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Voyageurs français anciens dans le monde arabe : de l’Arabie heureuse au
Maghreb
Les études sur « l’Arabie heureuse » sont nettement moins nombreuses que celles sur
l’Empire ottoman à une époque les voyageurs français en particulier profitaient des
Capitulations accords commerciaux conclus au 16e siècle entre Soliman le Magnifique et
François Ier et souvent renouvelés jusqu’à la fin du 18e siècle. Quelques-uns seulement sont
assez connus, comme Vincent Le Blanc (récit rédigé par Pierre Bergeron, son « relateur »)
au 17e siècle - Les Voyages fameux du sieur Vincent Leblanc Marseillais (1648) : récit assez
fabuleux et plein d’inventions- ou, plus solidement documentés, Jean de la Roque, un autre
Marseillais, au début du 18e. Le titre de sa relation dit à peu près tout de son contenu: Voyage
de l'Arabie heureuse par l'océan oriental, et le détroit de la Mer Rouge. Fait par les Français
pour la première fois dans les années 1708, 1709 et 1710. Avec une relation particulière d'un
voyage fait du port de Moka à la cour du Roi d'Yemen, dans la seconde expédition des années
1711, 1712 et 1713. Un mémoire concernant l'arbre et le fruit du café, dressé sur les
observations de ceux qui ont fait ce dernier voyage. Et un traité historique de l'origine et du
progrès du café, tant dans l'Asie que dans l'Europe; de son introduction en France, et de
l'établissement de son usage à Paris (1716)
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. L'objet du voyage du groupe de commerçants
français dont La Roque faisait partie était d'établir avec les cours princières d'Aden et de
Moka des accords en vue de faciliter le commerce du café. Outre la description du trajet à
effectuer et celle des modalités de la négociation, l'auteur fait aussi celle des mœurs des
Yéménites tant hommes que femmes. « L’Arabie heureuse », selon la terminologie de
l’époque, c’est-à-dire le Yémen actuel et une partie de l’Arabie saoudite, attire d’abord, en
effet, des commerçants occidentaux en quête de l’encens, des aromates et, à partir de la
seconde moitié du 17e siècle, du café. Ici point de « débris de l’Antiquité », pas de paysages
« arcadiens » : seuls, le désert et une société en grande partie impénétrable. En 1718, le
même La Roque publia un Voyage dans la Palestine vers le Grand Emir, chef des Princes
arabes du désert, connus sous le nom de Bédouins, ou d'arabes Scénites, qui se disent la vraie
postérité d'Ismaël, fils d'Abraham; fait par ordre du roi Louis XIV. Avec la description
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Edition moderne :Voyage de l’Arabie heureuse. Les Corsaires de Saint-Malo sur la route du
Café, 1708-1710 et 1711-1713, Éric Poix (éd.), Besançon, La Lanterne magique, 2008, 206
p., cartes et ill.
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générale de l'Arabie, Faite par le Sultan Ismael Abulfeda, traduite en français sur les
meilleurs manuscrits : l'auteur y relate particulièrement sa vie parmi les douins, leur mode
de vie et leurs coutumes. Il s'agit d'une première approche de ce qui deviendra le mythe de la
sagesse de l'arabe bédouin, cette fiction philosophique et morale qui contribuera à la
fascination qu'exerça plus tard l'Orient chez certains intellectuels des Lumières.
Ce mythe brilla spécialement au 19e siècle avec des écrivains comme Michaud et
Poujoulat : la Correspondance d’Orient (1833-1835) de Michaud et Poujoulat et le roman La
Bédouine (1835) de Poujoulat montre que la représentation des Arabes nomades peut être
multiple et ambivalente. Si Joseph Michaud hérite d’un savoir ancien, qui renvoie à une
conception négative du désert (espace d’horreur errent les exclus et les bêtes sauvages)
largement issue de l’Ancien Testament, Joseph Poujoulat, son jeune collaborateur, qui
accomplit avec lui le traditionnel voyage en Orient en 1830-1831, tente de se détacher de cette
représentation en donnant une image idéalisée des Bédouins (vivant librement, selon des
mœurs pures et simples, ils seraient les descendants des anciens patriarches), image qui doit
beaucoup à un discours primitiviste issu notamment des écrits de Rousseau, et qui trouve des
relais dans la littérature viatique du 18e siècle comme le Voyage en Syrie et en Égypte (1787)
de Volney. Malgré ses dénégations, Poujoulat trahit un fort sentiment de séduction pour une
société nomade jugée manifestement supérieure à la « civilisation » occidentale et à laquelle il
donne voix à la fois par des dialogues avec un cheikh célébrant les vertus de l’hospitalité, et
par la traduction de chansons d’amour arabes témoignant de l’existence d’une véritable «
littérature du désert ». Avec La Bédouine, un roman mis à l’Index par Rome, Poujoulat
semble se libérer encore un peu plus de la tutelle à la fois auctoriale et religieuse de son
illustre aîné. Sans remettre fondamentalement en cause la religion chrétienne, il raconte
néanmoins l’histoire d’un amour passionné entre un voyageur français et une jeune Bédouine
histoire certes sanctionnée par la mort des héros (concession au discours dominant de
l’époque ?), mais qui illustre la possibilité d’une rencontre interculturelle entre l’Orient et
l’Occident. Ce qu’on peut appeler le mythe bédouin, qui émerge à l’époque des Lumières, se
trouve ainsi à la fois perpétué et transformé dans la littérature de l’époque romantique,
laquelle contribue à faire connaître la grande épopée préislamique, le Divan du poète Antar,
dont Poujoulat, comme Lamartine à la même époque dans son Voyage en Orient, cite
d’ailleurs des extraits traduits.
