à l'Homo pongoïdes étudié par
PORCHNEV, KOFFMANN et HEUVELMANS s'impose : celle-ci fut d'ailleurs
proposée par HEUVELMANS le 14 janvier 1985 lors d'une émission diffusée sur les
ondes de France-Culture.
L'archétype de l'Homme Sauvage accueille en son sein les animaux humanoïdes
les plus divers ( 47 ). Je n'en veux pour preuve que le conte de la femme velue :
rendue furieuse par la fuite de son époux humain, elle jette dans sa direction un de
leurs rejetons, alors qu'il traverse une rivière. Dans la version indonésienne du motif,
il s'agit d'une femelle orang-outan ( 48 ), alors que dans celle des Elunchun
( = Oronchon ) chinois, c'est une ourse ( 6 ). Aussi, quand le Basa Jaun a disparu, il
a été remplacé par l'ours, comme cela s'est produit dans d'autres régions du monde
( 49 ) ( 50 ) ( 51 ) ( 52 ). Cette confusion s'est faite d'autant plus aisément que l'ours,
présent parfois dans les fêtes indo-européennes anciennes sous forme d'un "ours
dansant" chamanique ( 53 ) ( 54 ), était un animal dédié à Bacchus ( c'était aussi le
cas du cerf ( 15 ) ( 55 ) ). Encore aujourd'hui, dans le Haut-Adige autrichien, on
promène son effigie vêtue de feuilles de lierre, attributs du Dionysos des Hymnes
homériques dont la figure s'est perpétuée à travers le Pfingstl bavarois et le
( Pfins ) quack lorrain ( 27 ) ( 56 ). La mythologie grecque ne nous apprend-elle pas
que la nymphe Callisto eut de Zeus deux fils : Arcas ( mot dérivant de la même
racine indo-européenne que arktos, ours ) et Pan ( 34 ) ? Une dérive linguistique
favorisa la substitution de l'ours à l'Homme Sauvage durant la lente christianisation
des campagnes. Orcus fut transformé en différents Saint Ours, lesquels
n'entretiennent aucu rapport avec les personnages historiques portant ce nom ( 16 )
( 17 ), mais ont tous les traits de démons de la végétation ( 58 ).
Les apports de l'ethnologie confirment donc totalement la validité de l'hypothèse
selon laquelle l'Homme Sauvage des Pyrénées n'est autre que l'homme pongoïde
des cryptozoologues, qui subsisterait encore de nos jours en Asie Centrale.
ANTHROPOLOGIE par COPET-ROUGIER, chargée de
recherche au CNRS
La relative jeunesse d’une discipline qui ne se comprend qu’au travers des conditions de son
avènement, de ses hésitations, de ses multiples cheminements rend malaisé de définir en
quelques lignes l’anthropologie, son objet, ses méthodes et son histoire. Par ailleurs, le succès
que connaît cette science – et que marque à l’évidence la dimension anthropologique dont
sont affectées toute recherche actuelle dans les sciences humaines, toute réflexion sur les
phénomènes sociaux, historiques, éducatifs, voire touristiques – entretient un rapport
paradoxal avec le désarroi qu’elle éprouve devant la difficulté à définir son objet, à fixer ses
limites. Il est d’usage d’opposer ses deux approches principales, l’anthropologie physique et
l’ethnologie, l’une préoccupée de l’homme dans ses caractères physiques, l’autre de l’homme
en société. Mais l’ambition de l’anthropologie, prise au sens le plus large, serait de rassembler
dans une perspective globalisante toutes les disciplines étudiant l’homme. En attendant une
telle réunification, on ne peut confondre, malgré leurs zones de recouvrement, cette
anthropologie avec son actuel épicentre, l’anthropologie sociale.
L’objet de l’anthropologie sociale, née de l’étude des sociétés dites primitives, a grandi au
point de s’étendre à l’ensemble des sociétés traditionnelles, qu’elles appartiennent au Tiers
Monde ou au monde industriel ; et l’étude de la vie contemporaine dans la ville ou dans
l’entreprise constitue l’un de ses nouveaux axes de recherche. De ce point de vue, elle ne se
distingue guère de sciences de la société telles que la sociologie ; certains veulent même la
confondre avec elles en raison de l’identité de leur objet. Or, ce qui fonde la spécificité de
l’anthropologie, c’est une façon particulière d’appréhender une même réalité. Son approche
" holiste ", qui cherche à saisir la totalité d’une société, est donc par définition
monographique ; elle contraint l’anthropologue à une analyse qualitative et exhaustive
d’unités sociales nécessairement restreintes – village, tribu ou quartier –, accessibles au regard
d’un seul et même observateur. Ce serait donc sa méthode qui la distinguerait de sa voisine, la
sociologie. L’une procéderait plutôt par questionnaires et statistiques ; dans l’autre,
l’observateur, " immergé " dans la société qu’il étudie, travaillerait sur son propre vécu.
Toutefois, l’une et l’autre s’empruntent de plus en plus souvent leurs méthodes. Le paradoxe
de la démarche anthropologique réside donc, comme le souligne Claude Lévi-Strauss, dans le
fait que l’on y " cherche à faire de la subjectivité la plus intime un moyen de démonstration
objective ".
L’expérience ethnologique est unique, en ce qu’elle oblige l’observateur à mettre en question
ses propres catégories, à s’ouvrir au raisonnement des autres, à les analyser et à les restituer à
la compréhension de sa propre société. Par son approche monographique et par cette remise
en question, à quoi elle tend et à laquelle elle contraint le spécialiste, l’anthropologie a élaboré
de nouveaux concepts, qui ont défini ses divers domaines : religieux, politique, juridique,
économique, etc. Mais la critique de l’ethnocentrisme dont sont marquées ces catégories
issues de la culture occidentale a conduit à les élargir, à les remodeler. Parfois, il a été
nécessaire de fonder de nouveaux domaines tels que l’anthropologie de la parenté, qui a
constitué longtemps l’un des champs privilégiés de la discipline.
Il est douteux, toutefois, que l’on puisse définir une science uniquement par sa méthode ; c’est
le cas tout particulièrement de l’anthropologie, dans un moment où la sienne est exportée dans
d’autres disciplines et où, donc, expulsée du lieu même où certains veulent fonder sa
spécificité, elle risquerait d’être vouée à sa propre dissolution, ne pouvant prétendre par
ailleurs à l’exclusivité de son objet empirique. Ce statut équivoque jette le trouble dans
l’esprit de qui ne considère pas que, au-delà de l’objet empirique, se situe un objet
intellectuel ; que, au-delà de la méthode, s’affirme une volonté de découvrir – par la
comparaison et la synthèse des normes, des discours et des pratiques – d’autres niveaux de
réalité, la logique de leurs interrelations et de leurs transformations, à partir desquels l’homme
peut modifier son rapport à lui-même et – qui sait ? – élargir le champ de sa liberté. La
méthode et l’histoire de l’anthropologie se confondent quant à leur rapport à l’objectivité. Ses
objets, ses concepts et ses théories ne sont pas nés d’un seul mouvement. L’anthropologie a
dû sans cesse les critiquer, les remanier face à sa propre histoire et à l’histoire, au sein d’une
communauté scientifique internationale qui ne suivait pas nécessairement un chemin
unilinéaire. Les débats qui se sont déroulés entre les chercheurs des deux côtés de l’Atlantique
ou de la Manche furent nombreux, mais ils ont fait apparaître des idées nouvelles, qui, au fil
du temps, ont conduit l’homme à se considérer lui-même, en tous lieux, en tous temps,
comme l’objet de sa propre étude. La recherche de l’objectivité n’est pas une affaire de
méthode, c’est aussi l’histoire même de l’anthropologie, de ce mouvement qui a fait passer
l’ethnologue de la reconnaissance des autres au refus de soi, et qui lui permet maintenant
d’étudier le monde le plus proche comme les mondes lointains. C’est une parabole
précisément géométrique, définie comme " le lieu des points équidistants d’une droite et d’un
point fixes " ; selon laquelle les enseignements du discours sur les autres conduisent au
discours sur soi, dans une disposition où le discours qu’on tient sur soi se situe dans une
différence et à une distance égales à celles où se déploie le discours qu’on tient sur les autres.
Montrer comment un tel discours sur soi a progressivement abandonné droite et point fixes
pour se placer sur la courbe avec les " autres ", c’est expliquer toute la construction de
l’anthropologie jusqu’à nos jours.
1. Nommer, classer
Que veut-on différencier lorsqu’on parle d’anthropologie sociale, d’anthropologie culturelle,
d’anthropologie physique, d’ethnologie ? Ces divers vocables engendrent la confusion, car ils
reflètent une discrimination entre les domaines géographique, historique, problématique. Dans
le monde anglo-saxon, l’anthropologie rassemble sous son titre à la fois l’anthropologie
physique – l’étude comparée des variations anatomiques et physiologiques de l’espèce
humaine –, l’anthropologie sociale et culturelle – l’étude des institutions, des productions
culturelles et des relations que celles-là entretiennent les unes avec les autres –, mais aussi
l’archéologie, la préhistoire, la technologie et une partie de la linguistique. L’ethnologie y est
réservée au seul classement des populations et tend à disparaître comme discipline propre.
En Europe, le terme d’" anthropologie " désigna longtemps l’anthropologie physique, ce qui
explique l’usage général du mot " ethnologie " pour les études s’appliquant à l’aspect social et
culturel des populations, tandis que la préhistoire, l’archéologie et la linguistique constituaient
des domaines séparés. À l’ethnologie pratiquée en Europe, on pouvait faire correspondre
l’anthropologie sociale et culturelle anglo-saxonne. En outre, les développements théoriques
portant sur les notions de culture et de société ont conduit l’anthropologie américaine à
privilégier la culture et l’anthropologie britannique, la société. L’usage tend à adopter un seul
qualificatif : l’anthropologie est sociale ou bien culturelle.
Un tel clivage n’eut pas lieu en France, du moins sous cet aspect, mais les choses s’y
compliquèrent avec l’apparition de nouvelles dénominations : il fut proposé de remplacer
" ethnologie " par " anthropologie sociale ", cette expression ne s’opposant plus alors à
" anthropologie culturelle " (les deux étant supposées réunies) mais à " anthropologie
physique ". Que devient, dans ces conditions, l’ethnologie ? Elle ne subit pas le même sort
qu’Outre-Manche et ne sera pas une sous-discipline : à l’instigation de Claude Lévi-Strauss,
elle constituera un moment de la démarche anthropologique, laquelle comporterait trois
étapes, sous le double rapport d’une méthodologie et d’une problématique, allant de l’étude de
cas à la mise en évidence de lois générales. Le premier moment est celui de l’ethnographie,
qui, liée à l’observation directe d’une unité sociale, s’emploie à décrire et à classer sous forme
de monographie tous les aspects de la société étudiée : milieu, croyances, coutumes,
institutions, outils, techniques, productions. Le deuxième temps intervient avec l’ethnologie,
qui s’applique à faire la synthèse de ces descriptions, à dégager une compréhension générale
de la société, géographique, historique, systématique. Passer au niveau des systèmes politique,
religieux, de parenté et de production en s’interrogeant sur leurs interrelations, c’est essayer
de comprendre comment la société est organisée et comment elle travaille à son devenir
(cf. ETHNOLOGIE – Histoire de l’ethnologie). Le troisième moment est celui de
l’anthropologie, qui, à travers la comparaison ou la mise en relation de divers domaines, de
systèmes dégagés par l’ethnologie dans les différentes sociétés, cherche à manifester
l’existence " de propriétés générales de la vie sociale ".
Pour Lévi-Strauss, à travers ces trois démarches, on passe donc du particulier au général et " il
semble y avoir aujourd’hui un accord presque unanime pour utiliser le terme anthropologie à
la place d’ethnographie et d’ethnologie, comme le mieux apte à caractériser l’ensemble des
trois moments de la recherche ". Cette ultime démarche de synthèse, explique-t-il, était
autrefois réservée en France à la sociologie, ce qui laissait le vocable " anthropologie "
disponible pour être colonisé par la suite ou pour réintégrer un champ qu’il n’avait jamais
abandonné dans le monde anglo-saxon. Toutefois, du fait de la pesanteur des habitudes
terminologiques, les deux titres continuent de coexister, les uns parlant d’ethnologie, les
autres d’anthropologie sociale.
Cette première évaluation des dénominations n’épuise pas le sujet. Si l’on peut déjà
caractériser l’anthropologie sociale par son objet, son projet globalisant et sa méthode
spécifique, cela ne dit rien sur sa pratique effective, sur les chemins divers qu’on y emprunte.
