1 Voyageurs français anciens dans le monde arabe : de l’Arabie heureuse au Maghreb Les études sur « l’Arabie heureuse » sont nettement moins nombreuses que celles sur l’Empire ottoman à une époque où les voyageurs français en particulier profitaient des Capitulations – accords commerciaux conclus au 16e siècle entre Soliman le Magnifique et François Ier et souvent renouvelés jusqu’à la fin du 18e siècle. Quelques-uns seulement sont assez connus, comme Vincent Le Blanc (récit rédigé par Pierre Bergeron, son « relateur ») au 17e siècle - Les Voyages fameux du sieur Vincent Leblanc Marseillais (1648) : récit assez fabuleux et plein d’inventions- ou, plus solidement documentés, Jean de la Roque, un autre Marseillais, au début du 18e. Le titre de sa relation dit à peu près tout de son contenu: Voyage de l'Arabie heureuse par l'océan oriental, et le détroit de la Mer Rouge. Fait par les Français pour la première fois dans les années 1708, 1709 et 1710. Avec une relation particulière d'un voyage fait du port de Moka à la cour du Roi d'Yemen, dans la seconde expédition des années 1711, 1712 et 1713. Un mémoire concernant l'arbre et le fruit du café, dressé sur les observations de ceux qui ont fait ce dernier voyage. Et un traité historique de l'origine et du progrès du café, tant dans l'Asie que dans l'Europe; de son introduction en France, et de l'établissement de son usage à Paris (1716)1. L'objet du voyage du groupe de commerçants français dont La Roque faisait partie était d'établir avec les cours princières d'Aden et de Moka des accords en vue de faciliter le commerce du café. Outre la description du trajet à effectuer et celle des modalités de la négociation, l'auteur fait aussi celle des mœurs des Yéménites tant hommes que femmes. « L’Arabie heureuse », selon la terminologie de l’époque, c’est-à-dire le Yémen actuel et une partie de l’Arabie saoudite, attire d’abord, en effet, des commerçants occidentaux en quête de l’encens, des aromates et, à partir de la seconde moitié du 17e siècle, du café. Ici point de « débris de l’Antiquité », pas de paysages « arcadiens » : seuls, le désert et une société en grande partie impénétrable. En 1718, le même La Roque publia un Voyage dans la Palestine vers le Grand Emir, chef des Princes arabes du désert, connus sous le nom de Bédouins, ou d'arabes Scénites, qui se disent la vraie postérité d'Ismaël, fils d'Abraham; fait par ordre du roi Louis XIV. Avec la description Edition moderne :Voyage de l’Arabie heureuse. Les Corsaires de Saint-Malo sur la route du Café, 1708-1710 et 1711-1713, Éric Poix (éd.), Besançon, La Lanterne magique, 2008, 206 p., cartes et ill. 1 2 générale de l'Arabie, Faite par le Sultan Ismael Abulfeda, traduite en français sur les meilleurs manuscrits : l'auteur y relate particulièrement sa vie parmi les Bédouins, leur mode de vie et leurs coutumes. Il s'agit d'une première approche de ce qui deviendra le mythe de la sagesse de l'arabe bédouin, cette fiction philosophique et morale qui contribuera à la fascination qu'exerça plus tard l'Orient chez certains intellectuels des Lumières. Ce mythe brilla spécialement au 19e siècle avec des écrivains comme Michaud et Poujoulat : la Correspondance d’Orient (1833-1835) de Michaud et Poujoulat et le roman La Bédouine (1835) de Poujoulat montre que la représentation des Arabes nomades peut être multiple et ambivalente. Si Joseph Michaud hérite d’un savoir ancien, qui renvoie à une conception négative du désert (espace d’horreur où errent les exclus et les bêtes sauvages) largement issue de l’Ancien Testament, Joseph Poujoulat, son jeune collaborateur, qui accomplit avec lui le traditionnel voyage en Orient en 1830-1831, tente de se détacher de cette représentation en donnant une image idéalisée des Bédouins (vivant librement, selon des mœurs pures et simples, ils seraient les descendants des anciens patriarches), image qui doit beaucoup à un discours primitiviste issu notamment des écrits de Rousseau, et qui trouve des relais dans la littérature viatique du 18e siècle comme le Voyage en Syrie et en Égypte (1787) de Volney. Malgré ses dénégations, Poujoulat