Au 18e siècle, d’autres relations paraissent en France, outre celle de La Roque, mais
dans la plupart des cas, ces régions assez fermées sont l’objet de compilations, telle celle de
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l’abbé Pierre-François Guyot-Desfontaines, traducteur du Gulliver de Swift, qui,
confortablement installé à Paris, publie un voyage de Moka en 1739! C’est le cas aussi de
divers autres porte-plume des libraires parisiens dont l’abbé Joseph de la Porte, compilateur
universel et auteur d’un Voyageur français. Car c’est le moment la littérature de voyage
devient une spécialité très prisée de l’édition parisienne, qui publie des récits de voyage plus
ou moins réels. Le théâtre aussi s’empare, sur le mode comique et musical, de ces récits
transposés dans le monde galant de l’époque. Les Pèlerins de la Mecque d’Alain René
Lesage joués à Paris en 1726 seront repris en 1764 au Burgtheater de Vienne avec une
musique originale de Gluck. Certains de ces voyageurs ne sont pas d’ailleurs très
fréquentables, comme le négrier Grandpré, mais le brevet de vertu n’était pas exigé des
voyageurs dans ces régions : Henri de Monfreid le prouvera à sa manière au 20e siècle !
Publié en 1801, le Voyage dans la mer Rouge, contenant la description de Moka, et du
commerce des Arabes dans l’Yémen, des détails sur leur caractère et leurs mœurs de Louis-
Marie Ohier de Grandpré appartient à une forme de relation assez courante à cette époque :
celle des nostalgiques de l’Ancien Régime qui voient dans les populations orientales, vierges
de toute « régénération » - terme phare du vocabulaire de 1789- une civilisation
« heureusement » conservatrice de ses traditions et de sa religion. Au siècle suivant, le voyage
de Paul-Émile Botta est plus conventionnel dans les années 40 de la Monarchie de Juillet. Ce
diplomate botaniste inventorie la flore tout en jouant à l’archéologue : il va quand même
croire redécouvrir Ninive, la ville du livre de Jonas. Au nord du Yemen, l’archéologie
recherche le royaume mythique de la reine de Saba aussi bien présente dans la Bible que dans
le Coran : on crut en retrouver la capitale dans la ville de Maris. La reine de Saba était
présente dans la cartographie ancienne comme une allégorie composite d’un espace
géographique qui allait de l’Égypte à l’Arabie heureuse à l’Éthiopie : le cartographe Foissier
fit dans le cartouche de sa carte d’Afrique en 1754 la représentation symbolique de cet
univers, par la reine juchée sur un lion entre le fleuve Nil et le fleuve Congo. Thomas Joseph
Arnaud fit en 1843 le voyage de Djeddah à Maris pour retrouver des traces de cette histoire
mythique : sa Relation d'un voyage à Mareb (Saba) dans l'Arabie méridionale, entrepris en
1843 (1845) n’apporta rien à la connaissance de la reine aimée de Salomon.
D’autres relations s’intéressent aux Lieux saints de l’Islam fermés aux Européens. Les
Voyages d’un Domingo Badia y Leblich (1767-1818), dit Ali Bey el Abbassi, cet Espagnol
qui se rendit guisé en Arabe à la Mecque et que Chateaubriand prit au Liban pour un
véritable prince oriental descendant des Abbassides furent publiés en français à Paris en 1814
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et on a récemment édité le manuscrit inédit de son retour de Djeddah au Caire. Maurice
Tamisier voyage encore, quelques années plus tard, de cette manière dans les Lieux saints de
l’islam : son Voyage en Arabie. Séjour dans le Hedjaz. Campagne d'Assir (Paris, 1840) part
du Caire, visite la Mecque et Djeddah en profitant de la guerre menée par le pacha d’Égypte.