Les hésitations terminologiques traduisent le regard critique qu’elle porte sur elle-même et sur
ses rapports avec les sciences voisines. À la fin du XIXe siècle, l’ethnologie avait des liens
étroits avec l’anthropologie physique, malgré leurs origines respectives et sans que, par
ailleurs, ces rapports fussent nécessairement harmonieux. La méthode comparative de
l’anthropologie physique se fondait sur l’étude descriptive des caractères morphologiques des
populations humaines. Tournée à la fois vers les peuples actuels, les hommes fossiles et les
primates, elle donnait la priorité au caractère physique. Longtemps concurrentes, les deux
" anthropologies " furent tentées de subordonner, l’une, le social au physique, l’autre, le
physique au social. Leurs voies divergèrent si largement au XIXe siècle qu’elles ne trouvèrent
plus de lieux communs à leurs recherches. Il fallut attendre le renouvellement de
l’anthropologie physique par l’anthropologie biologique, qui allait remettre en cause la notion
de race et développer d’autres critères de comparaison (moléculaire, cellulaire, tissulaire),
pour que les deux disciplines puissent à nouveau se rencontrer. L’attention portée aux facteurs
génétiques et à l’environnement permit de dépasser le vieil antagonisme entre le social et le
physique et d’accéder à la notion d’une étroite imbrication de l’un dans l’autre. Les deux
disciplines se retrouvent notamment dans les études conjointes de génétique des populations
et des systèmes de parenté, aidées en cela par la démographie. Elles poursuivent chacune ses
buts spécifiques, mais ne s’interdisent pas une approche globale de problèmes particuliers. Un
long cheminement aura donc été nécessaire pour qu’elles en viennent à se redéfinir ainsi. Au
XIXe siècle, l’ethnologie se préoccupait de l’histoire des peuples et des cultures. Utilisée
souvent comme réservoir d’informations par les autres sciences, elle s’intéressait surtout aux
" primitifs ", aux " sauvages ", étudiés et classés à la façon dont procède le naturaliste, avec
ses espèces botaniques ou animales. De nos jours, certains anthropologues définiraient
volontiers leur science comme l’" étude des logiques sociales et symboliques ". Que s’est-il
passé depuis le XIXe siècle ? Parlons-nous toujours de la même chose ? Comment
l’ethnologie est-elle devenue si proche d’une certaine idée de l’anthropologie ? Ce sont sa
propre histoire, sa réflexion critique, l’histoire de ses concepts et de ses grandes théories qui
permettent de saisir le sens des recherches d’aujourd’hui.
2. La construction de l’ethnologie
Les introductions classiques assignent à la naissance de l’ethnologie des dates différentes ;
certaines la font remonter à Hérodote, d’autres à Rousseau ou à Morgan. La référence à
Hérodote s’explique par l’intérêt qu’il porta à la description des autres peuples, considérés
toutefois comme des barbares ; la référence à Rousseau ne repose pas tant sur son mythe du
bon sauvage que sur sa façon de traiter des relations entre nature et culture, de s’ouvrir aux
autres, par l’effet d’une identification à autrui, ce qui est le propre de la tentative
ethnologique. Au XIXe siècle, la réflexion occidentale commençait sa révolution en intégrant
l’homme dans le champ des connaissances positives, en faisant de lui un objet de savoir. Elle
s’appuyait sur les relations nombreuses et détaillées que rédigèrent les voyageurs et les
missionnaires sur les peuples lointains du Nouveau Monde et des colonies. Personne ne renie
cette naissance ambigüe liée au colonialisme, mais cette conjonction historico-philosophique
allait rendre possible l’avènement de l’ethnologie. Pour Michel Foucault, celle-ci ne fut
possible qu’à partir du moment où " la position de la ratio occidentale s’est constituée dans
son histoire et [... fonda] le rapport qu’elle peut avoir à toutes les autres sociétés, même à cette
société où elle est historiquement apparue ". De même, pour Lévi-Strauss, " si la société est
dans l’anthropologie, l’anthropologie elle-même est dans la société [...] ; les circonstances de
son apparition [...] s’accompagnent d’une prise de conscience – presque un remords – de ce
que l’humanité ait pu, pendant si longtemps, demeurer aliénée d’elle-même ".
À cette époque, les théories darwiniennes de l’évolution, si elles incitaient à la connaissance
des autres peuples, n’impliquaient pas que ceux-ci fussent mis sur le même plan que
l’Occident civilisé. L’ethnocentrisme d’Hérodote se retrouve ainsi dans les premières
classifications des peuples dits primitifs, considérés comme étant des sauvages ou des
barbares selon leur degré de technicité et d’organisation sociale. Les auteurs d’alors (Morgan,
McLennan, Maine) se préoccupaient de l’origine de la famille, du matriarcat et du patriarcat,
de la propriété privée. Le savoir ethnologique servait à reconstituer l’évolution des sociétés
humaines, dont l’aboutissement était la civilisation technicienne et monogame, celle, donc, de
l’Occident. Comme les innovations technologiques s’accompagnent de transformations
sociales, on estimait que leur évolution, du feu à la vapeur, expliquait les changements
sociaux, le passage de la promiscuité primitive à la monogamie à travers une série d’étapes
obligées, dont les sociétés primitives actuelles représentaient les vestiges et que notre société
elle-même devait avoir parcourues. C’est pourquoi l’ethnologie pouvait être qualifiée d’étude
sur l’histoire des peuples et des cultures et ne cherchait pas à donner un sens à une société
particulière considérée en elle-même.
Seuls certains traits ou institutions étaient retenus à des fins comparatives pour reconstruire le
sens de l’évolution. Histoire et ethnologie se trouvaient alors étroitement liées, cette
association ne devant d’ailleurs jamais cesser d’être discutée. C’est pourtant à la lumière de
cette théorie évolutionniste que la recherche ethnologique fit l’inventaire des connaissances et
forgea ses premiers concepts, ainsi que sa méthode spécifique, qui lui évita de demeurer une
simple philosophie sociale. L’Américain Lewis Henry Morgan (1818-1881) est souvent
considéré comme le fondateur de la discipline, car il fut le premier à " aller sur le terrain "
(League of the Iroquois , 1851 ; Ancient Society , 1877). Il vécut parmi les Indiens iroquois et
décrivit leur vie sociale et culturelle, faisant de sa propre expérience le matériau brut de sa
réflexion. Il fut suivi, selon une méthode plus systématique, par des chercheurs tels que Franz
Boas (1858-1942) et Williams Halse Rivers (1864-1922) pour lesquels le recueil direct des
observations constituait la démarche préalable de toute approche ethnologique. Plus tard,
Bronislaw Malinowski (1884-1942) imposa celle-ci comme méthode scientifique, une
méthode impliquant la rupture avec la société de l’observateur et exigeant une collecte
systématique de tous les aspects de la société étudiée. L’ethnologie était dès lors créée en tant
que science constituée, sous le double rapport de son objet et de sa méthode. Et ainsi
commençait à se vérifier le propos de Lévi-Strauss lorsque, bien plus tard, il dira que
l’expérience ethnographique est unique comme mode de connaissance parce que l’observateur
est son propre instrument de recherche et que " pour parvenir à s’accepter dans les autres, but
que tout ethnologue assigne à la connaissance de l’homme, il faut d’abord se refuser en soi ".
Cette méthode spécifique fut imposée à l’ethnologie par son objet même, car, dans les débuts,
celui-ci n’était constitué que par des sociétés sans écriture, c’est-à-dire sans histoire et ne
pouvait être appréhendé que par l’observation directe ; le recours à cet unique moyen de
connaissance forgea ainsi l’originalité de la démarche anthropologique.
Mais une autre préoccupation allait intéresser l’ethnologie. Née dans la rencontre avec les
sociétés sans histoire, en effet, celle-ci en vint à se préoccuper des cultures et traditions
populaires de l’Europe même qu’avaient abandonnées les historiens mobilisés par la " grande
histoire ". De nombreuses sociétés locales d’ethnographie dressèrent des inventaires de
contes, de superstitions, de légendes, de techniques, de miettes d’histoire. Ces données
allaient être ensuite reprises et étudiées systématiquement par des chercheurs tels qu’Arnold
Van Gennep (1873-1957) dans son œuvre imposante sur le folklore et les rituels. Une
semblable ouverture anthropologique a été favorisée par les travaux de Georges Dumézil sur
le monde indo-européen, qui, à propos de la mythologie et de la religion, comme ceux de Van
Gennep pour les traditions populaires, assignent au chercheur un champ d’étude
géographiquement et culturellement plus proche. Ainsi l’ethnologie deviendra plus tard celle
des sociétés paysannes, une ethnologie qui, abstraction faite des critères exotiques, s’occupera
aussi bien des communautés andines que de celles de la France rurale. Cette nouvelle
perspective allait réunifier une anthropologie devenue moins impérialiste du fait qu’elle se
tournait à la fois vers le lointain et vers le proche.
Les débuts de l’ethnologie ont été marqués par l’émergence de nouveaux concepts et de
nouveaux domaines. Morgan révéla le domaine de la parenté, qui constitua pendant
longtemps l’un des fondements de la discipline. Il fut le premier à montrer le caractère
classificatoire et systématique des liens de consanguinité et d’alliance, qui occupent souvent
une position centrale dans les sociétés étudiées, et compara, de ce point de vue, des peuples
aussi éloignés géographiquement que les Iroquois et les Tamoul de l’Inde (Systems of
Consanguinity and Affinity of the Human Family , 1871). De son côté, John Ferguson
McLennan (1827-1881) débattait de l’exogamie, tandis que sir Henry J. S. Maine étudiait le
droit dans l’Antiquité et dans les sociétés primitives, posant ainsi les fondements d’une future
anthropologie juridique. La méthode comparative se développa et Edward B. Tylor (18321917) proposa un traitement statistique des données ethnographiques afin de rechercher les
corrélations entre les institutions. Souscrivant à la thèse évolutionniste en honneur à l’époque,
il y intégra ses analyses de la religion et des mythes, dès lors perçus comme des restes de
l’état sauvage (Primitive Culture , 1874). Et à sa suite, sir James G. Frazer entreprenait une
importante étude comparative des croyances et des rites relevés dans des champs culturels
extrêmement divers. Dans son Rameau d’or , œuvre qui connut, de 1890 à 1915, plusieurs
éditions de plus en plus abondantes et qui est, elle aussi, marquée par l’évolutionnisme, il
distingue la magie de la religion, interprète le totem et le tabou, analyse le " passage de la
pensée magique à la pensée scientifique "... Malgré les critiques qui lui furent adressées,
Frazer peut être considéré comme le fondateur de l’anthropologie religieuse et, d’une certaine
façon, de la mythologie comparée.
Dès le début du XXe siècle, la théorie évolutionniste allait être battue en brèche par des
auteurs tels que F. Boas et B. Malinowski. Les catégories supposées universelles et relevant
d’une économie politique ethnocentrique allaient être remises en question par les descriptions
de Boas sur le potlatch des Indiens Kwakiutl de la côte nord-ouest des États-Unis (The
Kwakiutl of Vancouver , 1909). Système de dons et de contre-dons de richesses accumulées –
dons et contre-dons par lesquels le donateur gagne prestige et statut social tandis que le
donataire, mis en position de concurrence, est contraint, pour son prestige et son statut, de
rendre plus qu’il n’a reçu –, le potlatch atteint un point extrême chez les Kwakiutl, qui vont
jusqu’à détruire les richesses accumulées. Une nouvelle réflexion s’ouvrait sur l’économie
primitive, économie où les " sauvages " ne sont pas écrasés par la nature, mais où production,
échange, consommation et compétition sociale sont réglés par la coutume. Quelques années
plus tard, en décrivant le cycle de la kula (système particulier d’échange entre les îles
Mélanésiennes), B. Malinowski (The Argonauts of the Western Pacific , 1922) rejoignait les
données de Boas sur le potlatch et contestait l’existence de la monnaie, du fait que les objets
échangés en l’occurrence ne sont pas des marchandises se prêtant à une commune mesure.
Les deux ethnologues organisèrent ainsi le champ d’une future anthropologie économique. En
France, la dimension anthropologique fut donnée à l’ethnologie naissante par des sociologues,
notamment Émile Durkheim et Marcel Mauss. Avec le premier, celle-ci se libère quelque peu
des préoccupations évolutionnistes et tend, comme la sociologie, à considérer " les faits
sociaux comme des choses ". Construisant la théorie du fait social et analysant les rapports
entre les faits sociaux, Durkheim a établi, à partir de matériaux ethnographiques, des
typologies qui constituèrent la matière de la réflexion anthropologique. Plus résolument
tourné vers l’ethnographie, Mauss, malgré l’absence d’une pratique réelle, forma toute une
génération de chercheurs au " travail de terrain ". Surtout, il contribua à une nouvelle
orientation des recherches : rejetant les inventaires disparates des coutumes et des croyances,
il proposa la notion de phénomène social total, notion qui permet de saisir le sens et
l’importance d’un phénomène en le resituant dans l’espace de la société et dans les
dépendances qu’il entretient avec d’autres phénomènes au sein d’un ensemble conçu comme
système. Mauss veut concevoir la vie sociale comme un système de relations où le tout
l’emporte sur les parties. Dans l’Essai sur le don (1923), il réinterpréta les données sur le
potlatch en faisant de celui-ci un système de dons échangés et en y voyant la manifestation
d’un phénomène social total et multiforme : religieux, économique, politique, etc. Cette
perspective globalisante inspira profondément l’ethnologie par la suite, qu’elle fût
fonctionnaliste ou structuraliste. Elle orientait la recherche vers une anthropologie sociale,
vers l’anthropologie tout court du fait que Mauss refusait de faire éclater l’homme dans ses
diverses dimensions : physique, psychique, sociale, individuelle.
3. L’anthropologie sociale et culturelle
Libérée d’une certaine histoire de type spéculatif, et obligée de forger de nouveaux concepts,
l’ethnologie porta sa réflexion sur la culture et sur la société, cette dualité devant conduire à
deux courants de pensée complémentaires et parfois opposés. Lorsque la notion de culture
rejoignit celle de civilisation (sans qu’une hiérarchie fût présupposée entre l’une et l’autre),
l’ethnologie repensa son objet en fonction des rapports entre la nature et la culture, celle-ci
étant comprise comme l’ensemble des productions matérielles et intellectuelles ou des
comportements propres à chaque société, transmis par un processus social acquis. La notion
de culture est toutefois trop vague pour faire l’unanimité. Dans une définition célèbre, Tylor y
voit un " tout complexe, qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, le droit,
les coutumes et toutes autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre
de la société ". On peut donc parler, à propos du fait humain, et de la culture en général et de
la culture propre à chaque population. Ainsi entre-t-on d’emblée dans le débat qui amena
Lévi-Strauss à souligner la difficulté de conjuguer la culture au singulier et la culture au
pluriel. Si la culture est universelle, comment caractériser ses traits constants et sa nature ? Si
l’on se tourne vers la diversité des cultures, comment les comparer et sur quels critères ?