trahit un fort sentiment de séduction pour une société nomade jugée manifestement supérieure à la « civilisation » occidentale et à laquelle il donne voix à la fois par des dialogues avec un cheikh célébrant les vertus de l’hospitalité, et par la traduction de chansons d’amour arabes témoignant de l’existence d’une véritable « littérature du désert ». Avec La Bédouine, un roman mis à l’Index par Rome, Poujoulat semble se libérer encore un peu plus de la tutelle à la fois auctoriale et religieuse de son illustre aîné. Sans remettre fondamentalement en cause la religion chrétienne, il raconte néanmoins l’histoire d’un amour passionné entre un voyageur français et une jeune Bédouine – histoire certes sanctionnée par la mort des héros (concession au discours dominant de l’époque ?), mais qui illustre la possibilité d’une rencontre interculturelle entre l’Orient et l’Occident. Ce qu’on peut appeler le mythe bédouin, qui émerge à l’époque des Lumières, se trouve ainsi à la fois perpétué et transformé dans la littérature de l’époque romantique, laquelle contribue à faire connaître la grande épopée préislamique, le Divan du poète Antar, dont Poujoulat, comme Lamartine à la même époque dans son Voyage en Orient, cite d’ailleurs des extraits traduits. Au 18e siècle, d’autres relations paraissent en France, outre celle de La Roque, mais dans la plupart des cas, ces régions assez fermées sont l’objet de compilations, telle celle de 3 l’abbé Pierre-François Guyot-Desfontaines, traducteur du Gulliver de Swift, qui, confortablement installé à Paris, publie un voyage de Moka en 1739! C’est le cas aussi de divers autres porte-plume des libraires parisiens dont l’abbé Joseph de la Porte, compilateur universel et auteur d’un Voyageur français. Car c’est le moment où la littérature de voyage devient une spécialité très prisée de l’édition parisienne, qui publie des récits de voyage plus ou moins réels. Le théâtre aussi s’empare, sur le mode comique et musical, de ces récits transposés dans le monde galant de l’époque. Les Pèlerins de la Mecque d’Alain René Lesage joués à Paris en 1726 seront repris en 1764 au Burgtheater de Vienne avec une musique originale de Gluck. Certains de ces voyageurs ne sont pas d’ailleurs très fréquentables, comme le négrier Grandpré, mais le brevet de vertu n’était pas exigé des voyageurs dans ces régions : Henri de Monfreid le prouvera à sa manière au 20e siècle ! Publié en 1801, le Voyage dans la mer Rouge, contenant la description de Moka, et du commerce des Arabes dans l’Yémen, des détails sur leur caractère et leurs mœurs de LouisMarie Ohier de Grandpré appartient à une forme de relation assez courante à cette époque : celle des nostalgiques de l’Ancien Régime qui voient dans les populations orientales, vierges de toute « régénération » - terme phare du vocabulaire de 1789- une civilisation « heureusement » conservatrice de ses traditions et de sa religion. Au siècle suivant, le voyage de Paul-Émile Botta est plus conventionnel dans les années 40 de la Monarchie de Juillet. Ce diplomate botaniste inventorie la flore tout en jouant à l’archéologue : il va quand même croire redécouvrir Ninive, la ville du livre de Jonas. Au nord du Yemen, l’archéologie recherche le royaume mythique de la reine de Saba aussi bien présente dans la Bible que dans le Coran : on crut en retrouver la capitale dans la ville de Maris. La reine de Saba était présente dans la cartographie ancienne comme une allégorie composite d’un espace géographique qui allait de l’Égypte à l’Arabie heureuse à l’Éthiopie : le cartographe Foissier fit dans le cartouche de sa carte d’Afrique en 1754 la représentation symbolique de cet univers, par la reine juchée sur un lion entre le fleuve Nil et le fleuve Congo. Thomas Joseph Arnaud fit en 1843 le voyage de Djeddah à Maris pour retrouver des traces de cette histoire mythique : sa Relation d'un voyage à Mareb (Saba) dans l'Arabie méridionale, entrepris en 1843 (1845) n’apporta rien à la connaissance de la reine aimée de Salomon. D’autres relations s’intéressent aux Lieux saints de l’Islam fermés aux Européens. Les Voyages d’un Domingo