Il adopte une forme originale de récit, le dialogue en prétendant : « [...] nous avons adopté la
forme du dialogue [...] elle nous a paru la plus naturelle [...] si vous arrivez dans un pays, [...]
vous désirez connaître les cheikhs, les tribus, leur mœurs, leur histoire, n'est-ce pas en vous
adressant à un homme du pays que vous y parviendrez ? [...] il s'établira nécessairement une
conversation, un dialogue [...] nous nous y sommes conformés». En 1896, Jules Gervais-
Courtellemont publie encore un voyage du même type long séjour à la Mecque- en
l’illustrant de ses propres photographies. Mon voyage à la Mecque est une tentative originale
de relation objectivée si cela est possible combinant la relation imprimée à l’image qui la
confirme. Le voyageur présente à l’égard de son sujet une empathie très remarquable : «Et je
me suis voué à cette œuvre de les faire connaître et par conséquent aimer ces pays d'Islam,
[...] Pour rendre mes descriptions plus éloquentes, j'ai voulu que mes ouvrages fussent
illustrés directement par la nature elle-même, prise sur le vif par l'objectif photographique et
intercalée fidèlement dans les pages du livre avec toute la rigoureuse exactitude de la
photogravure. Et voilà pourquoi j'ai parcouru l'objectif à la main les pays musulmans ».
On notera la grande diversité des objets du voyage et la relative raredes relations.
Ces récits sont fondés sur une cartographie longtemps incertaine, sur les images d’un paysage
désertique qui échappe pour partie au vocabulaire descriptif des voyageurs Fromentin y
parviendra dans Un été dans la Sahara (1857)-, sur l’opposition du Bédouin à l’Arabe
sédentarisé. Il faut superposer cette image à celle des mœurs patriarcales et simples des
Arabes que l’imaginaire occidental rattache à celle des « premiers âges ». Il est évident que la
société décrite par les voyageurs est une société fermée qui laisse peu de place à la libre
interprétation du voyageur, aurait-il voulu être « objectif » selon nos critères.
Passons maintenant de l’Arabie heureuse aux confins occidentaux de l’Islam, le
Maghreb, qui a l’avantage pour notre propos de confronter directement les deux rives de la
Méditerranée. Les relations nord-sud en Méditerranée ont connu diverses formes qui n’ont pas
toujours été appréciées, comme elles auraient l’être, par leurs acteurs. La période qui est
celle que nous avons choisie pour cette conférence n’a pas été la plus pacifique. Entre la chute
de Constantinople (1453) et la Campagne d’Égypte précédée de la prise de Malte par
Bonaparte (1798), l’histoire des relations entre les deux rives de la Méditerranée est plus faite
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de conflits que d’échanges pacifiques, même si, comme nous le verrons, il faut nuancer
largement cette vision un peu sommaire. Après le Grand Siège de Malte en 1565 et la bataille
de Lépante (1571), les Régences ottomanes dites barbaresques de Tripoli, de Tunis et d’Alger
s’autorisèrent une large autonomie par rapport au sultan d’Istanbul. La Méditerranée
occidentale devint leur territoire. La « course » -attaque de navires dits ennemis de la Foi
devint une activité très florissante à laquelle répondait une « contre-course ». La Méditerranée
était pour les Européens un espace de navigation essentiel pour le commerce et le transport
des personnes. Les galères « barbaresques », souvent commandées par des « renégats » selon
la terminologie européenne des chrétiens convertis à l’Islam , se saisissaient des
marchandises et des personnes qu’ils revendaient sur les marchés des ports des Régences. Les
« captifs » étaient enfermés dans les bains turcs sans fenêtres, dits « bagnos » en lingua franca
la langue de communication- ou bagnes. Des congrégations religieuses, pour l’essentiel
catholiques, se chargeaient de racheter le plus grand nombre possible de « captifs », qui
pouvaient avoir résidé en Afrique du nord pendant d’assez nombreuses années, en avoir
appris la langue, intégré les coutumes et comparé les avantages et les inconvénients par
rapport au monde qu’ils avaient quitté. Á leur retour, certains d’entre eux rédigeaient une
relation de leurs expériences, où, malgré le contrôle exercé par les religieux qui les avaient
rachetés, transparaissait une connaissance réelle et parfois une curieuse empathie à l’égard
d’un univers qui leur était a priori étranger et hostile. Cette littérature d’un long voyage
involontaire est le document le plus précieux que nous ayons sur une vision renouvelée de
l’Islam arabe à l’époque moderne.
Malheureusement, la moisson de relations de musulmans victimes de la « contre-
course » est, au contraire, extrêmement limitée : quelques-unes concernent des pèlerins retour
de la Mecque, mais la plupart de ces « captifs » étaient des marins sans grande culture qui
servaient maintenant sur les galères chrétiennes : au 17e siècle, une mosquée fut édifiée pour
eux sur le port de Toulon. Les lettres au sultan Moulay Slimane d’une Marocaine « captive »
au retour de pèlerinage sont, à la fin du 18e siècle, l’un des rares témoignages de ces années de
souffrance. Plus fourni, le récit qu’a laissé le cadi (juge) ottoman Ma‘cûncızâde Mustafa
Efendi de lexpérience de sa captivité à Malte, à l’extrême fin du 16e siècle, constitue un
témoignage historique rare, vu le petit nombre de textes autobiographiques émanant de captifs
ottomans dont nous disposons aujourd’hui. Au printemps 1597, le cadi est capturé par des
corsaires de l’Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem dans le golfe d’Antalya au cours du voyage
qui devait le mener à Chypre, il était nommé à la circonscription de Paphos. Durant les
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