L’acceptation de la coexistence du singulier et du pluriel de la culture sous-tend, en réalité, la
plupart des démarches anthropologiques, bien que certains privilégient l’un des aspects.
Lorsque E. Leach soutient que " la diversité de la culture n’implique pas la pluralité des
cultures ", il tourne résolument le dos aux tenants d’un hyper-relativisme culturel qui marqua
l’anthropologie américaine.
Culture et société
Les travaux que F. Boas, maître de l’observation directe et fondateur de l’anthropologie
américaine, consacra aux Eskimo et aux Indiens de la côte nord-ouest, inaugurèrent l’époque
des grandes monographies qu’allaient plus tard entreprendre Malinowski aux îles Trobiands,
Firth à Tikopia et tant d’autres chercheurs d’une tradition qui a fourni l’un de ses modèles à
l’anthropologie et fit la richesse de son savoir. Chez Boas, chaque culture est considérée en
elle-même comme un phénomène unique et spécifique ; mais cette méthode morphologique a
parfois le défaut de s’arrêter en quelque sorte au bord de la culture étudiée. La pluralité des
cultures et la variété de leurs productions empêchent toute théorie générale qui pourrait
dépasser une spécificité culturelle. À l’inverse de ce que professe l’évolutionnisme, la
causalité repose ici sur la notion de diffusion culturelle, qui tend à expliquer la présence de
traits ou d’institutions donnés par les contacts et les emprunts qui sont supposés s’effectuer au
sein d’une aire géographique délimitée. Par la suite, Alfred Louis Kroeber (1876-1960)
développa cette méthode au point d’en faire une théorie superorganistique dans laquelle la
culture devient une abstraction, coupée des hommes et de la réalité. Le courant fonctionnaliste
britannique réagira contre ces positions, encore que l’un de ses fondateurs, Malinowski,
refusât de perdre de vue l’universalité de la culture tout en soulignant la spécificité de chaque
culture ; en effet, face aux propositions de Freud sur le complexe d’Œdipe, il rejoint celui-ci
quant à l’universalité de la fonction de répression, mais se sépare de lui en montrant la
diversité des formes culturelles que peut prendre cette fonction : le désir d’inceste ne se porte
pas partout sur la mère, ni le respect et la haine sur le père ; cela dépend des sociétés et de leur
organisation de la parenté. À la lumière de cet exemple, Marc Augé explique la démarche de
Malinowski par le " souci de manifester à la fois l’universalité du processus culturel et la
spécificité de chaque ensemble culturel intégré ".
Cette spécificité inspira d’autres anthropologues marqués par une orientation psychologique,
notamment les culturalistes américains. De la particularité d’une culture, se dégage, selon eux,
un certain style, un pattern qui imprègne les individus et leurs comportements. Leur école
dite " Culture et personnalité " et représentée notamment par Ruth Benedict, Margaret Mead,
Ralph Linton, Abram Kardiner, soulignait l’influence de la culture sur la formation de la
personnalité. Quand R. Benedict parle de " pattern de culture ", M. Mead de " caractère
naturel ", A. Kardiner de " personnalité de base ", ce sont les relations entre les individus et la
culture qui sont prises en compte, c’est-à-dire les comportements et le processus de
socialisation de ces individus qui participent à une culture où la valeur des choses tient au
sens que lui donne celle-ci. La configuration culturelle qu’on en dégage est alors mise en
rapport avec les croyances, les institutions et les affectivités particulières, avec les diverses
modalités du passage du normal à l’anormal, avec les différentes manières dont s’opère
l’intégration à la culture concernée. L’anthropologie culturaliste rencontra un grand succès
populaire, mais elle n’est qu’un des courants de l’anthropologie culturelle. D’autres approches
culturalistes se sont développées, pour lesquelles culture et société ne sont plus opposées mais
constituent deux perspectives complémentaires d’une même réalité. Que l’on passe de la
culture à la société ou de la société à la culture, l’essentiel est que l’ensemble du champ
anthropologique soit couvert.
Libérées du carcan hyper-relativiste, les tentatives de George Peter Murdock (The Social
Structure , 1949) reposent sur le traitement statistique du plus grand nombre possible
d’échantillons de culture, en vue d’établir un vaste système de comparaison et une sorte
d’inventaire des sociétés humaines. Malgré les critiques formulées à l’égard des critères
retenus, elles s’inscrivent dans une recherche des lois de développement des sociétés où la
notion d’évolution culturelle n’est pas rejetée. La même orientation se retrouve dans les
nouvelles écoles anthropologiques américaines, préoccupées par les problèmes de l’évolution,
de l’adaptation, des systèmes de représentation de la nature. Les recherches américaines se
tournèrent, par ailleurs, vers l’étude du changement socio-culturel dans les communautés
rurales et urbaines. R. Redfield, qui voyait dans celles-ci le microcosme de la société globale,
les étudia au Mexique (Tepotzlan , 1930). O. Lewis et J. Steward, corrigeant cette perspective
trop mécaniste, ouvrirent la voie à l’observation des sociétés paysannes et des nations
modernes et complexes, en cherchant à cerner des aires selon des critères écologiques,
culturels et sociaux. L’étude des sociétés paysannes et urbaines, encore illustrée par les
travaux de C. Arensberg et S. Kimball (Family and Community in Ireland , 1940), devenait
ainsi un objet de réflexion anthropologique au même titre que les sociétés dites " primitives ".
La dualité des approches visant l’une la culture l’autre la société s’est donc réduite de façon
sensible, jusqu’à faire place à une anthropologie sociale et culturelle.
De l’écologie culturelle à l’anthropologie française
Un autre courant américain se situe dans le cadre de cette anthropologie sociale et culturelle,
qui, née d’une orientation matérialiste et néo-évolutionniste, rejetta l’intellectualisme et le
psychologisme de l’anthropologie culturelle, provoquant aux États-Unis une véritable
révolution et posant les principes d’une nouvelle recherche. Anthropologues et archéologues
s’inspirèrent des travaux de J. H. Steward préconisant l’analyse méticuleuse des bases
matérielles des sociétés humaines en relation avec leur adaptation au milieu. La société passe
ainsi au rang d’un sous-système au sein d’un ensemble plus vaste qui inclut la nature animale
et végétale, l’écosystème. Avant de comprendre, il est nécessaire d’identifier, de compter, de
mesurer aussi bien l’environnement écologique que les techniques de production, les régimes
alimentaires, la balance énergétique, l’organisation des flux énergétiques et les circuits
d’autorégulation. Soumise à des conditions très précises, cette méthode d’observation
conduisit à réviser certaines idées reçues sur l’homme " primitif ", qu’on se représentait
auparavant comme étant dominé par la nature et épuisé par la quête de sa subsistance. Les
recherches sur les populations de chasseurs-collecteurs (R. Lee et I. Devore, Man the Hunter ,
1968), notamment sur les bushmen du désert de Kalahari, révélèrent qu’ils consacraient peu
de temps – quatre heures par jour – à assurer l’ensemble de leurs besoins et que leur temps de
loisir était plus long que celui de l’Occidental libéré des contraintes de la subsistance. Les
notions d’adaptation et de contrainte du milieu s’en trouvèrent renouvelées ; Marshall Sahlins
(Stone Age Economic , 1971) reconnut chez les chasseurs-collecteurs la première société
d’abondance, une société pour laquelle la satisfaction des besoins, établis comme tels par la
société, ne se heurtait pas à la rareté, et ne connaissait pas le surmenage. De nombreux
chercheurs s’engagèrent dans cette voie, notamment R. Rappaport, A. P. Vayda, H. Conklin
en Asie du Sud-Est et en Océanie ; W. Suttles sur la côte nord-ouest des États-Unis. Dans le
bassin méditerranéen et en Amérique centrale, les archéologues suivirent la même voie et en
vinrent à modifier la notion de révolution néolithique à partir de l’étude minutieuse des
conditions écologiques et des techniques des populations en question. La perspective ainsi
ouverte à l’archéologie et à l’anthropologie autorisa à repenser la notion d’évolution, à la
remettre à l’honneur, à condition qu’elle fût envisagée comme multilinéaire, ce à quoi
s’employèrent en particulier M. Fried et M. Salhins. Le mouvement de l’écologie culturelle a
permis aussi de fructueuses rencontres interdisciplinaires avec l’ethnobotanique,
l’ethnozoologie, la technologie culturelle, l’anthropologie économique. En dépit de certains
excès qui l’ont conduit à traiter toutes les manifestations de la vie sociale en termes
d’adaptation et à majorer la relation entre écologie et économie aux dépens des autres rapports
sociaux dont il néglige la complexité, il a constitué une véritable rénovation de
l’anthropologie.
En France, l’évolution des théories fut assez différente, car les références à la culture et à la
société y coexistèrent sans s’opposer. Tandis que Durkheim privilégiait la sociologie et
cherchait dans la notion d’inconscient collectif une réponse aux formes élémentaires de la vie
religieuse, L. Lévy-Bruhl étudiait La Mentalité primitive (1922). Il opposait à la rationalité
occidentale une pensée pré-logique, mystique, analogique, qui s’appuie sur le mythe et le
symbole, qui ne distingue pas le naturel du surnaturel, le sacré du profane, l’imaginaire du
réel. Malgré ses a priori, qu’il devait atténuer par la suite, il eut le mérite considérable à la fois
d’offrir une nouvelle méthode descriptive où l’observateur tient ses distances vis-à-vis de sa
propre rationalité, de manifester la spécificité d’une pensée " archaïque ", d’ouvrir la voie à
une anthropologie religieuse. De même, après que Mauss eut réexaminé le phénomène de la
magie, Maurice Leenhardt, grâce à sa profonde connaissance de la Nouvelle-Calédonie,
décrivait cette pensée " archaïque " selon laquelle l’homme n’est ni coupé du monde ni
objectivé, où nature et surnature se pensent ensemble.
L’école française forgea une génération de chercheurs qui, au sein d’une spécificité culturelle,
approfondirent la réflexion sur la religion, le mythe, la cosmogonie comme systèmes de
représentation du monde et de la personne : J. Guiart et P. Métais se tournaient vers le monde
océanien ; M. Griaule et son école (G. Dieterlien, D. Paulme, D. Zahan) découvraient les
populations de la zone sahélienne et les célèbres Dogons, qui, par leurs mythes, rendent
explicites toutes les formes du monde, de la vie et de la société. Griaule, dans son analyse de
leurs rites et de leurs sacrifices, mit en évidence la notion de nyama que l’on retrouve dans
l’ensemble de la zone sahélienne et qui désigne une sorte de force vitale, présente en toutes
choses, végétales, animales ou humaines (Dieu d’eau , 1948 ; avec Germaine Dierterlein, Le
Renard pâle , 1965). Il chercha à mettre en relation cette connaissance de l’univers avec le
concret, avec les techniques et les institutions sociales de la société étudiée ; de son point de
vue, cette " philosophie " de la société, inscrite dans une logique cohérente, permet
d’appréhender les faits sociaux qu’elle manifeste et explicite. Qualifiée parfois
d’intellectualiste par les empiristes anglo-saxons, cette démarche fut riche d’enseignements et
elle donna naissance à de nouvelles réflexions et à des remises en question sur la
représentation du monde et sa construction, sur la notion de personne, sur les rapports entre
mythes, rites et symboles, sur les thèmes récurrents dans le discours mythique (Alfred Adler,
Marc Augé, Michel Cartry, Geneviève Calame-Griaule, Pierre Smith).
L’anthropologie française, par ailleurs, travailla à l’élaboration d’une anthropologie
technologique et interdisciplinaire. Déjà, Mauss avait établi un programme de description des
activités techniques, c’est-à-dire non seulement des œuvres produites par une société, mais
aussi de l’ensemble des activités qui concourent à leur production : techniques de chasse, de
culture, d’habitat, d’alimentation, ainsi que façons de marcher, de s’asseoir, etc. Les
techniques sont des phénomènes sociaux et l’ethnologie s’en occupe tout autant que du reste
de la vie sociale. De même que l’anthropologie isole arbitrairement un ensemble de
phénomènes (économiques, politiques, religieux) pour les commodités de l’observation sans
pour autant négliger leurs relations avec les autres phénomènes sociaux, les techniques
peuvent être isolées provisoirement en tant que systèmes, selon une méthode dont l’œuvre
d’André Leroi-Gourhan (depuis L’Homme et la nature , 1936, et L’Homme et la matière ,
1943) fournit une illustration remarquable. Cette œuvre considère d’abord les activités
techniques sous l’angle dynamique – le mouvement et son résultat – et les classe à cet effet
(percussion, pression, frottement, puis transformation de mouvement et d’énergie, motricité,
fabrication d’outils simples et complexes), une telle classification permettant d’entreprendre
une histoire des techniques et de leurs relations mutuelles. On parle de systèmes techniques
lorsque ceux-ci sont conçus du point de vue de l’articulation entre les objets, les processus et
les connaissances nécessaires à leur production ; l’histoire du geste technique devient une
logique sociale et symbolique. Par là, l’œuvre de Leroi-Gourhan fut, dans le champ de
l’anthropologie, une des premières à s’ouvrir à l’interdisciplinarité : elle intéresse la
technologie, la linguistique, la préhistoire, tandis que ses apports concernant la pratique des
fouilles, la reconstitution des habitats et des modes de vie préhistoriques, l’anthropologie
physique (station debout, libération de la main et de la parole) répondent aux objectifs mêmes
de l’ethnologie. Un semblable souci de pluridisciplinarité anime André G. Haudricourt, qui
est à la fois ethnologue, botaniste, linguiste et technologue. De leur côté, Lucien Bernot au
Pakistan et en France, Georges Condominas en Asie du Sud-Est, Robert Creswell en Irlande,
témoignent du même souci : leurs monographies couvrent l’ensemble du champ social et la
minutie de leurs descriptions conduit à des interprétations qui rattachent très étroitement cette
technologie culturelle à l’anthropologie sociale. Notons enfin que l’effort inauguré par LeroiGourhan en vue de rapprocher l’archéologie et la préhistoire a engendré une anthropologie
archéologique et préhistorique où l’homme des cultures passées retrouve sa place parmi ses
productions matérielles.