Badia y Leblich (1767-1818), dit Ali Bey el Abbassi, cet Espagnol qui se rendit déguisé en Arabe à la Mecque et que Chateaubriand prit au Liban pour un véritable prince oriental descendant des Abbassides furent publiés en français à Paris en 1814 4 et on a récemment édité le manuscrit inédit de son retour de Djeddah au Caire. Maurice Tamisier voyage encore, quelques années plus tard, de cette manière dans les Lieux saints de l’islam : son Voyage en Arabie. Séjour dans le Hedjaz. Campagne d'Assir (Paris, 1840) part du Caire, visite la Mecque et Djeddah en profitant de la guerre menée par le pacha d’Égypte. Il adopte une forme originale de récit, le dialogue en prétendant : « [...] nous avons adopté la forme du dialogue [...] elle nous a paru la plus naturelle [...] si vous arrivez dans un pays, [...] vous désirez connaître les cheikhs, les tribus, leur mœurs, leur histoire, n'est-ce pas en vous adressant à un homme du pays que vous y parviendrez ? [...] il s'établira nécessairement une conversation, un dialogue [...] nous nous y sommes conformés». En 1896, Jules GervaisCourtellemont publie encore un voyage du même type –long séjour à la Mecque- en l’illustrant de ses propres photographies. Mon voyage à la Mecque est une tentative originale de relation objectivée –si cela est possible – combinant la relation imprimée à l’image qui la confirme. Le voyageur présente à l’égard de son sujet une empathie très remarquable : «Et je me suis voué à cette œuvre de les faire connaître et par conséquent aimer ces pays d'Islam, [...] Pour rendre mes descriptions plus éloquentes, j'ai voulu que mes ouvrages fussent illustrés directement par la nature elle-même, prise sur le vif par l'objectif photographique et intercalée fidèlement dans les pages du livre avec toute la rigoureuse exactitude de la photogravure. Et voilà pourquoi j'ai parcouru l'objectif à la main les pays musulmans ». On notera la grande diversité des objets du voyage et la relative rareté des relations. Ces récits sont fondés sur une cartographie longtemps incertaine, sur les images d’un paysage désertique qui échappe pour partie au vocabulaire descriptif des voyageurs – Fromentin y parviendra dans Un été dans la Sahara (1857)-, sur l’opposition du Bédouin à l’Arabe sédentarisé. Il faut superposer cette image à celle des mœurs patriarcales et simples des Arabes que l’imaginaire occidental rattache à celle des « premiers âges ». Il est évident que la société décrite par les voyageurs est une société fermée qui laisse peu de place à la libre interprétation du voyageur, aurait-il voulu être « objectif » selon nos critères. Passons maintenant de l’Arabie heureuse aux confins occidentaux de l’Islam, le Maghreb, qui a l’avantage pour notre propos de confronter directement les deux rives de la Méditerranée. Les relations nord-sud en Méditerranée ont connu diverses formes qui n’ont pas toujours été appréciées, comme elles auraient dû l’être, par leurs acteurs. La période qui est celle que nous avons choisie pour cette conférence n’a pas été la plus pacifique. Entre la chute de Constantinople (1453) et la Campagne d’Égypte précédée de la prise de Malte par Bonaparte (1798), l’histoire des relations entre les deux rives de la Méditerranée est plus faite 5 de conflits que d’échanges pacifiques, même si, comme nous le verrons, il faut nuancer largement cette vision un peu sommaire. Après le Grand Siège de Malte en 1565 et la bataille de Lépante (1571), les Régences ottomanes dites barbaresques de Tripoli, de Tunis et d’Alger s’autorisèrent une large autonomie par rapport au sultan d’Istanbul. La Méditerranée occidentale devint leur territoire. La « course » -attaque de navires dits ennemis de la Foi – devint une activité très florissante à laquelle répondait une « contre-course ». La Méditerranée était pour les Européens un espace de navigation essentiel pour le commerce et le transport des personnes. Les galères « barbaresques », souvent commandées par des « renégats » selon la terminologie européenne – des chrétiens convertis à l’Islam –, se saisissaient des marchandises et des personnes qu’ils revendaient sur