4. L’anthropologie sociale
Il est nécessaire toutefois de revenir au débat entre culture et société si l’on veut comprendre
la naissance de l’anthropologie sociale britannique. Celle-ci a subi l’influence de Durkheim,
qui cherchait dans les faits ethnographiques autre chose que la simple description d’une
société, et a d’emblée négligé les traits culturels pour s’intéresser aux relations, aux systèmes,
aux fonctions. Ses fondateurs, B. Malinowski et A. R. Radcliffe-Brown, ont à cet égard
reconnu leur dette vis-à-vis de Durkheim : ce qui importe, ce sont moins les traits particuliers
d’une culture que la fonction qu’ils remplissent dans la société. La culture renvoyant aux
coutumes ou aux productions, et la société aux relations sociales, E. E. Evans-Pritchard
illustre ainsi la fameuse distinction : dans nos églises, dit-il, les fidèles enlèvent leur chapeau
et gardent leurs chaussures, tandis que, dans les mosquées, les musulmans gardent leur
chapeau et enlèvent leurs chaussures. Ces deux attitudes répondent à deux coutumes
différentes, mais remplissent une même fonction sociale : témoigner du respect. Dans une
société, où culture et structure sociale lui sont données ensemble, l’observateur doit donc,
pour comparer, distinguer la manifestation culturelle de la relation sociale. Rejetant toute
histoire spéculative, les anthropologues britanniques situeront alors l’analyse dans la
synchronie : puisque l’on étudie des sociétés sans écriture, donc sans histoire connue, il est
inutile de faire des conjectures sur leur passé à jamais perdu ; il est plus important de
comprendre comment elles sont organisées dans le présent, comment elles fonctionnent de
façon à se reproduire et à assurer leur devenir. On comparera la société à un organisme vivant,
qui s’explique à partir des interrelations existant entre les organes et les fonctions. Chaque
élément joue son rôle, dans cette totalité, par sa fonction vis-à-vis de celle-ci et par sa relation
aux autres éléments. On s’attachera donc à rechercher cette logique interne qui est propre à
assurer le maintien de la société. Il reste que le concept de fonction chez Malinowski diffère
de celui de Radcliffe-Brown et s’inscrit à travers son œuvre d’océaniste dans une théorie des
besoins, besoins qui, certains étant fondamentaux, d’autres secondaires, ont été élaborés par
une culture particulière. Radcliffe-Brown radicalisa la notion de fonction dans un sens
véritablement fonctionnaliste, au point de lui faire désigner le rôle joué par une institution en
vue du maintien de l’équilibre social, ce dernier étant assuré par une structure sociale conçue
comme une " disposition ordonnée de parties ou d’éléments composant un tout " (de cette
théorie générale de la structure sociale et des systèmes, certains concepts annoncent déjà les
principes structuralistes). Malinowski et Radcliffe-Brown, dont l’œuvre, plus restreinte que
celle du premier, eut une portée immense (Structure and Function in Primitive Society ,
recueil d’articles écrits de 1924 à 1949), délimitèrent à eux deux les méthodes et le champ de
l’anthropologie sociale britannique. Leurs continuateurs s’intéressèrent principalement à
l’Afrique, à quelques exceptions près, tel R. Firth, qui étudia une île polynésienne pendant
près de trente ans (We, the Tikopia , 1936). Le travail sur le terrain fut intensif, comme le
préconisait Malinowski, et il donna lieu à de nombreuses et excellentes monographies. Le
projet de Radcliffe-Brown était de comparer, afin d’établir des classifications, des systèmes
de relations manifestés dans les diverses sociétés. Selon l’axe vertical, il a établi une logique
des systèmes et sous-systèmes qui s’articule d’après les structures envisagées : la mise en
relation mutuelle des sous-systèmes (sous-système de parenté, sous-systèmes politique,
religieux, économique) constitue la structure sociale de la société. Selon l’axe horizontal, il a
cherché à réduire la diversité des phénomènes en les rassemblant en quelques classes : ainsi, il
ordonna les systèmes de parenté australiens en fonction de certaines caractéristiques
communes et tenta d’expliquer les complexes systèmes de parenté dits " Crow-Omaha ",
qu’on rencontre en beaucoup d’endroits, par un principe unique d’unifiliation. Les études et
débats relatifs aux systèmes de parenté furent si nombreux (tel l’ouvrage collectif African
Systems of Kinship and Marriage , édité par Radcliffe-Brown et D. Forde en 1950) que
l’école anglaise garda longtemps le quasi-monopole de l’anthropologie de la parenté et que
son autorité en la matière fut immense (E. E. Evans-Pritchard, M. Fortes, J. Goody, R.
Needham, A. R. Radcliffe-Brown). Elle développa aussi les recherches sur les systèmes
politiques et classa selon ce principe les sociétés africaines. Dans l’ouvrage fondamental
publié sous la direction de M. Fortes et E. E. Evans-Pritchard, et intitulé African Political
Systems (1940, avec des études de M. Gluckman, S. F. Nadel, A. Richard, I. Shapera),
sociétés acéphales segmentaires, chefferies, royaumes à pouvoir étatique sont étudiés et
classés selon une méthode qui détermina pour longtemps l’orientation des recherches et qui
ouvrir le champ à l’anthropologie politique. L’école britannique s’intéressa aussi très
soigneusement aux rapports entre la parenté et les systèmes politico-juridiques (J. Beattie, D.
Forde, L. Mair) et déboucha sur une théorie des systèmes unilinéaires, particulièrement
illustrée par Fortes chez les Tallensi du Ghana et par Evans-Pritchard chez les Nuers du
Soudan. L’insistance avec laquelle les auteurs rapprochèrent la parenté d’une catégorie
juridique fut entachée par certains a priori théoriques mais elle n’en amorça pas moins la
possibilité d’une anthropologie juridique. La nature du pouvoir fut reconsidérée dans ses
relations multiples avec la religion, avec la parenté, avec les classes d’âge. L’anthropologie
sociale britannique étudia aussi les conduites religieuses, la magie et la sorcellerie (J.
Middleton, R. F. Fortune, E. E. Evans-Pritchard, M. Douglas, S. F. Nadel). S’écartant des
théories évolutionnistes de sir James Frazer, Evans-Pritchard essaya d’envisager ces réalités à
partir des catégories indigènes des Azandé du Soudan et il montra comment les causalités
(incompréhensibles pour l’Occidental) s’ordonnent selon une logique du malheur, de la
maladie, du sacré.
Le refus de recourir à l’histoire ne fut pas une règle unanimement suivie par l’école
britannique. Il conduisait en effet à se poser la question des transformations sociales, à
laquelle de nombreux auteurs, tels M. Gluckman et R. Nadel se consacrèrent. C’est à partir de
l’étude comparée de cas privilégiés et de l’analyse des rôles, des procédures et des conflits
que Gluckman cherche à faire une théorie du contrôle social. Cette préoccupation devint
fondamentale dans la suite, lorsque l’anthropologie se resitua par rapport à ce concept, qui
pose les problèmes du rapport de la diachronie et de la synchronie, de la reproduction, de
l’efficacité sociale et symbolique (V. Turner). À l’inverse, la notion d’un équilibre social
privé de toute dimension diachronique paralysa la réflexion d’une partie de l’anthropologie
anglaise, le fait de privilégier la fonction aux dépens de la relation aboutissant parfois à ce
truisme selon lequel l’explication d’une institution trouverait sa justification dans ce qu’elle
fonctionne. Il fallut attendre les critiques d’Edmund Leach et la présentation par celui-ci des
Systèmes politiques des hautes terres de Birmanie , systèmes qui relèvent d’une organisation
profondément instable, pour contester cette notion souvent artificielle d’équilibre social. Bien
qu’Evans-Pritchard eût revalorisé, dans les années quarante, la notion de relation au nom
d’une sorte de fonctionnalisme structural, il n’avait pas été suivi dans cette voie. Privilégiant
cette notion dans le sens d’une relation structurale, il montrait que la fonction d’un élément
importe moins que sa position par rapport, non au système, mais aux autres éléments du
même ordre. La notion de structure, modifiée, repose sur la relation d’opposition. Les mots et
les choses doivent être compris dans leurs relations communes et constituer un domaine doué
de sens. Par là, Evans-Pritchard, le premier, passe de la fonction à la signification, inaugurant
une nouvelle anthropologie, structurale cette fois. Il montre comment les organisations
lignagère et territoriale des Nuers sont coextensives l’une à l’autre, comment chacun de leurs
éléments constitutifs, lignage ou section territoriale, n’existe que dans la mesure où il
s’oppose à un autre de même niveau, et ne se manifeste qu’en temps de guerre, de razzia, de
conflit localisé. En temps de paix, l’ensemble de cette organisation segmentaire n’apparaît pas
de façon manifeste. De cette perspective structurale, seul Leach retiendra l’argument, ce qui a
fait de lui le pionnier du structuralisme en Grande-Bretagne. Son originalité se mesure à la
manière dont il se sépare des uns et des autres. L’influence qu’ont eue sur lui Malinowski et le
structuralisme apparaît dans son effort pour conjuguer empirisme et rationalisme. Dans son
ouvrage sur les Kachin de Birmanie, il n’isole pas le système politique mais l’intègre dans une
série de relations avec l’écologie, l’histoire, l’économie et la parenté afin de comprendre les
transformations et l’instabilité inhérentes à ces systèmes politiques. À un autre niveau, il se
rapproche de l’analyse structurale dans son traitement des données (qui ne sont jamais
signifiantes en elles-mêmes), de la structure et des modèles. Il considère que la réalité ne se
confond ni avec le modèle indigène (l’ordre et le sens que l’autochtone y met) ni avec celui
que construit l’ethnologue (selon ses propres catégories) : c’est la relation dialectique entre
ces deux modèles qui fait sens, qui permet de penser la réalité. Bien que les concepts de
modèle et de structure n’aient pas toujours le même sens chez Leach et chez Lévi-Strauss, les
réinterprétations de l’un concernant certaines structures de parenté et de mariage rejoignent
bien souvent celles de l’autre.
5. Anthropologie structurale et anthropologie sociale
L’apport de Lévi-Strauss
Il n’y a pas d’antinomie entre l’anthropologie structurale et l’anthropologie sociale. La
première fut d’abord une méthode qui en vint à développer de telles implications théoriques
qu’elle visa à rassembler les sciences humaines dans une science globale de la
communication, dans une sémiologie où l’analyse structurale de la parenté et des mythes
s’intégrerait en un de ses lieux, l’anthropologie sociale. Les interrogations que s’adressent
mutuellement la méthode et la théorie révèlent à la fois les obstacles à une telle ambition
scientifique et ses espoirs. Lévi-Strauss, qui rejetta les interprétations en termes d’histoire, de
spécificité culturelle et de fonction, ouvrit le champ à un autre possible, celui du sens. Dès
lors qu’est posée la question du sens dans la diversité des cultures, se trouve affirmée de facto
la position irréductible de l’identité de l’esprit humain. S’il existe des lois de portée générale
qui font sens à travers l’apparente diversité culturelle, il existe alors une structure mentale
universelle. La recherche de ces universaux, tant dans les mythes que dans la parenté, vise à
faire la théorie de ces structures mentales, à mettre en évidence des invariants, peu nombreux,
organisés en systèmes signifiants. Si la parenté et les mythes sont privilégiés, c’est que, plus
que d’autres domaines, ils offrent le caractère de systèmes (la structure prenant ici un sens
différent de celui qu’elle a chez Radcliffe-Brown). Le modèle qui servit à la construction du
nouvel outil analytique est la linguistique structurale : Lévi-Strauss transpose à l’ordre de la
parenté et à celui des mythes la méthode phonologique, qui, s’occupant à la fois des relations
entre les termes et du système, met l’accent à travers une analyse synchronique sur le
caractère inconscient de l’infrastructure des phénomènes linguistiques. Traitant la structure
comme un ensemble de relations fondées sur une opposition distinctive, il recherche, dans tel
système, ses lois de transformation, élaborées " par l’esprit à l’étage de la pensée
inconsciente ". La structure et l’organisation sociale sont distinguées, celle-ci étant la
manifestation de celle-là. Le modèle construit de la structure est, selon Raymond Boudon, la
" théorie d’un système d’apparence ", un système de symboles. Lévi-Strauss forme le projet
de penser les systèmes de parenté comme des systèmes de symboles ; il rassemble une
incroyable quantité de données afin de faire la théorie de la parenté, inspirée par les idées de
Mauss sur la réciprocité. Dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949), les rapports
entre la nature et la culture, repensés en termes d’opposition et de complémentarité, sont
envisagés sous l’angle de l’universalité des caractères de l’espèce et de la variabilité des
règles sociales. Dans les faits de parenté, ce qui instaure le lien entre nature et culture, c’est le
prohibition de l’inceste, présente dans toute l’espèce humaine, et dans une grande diversité
allant de la restriction minimale – les parents directs – à la plus étendue (famille, clan,
village). C’est l’aspect négatif d’une règle positive qui contraint à l’échange des femmes. Les
parentes proches d’un homme lui sont interdites comme épouses pour pouvoir être promises à
un autre, qui, à son tour, cédera ses propres parentes proches, qui lui sont interdites à lui. Dans
le cas le plus élémentaire (au niveau du système et non à celui de l’évolution), on échange une
sœur contre une épouse ; c’est bien ce qu’on a pu observer chez certains aborigènes
australiens où les " sœurs " (c’est-à-dire toutes les femmes nées dans un groupe) sont
échangées contre celles d’un autre groupe. Les systèmes de parenté sont des systèmes de
communication dans lesquels " les femmes comme les paroles " circulent entre les hommes.