les marchés des ports des Régences. Les « captifs » étaient enfermés dans les bains turcs sans fenêtres, dits « bagnos » en lingua franca –la langue de communication- ou bagnes. Des congrégations religieuses, pour l’essentiel catholiques, se chargeaient de racheter le plus grand nombre possible de « captifs », qui pouvaient avoir résidé en Afrique du nord pendant d’assez nombreuses années, en avoir appris la langue, intégré les coutumes et comparé les avantages et les inconvénients par rapport au monde qu’ils avaient quitté. Á leur retour, certains d’entre eux rédigeaient une relation de leurs expériences, où, malgré le contrôle exercé par les religieux qui les avaient rachetés, transparaissait une connaissance réelle et parfois une curieuse empathie à l’égard d’un univers qui leur était a priori étranger et hostile. Cette littérature d’un long voyage involontaire est le document le plus précieux que nous ayons sur une vision renouvelée de l’Islam arabe à l’époque moderne. Malheureusement, la moisson de relations de musulmans victimes de la « contrecourse » est, au contraire, extrêmement limitée : quelques-unes concernent des pèlerins retour de la Mecque, mais la plupart de ces « captifs » étaient des marins sans grande culture qui servaient maintenant sur les galères chrétiennes : au 17e siècle, une mosquée fut édifiée pour eux sur le port de Toulon. Les lettres au sultan Moulay Slimane d’une Marocaine « captive » au retour de pèlerinage sont, à la fin du 18e siècle, l’un des rares témoignages de ces années de souffrance. Plus fourni, le récit qu’a laissé le cadi (juge) ottoman Ma‘cûncızâde Mustafa Efendi de l’expérience de sa captivité à Malte, à l’extrême fin du 16e siècle, constitue un témoignage historique rare, vu le petit nombre de textes autobiographiques émanant de captifs ottomans dont nous disposons aujourd’hui. Au printemps 1597, le cadi est capturé par des corsaires de l’Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem dans le golfe d’Antalya au cours du voyage qui devait le mener à Chypre, où il était nommé à la circonscription de Paphos. Durant les 6 deux années qu’il passe à la prison de Malte, le cadi compose un texte relatant sa vie quotidienne de « captif », où le récit fait souvent place à la déploration, mais aussi à l’évocation de l’histoire de ses codétenus musulmans. Il y compile également les lettres et poèmes qu’il a adressés au sultan Mehmed III et à des dignitaires ottomans afin d’obtenir son rachat. L’exercice de cette rhétorique littéraire est lié à un objectif permanent : attirer l’attention des « grands », afin de les conduire à racheter les hommes de science prisonniers des « mécréants ». Mustafa Efendi avait une quarantaine d’années au moment de son rachat en 1599. Nous ne savons rien de son sort quand il obtint sa libération, sinon le fait que son manuscrit autographe, qui a pu être recopié dans un lieu qui reste inconnu de l’Empire ottoman, en 1602, nous est parvenu. Au-delà du témoignage précieux que ce document apporte sur le sort des captifs à Malte, dite la « capitale de la piraterie chrétienne » de l’époque moderne, le récit du cadi est, par ailleurs, une source importante d’informations sur la politique de la Porte ottomane concernant la captivité de ses sujets en Europe. C’est enfin et peut-être surtout-, un texte d’une grande richesse littéraire, qui a été récemment traduit en français. Mais le plus célèbre de ces « captifs » reste Hassan al-Wazzan, plus connu sous le nom de Léon l’Africain : né vers 1490 (?) dans l’Andalousie musulmane, il émigre au Maroc et devient diplomate au service de son souverain. On le retrouve un peu partout dans les pays d’Islam, dont l’Arabie. Fait prisonnier en mer à son retour du pèlerinage de La Mecque en 1518, le pape Léon X l’adopte comme son fils et le convertit sous le nom de Jean-Léon de Médicis. Léon l’Africain enseigna ensuite l’arabe à l’université de Bologne et produisit la première encyclopédie sur l’Afrique, en partie fruit de son expérience de voyageur, les De totius Africae descriptione libri IX (1556), qui furent pendant deux siècles au moins la référence des géographes européens. Tous les « captifs » musulmans n’eurent pas tous cette chance, évidemment. Plus généralement, et avant de revenir sur les récits de « captifs » qui sont, de toute évidence, les plus intéressants, on distinguer sept types de relations sur Maghreb musulman : le récit de militaire devenu historien comme celui de Luis del Mármol Carvajal qui accompagne l’empereur Charles Quint à Tunis en 1535, y est fait prisonnier et séjourne pendant huit ans comme « captif » au Maroc : il fournit une encyclopédie géographique et politique très circonstanciée sur les divers pays de la région qui publiée entre 1573 et 1599 ; la Descripción general de África, largement inspirée de Léon l’Africain, fut traduite en français en 1667 ; le récit de négociant, tel celui du Marseillais Nicolas Béranger à Tunis à la fin du 18e siècle (réédition 1993) ; le récit de diplomate comme celui du « drogman » (interprète 7 pour les langues orientales) Jean-Michel de Venture de Paradis (1739-1799) à Tunis et Alger : il s’intéresse, sur place, à la botanique, à la médecine populaire ou encore aux superstitions, ce qui témoigne d’un attachement à des questions d’anthropologie culturelle qui dépassent largement le cadre de sa mission d’interprète ; le récit de captif -sur lequel on reviendra- ; le récit particulier des congrégations catholiques spécialisées dans le rachat des « captifs chrétiens » (Mercédaires et Trinitaires), tel le terrible ouvrage du père Pierre Dan, Histoire de Barbarie et de ses corsaires, divisée en six livres, où il est traité de leur Gouvernements, de leur Mœurs, de leurs Cruautés, de leurs Brigandages, de leurs Sortilèges et de plusieurs autres particularités assez remarquables. Ensemble des grandes misères et des cruels tourments qu’endurent les Chrétiens captifs parmi ces Infidèles (1637) ; le récit de savant qui enquête sur la flore africaine par exemple ; enfin le récit des écrivains qui y ont voyagé volontairement ou non (de Cervantès à Chateaubriand). En effet, pour Cervantès, qui a vécu captif à Alger pendant cinq ans et s’en est enfui, son témoignage romancé se retrouve dans la première partie de Don Quichotte (1605) : le récit inséré du « Cautivo » (Captif) est la relation d’un séjour à Alger du héros de la nouvelle et de sa fuite de la cité barbaresque accompagnée d’une une « belle Moresque » qui le suit par amour de la Vierge Marie – situation classique dans la littérature catholique de conversion. Les récits de captifs composent une littérature imprimée extrêmement copieuse entre les 16e et 18e siècles. Ils sont rédigés dans diverses langues européennes, italien, espagnol Cervantès fut captif à Alger comme nous venons de le noter-, anglais, allemand, mais surtout français à cause de l’importance des congrégations religieuses dans un pays largement ouvert sur la Méditerranée. On en citera quelques-uns parmi les plus intéressants. Emanuel d’Aranda, fonctionnaire dans les Pays-Bas espagnol, est fait prisonnier par les corsaires barbaresques et séjourne à Alger bien malgré lui (1640-1642), mais, au fil des mois, il apprend à y vivre. Très élégamment écrit et publié en français en 1656, la Relation de la captivité et liberté du sieur Emanuel d’Aranda, jadis esclave à Alger, est composée de trois parties : le récit de sa captivité, une histoire d’Alger et une cinquantaine de courtes anecdotes de « captifs » qui pourraient donner lieu à des nouvelles romanesques. Il présente son ouvrage comme la « simple, naïve, nue et véritable narration ou récit des divers événements et rencontres, bonheurs et malheurs qui me sont arrivés au temps de mon voyage ». Citons encore l’Histoire d’un esclave qui a été quatre années dans les prisons de Salé (1679) de Jean Gallonyé ou la passionnante Relation de la captivité […] dans les royaumes de Fez et de Maroc (1683) de Germain Mouette, qui est suivi d’ « un traité du commerce et de la manière 8 que les négociants s'y doivent comporter, ensemble les termes principaux de la langue qui est le plus en usage dans le pays », où Mouette fut captif pendant onze ans et y apprit à faire des affaires, singulière destinée