Les formes les plus évidentes de ces systèmes sont celles où il est prescrit que le conjoint se
situe dans une certaine catégorie de parenté (cousine du premier ou du deuxième degré en
ligne croisée masculine ou féminine) ; surtout, de tels systèmes donnent lieu à des formes
régulières d’échanges, circulaires ou immédiats, dans lesquels se manifeste de la façon la plus
apparente le principe de réciprocité.
Bien que cette théorie ait été contestée par les empiristes anglo-saxons, sa portée générale
continue de s’affirmer dans les travaux contemporains, notamment ceux de Françoise
Héritier-Augé : grâce aux moyens statistiques et au traitement informatique, on fait apparaître
la persistance de ces structures élémentaires de parenté dans les sociétés qui ne prescrivent
pas le choix du conjoint et dans celles où, comme en Occident, la prohibition de l’inceste est
minimale et le choix du conjoint laissé à d’autres facteurs sociologiques. Ces recherches
ouvrent la voie à des champs d’investigation totalement nouveaux et permettent de saisir,
dans la synchronie et dans la diachronie, le fonctionnement matrimonial de nos propres
sociétés, grâce à une collaboration entre historiens et anthropologues.
Le deuxième domaine auquel s’applique de manière privilégiée l’analyse structurale est celui
des mythes. À l’inverse des symbolistes qui cherchaient dans ces derniers la " bonne "
signification, le sens caché, Lévi-Strauss part à la découverte de leurs structures. Le postulat
de l’universalité de l’esprit humain s’oppose à la dichotomie proposée par Lévy-Bruhl entre la
pensée prélogique (celle des " sauvages ") et la ratio occidentale : la pensée sauvage, en
effet, est à l’œuvre partout, y compris dans la société occidentale, même si cette pensée se
situe au niveau inconscient. Le lieu le plus manifeste où elle s’exerce est à l’évidence celui du
mythe, dont la diversité des variantes offre paradoxalement le moyen d’en trouver la structure.
L’analyse portera moins sur une classification des éléments, les mythèmes, que sur
l’ensemble du mythe et de ses variantes, considéré comme un système de transformations tel
que l’on a à travailler sur les relations entre structures, non sur le sens caché. Un thème
mythique est étudié non en lui-même, mais pour la position qu’il tient dans le discours – en
relation avec d’autres thèmes appartenant à divers registres, technique, sociologique,
cosmologique – et en fonction de la société qui l’a produit. Il en va de même pour chaque
mythe, qui se trouve situé au sein d’un ensemble plus vaste du fait que les mythes sont des
transformations d’autres mythes et que, d’une certaine façon, ils " se pensent entre eux ". À
partir d’un corpus de plus de cinq cents mythes américains, Lévi-Strauss s’efforce, dans Les
Mythologiques (1964-1971), de dégager les règles logiques qui président à leurs
transformations. Dans le mythe de référence, les règles de transformation se fondent sur des
oppositions binaires (haut-bas, feu-eau, cru-cuit, silence-bruit), qui s’inversent selon les
variantes dévoilant un code (culinaire, astronomique, sensoriel) dont la découverte permet
d’expliciter d’autres mythes qui, à leur tour, mèneront à un nouveau code, jusqu’à former une
totalité signifiante, analogue à une partition musicale dont chaque société particulière jouerait
un fragment sans le savoir. Mythe et musique sont comparables ; " l’un et l’autre sont des
machines à supprimer le temps ", car ils surmontent " l’antinomie du temps historique et
révolu et d’une structure permanente ".
Cette méthode d’analyse offrit un terrain de réflexions nouvelles à l’anthropologie, en dépit
des critiques qu’elle suscita. En fait, qu’on le veuille ou non, Lévi-Strauss a fait plus que
proposer un mode d’interprétation ; c’est une véritable révolution anthropologique qu’il
provoqua. La volonté de découvrir un ordre dans le désordre, l’unicité des structures dans la
diversité de leurs manifestations marqua un nouveau pas qui permit à la discipline de
recentrer son objet. Trois objections furent opposées à cette méthode, qui portaient sur les
limites du sens, sur le sens de l’histoire et sur le traitement du statut des systèmes
symboliques. Certains lui reprochèrent d’expulser l’homme de ses propres représentations,
d’objectiver la pensée mythique en tant que telle, finalement, de vider de son sens le lieu où
on voulait en mettre. La deuxième critique s’est exprimée dans la polémique soulevée par
Jean-Paul Sartre. Ce dernier conçoit l’histoire comme produisant le mythe, le présent comme
l’aboutissement de l’histoire, tandis que Lévi-Strauss considère celle-ci comme manifestant
les transformations structurales des sociétés passées ainsi que de celles du présent. Il
subordonne l’ordre diachronique à l’ordre synchronique, car, de même que le mythe ou le
temps proustien, l’histoire n’est jamais isolée du présent, qui rassemble les événements
mémorisés dans une totalité synchronique et non dans une série diachronique : " Loin donc
que la recherche de l’intelligibilité aboutisse à l’histoire comme à son point d’arrivée, c’est
l’histoire qui sert de point de départ pour toute quête d’intelligibilité. " À la délicate question
de savoir comment concilier l’histoire et la structure, Lévi-Strauss répond qu’il n’y a pas
d’antinomie radicale entre l’une et l’autre, mais deux façons de traiter le fait social dans ses
dimensions spatiale ou temporelle. Il distingue les sociétés sans écriture, donc sans histoire
mémorisée, qu’il qualifie de " froides ", et les autres sociétés où l’histoire est cumulative,
parce que mémorisée, transcrite et interprétée, les sociétés " chaudes " ; mais cela ne veut
pas dire que les premières soient dépourvues d’historicité. Toutefois – et c’est en ce point que
surgit la troisième objection –, la conception de l’histoire devient problématique chez LéviStrauss lorsqu’on se penche sur le statut des systèmes symboliques. La méthode structurale, si
elle s’applique aux mythes et à la parenté, peut-elle s’appliquer aux autres systèmes ? Les
systèmes politiques, économiques nécessitent-ils un traitement différentiel où la recherche des
causalités, des articulations entre les systèmes, la compréhension des conflits et des
contradictions réintroduiraient l’histoire tant dans la société étudiée que dans les structures ?
Les deux réponses possibles, par l’affirmative ou par la négative, ne sont certes pas
contradictoires, et les développements ultérieurs des recherches anthropologiques en
témoignent, qui reconnaissent leurs dettes à l’égard de ce renouveau théorique, tels les travaux
de Louis Dumont sur les castes de l’Inde ou ceux de Jean Pouillon et de Luc de Heusch en
Afrique.
L’étude du changement social
La question des rapports du structuralisme avec l’histoire devint embarrassante lorsque la
situation historique même des sociétés dites froides souleva le problème de leur
développement dans une situation coloniale qui imposait un sens unidirectionnel à l’histoire.
Contingences historiques et réflexions vivifiées par le structuralisme engendrèrent ainsi de
nouveaux débats au cours desquels l’histoire fut réintégrée dans la réalité étudiée. Les travaux
de Georges Balandier, notamment sa Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955)
s’orientèrent vers une anthropologie dynamique qui, se distinguant de la démarche
intellectualiste, posa les questions du changement social, de la transition et du développement.
Les sociétés froides sont entrées depuis longtemps dans l’histoire cumulative et elles doivent
être analysées en fonction de ce facteur qui se caractérise par la domination, les crises et la
résistance. La démarche dynamique ne tourne pas le dos au structuralisme, mais veut le
compléter en ce qu’" elle entend saisir la dynamique des structures tout autant que le système
des relations qui les constitue : c’est-à-dire prendre en considération les incompatibilités, les
contradictions, les tensions et le mouvement inhérent à toute société ". Saisir la réalité de ces
transformations, c’est expliquer aussi les mouvements nationalistes et messianiques :
l’anthropologie religieuse (notamment avec Roger Bastide) et l’anthropologie politique
tirèrent les leçons de cette perspective qui permet de dépasser les typologies de naguère. Cette
démarche rejoint d’une certaine façon les problématiques déployées par l’anthropologie
anglo-saxonne à propos du changement social. C’est ainsi que G. Balandier, M. Gluckman,
L. de Heusch, A. Kuper, M. G. Smith, A. Southal contribuèrent également à l’élaboration
d’une anthropologie politique dans laquelle l’histoire n’est pas révoquée, ni la structure
oubliée. Luc de Heusch, par exemple, étudie les États du Rwanda selon une méthode à la fois
structurale et historique, au sein de laquelle l’examen des configurations historique et
culturelle côtoie les analyses du symbolisme de l’inceste royal et de la sacralité du pouvoir.
Dans ses travaux sur l’Afrique centrale, G. Balandier, de son côté, se préoccupe des rapports
du politique avec la parenté, avec les stratifications sociales et avec la religion, inscrits dans
une dynamique de la tradition et de la modernité dont n’est pas exclu le souci de comprendre
le passage à l’État, cette question étant inhérente à toute anthropologie politique. Le même
souci a caractérisé l’anthropologie d’inspiration marxiste, qui ne rompt pas toujours les ponts
avec le structuralisme.
L’anthropologie marxiste
Certes, la conception que se font les marxistes de l’histoire est différente de celle de LéviStrauss, mais, d’un côté comme de l’autre, les débats portent sur les mêmes problèmes
fondamentaux, essentiellement celui de savoir quel statut et quelle priorité accorder aux
systèmes symboliques. Même si, en définitive, les divergences restent profondes, LéviStrauss, dans La Pensée sauvage , déclare vouloir contribuer à la " théorie des
superstructures, à peine esquissée par Marx [...], sans mettre en cause l’incontestable primat
des infrastructures ". La réflexion et la critique que le marxisme exerça par rapport à luimême (notamment avec Louis Althusser) et hors de lui-même (face au structuralisme), ainsi
que, plus généralement, les questions posées par l’économie à l’anthropologie, entraînèrent
des analyses fécondes qui tentaient de réconcilier synchronie et diachronie, fonction et
détermination. L’étude critique du mode de production féodal ou asiatique conduisit à
s’interroger, de ce point de vue, sur les sociétés lignagères et sur celles de chasseurscollecteurs : comment qualifier le mode de production de ces sociétés sans classes ?
comment manifester les inégalités et les contradictions qui s’y développent ? comment saisir
les conditions du passage à la chefferie, à l’État ? et de quel État s’agit-il alors ? Le courant
marxiste engagé dans de telles interrogations (Maurice Godelier, Claude Meillassoux, P. P.
Rey, Emmanuel Terray) n’est pourtant pas homogène. Les uns tentent de faire la théorie du
mode de production domestique et de l’articuler avec l’ensemble des rapports sociaux qui s’en
dégagent (hiérarchie lignagère, aîné-cadet) ; les autres cherchent à identifier plusieurs modes
de production au sein d’une société ou encore à souligner l’exploitation des cadets par les
aînés, qui rempliraient alors une " fonction de classe ". La tentative originale de M. Godelier
(Horizons, trajets marxistes en anthropologie , 1973) consiste à vouloir réconcilier marxisme
et structuralisme. Sa description minutieuse des conditions matérielles de la production,
appliquant les leçons de l’écologie culturelle, s’accompagne de l’analyse des rapports sociaux
aussi bien que des modes de pensée. Pour lui, les systèmes de parenté et les systèmes
symboliques ne sont pas seulement formels ; ils sont également des pratiques sociales. Aussi
cherche-t-il à découvrir " des liens internes entre la forme, les fonctions, le mode
d’articulation et les conditions d’apparition et de transformation de ces rapports sociaux et de
ces modes de pensée ". Dans nombre de sociétés, la parenté joue un rôle central ; elle remplit
de multiples fonctions (religieuse, politique, économique) ; elle est à la fois infrastructure et
superstructure, car, système symbolique, elle fonctionne aussi comme rapport de production
et médiatise l’économie. Une telle tentative pour faire éclater les catégories habituelles
constitue un pas important dans une voie permettant de comprendre que le rôle joué dans un
domaine généralement clos et autonome, l’économie, est déterminé par d’autres domaines :
par exemple, la parenté dans les sociétés lignagères, la religion chez les Incas, le politique
chez les Grecs. Les systèmes symboliques ne sont pas disjoints de la production ; et, en tant
que pratiques sociales, ils constituent ce que Godelier appelle la " part idéelle du réel " ; ils
entrent dans le jeu de la reproduction sociale sous le quadruple rapport de leurs formes, de
leurs fonctions, de leurs hiérarchies et de leurs articulations. L’anthropologie cherche, selon
cette perspective, à passer " d’une morphologie sociale à une physiologie sociale ".
C’est autour des débats ouverts entre le fonctionnalisme, le structuralisme et le marxisme que
s’est organisée la recherche anthropologique contemporaine. Celle-ci, note Marc Augé dans
Symbole, fonction, histoire (1979), cherche à briser le cercle qui enferme les théories depuis
un siècle et " qui nous renvoie, inéluctablement, du symbole à la fonction ou de l’évolution à
la culture ". La rencontre de ces différentes théories pose plus clairement le problème des
représentations et de la rationalité, et tente de rompre cet enfermement ; toutes projettent de
penser à la fois " l’efficacité des pratiques symboliques et de manifester la part
nécessairement symbolique de tout réel social ".
6. Problèmes de l’anthropologie contemporaine
Résultat des efforts critiques et des rencontres théoriques, l’anthropologie moderne représente
une force de réflexion vers laquelle se tournent de nombreuses disciplines, car c’est bien là
son nouveau paradoxe que d’avoir recentré son objet et affirmé sa perspective holiste en
décloisonnant les do maines habituels et en optant pour l’interdisciplinarité. Les travaux
actuels s’orientent tous vers ce dépassement des contradictions développées par le débat
anthropologique. La distinction classique de plusieurs domaines – anthropologie politique,
anthropologie religieuse, anthropologie économique – subsiste en raison d’une commodité qui
permet de désigner d’avance l’orientation privilégiée du traitement des données. Il n’en reste
pas moins que l’analyse du fait dépasse les catégories occidentales. La notion de fait social
total est encore à l’œuvre, qui montre par exemple comment, de l’analyse de la parenté
comme système de descendance et d’alliance, on passe au fait politique (système lignager), au
fait économique (organisation de la production), au fait idéologique (représentation de la
consanguinité et de l’alliance, de l’hérédité, du corps et du monde). De nouvelles catégories se
dégagent, capables de rendre compte dans un ensemble signifiant des diversités culturelles.
Les études sur la parenté ont fait de grands progrès depuis les débuts de l’ethnologie. Si
l’extrême diversité des systèmes de parenté a pu être réduite à quatre grands types et si les
logiques de fonctionnement des systèmes d’alliance ont été découvertes grâce notamment aux
moyens informatiques, il reste que la signification de ces lois et de ces structures s’ordonne
autour du fait massif de la prohibition de l’inceste. Ainsi, la symbolique de l’inceste et son
efficacité sont étudiées par rapport à deux catégories supposées universelles, celles de
l’identique et du différent. Mais elle rejoint d’autres manifestations symboliques, celle des
mythes, celle des systèmes rituels et des systèmes de représentations. L’efficacité symbolique
est aussi analysée dans d’autres champs, telles l’efficacité idéologique de la norme et de sa
transgression dans les royaumes africains qui règle les rapports de domination, ou celle qui
s’exprime dans les catégories de la violence et du consentement à l’intérieur des rapports de
domination et de leur reproduction. De même, le travail et ses représentations sont repensés
du point de vue anthropologique, ainsi la distinction des sexes, l’étude des relations entre
hommes et femmes conduisant à expliquer les fondements de la domination masculine. Dans
une perspective voisine se construit une anthropologie des femmes, qui ont été longtemps
négligées dans les analyses classiques.
Les travaux sur l’efficacité symbolique portent aussi sur les pratiques et les représentations de
la sorcellerie, sur les prophètes et les messianismes. L’analyse des représentations telles que
celles de corps, de personne, d’hérédité, de naissance, de psychisme, de fécondité et de
stérilité décode un ordre symbolique qui fait sens, mais qui s’articule aussi avec l’ordre social
: les symbolismes, par le fait qu’ils se donnent comme universels dans une société, instaurent
des différences au sein du social ; en effet, comme le souligne M. Augé, " l’idéologie est
déjà dans le symbolisme " et " toute théorie du pouvoir est inséparable d’une théorie de la
personne et d’une réflexion sur la mort ".
Parallèlement, d’autres catégories isolées dans notre rationalité occidentale sont réunies de
façon indissociable par l’anthropologie moderne : dans de nombreuses sociétés, les catégories
du malheur, de la maladie, de l’événement se pensent ensemble, selon une perspective qui
ouvre des voies diverses : ainsi, l’ethnomédecine se préoccupe des classifications et des
connaissances, des pharmacopées indigènes, des thérapeutiques, des corps de représentations,
empirique et symbolique. Elle permet de repenser les notions de maladie et de santé, de
comprendre, une fois admise la compénétration du social et du fait biomédical, les relations
entre les modes d’existence et les pathologies, de travailler selon une méthode
pluridisciplinaire qui prend en compte les recherches nutritionnelles, épidémiologiques,
génétiques. Sous l’angle d’une anthropologie de la maladie, elle renvoie à des représentations
telles que l’étiologie, les conceptions du monde, du corps, de l’infortune et à une efficacité où
l’ordre symbolique et l’ordre social se conjuguent dans une articulation spécifique qui fait la
logique de la société. Enfin, la même perspective conduit à une approche où coopèrent
l’anthropologie et la psychiatrie ou la psychanalyse comme c’est le cas avec Geza Roheim,
Roger Bastide, Georges Devereux. Les discussions sur le symbole, le normal et l’anormal, la
répression et la transgression, l’œdipe et l’" anti-œdipe ", si elles n’ont pas empêché
l’ethnologue et le psychiatre de rester chacun sur ses positions, permettent de mieux saisir les
frontières entre les deux disciplines. Parfois, celles-ci se rencontrent véritablement par le biais
de la clinique, par exemple avec G. Devereux et l’École de Dakar. Par ailleurs, l’étude
transculturelle des maladies mentales permet d’évaluer selon le contexte social le
fonctionnement ou le sens de la culpabilité, des processus persécutifs, de la finitude de la
dette.
Toutefois, l’étude des rapports entre représentation et rationalité n’est pas l’apanage de
l’anthropologie française. Marshall Salhins défend, lui aussi, l’unicité des niveaux matériel et
social dans toutes les sociétés. Il refuse d’opposer ce qu’il appelle la raison " utilitaire " à la
raison " culturelle " ou symbolique (la ratio occidentale et la pensée sauvage), car elles
coexistent dans chaque groupe ; c’est leur articulation spécifique qui, dans une configuration
culturelle, fait apparaître l’une comme dominante au détriment de l’autre.
L’interdisciplinarité, qui constitue une orientation dominante de l’anthropologie moderne,
n’aboutit pas à confondre les visées théoriques mais tend à instaurer des lieux privilégiés de
rencontre où la discipline se fait ethnopsychiatrie, ethnohistoire, ethnoscience, soulignant par
là sa perspective globalisante. Cette orientation n’est pas vraiment nouvelle. Depuis
longtemps, préhistoire, archéologie et linguistique (notamment structurale) collaborent avec
l’anthropologie. Du reste, une branche de la linguistique s’intègre à l’enquête ethnologique :
l’ethnolinguistique, en effet, définit un domaine de recherche spécialisé dans l’étude des
relations entre la langue, la société et la culture, du langage d’un groupe comme code (la
langue) et comme système de signification (la parole), de la phonologie, des systèmes de
classification indigènes (plantes, animaux, techniques, termes de parenté). Cette approche, à
laquelle déjà Boas et l’anthropologie américaine s’appliquaient et que Haudricourt et LéviStrauss ont encouragée comme mode de connaissance de la " pensée sauvage ", se développe
sous la forme d’une " ethnologie du langage " qui, préservant de l’oubli les œuvres des
sociétés sans écriture, étudie la littérature orale dans une triple perspective, socio-culturelle,
linguistique et stylistique. Mentionnons aussi la rencontre de l’anthropologie avec la
botanique et la zoologie, qu’illustre notamment l’analyse d’Haudricourt, en NouvelleCalédonie : étudiant les modes de reproduction des tubercules par clones, il est conduit à
rapporter ce système de culture à la représentation du clan, de l’étranger, de la nature et de la
culture. Le souci de repenser les rapports de la nature et de la culture justifie cette
interdisciplinarité dont tous les courants anthropologiques ont admis la nécessité à la lumière
des apports de l’écologie culturelle américaine. En France, l’ethno-science se donne comme
objectif, selon J. Barrau, de s’occuper " des modes humains de perception, de représentation
et d’utilisation des environnements naturels et de leurs ressources ", ainsi que des processus
de coévolution des systèmes naturels et sociaux ".
Sur un autre versant, la réconciliation de l’ehtnologie avec l’histoire a orienté les recherches
vers l’étude des systèmes politiques précoloniaux, qu’ils soient lignagers ou étatiques, vers
l’histoire coloniale des sociétés colonisées, avec le souci de préciser la notion politicoéconomique de transition, enfin, vers l’observation des sociétés paysannes, qu’elles soient
révolues comme les empires précolombiens ou intégrées dans les États modernes. L’évolution
conjointe de ces deux disciplines voisines, l’histoire et l’anthropologie, et leur rapprochement
nous permettent d’avoir un nouveau regard sur notre passé et sur notre propre société. La "
nouvelle histoire ", s’intéressant à ce qu’elle avait autrefois abandonné aux folkloristes,
donne un autre contenu aux domaines laissés pour compte, en adoptant une perspective
anthropologique. Vie quotidienne, savoirs et traditions populaires du passé, mentalités sont
analysés sous l’angle d’une conception éclatée du temps : temps discontinu, court, cyclique,
longue durée. L’apport des travaux ethnologiques a été capital pour l’histoire, de même que sa
réintégration dans le champ anthropologique lui a donné une nouvelle impulsion. Le regard
que nous portons sur notre propre société ne constitue pas une innovation, mais il s’inscrit
désormais dans la distance anthropologique, que nous adoptons aussi vis-à-vis de nousmêmes et non plus uniquement vis-à-vis des " autres ". Les outils conceptuels élaborés tout
au long du développement de l’anthropologie ont permis d’élaborer un discours unifié sur des
problématiques semblables. Les paysans du Mexique, ceux d’Irlande ou des Pyrénées se
trouvent pareillement confrontés au problème d’une double insertion dans leur communauté
paysanne et dans la société globale. Ne sont pas seulement étudiés les contes, superstitions et
dialectes, mais aussi les modes de production, le rapport à la terre et à sa distribution, toutes
les stratégies sociales qui font de la société paysanne un monde en soi. Il y a une seule
anthropologie qui se pose partout les mêmes problèmes, que l’objet empirique soit proche ou
lointain : modes de production, représentations et efficacité symbolique, rapports entre nature
et culture, stratégies matrimoniales.
Signalons enfin une autre orientation de la discipline, l’anthropologie urbaine, qui se
démarque de la sociologie par sa méthode spécifique et son horizon théorique et qui prend
pour objet d’étude les grandes villes africaines ou américaines, les banlieues françaises, les
entreprises ou les immeubles d’habitation. Selon cette perspective, illustrée en particulier par
les travaux de Gérard Althabe, l’ethnologue n’est plus confiné dans l’étude de la marginalité
au sein de la société industrielle, mais analyse, à partir d’une unité restreinte, les rapports
sociaux internes tels qu’il les appréhende dans l’espace résidentiel et professionnel, ainsi que
les relations de l’univers microsocial avec la société globale. Toutefois, un tel horizon
théorique n’est justifié que dans la mesure où l’on utilise, à l’intérieur même du milieu étudié,
la méthode particulière qui est celle de l’ethnologue classique séjournant longtemps dans sa
tribu lointaine.
Ce rapprochement de l’exotique avec l’identique signe l’effort permanent de l’anthropologie
pour recentrer son objet, critiquer ses concepts, repenser ses catégories. Celle-ci, du fait de
l’ambiguïté de son statut, ne peut se priver de faire sa propre critique, d’élaborer sa propre
épistémologie ; c’est pourquoi elle apparaît toujours menacée du dedans, prête à se dissoudre
dans sa propre histoire. le long détour qui a nécessité de " passer par les autres " et qui
aboutit à se retrouver soi-même autrement montre qu’il n’y a pas de raccourci possible dans la
construction de la parabole anthropologique. La finalité n’est pas un " nous " renouvelé par
la connaissance des autres, mais le tracé même de cette parabole qui déplace ce " nous "
ethnocentrique d’un point et d’une droites fixes vers une courbe où, avec les " autres ", il se
fond. Néanmoins, parvenir à son achèvement et instaurer son statut de science, cela,
l’anthropologie n’a pu le faire seule : tel est le paradoxe d’une discipline qui, pour trouver
son autonomie, a dû s’ouvrir à l’interdisciplinarité. Si certains y voient le " signe de ses
inquiétudes ", on doit aussi y reconnaître la condition de son existence. Que dirait-on d’une
science de l’homme qui se couperait par avance de ses éventuels développements, s’ils
devaient être pluridisciplinaires ? Les retrouvailles de l’anthropologie physique et de
l’anthropologie sociale soulignent la nécessité de ne couper aucun pont entre les disciplines.
Depuis que la première est devenue biologique, il est à nouveau possible de trouver des lieux
communs de recherche. Il importe toutefois d’accepter avec prudence les conclusions parfois
hâtives auxquelles peuvent entraîner de telles ententes, comme on l’a vu avec les déboires de
la sociobiologie : c’est une chose que de collaborer sur des thèmes précis ; c’en est une autre
que de mélanger les genres, les objets et les finalités théoriques. Un autre risque que court
l’anthropologie, c’est sa célébrité. Dans ses angoisses présentes, notre monde adresse une
demande sans cesse accrue à cette discipline. La mode du retour au passé, celle du
déterminisme écologique, le désir de croire à un égalitarisme naturel des sociétés "
primitives ", à la différence radicale et survalorisante des systèmes de pensée des " autres "
sont autant d’a priori dont l’anthropologie eut précisément à se défaire. Si cette dernière
s’occupe du sens des interrogations qui lui sont adressées par la société dont elle est issue, elle
se refuse pourtant à y répondre abusivement. D’autre part, son ouverture à l’interdisciplinarité
n’est pas à sens unique ; et les sciences humaines ont puisé si largement dans ses concepts et
ses méthodes qu’on pourrait craindre qu’elle ne se trouve dépossédée de son objet. Ce serait
oublier que ce mouvement vers d’autres disciplines a sa contrepartie, la réintégration de ces
connaissances nouvelles dans son propre champ scientifique, et qu’il ne saurait s’agir d’un
démembrement de ses domaines ni de leur annexion par les autres sciences. L’anthropologie
refuse d’être expropriée de ce qui a constitué, grâce à elle, la première réflexion sur l’homme,
une réflexion qui cherche " à surmonter l’antinomie apparente entre l’unicité de la condition
humaine et la pluralité apparemment inépuisable des formes sous lesquelles nous
l’appréhendons " (C. Lévi-Strauss).