d’un « captif » ! La relation de Thomas Pellow est tout à fait différente : ce jeune mousse britannique, « captif » des corsaires de Salé, vécut au Maroc pendant vingt-trois ans (1715-1738), et devint officier supérieur dans la garde personnelle du sultan Moulay Ismaël (1720-1736), dont Pellow dessine un portrait saisissant. Si la description que fait Pellow de l’anarchie qui a suivi la disparition de cet autocrate à la personnalité mythique tend à montrer le talent d’écriture qui était le sien, il est probable que le texte a bénéficié d’autres interventions – peut-être celles d’écrivains de métier. L’inscription de l’œuvre de Pellow dans le genre du récit de captivité apparaît en effet dans une large mesure comme le résultat de l’intervention de son éditeur, les observations et les réflexions originales de l’auteur se combinant dans le texte avec les codes et les types imposés par l’attente du public. Il rentra en 1738 dans sa patrie Le texte publié en anglais cinq ans plus tard comporte de nombreuses interventions de l'éditeur sous forme d'emprunts à d'autres textes déjà publiés et connus du public. On peut penser que le texte comporte de nombreuses modifications et omissions par rapport à l'hypothétique récit original. La gêne éprouvée par l'éditeur vient certainement du fait que Thomas Pellow s'était converti à l'Islam et avait épousé une Marocaine, décédée quand Thomas Pellow parvint à s'enfuir et rentrer en Angleterre. C'est sans doute pour tenter de disculper le « captif » de ce qui pouvait passer pour une trahison à l'égard de son pays et de sa religion, que l'accent fut mis sur ses tentatives de fuite (édition moderne en français : Histoire de la longue captivité et des aventures de Thomas Pellow dans le sud de la Barbarie, Paris, Maisonneuve et Larose, 2008). On peut tenter une rapide synthèse de ces textes et de leur signification. Dans le cadre des opérations de rachats organisées individuellement ou par des institutions religieuses ou laïques, les « captifs » intervenaient eux-mêmes pour contacter leur proches, solliciter de l’aide ou faire pression sur les institutions et autorités, afin d’accélérer leur rachat. Les institutions de rachat, à leur tour, développaient des procédures de contrôle et de vérification, afin d’identifier les « bons » captifs à racheter. D’aucuns, en nombre assez limité certes, refusaient le rachat sous divers prétextes : convertis à l’Islam, exerçant des fonctions honorables au service des Régences ou du sultan du Maroc, ils n’avaient aucun désir de retrouver un statut social inférieur dans leur pays d’origine. Ce processus de communication 9 entre acteurs multiples sur les deux rives de la Méditerranée a produit une documentation d’une évidente richesse. Parmi ces sources, les documents relevant de l’écriture personnelle et de l’histoire des individus qui ont été imprimés combinent des fragments de vie où dominent l’exposé des tactiques de survie dans un univers a priori hostile et la rhétorique victimaire nécessaire à la validation de leur expérience en terre musulmane, une expérience, qui, comme nous l’avons dit, n’avait pas que des aspects négatifs. Il y a là un sujet d’études qui, depuis quelques années, est activement mené en France par la recherche universitaire. Pour ce qui est des voyageurs libres de leurs mouvements, on citera la relation du chapelain anglais Thomas Shaw à Alger entre 1720 et 1732 (trad. : Voyages de Mr Shaw dans plusieurs provinces de la Barbarie et du Levant, 1743) : son commentaire des réalités ethnographiques locales est fondé sur une curieuse concordance de celles-ci avec les textes de la Bible. Jean-André Peyssonnel , d’une famille de négociants marseillais liée au commerce du corail qui se récoltait sur les côtes de la Tunisie, s’intéresse surtout aux systèmes politiques qui y règnent et fait d’intéressants parallèles avec ceux du nord, dont ceux-ci ne sortent pas grandis (1724-1725) (Voyage dans les régions d’Alger et de Tunis). On notera encore le naturaliste René Desfontaines, auteur de la Flora atlantica, inventaire de la flore d’Algérie et de Tunisie (1800) qui médite sur la