ANTHROPOLOGIE PHYSIQUE - Texte par OLIVIER
Georges, professeur à la faculté de medecine et à la faculté
des sciences de Paris.
Le terme " anthropologie " a un sens général très vague : littéralement, " science (logov) de
l’Homme (a’njrypov) ". En pratique, elle se distingue de certaines " sciences humaines ",
telles l’archéologie, la psychologie, la linguistique, pour se limiter à la définition de Broca,
" histoire naturelle du genre humain ".
De même que la zoologie étudie les animaux du point de vue de leur morphologie et de leur
mode de vie, de même l’anthropologie porte aussi bien sur les traits physiques et la biologie –
c’est alors l’anthropologie physique – que sur les mœurs et coutumes qui intéressent
l’anthropologie culturelle (ou ethnologie). De plus, les connaissances acquises sur les
hommes fossiles ont conduit à développer deux autres disciplines, qui prolongent les
précédentes dans le passé : la paléontologie humaine (ou paléoanthropologie) et la
préhistoire .
Par convention, l’anthropologie sous-entend l’anthropologie physique (ou biologique), tandis
que l’anthropologie culturelle est désignée par son autre nom, l’ethnologie . Cependant, cette
acception des mots n’est pas universelle : dans les pays anglophones, l’anthropologie désigne
l’ensemble des quatre disciplines, tandis qu’en Europe continentale elle a le sens restreint
indiqué plus haut, lequel tend d’ailleurs a être supplanté par les termes de biologie humaine .
Il convient de souligner enfin que le mot a changé souvent de sens au cours des temps : mais
il appartient maintenant au langage scientifique.
L’anthropologie physique ne recouvre pas toutes les branches de la biologie humaine, elle
n’en retient qu’une partie. Ainsi, l’anatomie, la physiologie, la génétique traitent de l’Homme
moyen, identique partout. L’anthropologie procède d’un esprit différent : elle considère moins
l’individu que le groupe, et tantôt il s’agit du groupe humain par rapport aux Primates, tantôt
il s’agit des groupes humains entre eux. L’accent est donc mis sur les caractères différentiels
plutôt que sur ce qui est commun, sur ce qui sépare plutôt que sur ce qui unit. C’est pourquoi
l’anatomie utilisée sera une anatomie comparée, la génétique anthropologique une génétique
des populations, etc.
Comme il s’agit d’étudier des groupes, des collections d’individus, la notion de " moyenne "
s’impose : les anthropologistes cherchent à chiffrer ce qu’en d’autres disciplines on observe
seulement, même si ce chiffre est un pourcentage.
En un sens, cette " histoire naturelle du genre humain " peut se définir aussi comme la
" science des variations humaines ". Le but final est de décrire les groupes humains et surtout
d’expliquer leurs différences. Ce dernier point découle d’ailleurs de l’évolution de la science
anthropologique.
1. Histoire
L’anthropologie, au sens biologique du terme, est née il y a un siècle. Les récits des
explorateurs ont incité les savants à réunir des observations scientifiques sur les différents
peuples de la Terre, souvent en opposant les " sauvages " aux " civilisés ". C’est également au
XIXe siècle que furent recueillies les premières preuves de l’existence d’hommes fossiles,
différents des hommes actuels. Le grand mérite des précurseurs (Broca en France,
Blumenbach en Allemagne) fut de décrire des techniques d’observation valables aussi bien
pour les hommes vivants que pour leur squelette et d’établir des parallèles anatomiques entre
l’homme et les singes.
Paradoxalement, l’anthropologie n’a d’abord guère été influencée par la notion d’évolution
et les idées darwiniennes sur l’origine des espèces. Il a fallu l’apparition de la génétique, au
début du XXe siècle, puis le remaniement nécessaire du darwinisme, pour que les
" conceptions synthétiques " de l’évolution atteignent l’anthropologie.
Certes les sérologistes ont remué le monde anthropologique en montrant que les groupes
sanguins fournissaient non seulement de nouveaux critères de classification des groupes
humains, mais aussi des moyens d’analyser leurs transformations ; il s’agit en effet de
caractères purement génétiques.
En fait, il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour qu’un tournant se produise. Comme
l’ont bien montré Washburn puis Comas, la phase descriptive de cette science a fait place à
une phase analytique. Jusqu’alors l’anthropologie s’était contentée de décrire et de classer ;
elle disposait pour cela de techniques éprouvées mais limitées à un nombre restreint de
problèmes. Depuis cette date, l’anthropologie s’efforce d’analyser les variations observées,
dans le but de les interpréter à la lueur des données admises sur l’évolution des êtres vivants :
il ne s’agit plus seulement d’observer, mais de comprendre.
Pour atteindre ces buts ambitieux, l’anthropologie s’appuie sur des techniques très diverses,
parmi lesquelles l’observation morphologique a toujours une place d’honneur, mais non
exclusive.
2. Les bases de l’anthropologie
Le fondement actuel de l’anthropologie consiste soit à comparer les données recueillies sur un
groupe humain avec celles qui concernent un autre groupe, soit à les confronter avec le milieu
qui les entoure. Le terme de milieu doit être pris dans deux acceptions : à la fois le milieu
naturel (mésologie au sens propre, écologique) et le milieu humain. Le milieu naturel
comprend les conditions géographiques : climat, altitude, faune, flore, nature du sol, endémies
habituelles, etc. Le milieu humain est plus complexe, car il inclut tous les facteurs sociaux,
culturels, démographiques, historiques, techniques même, par lesquels l’homme agit, sans
s’en rendre compte, sur sa propre biologie. Par exemple, l’homme est le seul être qui ait
domestiqué le feu ; or des aliments cuits ont une influence indirecte sur la morphologie
faciale : mâchoires et dents n’ont plus besoin d’être aussi puissantes. De même, les conditions
de la vie moderne et les progrès techniques jouent un rôle qui commence seulement à être
étudié : il y a " domestication " de l’homme par lui-même.
Lorsqu’on a confronté l’homme et son milieu, on peut isoler la part des caractères humains
qui ne sont pas influencés par le monde extérieur et sont donc innés et non adaptatifs. On
arrive ainsi aux conceptions présentes de l’évolution (à tout le moins de la " microévolution ", de l’évolution à une toute petite échelle) : certains caractères apparaissent par
hasard : ils sont éliminés s’ils sont néfastes, conservés s’ils ne gênent pas, mais ils se
développent et se propagent s’ils ont une influence bénéfique, parfois en présence de tel
milieu particulier. Alors que Darwin avait supposé la survivance du plus apte, la " survivance
préférentielle des plus féconds " est l’interprétation actuelle du rôle de la sélection naturelle
sur les petites mutations qui se produisent constamment de façon imperceptible. On devine
l’importance prise alors par la démographie comme support des études anthropologiques.
La recherche anthropologique comporte donc une unité de base – le groupe humain étudié,
puis des techniques d’examen de ce groupe, enfin l’inventaire du milieu et des groupes
humains voisins ou de référence.
Populations humaines
Par rapport aux autres Primates, tous les Hommes forment un même groupe, pour une raison
zoologique fondamentale : ils peuvent se marier entre eux et sont interféconds, ils
appartiennent donc à la même espèce. Dans une perspective paléontologique, les groupes
fossiles ne sont parfois représentés que par un sujet, souvent par un fragment, qui constitue un
" échantillon " plus ou moins représentatif. Les hommes fossiles se succèdent dans le temps
par évolution, et l’on ne sait pas encore si tous les groupes évoluent aussi vite et en même
temps. Étant donné la pauvreté de leurs restes osseux, on identifie d’ordinaire ces groupes à
l’aide des traces de leur activité technique (pierres taillées, etc.). Mais un groupe peut avoir
adopté la culture d’un autre, et c’est pourquoi le critère principal reste la similitude
morphologique, compte tenu de la variabilité normale.
Dans le monde actuel, les groupes humains naturels sont ceux où les sujets se marient entre
eux ou peuvent le faire normalement ; il s’agit donc d’isolats . Le plus souvent, on emploie le
terme plus général de population. Les limites en sont vn peu conventionnelles, car il y a
toujours des mariages accidentels hors du groupe (celui-ci peut même être caractérisé par la
fréquence de ces mariages extérieurs). Une population anthropologique diffère donc d’une
population en général (population scolaire, population européenne) par la nature des mariages,
le plus souvent par la fréquence des mariages à l’intérieur du groupe. Or les sujets qui se
marient entre eux parlent habituellement la même langue et ont les mêmes coutumes. Une
population diffère donc d’une nation mais se rapproche beaucoup de l’ethnie ou groupe socioculturel. Certes, il existe des populations de métis ; mais à l’intérieur d’un grand groupe
(population française par exemple), on peut distinguer des subdivisions : populations
provinciales, départementales, populations des villes et des campagnes, des plaines ou des
montagnes, correspondant à des cercles de mariages plus ou moins restreints.
Les populations étudiées en anthropologie sont donc définies par des critères ethnologiques,
sociologiques et linguistiques : l’anthropologie dépend étroitement des autres sciences de
l’homme . Une part importante est également faite à la démographie (fréquence ou non de la
consanguinité, fécondité et mortalité différentielles), bref à tout ce qui touche à l’hérédité des
caractères anthropologiques, dont la constance ou les fluctuations font l’objet de l’étude. On
verra plus loin comment l’examen des groupes ou des populations conduit ou non aux notions
de " races " et de " types ".
Caractères anthropologiques
Parfois on observe des caractères descriptifs, le plus souvent on effectue des mesures. Dans
les deux cas les relevés sont faits sur le sujet vivant (morphologie externe, physiologie,
sérologie) ou sur le squelette (éventuellement même sur les " parties molles ", à la dissection).
Les caractères descriptifs
Les plus usités d’entre eux se rencontrent sur le vivant : il s’agit principalement de la forme
des cheveux, de la couleur de la peau, de la bride mongolique, ainsi que des empreintes
digito-palmaires ou dermatoglyphes.
Les cheveux peuvent être droits et raides (chez les Jaunes), souples et ondulés, ou frisés, ou
enfin crépus (chez les Noirs). On n’a pas trouvé d’influence du milieu extérieur ni de rôle
sélectif de la forme des cheveux : il s’agit donc d’un caractère non adaptatif, qui ne procure
aucun avantage à la population dans l’état actuel de nos connaissances. L’hérédité de la forme
des cheveux est due à plusieurs facteurs ; on admet que les facteurs " cheveux droits " ou
" cheveux crépus " sont dominants vis-à-vis du facteur " cheveux ondulés ". Mais la
transmission héréditaire varie suivant la population considérée.
La couleur de la peau est trop souvent considérée comme un caractère majeur des " races " et
a donné lieu au classement traditionnel en Noirs, Blancs et Jaunes. Tout comme la couleur des
cheveux et celle des yeux, la teinte du tégument est due à la présence d’un pigment, la
mélanine. Quand celle-ci est abondante, la peau est sombre, parfois noire ; à un degré
moindre, la mélanine donne une teinte jaunâtre ; lorsqu’elle est rare, la peau est claire ou
" blanche ". Il existe donc de la mélanine, en quantité variable, dans la peau des hommes de
toutes races. Il en est de même pour les cheveux qui passent du blanc au noir par
l’intermédiaire du blond et du châtain. D’autres pigments, responsables des nuances qui font
différer les individus, interviennent probablement.
La transmission héréditaire de la couleur de la peau est mal connue ; on pensait autrefois qu’il
existait un facteur sombre, dominant sur le facteur clair ; actuellement on estime que plusieurs
facteurs (gènes) interviennent et additionnent leurs effets. Il existe de plus un facteur
pigmentaire général, portant sur la peau, les yeux et les cheveux. Quand celui-ci fait défaut,
par suite d’une mutation, le sujet est dit " albinos " : sa peau et ses cheveux sont blancs, ses
pupilles paraissent roses parce qu’on y voit les vaisseaux sanguins rétiniens.
La couleur de la peau est évidemment un caractère adaptatif (loi de Gloger), car les
populations les plus pigmentées sont concentrées dans les régions du globe les plus
ensoleillées. La couleur de la peau ne permet pas à elle seule de caractériser une race, pas plus
qu’aucun autre caractère anthropologique isolé ; les habitants du sud de l’Inde et les
autochtones de l’Australie ne sont pas des nègres, bien qu’étant aussi pigmentés que les Noirs
d’Afrique.
La bride mongolique est un prolongement interne du repli orbito-palpébral supérieur ; elle
s’associe à l’adiposité de la paupière supérieure et à l’obliquité de la fente palpébrale. Ici
encore il ne s’agit pas d’un caractère racial strict car il n’est pas constant chez les Jaunes. Sa
transmission se fait par l’intermédiaire d’un petit nombre de facteurs associés, sans
dominance.
La bride mongolique est une particularité actuellement sans valeur sélective pour les
individus, mais on a invoqué son utilité passée en la rattachant à une adaptation au vent froid
des steppes asiatiques. Elle varie d’intensité avec l’âge, s’atténue chez les adultes, et ne doit
être confondue ni avec le pli externe des vieillards (pli sénile), ni avec l’épicanthus qui est
interne, mais vertical.
Les caractères mesurables
Très nombreux, ils s’étudient soit en valeur absolue, soit en valeur relative ; dans ce dernier
cas, on confectionne un indice, égal à cent fois le rapport d’une dimension à une autre ; cette
autre est une mesure de référence, supposée fixe (mais elle ne l’est pas). Un indice exprime
les proportions d’un sujet ou de telle partie de son corps ; ainsi un sujet sera dit gros ou
maigre, quand le rapport de son poids à sa taille déborde les limites normales : il s’agit d’une
valeur relative, destinée à comparer les sujets de petite et de grande taille.