liberté du commerce ou l’abbé Poiret, une espèce de rousseauiste contrarié qui voit dans les populations musulmanes du Maghreb des modèles d’une civilisation libre de tout compromis avec la corruption occidentale (Voyage en Barbarie : ou lettres écrites de l'ancienne Numidie pendant les années 1785 & 1786, sur la religion, les coutumes & les mœurs des Maures & des Arabes-Bédouins : avec un essai sur l'histoire naturelle de ce pays, 1789...). Au retour de Terre sainte, Chateaubriand passe, lui aussi par Tunis ; il restera quelques moments seulement à Carthage : il en tirera des dizaines de pages dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) : plus que l’autopsie, c’est la mémoire de lectures historiques (saint Augustin, saint Louis) qui intervient dans le récit du croisé en Orient. On est à l’aube seulement de l’orientalisme romantique qui restituera ses populations et ses mœurs à des lieux largement à découvrir. De l’Arabie heureuse au Maghreb, la littérature géographique et ethnologique ancienne est largement plus riche et complexe que ce que l’on pense en général. On connaît mieux les relations françaises concernant l’Empire ottoman pour les raisons diplomatiques et commerciales citées plus haut, par l’existence à Istanbul aussi de l’École des jeunes de langues qui fournissait les spécialistes en langues orientales dont certains se retrouvèrent au 10 Collège royal parisien, l’actuel Collège de France, et par la fascination de l’Égypte et des Lieux saints, voire de la Grèce ottomanisée. Dès le 17e siècle, ce sont les activités commerciales qui génèrent les relations les plus autorisées concernant la péninsule arabique ; il faut en rendre grâce à l’encens et surtout au café qui, à la fin du règne de Louis XIV, amène la création de lieux à la mode, le café Procope à Paris en face de la Comédie-Française par exemple, et l’on se rappelle la célèbre formule des Lettres persanes de Montesquieu en 1721 sur le « café [qui] donne de l’esprit à ceux qui en prennent ». Au 19e siècle, outre les enquêtes archéologiques et la quête de la mythique reine de Saba, les Lieux saints de l’Islam interdits aux non-croyants fascinent d’autant plus quelques audacieux voyageurs qui s’y rendent clandestinement et en rapportent les premières descriptions autorisées. Mais pour des raisons géopolitiques évidentes, la France s’intéressait depuis longtemps à la façade méridionale de la Méditerranée. Avant même les entreprises bien connues de colonisation des années 1830, le monde musulman du Maghreb, apparemment fermé aux puissances européennes et en conflit ouvert avec elles par la course avait bénéficié de cet état de guerre larvée : la présence de nombreux « captifs » au sud de la Méditerranée eut pour conséquence une importante littérature de témoignage qui ouvrit les Européens à un univers dont l’image était considérée, pour d’anciens fantasmes idéologiques et religieux, comme un anti-monde. Le voyage volontaire des négociants ou involontaire des « captifs » a contribué, chacun à sa manière et paradoxalement, à une meilleure connaissance de cet Autre si proche et si lointain. François Moureau . 11 12 13 Abréviations FRANCE ACCIM Archives de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille ACM Archives de la Ville de Marseille ADBdR Archives départementales des Bouches-du-Rhône BnF Bibliothèque nationale de France, Paris ms., fr. manuscrits français ms., n.a.fr nouvelles acquisitions françaises MAE Archives du Ministère des Affaires Étrangères, Paris MD Mémoires et Documents MALTE AIM Archives de l’Inquisition, Malte AP Archives paroissiales DSMH Documentary Sources of Maltese History MCM ACM (AAM) (CAM) Museum of the Cathedral, Archives of the Cathedral, Mdina NAR National Archives, Rabat (Malta) NAV (ANV) Notarial Archives of Valetta Proc. Procédures de l’Inquisition St St Stanza Storica NLM National Library of Malta, La Valette AOM Archives of the Order in Malta Arch. Archives de la National Library of Malta Libr. Library manuscripts, National Library of Malta 14 VATICAN ACDF Archivio della Congregazione per la Dottrina della Fede ASV Archivio Segreto Vaticano