Les dimensions les plus usuelles sont la taille, ou stature (fig. 1), le poids, les longueurs des
membres et les six dimensions céphalo-faciales : longueurs et largeurs de la tête, de la face et
du nez (fig. 2). Les deuxième et troisième mesures sont souvent rapportées à la taille, les
suivantes groupées deux à deux fournissent les classiques indices : céphalique, facial et nasal.
Alors que les caractères descriptifs s’étudient au moyen de leurs pourcentages, les valeurs
individuelles des mesures et indices permettent des calculs de moyennes et d’écarts types ; à
l’aide de ceux-ci, on apprécie dans quelle mesure deux populations diffèrent l’une de l’autre
pour tel ou tel caractère. On cherche également les corrélations des mesures entre elles, ou
avec les caractères descriptifs, ou avec les éléments du milieu (profession, climat,
consanguinité).
La stature est une dimension composite, car c’est la somme des hauteurs de la tête, du cou,
du tronc et des membres inférieurs. Elle présente de grandes variations raciales, sexuelles et
socioprofessionnelles ; sa sensibilité aux influences extérieures et la facilité de sa mesure en
font un caractère anthropologique de choix.
La stature varie avec l’âge : elle atteint son maximum vers 25 ans, puis décroît avec la
sénescence, surtout par diminution de hauteur du tronc. Elle ne varie pas seulement d’une
population à l’autre, mais aussi suivant le groupe social à l’intérieur d’une même population :
toujours en moyenne, les citadins sont plus grands que les ruraux, les étudiants sont plus
grands que les ouvriers. La stature de la femme est inférieure à celle de l’homme, de 10 cm en
moyenne.
La consanguinité réduit la stature ; au contraire, la taille augmente parfois en cas de
croisements entre populations différentes (phénomène d’hétérosis) ; elle est également plus
élevée chez les sujets qui émigrent et même dans la population mobile d’un pays (par
opposition aux sédentaires).
Enfin la stature peut varier de génération en génération : c’est l’accroissement séculaire, ou
évolution diachronique, surtout manifeste depuis un siècle en Europe. On l’explique par les
modifications du genre de vie et l’extension des cercles de mariage : disparition de la
consanguinité et unions entre sujets de provinces différentes (métissage interne). Bref,
l’accroissement de stature accompagnerait le développement des moyens de communication
et l’urbanisation.
L’étude de jumeaux a montré que la stature est un caractère foncièrement héréditaire, bien que
les longueurs du tronc et des membres inférieurs soient génétiquement indépendantes.
La longueur des membres inférieurs s’étudie soit directement, soit indirectement par mesure
de la " taille assis ". Elle permet de savoir si un sujet a le tronc relativement court ou long. Les
longueurs des os des membres permettent d’estimer la stature d’un individu, car elles
présentent des corrélations importantes et bien connues : ainsi peut-on estimer la taille d’un
sujet dont on ne possède pas le squelette entier, et connaître approximativement la taille
moyenne d’une population préhistorique.
Enfin les peuples qui vivent dans des pays chauds et secs ont, par adaptation, des membres
relativement plus allongés (loi d’Allen) et, inversement, dans les régions froides, une forme
plus ramassée permet une moindre déperdition de chaleur corporelle.
L’indice céphalique est le rapport entre la largeur et la longueur de la tête ; il traduit donc la
forme de la boîte crânienne, vue par-dessus ; la hauteur de la tête est plus difficile à mesurer
sur le vivant. Les sujets à tête allongée sont dits dolichocéphales, ceux à tête arrondie
brachycéphales (avec des intermédiaires mésocéphales). Mais les valeurs absolues ne sont pas
prises en considération et des dolichocéphales peuvent différer considérablement, selon qu’ils
ont une tête petite ou grosse, avec un même indice céphalique. Il faut donc bien distinguer la
forme du format (shape and size ).
L’expérience a montré l’importance de l’indice céphalique en anthropologie ; tout d’abord on
peut l’étudier aussi bien sur le vivant que sur le squelette ; ensuite, il est un des principaux
caractères dont on dispose chez les hommes fossiles ou protohistoriques ; enfin et surtout, il
varie largement à l’intérieur de chaque grande race et permet ainsi d’en distinguer les diverses
populations : chez les Blancs, les Noirs et les Jaunes, il existe des groupes dolichocéphales et
des groupes brachycéphales.
Comme la stature, l’indice céphalique présente un accroissement séculaire, mais remontant à
l’époque préhistorique : c’est le phénomène de la brachycéphalisation progressive, qui a
débuté au Mésolithique. On l’explique par transformation de certains dolichocéphales, sous
des influences mystérieuses, qui pourraient être une mortalité très légèrement moindre des
sujets brachycéphales, car la forme de la tête peut être associée, par hasard, à une plus grande
résistance envers les maladies. Il s’agirait là d’un mécanisme de sélection naturelle analogue à
la fécondité différentielle. Mais depuis quelques décennies on assiste à une diminution de
l’indice, à une " débrachycéphalisation ", qui est l’objet d’études actuelles.
L’indice nasal traduit la largeur relative du nez par rapport à sa hauteur. C’est un des
caractères distinctifs des grandes " races " : les Noirs ont le nez large, les Jaunes l’ont
intermédiaire, les Blancs l’ont plus étroit. La saillie du nez varie dans le même sens, mais sa
mesure est moins facile, tout comme celle de l’avancée du massif facial (prognathisme).
L’élargissement du nez est un caractère adaptatif en corrélation avec le climat chaud et
humide ; on considère qu’une pression de sélection a peu à peu ajusté la forme du nez à
l’habitat des populations (fig. 3).
D’autres caractères squelettiques sont également très importants : la capacité crânienne, le
torus sus-orbitaire, le développement du menton, le volume et les proportions des dents ; ils
seront envisagés à propos de la paléontologie humaine.
3. Problèmes
Les techniques et méthodes énumérées ci-dessus visent à étudier les groupes humains et à en
analyser la variation. Suivant l’optique du chercheur, on envisagera des problèmes de
" races ", de " types ", de croissance et d’adaptation, les questions relatives à la phylogenèse
humaine se rattachant plutôt à la paléontologie et à la préhistoire.
Anthropologie raciale
Le concept de " race " est discuté. Les classifications raciales sont nombreuses et
contradictoires, leur seul point commun étant la reconnaissance de trois races, correspondant
aux Noirs, aux Jaunes et aux Blancs. La question est de savoir si les nombreux groupes
intermédiaires (non métis) permettent une taxonomie humaine, et de déterminer laquelle est la
plus fondée. La mise en ordre préalable des faits avec les coupures conventionnelles qu’elle
implique est certes une nécessité de l’esprit, mais certains estiment que la rigidité des cadres
établis de cette manière entrave la recherche et cantonne trop souvent l’anthropologie à une
détermination des races, ce qui masque les vrais problèmes.
Une population étudiée par un anthropologiste est presque toujours étiquetée comme
appartenant à telle race, suivant telle classification. Pour ce faire, on n’utilise jamais une seule
particularité (par exemple la couleur de la peau), mais un ensemble de caractères
anthropologiques (morphologiques ou sérologiques). Si l’étude porte, non plus sur une seule,
mais sur plusieurs populations, on recherche quelles sont les plus proches (par des calculs de
" distance globale "). Si l’une de ces populations diverge nettement des autres, ou bien au
contraire si elle est intermédiaire entre deux, on recherchera sous quelles influences : le milieu
extérieur, le genre de vie, le métissage ou inversement l’émigration.
L’étude des groupes sanguins prend une importance majeure, bien que non exclusive. Les
sérologistes ont été les premiers à faire remarquer que des populations primitives peuvent
avoir les mêmes proportions de groupes sanguins ABO que des Européens. La même
observation peut être faite d’ailleurs pour la stature, l’indice céphalique, parfois même pour la
couleur de la peau. À l’inverse, lorsqu’on a trouvé un caractère discriminant entre deux
populations, il est fréquent qu’on en mette d’autres en évidence : ce seront d’autres systèmes
de groupes sanguins, ou encore, si la pigmentation cutanée diffère, d’autres particularités
morphologiques. Encore une fois, on retient ce qui sépare plutôt que ce qui est commun, et
l’on utilise la moyenne de ces différences pour exprimer la " distance " entre deux
populations.
Un cas plus difficile est fourni par des restes osseux (par exemple à la suite de l’exhumation
d’un cimetière ancien). On cherche alors l’appartenance à une race connue de l’époque
donnée (Néolithique ou Moyen Âge, etc.). Il arrive même que ces restes soient fragmentaires
et si peu nombreux qu’on ne puisse conclure : le travail de l’anthropologiste consiste à
déterminer le sexe et l’âge, à faire une description des pièces trouvées, qui sera jointe ensuite
à d’autres effectuées dans les mêmes conditions.
Certains auteurs, surtout en anthropologie préhistorique, utilisent le " concept typologique des
races ". Les fondements en sont les suivants : on décrit les types extrêmes, parfois de façon
très conventionnelle, voire irréelle, en exagérant leurs caractéristiques pour qu’ils soient plus
" typiques " ; ensuite on admet un lien entre ces caractères (par exemple : nez large, peau
noire et cheveux crépus chez les Noirs). Cette conception se pratique soit à l’échelon
individuel, soit à celui des groupes et vise à déterminer les " composantes raciales ". La
typologie individuelle la plus connue est celle du Suisse Schlaginhauffen.
L’autre méthode, due aux Polonais Czekanowski et Wanke, permet d’établir les composantes
d’un groupe en appliquant des formules simples.
Anthropologie constitutionnelle
Il s’agit encore de types, mais considérés à l’intérieur d’un même groupe. Le plus souvent ils
se basent sur les proportions du corps et non de la tête (celle-ci rassemble surtout les
caractères de race). Chez les animaux domestiques au contraire, les types structuraux ou
morphologiques correspondent à des races (par exemple : lévriers et bouledogues).
Chez l’homme, les types morphologiques sont aussi nombreux que les types raciaux, car ils
dépendent aussi des conventions d’auteurs. Ils se ramènent en pratique à deux principaux : le
type robuste (bréviligne) et le type grêle (longiligne) ; il ne s’agit pas d’une simple distinction
entre gros et maigres, car c’est la musculature et la charpente osseuse qu’on prend surtout en
considération, par des mensurations ou des observations appropriées.
Mais le point intéressant est la corrélation certaine qui existe entre type morphologique,
caractère et prédisposition à certaines maladies. Cette typologie concerne bien alors la
" constitution globale " du sujet et mérite le nom de biotypologie . Il existe ainsi des types non
plus seulement morphologiques, mais somato-psychiques, établis par des psychiatres (écoles
de Kretschmer, de Sheldon, etc.).
Anthropologie et croissance ; anthropologie appliquée
Les mensurations anthropologiques sont souvent utilisées concurremment aux techniques
biométriques pour résoudre certains problèmes. Celui de la croissance en est un exemple
banal, encore qu’il faille distinguer la croissance globale de celle des parties du corps et les
relations entre les types de croissance : à certains âges, tel segment croît plus rapidement
qu’un autre. La différence de taille entre hommes et femmes se rattache à une puberté
féminine plus précoce, avec arrêt de la croissance. Les amplitudes normales de variation sont
de grande importance pour les pédiatres.
De même l’anthropométrie est utilisée à des fins pratiques dans l’anthropologie appliquée à
l’industrie : ces techniques permettent de déterminer quelles dimensions doivent avoir une
table ou un lit, quelles sont les tailles des vêtements les plus demandées, quelle est l’amplitude
de tel mouvement du corps et à quelle distance de l’ouvrier on doit placer tel instrument, etc.
Origines des populations humaines
Le plus difficile pour l’anthropologie est d’en arriver à l’interprétation et à l’explication des
variations humaines. Deux problèmes ont été plus spécialement étudiés : l’accroissement
séculaire de stature et la brachycéphalisation. Mais toutes les grandes caractéristiques
biologiques de l’homme devraient être envisagées sous un angle explicatif : pourquoi tel
groupe sanguin prédomine-t-il dans telle population ? pourquoi les Pygmées sont-ils plus
petits ? pourquoi les Noirs ont-ils la peau plus foncée ? pourquoi les hommes du Néolithique
ont-ils succédé à ceux du Paléolithique et du Mésolithique ?
Il existe deux sortes d’explications : tantôt on fait appel à des phénomènes purement
génétiques, tantôt à l’action du milieu. Il pourra s’agir ainsi de mutation fortuite, ou de
fécondité différentielle, ou de dérive génétique dans un isolat, d’un croisement de populations,
ou bien de l’importance de l’influence du milieu géographique ou humain par adaptation.
C’est ainsi qu’on étudie l’" adaptabilité humaine " aux climats (très chauds ou très froids), à
l’altitude, aux déserts, au mode de vie (rural ou urbain en Europe, chasse, agriculture ou
élevage ailleurs, système des castes parfois), à la profession, etc. Pour simplifier les
problèmes, on n’envisage d’ordinaire qu’un caractère en des circonstances variées, à moins
qu’on n’étudie l’effet d’un milieu sur plusieurs caractères. On admet qu’il y a dans la majorité
des cas influence directe du milieu sur l’homme ; bien entendu, on n’oubliera pas qu’une
population peut s’être déplacée mais que c’est le milieu d’origine qui peut seul expliquer les
caractéristiques de cette population migrante, voire le fait d’avoir émigré.
Les anthropologistes qui étudient ces problèmes généraux s’efforcent d’étendre l’application
de leurs méthodes aux hommes fossiles, pour expliquer l’évolution humaine ; ils tendent bien
entendu à négliger les classifications raciales, puisque les différences observées entre groupes
humains peuvent s’expliquer par des processus de mutationsélection et plus simplement par
l’influence du milieu.
Le but final est de savoir pourquoi l’Homme est ce qu’il est. Et ce qui reste actuellement
inexplicable sera sans doute un jour expliqué.
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